Mes mémoires (Groulx), tome IV/vol. 7/Coup d’œil sur une décennie

Fides (p. 9-11).

I

COUP D’ŒIL SUR UNE DÉCENNIE

À près de quatre-vingt-cinq ans, pourquoi commencer ce septième volume de Mémoires ? Aurai-je même le temps de le finir ? J’écris pour les mêmes raisons qui, au cours de ma vie, m’ont fait écrire quelques ouvrages de passe-temps : besoin de m’évader de travaux arides, absorbants, aussi étreignants parfois qu’une camisole de force. Autrefois, sur les grèves de la maison paternelle, j’aimais organiser, on s’en souvient, avec de misérables auges, creusées dans l’orme ou l’érable, de petites flottes de barges minuscules qui mettaient à la voile pour les pays lointains. Soif du large, soif de l’évasion qui ne m’a jamais quitté. À cette soif jamais apaisée, joindrai-je le vague besoin du vieillard qui, en racontant quelques tranches de son passé, croit les ressaisir et les revivre ? Besoin de naufragé qui, dira-t-on, s’agrippe à la moindre épave ? Non, rien de tragique en ma vieillesse. Jam delibor, confesserai-je avec saint Paul. Mais qu’importe ! La mort, le Bon Dieu me fait cette grâce de n’en éprouver nulle peur excessive. Je crois, je crois, je crois, presque impudemment, dirais-je, au Dieu des miséricordes infinies. Souvent, en ces dernières années, j’ai fait cette prière ou cette offrande : « Prenez-moi, Seigneur, quand vous voudrez, comme vous voudrez. Je ne vous demande qu’une grâce : celle d’un moment pour me retrouver et vous retrouver dans un dernier acte de contrition et d’amour. » Oui, j’espère en celui qui s’appelle si souvent, en ses Écritures : Pater misericordiarum ! J’espère en lui parce que tous les matins, à la messe, il se plaît à nous le rappeler : il veut être « non æstimator meriti, sed veniæ ».

Quand j’essaie d’embrasser, d’un coup d’œil, cette décennie qui va de 1940 à 1950, je lui trouve un visage mal défini, des traits peu accusés. Car chaque âge de la vie possède, ce me semble, sa physionomie propre, son visage. Notre enfance nous renvoie, le plus souvent, une image attendrie ; notre adolescence, quelque chose d’inquiet, de mobile, un visage quelque peu mélancolique et tourmenté sous le flot tumultueux des premiers éveils passionnels ; après quoi c’est le visage de la première maturité, aux traits déjà graves, d’un tracé plus net, devant les dures révélations de la vie. Ainsi, tout le long de notre existence et au cours de périodes diverses, se succéderont des visages, aux traits permanents et changeants, des épanouissements, des assombrissements, des hauts, des bas, bonheurs et malheurs qui se suivent ou se joignent, mailles mêlées dont se tisse toute vie humaine. Décennie de 1940-1950 ! Je lui trouve, à distance, pour ce qui me concerne, un aspect brouillé et passablement mélancolique : brouillé pour cette activité encore trop dispersée dont je n’arrive pas à me déprendre ; mélancolique pour cette part, cette large part d’inachevé que je n’aurai cessé de déplorer dans l’œuvre capitale de ma vie : l’histoire. « Tourment de l’homme », ai-je écrit de mon métier. Tourment lancinant, impitoyable qui se colle à vous, comme le vautour ou l’aigle à sa proie. Quelle ombre insaisissable, en effet, que le passé, ce moment d’hier, cette tranche de vie, tombés dans la mort, l’une des faces du néant ! À certains moments, après beaucoup d’approches, beaucoup de poussière soulevée, on croit atteindre quelque vestige du mort ; on rassemble ses ossements ; on essaie de le mettre debout ; on lui souffle une âme ; on se prend à le croire véritablement ressuscité, vivant. Comme Michel-Ange frappant à coups de marteau les genoux de son Moïse, on dirait volontiers au ressuscité : « Parle, mais parle donc ! » Mais le doute vous prend. Ce personnage, est-ce bien celui qu’on voulait ranimer ? Cette ombre de vie est-elle bien de la vie ? Hélas, la résurrection passe le pouvoir de l’homme. L’historien n’est guère beaucoup plus que l’archéologue. Sa seule chance, c’est de mettre un peu de chair sur les ossements desséchés ; c’est de prêter aux morts un peu de la vie qu’il a cru être la leur et qui est peut-être beaucoup la sienne. Et c’est de poursuivre sa tâche, ballotté entre l’illusion d’avoir recousu au présent un peu du passé et la décevante certitude que des ombres ne sont pas le réel, et que le passé n’est pas un réel saisissable. Mais comme votre travail vous a tenu ligoté, envoûté ! Et ce travail débordant, comme il importerait de s’y concentrer et de ne jamais s’en laisser distraire.

Encore l’effroyable éparpillement

Oui, encore une fois, quel chaos me jette au visage cette autre décennie ! Quel éparpillement ! Et comment mettre un peu d’ordre en tout cela ? J’ai conscience d’avoir écrit peu d’articles, prononcé peu de discours qui ne m’aient été demandés, souvent arrachés par des amis, fort aimables, même obligeants, mais qui n’ont jamais su respecter ma tâche, mon devoir d’état. Combien de ces amis, du reste, angoissés par le spectacle de nos misères, se persuadaient que, du côté de l’histoire, ne résidait pas ma vocation, et pour un peu, m’auraient reproché de m’enfermer dans une tour d’ivoire. Envers ceux-là je confesse le péché d’une excessive indulgence. Trop souvent j’ai fini par me laisser tenter, par céder au démon de l’action qui, en moi, a toujours trouvé de si dociles complices. D’ordinaire le sujet de ces travaux éparpillés ne m’a pas été imposé. Je le choisissais moi-même : alerte opportune, riposte mal comprimée à des travers, à trop de courants d’idées que j’estimais malsains. Effort de nettoyage, de redressement dans les esprits. Et, dans ce mélange apparemment désordonné, une doctrine sous-jacente, je le sens bien, se cherchait, s’ébauchait malgré moi, tant le souci me tenait de tailler enfin les pierres solides où édifier l’avenir. À nulle autre période de ma vie, je n’aurai cherché, avec autant d’angoisse, le mot de notre destin. Hélas, chaos quand même ! Matériaux accumulés au hasard, culbutés les uns sur les autres. Tristesse du bâtisseur qui ne sait plus s’il a devant lui les pièces informes d’un édifice à construire ou les ruines d’un édifice à jamais écroulé.

En ce chaos essayons pourtant de faire un peu d’ordre. Je tente une revue, sinon une analyse de ces écrits et discours, du moins de ceux-là qui alors ont pris quelque importance. Je m’y essaie, parce que l’on y verra un peu, si je ne m’illusionne, l’image de mon temps. Le plus brouillé des miroirs imprime toujours quelque chose de ce qui s’y reflète. Et de ce chaos peut-être verra-t-on poindre la crête d’un monde que beaucoup de ma génération auraient voulu tirer du néant, une toute petite crête sur laquelle se serait posé tout de même le sourire d’une aube.