Mes mémoires (Groulx), tome IV/vol. 7/Mes dernières relations avec le cardinal Villeneuve

Fides (p. 213-234).

X

MES DERNIÈRES RELATIONS
AVEC LE CARDINAL VILLENEUVE

Je n’aborde ce chapitre de mes Mémoires qu’avec beaucoup de mélancolie : mélancolie que l’on éprouve au souvenir des grandes amitiés brisées. En ma vie, j’ai compté ma bonne part de ces brisures. Nulle ne m’a laissé trace plus profonde ni plus amère que cette amitié-là qui fut si longue et que j’avais crue imbrisable.

Entre nous deux, nos bonnes relations se maintiennent pendant longtemps. Il veut toujours rester pour moi, et il y tient, le « Petit Père Villeneuve ». Aussi loin qu’en 1930, pour me réconforter contre un petit accès de pessimisme, il m’adresse ces lignes de grande amitié : « Je crois bien tout de même qu’un certain ferment est en travail et qu’il fera lever la masse. En tout cas vous aurez fait votre belle part pour l’activer… Si, à de certaines heures, vous songez que votre vie s’avance, et que tous vos rêves n’entrent point dans la réalité, rassurez-vous tout de même. Vous avez mis en branle des forces qui ne s’arrêtent point. » Un jour, il n’est pas encore évêque, il me prie de corriger le manuscrit d’un petit livre qu’il va publier : L’un des vôtres. Je taille audacieusement dans sa prose. Loin de s’en offenser, il me prie d’y aller avec encore plus de franchise :

« À la vérité, m’écrit-il le 24 juillet 1927, je suis… confus de vous avoir présenté un texte aussi touffu et négligé. Je le sentais, j’attendais qu’on vînt me fouetter un peu pour me remettre en train de faire le brossage… Vous avez voulu vous astreindre au labeur d’un maître qui corrige ses copies. Je vous en dois une très vive reconnaissance et qui l’emporte sur mon humiliation… »

En 1930 un événement de conséquence se produit en sa vie ; il devient évêque de Gravelbourg, en Saskatchewan. Je tiens d’une confidence très intime, que cette nomination le troubla gravement. Autant qu’il peut, il s’y refuse. Il dit même au Délégué apostolique : « Vous savez que je suis nationaliste. Avez-vous lu tout ce que j’ai écrit ? » Le Délégué lui répond : « Nous savons tout cela. » Une lettre de lui, du 12 juillet 1930, me confie les angoisses par lesquelles il est passé : « Ce qu’on dit de moi m’épouvante ; en effet, on voudrait me mettre dans la lignée des caractères de la trempe des Taché et des Langevin, et l’évidence est là qui me crève les yeux… Tout de même, maintenant que le Ciel a marqué son dessein, et malgré les inquiétudes et les combats des huit jours qui ont précédé la nouvelle officielle, je vous avoue que je me sens déterminé et courageux et que je veux essayer de faire mon devoir, devoir épiscopal, devoir catholique, sans abdication ni amoindrissement tout de même de ce qui m’a été cher et auquel je me suis dépensé. J’ai la consolation de n’avoir point demandé pardon du passé et de savoir que tout ce que j’ai fait et écrit — même dans L’Action canadienne-française — a été lu et jugé. On m’a pris tel quel, ce qui veut peut-être dire qu’on peut encore penser dans notre pays sans être nécessairement écarté de ceux qui font l’avenir… Votre amitié n’aura certes pas été étrangère au semblant de renom qui m’a été fait, et à certaines audaces d’idées au bout de ma plume. Merci. » Malgré sa nomination à l’évêché de Gravelbourg, il avait accepté de prêcher la retraite d’été aux prêtres de Montréal. Il ne voulut point se déprendre de cet engagement. Nous eûmes, tous deux, au cours de la retraite, une assez longue conversation. Je lui dis entre autres choses : « Je me réjouis de votre élévation à l’épiscopat. Vous ne resterez pas longtemps là-bas. [Je ne croyais pas être si bon prophète.] Vous reviendrez dans l’Est. Et pourtant dans la joie de vous voir élevé à la haute dignité, il entre chez moi un peu de tristesse. »

— Vraiment ? me dit-il. Et pourquoi ?

— Voici, osai-je lui répondre avec un demi-sourire, j’ai constaté que deux choses m’enlèvent mes meilleurs amis : la politique et l’épiscopat.

Je faisais allusion — et il le comprit bien — à la fatale distance qui s’établit entre le compagnon, ami d’hier, et l’autre, promu évêque… L’élu de Gravelbourg sourit de ma malice et me dit en me prenant les mains : « Jamais je ne vous lâcherai ! » Entre l’évêque de là-bas et l’ami d’hier la correspondance continue aussi confiante, aussi amicale qu’à ses débuts. Puis voici qu’à peine un an après son départ pour l’Ouest, Mgr Rodrigue Villeneuve est rappelé dans l’Est. Le 28 décembre 1931, il devient archevêque de Québec. J’assiste, en grande joie, aux côtés de mon ami Lebon, à son intronisation dans la basilique québécoise. Cette nouvelle dignité, je puis l’assurer, il ne l’avait pas non plus désirée. Dix-huit jours avant son intronisation, n’en sachant encore rien, il m’écrit de Gravelbourg, où une fièvre typhoïde l’a immobilisé pendant sept semaines : « La question du messie de Québec n’en est pas une dont je sois désintéressé. Depuis juin, j’ai essayé de loin de dire et faire ce qui m’a semblé bon. Mais, entre nous, ne souhaitons Québec à personne de nos amis. Celui qui y montera devra bien songer à quelle roche tarpéienne il s’installera, à côté du Capitole. Y en a-t-il qui ont envie de ces choses-là ?… Je compte pouvoir aller vous voir en janvier… Nous causerons du diocèse de Gravelbourg où, malgré la pauvreté, je m’obstine à cultiver et à cueillir de l’espoir. »

L’Archevêque de Québec ne change point de manière ni de mœurs. Il garde toute sa simplicité. Au mois d’août 1932, il m’annonce sa visite à Saint-Donat, à ma maison de campagne de ce temps-là. Et il le fait à son ancienne manière : « En tout cas je vous demeure le même “petit Père” que toujours. Donc, à bas les cérémonies. L’amitié suffira. » Il y vient accompagné de Mgr Courchesne, de Mgr Cyrille Gagnon, recteur de l’Université Laval, et de mon ami Wilfrid Lebon. C’est le soir, ou le lendemain soir de son arrivée, qu’à la demande de l’Archevêque, je lis à mes hôtes le manuscrit d’Au cap Blomidon, en voie de paraître. Petit roman qui ne pouvait que vivement lui rappeler notre voyage de 1915 en Acadie. Le lendemain, dans l’avant-midi, nous avons, l’Archevêque et moi, une longue conversation au sujet de notre enseignement secondaire. Je lui expose mon projet de réforme que l’on connaît déjà : recrutement, dès le collège, de vocations d’éducateurs ; première formation spécialisée au Grand Séminaire ; fondation d’une École normale supérieure pour la formation des maîtres ; envoi pour perfectionnement en Europe ou ailleurs des plus brillants des jeunes maîtres ; retraites spéciales pour prêtres-éducateurs. Mon projet intéresse au plus haut point l’Archevêque. Je le lui répète à satiété : nos anciens professeurs n’ont pas été des coupables, mais des victimes, victimes de leur temps, de la pauvreté, victimes des autorités religieuses trop lentes à comprendre une situation inexcusable. J’ose même ajouter : les évêques, dans leurs discours académiques, répètent volontiers que leurs collèges ou séminaires sont la prunelle de leurs yeux. Mais que font-ils pour y mettre un personnel compétent ? L’Archevêque me demande un mémoire sur ces problèmes et il se propose de les aborder franchement dans les milieux des éducateurs religieux. Le mémoire ne sera point perdu. Une lettre du 15 août 1934, et écrite du Collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, en fait foi :

Usant de la liberté coutumière entre gens qui veulent le bien, j’ai transcrit littéralement, à vingt lignes près, tout votre mémoire et m’en suis fait une conférence que je donne demain à nos prêtres de Ste-Anne [La Pocatière] en retraite de huit jours… Je la répéterai la semaine prochaine à ceux de Lévis, et, un peu plus tard, j’entrerai le dire au Séminaire de Québec.

Sans chauvinisme, je crois la situation meilleure dans les collèges du côté de Québec que de Montréal. En tout cas, depuis plusieurs années, on y a, à Lévis, une retraite spéciale — que j’ai rendue annuelle de semi-annuelle qu’elle était ―, et depuis deux ans la chose se fait ici. À Québec même, c’est encore la retraite commune du clergé. Mais je rumine des plans…

Il n’empêche que le mal que vous m’avez décrit, je le sentais, j’en ai moi-même parlé déjà quoique d’une façon moins vive, et, en tout cas, je veux m’employer à le démasquer, à le corriger. Ainsi l’idée d’un Séminaire d’éducation me frappe, et je me demande si des circonstances favorables ne me permettront point de le réaliser peut-être avant trop d’années, pour nous mettre d’accord avec la constitution Deus scientiarum Dominus.

En un mot je prie et je veux travailler. En septembre, je veux aussi aborder — auprès de NN.SS. d’abord cette question — puis au Conseil de l’Instruction publique celle de l’Enseignement primaire sous l’angle éducation.

Quant à l’École normale supérieure, Son Éminence craint, pour le moment, de heurter l’opinion de Mgr Camille Roy : celui-ci tenait sa Faculté des lettres de Québec pour une sorte d’École normale supérieure. Cette année-là ou l’année suivante, le Cardinal répétera sa conférence à Joliette, devant un Congrès de prêtres-éducateurs. Hélas ! en ces temps-là, rien de plus difficile que de persuader les professeurs de leur incompétence, même s’il n’y avait pas de leur faute. À la suite de cette conférence, un religieux, aux airs de pontife, ne trouve rien de mieux que de s’écrier : « Voilà la récompense de deux cents ans de dévouement ! »

Et notre intimité demeure toujours. J’envoie mes ouvrages à mon grand ami, au fur et à mesure qu’ils paraissent. Chaque fois il trouve les mots les plus élogieux pour m’en remercier et m’encourager. À propos, par exemple, du 2e tome de L’Enseignement français au Canada — Les écoles des minorités, je trouve ces lignes dans une lettre du 5 janvier 1933 :

Je voulais plus tôt et mieux vous remercier de votre hommage L’Enseignement français au Canada que j’achève presque de lire, à travers mes tracas. Mes félicitations et ma gratitude pour ce beau livre encore qui, comme plusieurs de ses aînés, est un bienfait pour le Canada français. Il ne sied pas que j’abonde en détails. Mais je le trouve très bien, émouvant, suggestif, fortifiant. Et j’ai éprouvé une joie secrète à penser que je suis lié si étroitement avec l’auteur. Ça ne paraît peut-être pas. Ce n’est certes pourtant point que je m’isole sur les hauteurs, mais la vie emporte. En tout cas, je vous garde toute mon affection, suivant avec intérêt ce que les journaux disent de vos travaux.

En 1938, il me fait hommage lui-même de l’un de ses livres : Quelques pierres de doctrine, recueil de ses principaux discours. À la première page, il écrit cette dédicace que je ne puis m’empêcher de trouver excessive et de le lui dire : « À M. l’abbé L.-A. Groulx, l’un de mes maîtres ». Ce recueil contient, entre autres pièces oratoires, sa conférence prononcée au Cercle universitaire de Montréal, le 13 janvier 1934 : « L’Université, école de haut savoir et source de directives sociales ». C’est en cette conférence, qu’après avoir déploré notre manque d’esprits vraiment universitaires, il trouve à n’en nommer que quatre qui feraient voir cet esprit : Mgr L.-A. Paquet en théologie, Édouard Montpetit en économie politique et sociale, l’abbé Lionel Groulx en histoire canadienne, le Frère Marie-Victorin en botanique. Petite bombe qui fit sursauter bien des auditeurs fort chagrins de n’appartenir point à la très petite confrérie. Ce doit être, vers le même temps, qu’il me fait cadeau de l’un de ses portraits en grand apparat de vêtement cardinalice : portrait que je fais encadrer et qui porte cette dédicace : « À l’ami fidèle de 1910, le très cher abbé Groulx, apôtre de l’Église et de la Patrie ». En 1937, le Cardinal se laisse entraîner à une partie de sucre, à Vaudreuil, à l’érablière de l’un de mes frères, à quelques arpents de ma petite maison de campagne. J’ai invité à l’accompagner un bon nombre de ses amis : Mgr Melanson de Moncton, Mgr Courchesne, l’abbé Philippe Perrier, le Père Papin Archambault, l’abbé Lucien Pineault et quelques autres. Nous étions au-delà du milieu d’avril. Mon frère avait retardé la fermeture de sa sucrerie pour recevoir ces rares et grands visiteurs. La Providence nous avait réservé une journée de printemps et de soleil à ravir. Je vois encore Mgr Courchesne et Mgr Melanson, en longue conversation, assis sur le mur de pierre, au bord du lac. Le reste du groupe s’est installé sur la véranda des Rapaillages, en plein air. Le Cardinal se sent en verve, en veine de causer. Heures qui parurent des minutes. Nous allons dîner à la sucrerie. Le Cardinal s’amuse à taquiner deux de mes petites nièces, enfants de sept à huit ans. Le soir, il consent à faire quatre milles pour aller bénir ma vieille mère, en séjour chez l’une de ses filles, dans le rang de Quinchien.

■ ■ ■

Y eut-il, après Gravelbourg, évolution dans son esprit, dans ses attitudes nationales ? Quelques actes ne laissent pas d’inquiéter ses amis. Peu de temps après son arrivée à Québec, il décide avec ses collègues de l’épiscopat, de rattacher l’ACJC à l’Action catholique et d’en faire la clef de voûte de tous les groupes de jeunesses catholiques spécialisés. Je l’ai déjà dit et trop dit, l’Action catholique d’alors œuvre dans la stratosphère parfaitement indifférente, sinon même hostile, à tout ce qui est national. Elle oublie cette vérité affirmée avec force par Mauriac, dans Ce que je crois, qu’il ne faut point « séparer la recherche du royaume de Dieu de son accomplissement en ce doux royaume de la terre, comme disait Bernanos, qui serait déjà le royaume de Dieu si les hommes avaient accepté l’enseignement qui leur a été donné sur la sainte montagne ». Au nom de l’Église universelle on vide les jeunes générations de tout sentiment national, on jette dans la vie des catholiques déracinés, autant dire d’un catholicisme irréel, magnifiquement préparés à se transformer, dès les premiers contacts avec la vie, en petits esprits forts, prêts à se révolter contre les mauvais maîtres qui les ont désadaptés de leur milieu. Ce qui ne manque pas d’arriver. Un homme intelligent comme l’archevêque de Rimouski, Mgr Courchesne, a douloureusement prévu cet échec et ce péril. On s’en aperçoit tôt, du reste, au foisonnement de sociétés de jeunes qui s’organisent en dehors des cadres de l’Action catholique, jeunesse pétulante, telles les « Jeunesses patriotes », qui n’entendent que trop se passer de la direction du clergé. Les évêques se hâtent, en 1941, de rendre l’ACJC à ses fins premières. Mais qu’est-elle devenue ? Un squelette, sans cadres, sans finances ; elle est plutôt suspecte aux groupes d’Action catholique, dans les collèges et les grandes écoles, quand ce n’est pas aux autorités collégiales elles-mêmes. Il est même question de lui enlever son titre d’association « catholique » qu’on finira, du reste, par lui ravir. Cependant, dans une lettre de Mgr Perrier, vicaire général de Montréal, lettre du 21 septembre 1942, je lis ces lignes : « Elle [l’ACJC] doit à tout prix conserver son nom d’Association catholique. On ne sépare pas chez nous religion et patriotisme. On veut que le catholicisme impose ses règles à l’économique, au social, au national. » L’ACJC ne peut que végéter ; elle végétera longtemps, pour finalement mourir de langueur, vers 1960, si bien qu’aujourd’hui en 1963, aucune association puissante, pas même l’Action catholique, n’a pu encore regrouper les meilleurs éléments de la jeunesse canadienne-française. La nation manquera d’une école comme celle de 1904 où former une élite pour l’action temporelle, nationale, politique, économique, sociale, culturelle et même catholique au vrai et beau sens du mot. De la part de nos chefs religieux ce fut une erreur qui n’a pas fini de produire ses mauvais fruits. Comment le petit Cardinal si clairvoyant avait-il commis ce mauvais pas ? Pourtant il ne partageait point sur certaine formule radicale d’Action catholique, l’opinion de quelques extrémistes, plus férus d’angélisme que de bon sens. C’est lui, en effet, qui m’écrit, en janvier 1936 :

La controverse Action catholique et Action nationale m’a, en effet, rejoint en France et en Italie. J’ai bien vu qu’en tout cela, il y avait beaucoup d’équivoque et pas mal de personnalités ou du congrégationnisme. Je reprendrai peut-être quelque jour le sujet. À mon sens, on ne saurait isoler les deux actions, mais il faut les subordonner. Les subordonner dans leur valeur abstraite d’abord, les subordonner aussi dans leurs organes. Ce qui n’empêche point qu’il puisse y avoir des organisations formelles distinctes. Mais les groupements d’action nationale devront s’inspirer profondément des directives catholiques et d’une vie intérieure la plus catholique au monde ; et les groupements d’Action catholique ne devront point, non plus, se défendre de toute influence sociale, nationale, etc. Ils pourront même, en une certaine mesure, se livrer subsidiairement à certaine action nationale. Mais puisqu’en effet celle-ci devient de plus en plus mêlée au politique, il n’est pas mal qu’il y ait des groupements d’action nationale distincts, par exemple des jeunesses nationales, patriotes, etc., lesquels cependant, encore une fois, vivent un catholicisme profond et en pénètrent la nation.

Le Cardinal n’en pose pas moins un autre geste aussi discutable. Nous avions essayé d’emprunter au scoutisme une bonne part de ses méthodes d’éducation. On l’a vu en un autre volume de ces Mémoires[NdÉ 1], le premier responsable ou coupable n’était autre que l’auteur de ces Mémoires. Mais nous voulons alors d’un scoutisme qui soit nôtre, conforme à nos traditions. Nous le voulons autonome. Et il le sera dans sa mystique et jusque dans son nom : « Éclaireurs canadiens-français ». Nous étions alors quelques-uns à penser et à croire fortement que, sans s’isoler, le Canada français devait s’attacher à ses institutions originales. En fortifiant puissamment son particularisme, il pourrait réaliser sa mission de peuple catholique. Plutôt que de courir le risque de se diluer en copiant le voisin, sa tâche serait de sauvegarder son entité propre, dans ses essentielles caractéristiques. Et c’est ainsi qu’il lui serait possible de se donner une culture et une civilisation en état de démontrer la vigueur et la santé d’un peuple fidèle à sa foi et à ses traditions culturelles. Le mouvement scout prend bien vite de l’envergure et de la force. Quels mauvais génies ont pu alors circonvenir le Cardinal ? Lui-même se laissa-t-il gagner peu à peu par l’idéologie du large canadianisme alors fort à la mode dans le monde des politiciens ? Un jour l’on apprend qu’il négocie la fusion des « Éclaireurs » avec le scoutisme international de Baden-Powell. Ai-je déjà raconté cette histoire plus haut ? Je sais de bonne source que l’Archevêque de Montréal, d’autres évêques s’opposaient fermement au projet. On rédigea des mémoires à l’encontre. Le scoutisme venait d’être promu au rang de groupe d’Action catholique. Et l’on choisissait ce moment-là pour l’intégrer au scoutisme international. L’intégration n’offrait nul intérêt financier, ni nul autre avantage que d’arborer désormais l’Union Jack et d’accepter le costume kaki. Le Cardinal n’en imposa pas moins sa volonté. Et la fusion s’accomplit. Il prononçait, nous l’avons vu, le 18 avril 1941, à Toronto, devant l’ « Empire Club », un discours où, à côté de revendications courageuses, il exprimait avec ferveur sa « loyauté profonde envers notre Souverain, le Roi George VI et envers ce vaste Empire dont nous sommes fiers et heureux de faire partie ».

Y a-t-il dès lors et depuis quelques mois, évolution dans l’esprit du Cardinal ? On se prend à le soupçonner, même parmi ses contemporains de l’Ordre des Oblats. Céderait-il à la prudence des habiles, à certain goût de la popularité dans le grand monde officiel ? Le soir où il prend le train à la gare Windsor, pour se rendre à Rome, recevoir le chapeau de cardinal, le Père Verreault, aumônier de l’Association canadienne-française de l’Ontario, me dit : « Vous avez de l’influence auprès de l’ancien “Petit Père Villeneuve” ; n’allez-vous pas lui dire qu’il pourrait sortir de sa neutralité, dégainer de temps à autre ? Maintenant que le voici cardinal, qui peut-il craindre ? » La guerre de 1939 s’en vient qui va gravement troubler le nouveau Cardinal. La guerre, surtout nos guerres mondiales, épreuve suprême pour l’épiscopat de tous les mondes. On dirait que les évêques ont de la peine à s’arracher de l’esprit l’image d’un pape Jules II, le pape à cheval, guerroyant comme tout bon paladin. Détruire dans l’Église l’unité de sentiment est pourtant chose dangereuse, quand l’unité de pensée lui est si difficile. Pourquoi ne pas s’en tenir à la neutralité au moins officielle du Pontife suprême de l’Église ? Je me le demande humblement : les évêques ne devraient-ils pas être plus que personne, des hommes de paix, eux les ministres du Roi de la paix ? Les évêques ne seraient pas nécessairement d’un côté ou de l’autre ; ils ne prêcheraient ni ne pécheraient contre le patriotisme ; ils se tiendraient au-dessus. Et l’on épargnerait au monde le triste et ruineux spectacle de ces épiscopats qui, des deux côtés de la ligne de feu, vocifèrent, si même ils ne s’injurient. On se rappelle le parti que choisit le cardinal Villeneuve. Quoi donc le fit pencher du côté de la guerre et avec la fougue que l’on sait ? Mystère encore mal éclairci. Attitude qui suscita de la stupeur chez tous ceux qui l’avaient suivi et aimé et même et surtout parmi ses frères et ses contemporains en religion. Que de fois amis et contemporains m’ont posé l’embarrassante question : « Vous qui connaissez de près le Cardinal, que pensez-vous de son évolution ? » Hélas, depuis l’été de 1941, je ne connaissais plus de si près mon ancien et grand ami. Pour expliquer son évolution, que d’hypothèses explicatives n’a-t-on pas mises de l’avant ! Pour mon ami Antonio Perrault, un seul homme aurait pu retenir le Cardinal, Mgr Georges Gauthier, évêque-administrateur de Montréal. Hélas, l’ami Perrault se trompait de date ; Mgr Gauthier vivait encore lorsque le Cardinal avait levé haut sa visière. Pour un autre, M. Charles Hazlitt Cahan, ancien secrétaire d’État dans le cabinet Bennett, à Ottawa, l’explication serait tout autre. Et je la tiens encore de l’ami Perrault : « Dans le cabinet, aurait raconté M. Cahan, nous voulions que le chapeau restât à Québec. Mais il fallait trouver quelqu’un qui le pût porter. Notre choix se porta sur le jeune évêque de Gravelbourg. Mais lors de son passage à Londres, en 1939, nous avons trouvé le moyen de faire savoir à l’Archevêque de Québec qu’il tenait son chapeau de la diplomatie canadienne et londonienne agissant de concert. De là… » Mgr Courchesne, fort attristé du comportement du Cardinal pendant la guerre, y voyait l’influence du Père Georges Simard, o.m.i., impérialiste reconnu et grand lecteur de saint Augustin ; le Père Simard croyait discerner, dans l’Empire britannique, le successeur de l’Empire chrétien de Constantin, protecteur international de l’Église, par sa forte présence partout et par son besoin de la paix. À ce propos, Mgr Courchesne me dit un jour, à la façon que l’on sait : « Aurais-tu jamais pensé ça, toi, que notre petit Cardinal si fin se serait laissé blouser par un esprit de sixième ordre, tel que Georges Simard ? » Je me contentai de lui répondre : « Et pourtant, ce n’était pas de fervents amis ; j’en sais quelque chose. » Un jour qu’à l’Archevêché d’Ottawa je causais de la question avec Son Excellence Mgr Alexandre Vachon et l’abbé Paul Bernier, ancien secrétaire et favori du Cardinal, aujourd’hui archevêque de Gaspé, l’abbé Bernier risque cette très simple explication : « Il a voulu tout au plus se conformer à la politique des anciens évêques de Québec, depuis Mgr Briand. » — « Non, répliquai-je, et non sans quelque vivacité. Peut-être, monsieur l’abbé, ai-je connu mieux et plus que personne le cardinal Villeneuve. Je sais de quelle doctrine politico-nationale il s’est toujours nourri ; il était trop intelligent pour ne pas s’aviser que la conduite d’un évêque canadien d’après le Statut de Westminster, évêque d’un pays au moins théoriquement indépendant, ne pouvait être, à l’égard de l’Angleterre, l’attitude d’un pauvre évêque de la colonie conquise d’hier. »





Non, à mon sens, l’explication n’est pas là. Mais alors, et encore une fois, où la trouver ? Aurait-il cédé à la vanité de jouer le grand personnage international, de humer l’encens capiteux des politiciens de tous les pays en guerre ? On l’a tant dit, tant colporté à l’époque. Je connais de mes bons amis de Québec, excellents chrétiens, qui ne démordent pas de cette explication. Un bon « Israélite » tel que M. Omer Héroux me dira un jour et à ce même propos : « Peut-être n’est-il pas bon qu’on aille chercher les cardinaux en de trop humbles classes sociales ? » Encore cette fois, je dirais : non. Le cardinal Villeneuve était un homme de grande foi et de grande piété. Le cardinalat ne lui a pas tourné la tête. Mais l’homme était fort impressionnable. Et peut-être, de ce côté-là, faut-il chercher un commencement d’explication. Légat du pape aux fêtes de Domrémy en France, il s’est trouvé là-bas, au moment où Hitler, ôtant le masque, s’est jeté à la gorge de la Tchécoslovaquie. Et le Führer menace la Pologne. Secousse terrible en Europe. Le spectre de la guerre prochaine se lève dans l’esprit de tous. Déjà l’on perçoit le branle-bas préparatoire. Le Cardinal débarque à Québec portant en lui cette image obsédante de la frayeur européenne. Quelques officiels et amis se portent au-devant de Son Éminence, parmi lesquels M. Charles Gavan Power, ministre du cabinet King, de 1935 à 1944. Le Cardinal, fort ému, dit au groupe : « De graves événements se passent en Europe ; il s’en prépare de plus graves. Devant pareille situation, je suis surpris que le gouvernement canadien n’ait encore pris attitude. » Parole, certes, risquée, imprudente, mais qui peut se défendre de toute gravité. À la rigueur, tout au plus pouvait-elle signifier la surprise du Cardinal, surprise de toute absence de protestation de la part du gouvernement de son pays, devant le suprême déni du droit. Cette parole, hélas, n’en restera pas là. Le soir même, M. Power téléphone le mot du Cardinal à son chef, M. MacKenzie King. Impérialiste camouflé, s’enroulant volontiers, selon l’heure et le profit, dans le drapeau nationaliste, le premier ministre canadien, au fond impérialiste à tous crins, brûle d’envie de jeter son pays dans la guerre. En bon protestant, parfaitement convaincu que le Québec en est toujours à la « ridden priest province », il se dit : « Si nous allions en guerre, le Québec serait avec nous, le Cardinal et son clergé en tête. » Le soir même, il convoque à son bureau son secrétaire aux Affaires étrangères, M. David O. Skelton, et lui dicte cette dépêche à Neville Chamberlain : « Si l’Angleterre entre en guerre, le Canada sera derrière elle. » M. Skelton n’envoie pas la dépêche. Le lendemain, il se rend chez le premier ministre et lui confesse : « Je ne sais pas si vous vous rendez compte que vous posez là l’acte le plus grave peut-être de votre vie politique. Et vous posez cet acte sans consulter un homme dont, en pareille circonstance, vous avez coutume de prendre avis, M. Ernest Lapointe. » Le premier ministre répond, le sourcil froncé : « Je ne puis consulter M. Lapointe ; il est à Genève, à la Société des Nations. — Mais vous pouvez lui téléphoner », hasarde M. Skelton. M. King accepte de téléphoner. M. Lapointe assiste, en effet, à Genève, à ce qui sera la dernière réunion de la Société des Nations ; et il a pour secrétaire M. Joseph Thorson, Finlandais, député de l’Ouest, nationaliste canadien, qui avait même accepté de participer à notre première célébration de l’indépendance canadienne et qui deviendra membre du cabinet King de 1941 à 1942. « Durant la conversation téléphonique, raconte M. Thorson, M. Lapointe devient stupéfait ; il me glisse même en aparté : “Je me demande s’il perd la tête.” Et M. Lapointe répond à son chef : “N’allez pas envoyer une dépêche de cette espèce ; ou dites au moins que vous consulterez le parlement.” Et Thorson de souffler à l’oreille de Lapointe : “Et dites-lui donc que si la proposition est soumise au parlement, moi, pour ma part, je voterai contre.” » M. King n’envoya point de dépêche. Mais, de retour au Canada, M. Thorson raconte toute cette histoire à son ami M. Maxime Raymond, député de Bcauharnois, et lui dit :

— Ne connaissez-vous personne qui pourrait avertir votre Cardinal des effroyables conséquences que peuvent provoquer quelques-unes de ses paroles ?

— Oui, répond M. Raymond. Je connais quelqu’un.

Et c’est ainsi que mon ami Raymond m’arrive un jour, me raconte cet incident et me prie de porter le tout à Québec, à Son Éminence. J’hésite. Le Cardinal, il faut bien le dire, toujours charmant, amical pour moi, n’est plus tout à fait le même depuis son accession au cardinalat, au moins depuis quelque temps. Je le sens plus guindé, plus distant. Sur l’opportunité du voyage à Québec, je consulte M. l’abbé Philippe Perrier, bien au courant des mœurs de ces grands personnages. M. Perrier me dit, avec sa franchise coutumière : « Vous perdriez votre temps. » Donc, point de voyage. Quelques mois plus tard le Canada s’oriente visiblement vers la guerre. De passage à l’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal, le Cardinal, abordé par quelques-uns de nos députés en quête d’une ligne de conduite, leur donne des réponses plutôt évasives. Je suis alors aux Archives d’Ottawa. Une lettre m’arrive de Montréal, me suppliant une fois de plus de mettre en garde Son Éminence contre une participation trop fervente de l’épiscopat à la guerre nouvelle : danger d’une crise d’anticléricalisme surtout dans les milieux de jeunesse. Que faire ? Cette fois, non plus, je n’ai envie de faire le voyage à Québec. La nuit porte conseil. J’attends au lendemain. Le lendemain, n’osant dicter à ma secrétaire, encore jeune, une lettre de cette nature, j’écris à la plume à Son Éminence, sans garder copie de ma lettre malheureusement. Je prends d’abord sur moi d’envoyer au Cardinal la lettre de nos deux amis de Montréal, bien que notée « personnelle » ; je prie mon correspondant de me renvoyer cette lettre, dont les signataires, je le sais, ne manqueront point de l’impressionner. Et alors, de la même plume, je lui fais part des instances multipliées auprès de moi, tout juste quelque six mois auparavant, pour lui porter certain message. Et, de fil en aiguille, je lui raconte l’incident Lapointe-King-Skelton-Thorson. Et je termine à peu près comme ceci : « Éminence, j’ai alors refusé de vous porter ce message. Si je me décide aujourd’hui à tout vous révéler, je le fais au nom de notre vieille amitié, et avec l’espoir que vous ne m’en voudrez point. »

Le 7 septembre 1939, je reçois ce bout de lettre :

Monsieur l’abbé et cher ami,

Je vous ai fait une réponse que je ne crois pas pouvoir envoyer. On travestit tellement tous les gestes et on sollicite tellement tous les textes que je n’ose rien écrire. Quand je vous verrai, je vous expliquerai viva voce mes sentiments et attitudes, et peut-être jugerez-vous que je ne suis digne ni de haine ni de suspicion.

Croyez à mes fidèles amitiés en N.S.

J.-M.-Rodrigue, Card., Villeneuve, o.m.i.
Arch. de Québec.

Le mot « haine » dans cette lettre du Cardinal m’étonne, me laisse plus que perplexe. Rien, dans la lettre des amis que je lui ai fait parvenir, lettre des plus respectueuses, ne justifiait telle expression. Évidemment Son Éminence maîtrisait mal ses nerfs. Un peu embarrassé par cette réponse du 7 septembre et par d’autres nouvelles qui m’arrivent de Québec, je ne fais rien pour hâter mon entrevue avec le Cardinal. Mais il se trouve que je donne alors des cours d’histoire au Palais Montcalm de Québec. Et comme j’arrive dans la capitale souvent la veille, pour me ménager quelques heures de recherches aux Archives si riches du Séminaire, j’ai, depuis longtemps, l’habitude d’aller prendre chambre à l’Archevêché. Or, depuis quelques mois, l’aumônier des Ursulines, M. l’abbé Miville-Déchêne, aussi aumônier de la Saint-Jean-Baptiste québécoise, m’entraîne plutôt chez lui. Ancien confident de Son Éminence, l’abbé comprend de moins en moins les attitudes de son Archevêque. Il le trouve fermé, hésitant. Néanmoins, en février 1940, pris de scrupules, je décide d’aller frapper à la porte de Son Éminence. Toute sonnerie, toute communication avec l’extérieur sont interrompues. L’un des secrétaires vient à moi ; le Cardinal, m’apprend-il, prépare son carême. « Mais repassez donc dans une demi-heure ; j’ai quelque raison de penser qu’on sera très heureux de vous voir. » Une demi-heure plus tard, je suis dans le cabinet de travail du Cardinal. Il me reçoit en franche cordialité, comme aux anciens jours ; nous sommes à deux pas, presque en face l’un de l’autre. Pas un mot de l’incident Lapointe-King-Skelton-Thorson ne passe les lèvres de Son Éminence ; tout au plus une courte allusion à la lettre « personnelle » de mes correspondants de Montréal ; puis, appuyé sur le coin de son bureau de travail, et penché vers moi, il me dit, scandant bien ses mots : « Rassurez nos amis ; les politiciens ne me feront pas parler. Je l’ai dit l’autre jour à M. Power : la guerre, cela vous regarde, vous les politiques et les militaires. À nous, la prière pour le succès de nos armes, et si les circonstances l’imposent, rappeler peut-être à notre peuple, son devoir. » Sur quoi, M. Power lui aurait répondu : « J’en suis fort aise, Éminence, désormais quand on me pressera d’obtenir de vous une approbation de la politique de guerre du gouvernement, je pourrai répondre : “Il n’y a rien à espérer de ce côté-là.” — »

Le 15 septembre 1939 une lettre de Mgr Courchesne me laissait encore espérer que l’épiscopat ne bougerait point : « Je n’ai rencontré aucun évêque depuis la déclaration de guerre, m’écrit l’ami de Rimouski. Le ton du Devoir et de L’Action catholique m’a donné à penser que les deux archevêques avaient dû être approchés. Il y a visiblement le souci de laisser aux politiciens leurs responsabilités et de ne pas les couvrir du manteau de l’autorité ecclésiastique. Je crois donc que, s’il est question d’un document collectif à la suite de la prochaine réunion, ce document ne contiendra que des appels à la pénitence, à la prière, à la tempérance, au travail et à l’épargne. C’est du moins tout ce que je traite dans le diocèse et il faudra de gros arguments pour m’amener à signer d’autres déclarations. »

Hélas, mon entrevue de février 1940 devait être la dernière avec mon grand ami. Quelques mois plus tard, à la procession en plein air, à Québec, le soir de la fête du Sacré-Cœur, le Cardinal brûlait tous ses vaisseaux et lançait à la foule une sorte d’appel aux armes. Plusieurs, entre autres le Dr Philippe Hamel, ce soir-là, éteignirent leurs flambeaux et rentrèrent chez eux consternés. Non seulement les politiciens feront parler le cher petit Cardinal ; ils le feront marcher. Il se prêtera à toutes leurs volontés, à toutes leurs manifestations, publiera leurs ordonnances, multipliera lettres et circulaires pour « l’obscuration » des villes, pour la coupe du bois destiné à chauffer les camps militaires, etc., etc. Lors du plébiscite de M. King, aurait-il incliné vers le oui et penché vers une directive de l’épiscopat québecois en ce sens, à la population de la province ? Un évêque se chargea de trancher la question dans une réunion épiscopale : « Un homme qui ne parle jamais en nos réunions, Ross de Gaspé, m’a raconté Mgr Courchesne, s’écria d’un ton péremptoire : “Les politiciens se sont mis dans le pétrin ; ce n’est pas à nous de les en tirer.” » Et l’affaire en resta là. Mais on verra le Cardinal se prêter à une solennelle cérémonie de propagande de guerre, à Notre-Dame de Montréal, cérémonie organisée à grand tapage, et avec déploiement militaire où figuraient la plupart des officiels du pays, militaires et politiques. Beaucoup, hélas ! n’y virent qu’une sorte de mascarade religieuse. M. Ernest Lapointe lut à la balustrade une prière appropriée à la circonstance ; le Cardinal prononça un discours. Interrogé le lendemain par Maxime Raymond, sur ses impressions, un député de l’Ouest, un M. Mclvor, pasteur protestant qui ne manquait pas d’esprit, répondit : « Cérémonie splendide ; une chose pourtant m’a surpris : c’est Lapointe qui a fait la prière, et c’est le Cardinal qui a fait le discours politique. » À la sortie de Notre-Dame, sur la place d’Armes envahie par des bataillons de toutes armes, le Cardinal commet l’imprudence de se laisser pousser au volant d’un char d’assaut. Déclic instantané. Et le voilà photographié, dans la formidable machine de guerre, le sourire aux lèvres. Quelle magnifique photo pour cartes de propagande ! Mgr Joseph Charbonneau qui ne goûtait point, oh ! point du tout, ces gestes guerriers de son collègue, pas plus, du reste, que la plupart des évêques de la province, me dira un jour, fâché rouge et brandissant au bout de son bras l’une de ces cartes : « M. l’abbé, l’on m’a envoyé deux cents de ces cartes ! »

Étranges errements d’un homme que tous vénéraient. De cette évolution, qui dira jamais le dernier mot ? Mystère des hommes et de l’homme ! Qui l’a jamais sondé jusqu’au fond ? Obsession d’images européennes, ai-je dit, à la défense du Cardinal. Mais combien je sens mon explication insuffisante. Sans doute faut-il aussi faire sa part à l’exemple de l’épiscopat américain. Il s’est abrité lui-même derrière cet exemple. Relisons sa causerie à Radio-Canada, un dimanche soir, au début de février 1943. Il tente de justifier son attitude. Il ne cache point, pour la guerre, la répugnance de l’Église : « société de paix, de concorde, de charité ». Il ne cache point, non plus, les premières hésitations, ni même, au début de la guerre, le penchant d’une partie de l’épiscopat américain pour l’abstention. Il ne se fait pas davantage illusion sur les visées cupides des nations « axistes » et en particulier du communisme. Quoi donc, en septembre 1942, inspire aux évêques des États-Unis The Bishops’ Statement on Victory and Peace ? Rien d’autre que la soumission à ces faits : déclaration de la guerre proclamée par le gouvernement de Washington, et surtout enjeu de cette guerre : l’intérêt de l’univers entier, « indubitablement l’issue morale la plus grave de l’heure présente » ; le sort de la dignité de l’homme, de la liberté humaine, de la liberté religieuse. « Voilà pourquoi, conclut le Cardinal de Québec, dans notre pays, les Évêques ont accepté la guerre, une fois qu’elle a été décidée par l’autorité compétente. » Eh sans doute ! Mais on ne fait pas reproche à Son Éminence d’avoir acquiescé à la déclaration de guerre du gouvernement canadien. Ce que ses amis d’hier, une grande partie de l’opinion eurent de la peine à lui pardonner, ce fut la fougue avec laquelle il s’engagea et la forme avec laquelle il servit. Que n’a-t-il imité la discrétion de ses collègues de l’épiscopat québecois ? Fougue que ne lui pardonnaient point, je le sais, l’Archevêque de Montréal, ni même son bon ami de Rimouski, Mgr Courchesne, impuissant comme bien d’autres à comprendre cette ardeur guerrière.

Je ne revois plus mon grand ami après notre entrevue de 1940. Son brusque revirement m’attriste et me blesse si profondément que je décide de me tenir à l’écart. Je suis toujours resté désarmé devant l’acte de ces hommes qui soudainement entreprennent de couper en deux leur vie, rupture pénible et presque rageuse avec tout leur passé. On ne se permet de ces chutes qu’avec l’entêtement d’y rester. Ai-je eu tort de garder ce long silence ? Mgr Courchesne m’a quelquefois reproché mon excessive discrétion. Quelques lettres de ma part, quelques avis très respectueux, croyait-il, auraient pu empêcher bien des excès. Je n’en suis pas assuré. Ennuyé, déconcerté lui-même par la sourde résistance de l’opinion et par la tiédeur de ses collègues, accablé surtout, me disait-on, de lettres anonymes et souvent plus que méchantes, il était devenu d’une extrême nervosité. Un fait le prouvera. Je le tiens de Léopold Richer et du Père Marcel Desmarais, o.p. Un jour, ce dernier, directeur de la Revue dominicaine, demande un article à Léopold Richer. Richer accepte. « J’ai, dit-il au Père, une prière qui me mijote dans la tête. » Et il envoya au Père ces pages fort belles qu’il intitule : « Prière pour mes compatriotes », plaintes, adjurations d’un chrétien qui rappelle à Dieu les bienfaits exceptionnels dont il a comblé notre petit peuple, puis angoisse du priant devant le présent et l’avenir tous deux menaçants. En la prière de Richer, il y avait malheureusement ce passage : « Autrefois vos prêtres, vos représentants nous guidaient vers notre rude destinée. Ils n’avaient qu’un seul cœur et qu’une seule doctrine, la même partout. Aujourd’hui leurs voix discordantes jettent le trouble dans nos âmes. Il s’en trouve pour tenter de répandre une sorte de patriotisme qui n’est pas l’amour de notre patrie. » La prière va jouer de malheur. Un fâcheux concours de circonstances empêche le Père Desmarais de la publier en décembre 1940. Elle ne paraît qu’en une livraison de 1941 de la revue, après, si mes dates ne me trompent point, la fameuse cérémonie de Notre-Dame. Le Cardinal prend feu. Il se croit visé. Sommation aussitôt faite au directeur de la Revue dominicaine d’avoir à faire amende honorable dans la prochaine livraison de sa revue, sous peine d’être frappé d’un monitum. De peine et de misère le Père Desmarais explique à Son Éminence que la « Prière » lui a été remise bien avant la « grande cérémonie » et qu’en conséquence son collaborateur n’a pu viser ni la présence du Cardinal à Notre-Dame, ni son discours. L’épée menaçante n’en reste pas moins suspendue sur la tête de ce pauvre Richer. À l’automne de 1942 a lieu l’élection à Outremont du général Laflèche. L’Action catholique de Québec ose se prononcer pour une élection « par acclamation ». Richer, ai-je raconté, conteste publiquement à un journal d’Action catholique cette intervention dans un débat politique. Et il n’y va pas aveuglément. « J’avais pressenti le coup, m’écrit-il le 17 novembre 1942. Je l’avais dit au théologien auquel j’avais soumis mes articles avant leur publication : car vous pensez bien que je n’ai pas été assez imprudent pour me lancer à l’attaque sans un appui solide. » Un monitum sévère lui tombe quand même sur la tête. Et le monitum du Cardinal, envoyé aux journaux, n’est pas envoyé au coupable. Georges Pelletier, au Devoir, prend mal la chose. « J’entretenais, avec le Cardinal, me confiera-t-il, des liens assez amicaux, pour être prévenu ; et j’aurais pu arranger les choses sans éclat dans le public. » Quoique profondément blessé, Richer prit bien la chose. « Nous devons… faire notre devoir, me dit-il, dans cette même lettre de novembre 1942, même s’il faut nous passer des bénédictions épiscopales. Celles-ci sont réservées à Duplessis, à Godbout, à Lapointe, à Power, à Saint-Laurent. Il n’en reste plus pour nous. Et pourtant il nous appartiendra un jour — lorsque les difficultés s’accumuleront — de courir à la défense du Cardinal… Il risque de se trouver isolé, puisque l’appui qu’il reçoit des politiciens ne sera pas éternel. Son sort sera triste. Cela me fait de la peine pour lui. L’avenir lui réserve bien peu de joie. » Le cher cardinal fera voir autant de nervosité dans le cas d’Henri Bourassa. Il frappera le vieillard, se fiant à un simple rapport de journal. En bonnes mœurs journalistiques, il est d’usage qu’on prie d’abord le coupable de s’expliquer. A-t-il vraiment dit telles choses ? A-t-on rapporté fidèlement ses paroles ?… Le Cardinal crut plus expéditif le coup de crosse.

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Les dernières années approchent pour lui. Il devait succomber deux ans à peine après la guerre, le 17 janvier 1947. Sur la fin de sa vie a-t-il connu beaucoup de joie ? Les « axistes », comme on les appelait, avaient abattu Hitler, le Japon. Mais surtout n’avaient-ils pas travaillé pour la Russie ? Les maigres résultats de l’horrible mêlée, on peut même dire ses conséquences effroyables pour l’Europe et la civilisation occidentale, ne pouvaient qu’attrister un homme aussi intelligent que le cardinal Villeneuve. Puis les longues contrariétés éprouvées depuis 1940, l’éloignement d’une large partie du peuple qui jusque-là l’adorait, la perte de ses meilleures amitiés lui ont fait, sans doute, mal au cœur. On le vit multiplier les efforts pour reconquérir ses anciens amis. À Léopold Richer, reçu à l’Académie canadienne-française, il adresse une carte de félicitations. Il accorde la même faveur à François-Albert Angers, auteur, pendant la guerre, d’un article terrible : « Est-ce ainsi qu’on fait la guerre sainte ? » À Georges Pelletier, il fournit, pour aiguillonner ou corriger les politiciens, ce qu’on appelle des « tuyaux ». En visite à Sainte-Agathe-des-Monts où l’on a relégué le Père Charles Charlebois, il tient à dire, dans une causerie aux jeunes scolastiques malades : « C’est le Père Charles qui avait raison ! Depuis qu’il est parti d’Ottawa, nous ne faisons que perdre du terrain. » Le Père Charles me rapporte ce propos, les yeux pleins d’eau et ajoute : « Je ne lui en demandais pas tant ![NdÉ 2] » M’avait-il gardé rancune de mon long silence et de mon apparent abandon ? Je ne reçus de lui aucune nouvelle, si ce n’est un mot assez banal de son secrétaire en réponse à une lettre que j’avais écrite au Cardinal au tout début de sa maladie. Il va bientôt s’écrouler à la suite d’une thrombose coronarienne. Après un premier séjour de repos à sa maison de Neuville, puis un traitement médical à New York, il finit ses jours en Californie.

Tous ont ressenti cette perte. Car ce fut une perte irréparable. En lui, l’épiscopat perdait un chef. Esprit vif et clair, il dirigeait magistralement un débat. On en croira Mgr Courchesne : « Nous discutons fort parfois, entre nous, les évêques, me racontait-il. Le petit Cardinal écoute ; puis, le moment venu, il résume avec un art sans pareil nos débats, donne son opinion. Et tous s’inclinent et disent : “Eh bien oui, c’est ça.” — » Mgr Louis-Adolphe Paquet, bon juge, me confiait un jour : « J’attendais beaucoup de lui. Mais il donne encore plus que je n’attendais. » Il était, chez nous, de ces rares types d’hommes qu’il me plaît d’appeler « européens ». Je veux dire par là, des hommes qui, par leur culture, leur ascendant intellectuel, pouvaient se mêler aux milieux les plus cultivés du vieux monde et s’y trouver à l’aise. Bourassa était de ceux-là. Dans les milieux romains, parmi les grands des Congrégations, le Cardinal qui avait ses limites, qui n’était pas ce que l’on peut appeler un « littéraire », s’imposait par sa haute connaissance des sciences ecclésiastiques. Au Canada on lui reconnaissait cette supériorité. Sur tous nos problèmes, il a projeté et pouvait projeter d’éclairantes lumières. On notera en particulier son discours du 25 juin 1935 : « Devoir et pratique du patriotisme ». Le peuple ne lui garda point rancune de ses errements pendant la guerre. Sa mort si soudaine et si lointaine toucha le cœur de la foule. À Montréal, on afflua autour de son cercueil, déposé un soir à la cathédrale. À Québec, on lui fit de splendides funérailles. Le Canada français venait de perdre sûrement l’un de ses grands fils.

Quant à celui qui écrit ces lignes, il portait déjà depuis longtemps le deuil incurable d’une longue et profonde amitié perdue.

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Sur cette tombe, des pensées austères nous viennent malgré nous. Le Cardinal avait beaucoup parlé, plus encore qu’il n’avait écrit. Qu’en reste-t-il ? Pourquoi écrire ? Pourquoi parler ? Secret espoir dont l’on se défend mal, espoir orgueilleux, sans doute, qu’on ne parle point, qu’on n’écrit point pour rien. Les arbres tombent dans la forêt, même ceux-là, hautains, qui, dans le tassement des autres, ont pu hisser leur panache en plein soleil. Ils tombent pour pourrir dans la mousse, avec les plus petits, plus humbles qu’ils ont écrasés. Mais tous ensemble, ils ajoutent à l’humus de la terre féconde. Et souvent, sur leur souche en poussière, germe un surgeon qui les dépassera de toute la tête.


Notes de l’éditeur
  1. Voir Mes Mémoires, II : 320-325.
  2. Voir Mes Mémoires, III : 265.