Mes mémoires (Groulx), tome IV/vol. 7/Deux autres deuils

Fides (p. 235-246).

XI

DEUX AUTRES DEUILS

Mort de Mgr Philippe Perrier

Deux grands deuils en cette année 1947 et qui se suivent de très près. Mgr Philippe Perrier s’éteint trois mois à peine après le cardinal Villeneuve. La veille, je passe une partie de la soirée avec lui. Il est hospitalisé à l’Hôtel-Dieu de Montréal depuis quelques jours. Il doit subir une assez grave opération le lendemain. Mais je le trouve d’excellente humeur, d’un moral parfait, allongé sur une chaise longue, et naturellement un livre à la main. Nous parlons peu de son opération qui lui paraît simple incident. Malheureusement, m’a-t-on dit, ses chirurgiens qui devaient l’anesthésier, décident, la veille au soir, de procéder par injection rachidienne. L’opération réussit merveilleusement comme toujours. On avait compté sans l’affection cardiaque dont souffrait Mgr Perrier. On fut incapable de lui remonter le cœur. Il mourut la journée même de son opération.

Il n’avait que 77 ans. Il restait encore vigoureux de corps et d’esprit. Il n’était pas au bout d’une vie restée féconde. Dans un article au Devoir, paru le 26 avril 1947, j’ai raconté la secousse que m’apporta cette mort et l’émoi qu’on en ressentit. Il y a de ces morts qui vous laissent devant un grand vide que nul, nous semble-t-il, ne saurait combler. Quelques mois tout au plus auparavant, j’avais prêché, sur l’invitation de l’Archevêque, au jubilé d’or sacerdotal du grand vicaire, à la cathédrale de Montréal. Je me sentais heureux de rendre hommage à un homme, un de ces hommes rares que l’on peut pleinement estimer. Je m’en explique dès mes premières phrases : « Dans un cinquantenaire sacerdotal, le prédicateur peut choisir entre deux formes de discours : exalter le sacerdoce pour exalter le jubilaire ; exalter le jubilaire pour exalter le sacerdoce. Je choisis cette deuxième forme. Nous sommes les disciples d’un Maître qui refusait de dire son nom et qui voulait qu’on le connût à ses œuvres. À la question : “Qui êtes-vous ?” il répondait : “Allez et dites à Jean ce que vous avez vu.” Je raconterai brièvement la vie et l’œuvre du cher et vénéré Mgr Philippe Perrier. » Je dirai son ardente activité dans le domaine sacré et dans le profane.

« Vous avez toujours estimé, lui disais-je, qu’il n’y a pas de domaines dans la vie d’un peuple catholique, où l’Église puisse affecter de paraître indifférente ou étrangère, parce qu’il n’en est point où ne se trouvent engagés de près ou de loin l’intégrité et l’avenir de la foi. Tout votre exemple nous enseigne qu’il n’est pas nécessaire, sous prétexte de réaction contre les courants naturalistes, d’effectuer une rupture entre la nature et le surnaturel. Leçon opportune quand Pie XII vient de rappeler cette vérité élémentaire que “la vie religieuse elle-même suppose un sol, une patrie, des traditions”. — »

En Mgr Perrier, je louais ensuite le professeur, puis surtout le Curé. Même hors de sa cure, qui ne l’appelait pas communément : « le Curé » ? Je disais la fécondité de cette vie sacerdotale alimentée aux sources profondes : aux fréquents séjours à la Trappe d’Oka, à la retraite de trente jours selon la méthode de Manrèse. Mais comment décrire, me demandais-je, la fécondité d’une vie de prêtre parvenu au cinquantenaire de son sacerdoce ? « Autant essayer d’exprimer ou de mesurer les grandeurs du sacerdoce catholique. Sacerdoce ! Mot sacré qui, pour nous, évoque, entre autres, cette vérité émouvante et troublante que, par la plupart de nos fonctions, nous sommes attachés à une œuvre limitée, sur un point particulier du monde, mais que, par d’autres, plus augustes, par sa prière officielle, par les sacrements, et surtout par sa messe, le prêtre à l’autel, identifié avec le Christ, échappe au temps et à l’espace, se trouve engagé dans la vie universelle de l’Église, dans le drame de la Rédemption, qui est après tout le grand drame de l’Histoire. »

Ces morts qui se suivent de si près, longtemps elles ne cesseront de m’émouvoir. Avec elles je vois s’émietter la petite phalange de ces hommes d’Église, grands esprits, nobles cœurs, qui étaient de taille à gouverner l’opinion : à Québec, Mgr Louis-Adolphe Paquet, à Montréal, notre Mgr Perrier, l’abbé Curotte en ses meilleurs jours, l’abbé Edmour Hébert, grosse tête de métaphysicien, devenu, en peu de temps, un sociologue remarquable ; parmi les évêques : le cardinal Villeneuve, Mgr Desranleau de Sherbrooke, l’archevêque de Rimouski, Mgr Georges Courchesne. Tous hommes de haute culture et qui, hélas ! n’ont pas trouvé, ce me semble, leurs remplaçants. Sur ces fins d’hommes plane néanmoins un peu de mélancolie. C’est déjà un malheur qu’ils disparaissent, souvent trop tôt. Quel repos ce pouvait être, en ce temps-là, pour l’esprit et pour la foi, que de savoir à la porte de qui frapper pour calmer ses inquiétudes, pour tout avis, toute solution des graves problèmes qui agitaient notre temps ! Mais ces hommes, l’on se le demande aussi et malgré soi : ont-ils été pleinement utilisés ? Ont-ils trouvé ou leur a-t-on confié la tâche qui leur eût permis de donner leur pleine mesure ? On peut se poser la question pour Mgr Perrier. L’un de ses amis, Athanase Fréchette, séduit tout jeune par le prestige du « Curé », écrira au lendemain de sa mort : « Dans un monde différent du nôtre, à la fin du XIXe siècle par exemple, il eût été un Bourget ou un Laflèche. Il fut un curé. Il avait soixante-dix ans quand il reçut, sur sa soutane noire du liséré violet… Mgr Perrier a-t-il donné toute sa mesure ? Non. Parce qu’il eut des convictions, il fut franc ; parce qu’il fut franc, on le tint pour suspect ; parce qu’on le tint pour suspect, on l’isola… » (Notre Temps, 26 avril 1947). Hélas, fait trop connu !

Mort de Mgr Georges Courchesne

Mes relations épistolaires avec lui datent de 1914. Nous nous étions connus, je pense, bien avant cette date, aux corrections du baccalauréat qui avaient lieu, à cette époque, au Séminaire de Québec ; puis avaient suivi quelques rencontres à l’occasion parfois de congrès de l’Enseignement secondaire. En Europe, il s’était lié avec un de mes grands amis, l’abbé Antonio Hébert qui souvent me parlait de l’abbé Courchesne. On me le disait fin, extrêmement fin, d’un esprit original, distingué. Dès le premier abord, nous en étions déjà à l’amitié. L’abbé était plutôt grand, de taille mince. Au front, une mèche de cheveux noirs, des yeux étincelants, pleins d’une délicieuse malice, ornaient une belle tête, un chef à tenter un peintre ou un sculpteur, disait alors un directeur de l’École des Beaux-Arts. Avec tout cela, une simplicité, une bonhomie à faire crouler tous les ponts, toutes les distances, un langage d’esprit brillant, d’un tour pittoresque, débordant d’humour. Que de mots l’on pourrait rapporter de lui, dont quelques-uns ont même fait fortune : mots fins, rarement cruels, même s’il ne s’y refusait point. Il était de la région de Nicolet, terre de plaines, de calme, de sérénité, pays quelque peu isolé, où les hommes peuvent croître dans une savoureuse originalité. Pour expliquer sa lenteur à comprendre certaines choses — lenteur moins que réelle — l’ami Courchesne aimait dire : « Tu sais, moi, je suis né au bord du Chenal Tardif. » Un jour que, sur le ton espiègle, il avait fait la leçon à un curé franco-américain irlandais, mais curé d’une paroisse franco-américaine et qui traitait ses gens un peu à l’irlandaise, il m’écrivait : « Je remercie le Bon Dieu de m’avoir donné un petit air bête, qui me permet de dire un tas de choses pendables sans paraître y toucher. » Il prit un jour, sans doute, ce petit « air bête » pour administrer une opportune leçon au délégué apostolique, Mgr Antoniutti. Le Délégué aimait beaucoup l’évêque de Rimouski. L’évêché de la petite ville lointaine lui servait de repos et d’alibi. Un jour que Mgr Courchesne avait promené Son Excellence dans ses paroisses de colonisation, lui avait montré son monde se cramponnant à la terre, dans des huttes grandes comme la main, et aussi des curés aux grosses bottes boueuses, la soutane tachée de chaux et de plâtre, en train de se bâtir une « formance de chapelle », le Délégué, ému par ce spectacle, s’était lancé dans un éloge lyrique — éloge sincère, du reste — de ces braves gens et des Canadiens français en général qui avaient fait ce grand pays du Québec et son étonnante Église… ! Mgr Courchesne laissa passer le flot d’éloquence, mais pour lâcher bientôt le mot audacieux : « Eh bien oui ! mais en dépit de tout cela, Rome ne nous aime pas ! » On devine le reste de la conversation et quelle litanie de nos griefs par trop légitimes, le jeune évêque y sut faire passer ! Un autre jour, il n’était pas encore évêque, il nous arrive au presbytère du Mile End. À Nicolet, on fête les noces d’or d’un personnage religieux de haute lignée. L’abbé Perrier fait mine de s’étonner de voir l’abbé Courchesne, absent de ces fêtes. Et le cher abbé de répondre : « Rien qu’à voir tant de monde tourner autour du vide, j’en avais le vertige ! »

Nous étions tous les deux professeurs de Rhétorique, lui à Nicolet, moi à Valleyfield. Nous pratiquions l’entraide. Je vois, par sa correspondance, que nous faisions l’échange de sujets de discours pour rhétoriciens. En 1914 et 1915, je lui envoie les premiers chapitres d’un Manuel d’histoire du Canada, plus développé que mon premier, je veux dire, celui que j’ai dicté en 1905 et 1906 à mes premiers élèves. Il me dit son sentiment sur ce projet qui ne verra jamais fin, par suite de mon départ de Valleyfield. Nous étions alors, et depuis 1903, quelques jeunes professeurs à rêver d’une rénovation du cours classique. Nous voulions un enseignement plus ouvert du grec et du latin, surtout dans les hautes classes. De magnifiques civilisations, un art de premier ordre se cachaient sous les textes. Pourquoi, nous disions-nous, ne pas révéler ces richesses intellectuelles à la jeunesse ? Nous voulions aussi perfectionner l’enseignement de la littérature française ; moins de principes abstraits, mais plutôt des principes tirés de l’explication des auteurs, explication alors par trop réduite à la portion congrue. Pour ma part je souhaitais et même préconisais l’abandon du discours ou de la dissertation hebdomadaire : procédé on ne peut plus propre, me semblait-il, à développer l’habitude du verbalisme et du verbiage, en l’esprit d’écoliers trop pauvres d’idées, de vocabulaire, pour s’astreindre à cette écrasante besogne. Nous désirions aussi un enseignement plus adapté de la philosophie aux problèmes de notre temps, une philosophie qui eût collé davantage à l’esprit des jeunes collégiens. Jusqu’où n’allaient pas nos audacieuses intentions de réforme ? L’enseignement de la religion n’échappe point à nos soucis ; celui-là, nous le souhaitons moins formaliste, moins schématique, plus vivant, en relations plus intimes avec la vie du Christ présent en l’âme de chacun. Un livre, déjà à sa 8e édition en 1913, nous avait tous marqués d’une empreinte profonde : l’ « Enquête d’Agathon » : Les jeunes gens d’aujourd’hui, d’Henri Massis et d’Alfred de Tarde. Ce souffle si frais, si nouveau, qui passait sur la jeunesse de France, ce printemps de résurrection de la vieille foi, nous avaient touchés au plus profond de l’âme. Impressions et émotions qui ont amené l’abbé Courchesne à ébaucher, dès ce temps-là, son beau et grand livre qui ne verra le jour qu’en 1927 : Nos humanités, ouvrage, petite Somme trop oubliée par les novateurs d’aujourd’hui, où pourtant ils auraient tant à prendre à titre de boussole, autre instrument, comme l’on sait, très démodé.

L’abbé était malheureusement de complexion fragile. Trop de travail finit par l’écraser. Il avait prêché aux autres la modération dans le travail. Il m’écrit, par exemple, en octobre 1915 :

Tâchez de ménager vos forces. Cet idiot de Chartier vient de sortir de ma chambre. Il est assez mal équipé, à ce qu’il me dit. Mon heureuse insignifiance me sauve de la fatigue, je pense. Ma santé est outrageusement prospère. Quelle affaire s’il me fallait finir mes jours dans la graisse.

Puis, brusquement, la grande fatigue s’abat sur lui. Une autre lettre de l’année suivante, datée de Salem, Mass., me l’apprend :

Mon cher ami, voici comment ça m’est arrivé. Je m’obstinais à finir un assommant rapport de conférence ecclésiastique ; j’avais refusé toute invitation, même celle d’aller à la Blanche où il y avait de très aimables gens ; après ce rapport je devais entreprendre une couple de corvées semblables : en un mot j’étais à me casser la tête avec méthode. Ça y était presque : je dormais tard le soir et m’éveillais tôt le matin et le cervelet me chuchotait le bruissement de quelque chose qui mijote sur un poêle surchauffé… Et c’est ainsi que je prêche aux « Canayens » de Salem, une neuvaine à Sainte-Anne, pour me reposer les méninges.

Le séjour aux États-Unis et la période de repos se prolongent plus qu’il ne l’avait pensé. En 1917 et 1918, on le trouve à Bourbonnais, Illinois, où les Viateurs canadiens-français tiennent encore un collège. Les Franco-Américains ont gagné son affection. Il ne cessera plus de s’intéresser à leurs problèmes, aux Francos du Centre et à ceux de l’Est. Ses lettres sur la situation aux Illinois ont valeur de document. En 1919 il revient au pays. Son évêque le nomme principal de l’École normale de Nicolet. Il avait déjà, depuis quelque temps, repris le travail. De Bourbonnais ou de Manchester, il m’envoie des articles que je lui arrache pour L’Action française qui vient de voir le jour. Il en signera quelques-uns du pseudonyme de « François Hertel » ; car il fut le premier à l’utiliser. Je note l’un de ses mots, dans une lettre où il m’annonce l’envoi d’un article : « Mais que c’est donc difficile d’écrire du français ! » Et voici que tout à coup, en 1928, on le fait évêque de Rimouski. Depuis longtemps je demande au Bon Dieu de nous accorder de grands évêques, d’avoir pitié de notre petite Église et de lui donner des chefs. Beaucoup de bonnes âmes ont dû prier et mieux que moi, puisqu’en deux ans nous obtiendrons Mgr Courchesne et Mgr Rodrigue Villeneuve. L’épiscopat a pris par surprise mon ami de Nicolet. Il s’en va trop loin. Il a peur de se sentir isolé. Avant même son sacre, l’une de ses lettres trahit son inquiétude :

Garde-moi ta sympathie et prie pour moi. Puis-je espérer que tu viendras me voir à Rimouski ? Ce n’est tout de même pas en Pologne. Et j’aurai bien besoin de parler et d’entendre parler.

Une peine ne le quitte pas : celle de renoncer à son rôle d’enseignant. « Il faut que je réfléchisse, m’écrit-il encore, pour me rendre compte que c’est là une joie d’un passé qui ne reviendra plus. J’ai promis de ne pas me lamenter et j’ai décidé qu’on ne me verrait pas pleurer. »

Quelle sorte d’évêque deviendra-t-il ? Un évêque quelque peu original. Il ne se départira ni de sa bonhomie, ni de ses bons mots. Il restera simple, accueillant. Ses amis le retrouveront tel qu’ils l’ont connu ; la mitre ne lui a pas exalté le cerveau. À Rimouski où il pouvait paraître étranger, quelques-uns eurent de la peine à s’accoutumer à ses manières. Le nouvel évêque, homme sensible, devina, en certains quartiers, une sourde opposition. Il en souffrit longtemps. Il entretenait involontairement cet état d’esprit par des mots caustiques dont il n’était pas toujours assez le maître. On le trouvait impénétrable ; on ne parvenait pas à l’analyser. Pourtant comme il aime son peuple, ses curés surtout, ainsi qu’on le verra dans une prochaine citation. Il écrira d’ailleurs en son testament : « J’ai aimé profondément le clergé, les communautés religieuses, le peuple du diocèse que l’Église m’a confié en 1928. »







Un problème le préoccupe plus que tout autre : en un pays surtout agricole, même pays de colonisation, le problème de ses agriculteurs l’obsède. Il se rallie délibérément à la politique du nouveau ministre de l’agriculture, Léonide Perron, reconnu pour son esprit d’initiative et sa poigne solide et qui prend énergiquement l’audace d’un novateur. Sursaut étonnant dans la politique de l’époque. L’évêque de Rimouski adhère « sans arrière-pensée » à la nouvelle politique :

Je préfère proposer à mes curés de prendre position hardiment et de pratiquer tout le temps une politique de présence. J’estime que nous aurons là-dedans [c’est-à-dire coopérative et cercles agricoles] toute la place que nous voudrons bien prendre. J’estime qu’il ne sert de rien de nous tenir là les bras ballants à prévoir des catastrophes et à ne rien faire. Dans la partie éducative, en résumé, nous sommes seuls. Le Ministre supprime ses cercles pour nous laisser seuls à l’œuvre et il nous accorde, comme instrument de travail ajouté à la Terre de chez nous, le Journal d’Agriculture.

Dans la partie technique de la tâche de rénovation agricole, application pratique des principes de l’économique aux situations diverses de notre pays et de la classe agricole, j’estime que l’intervention de l’État est chose légitime. Ici elle ne se substitue pas aux initiatives des groupements locaux, elle les encourage et se dispose à ne reconnaître de cas où elle subventionne, que les cas où les initiatives auront été groupées pour la coopération. Pas d’octrois aux individus.

Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que tout cela est fort clair et conforme à tout ce que nos sociologues ont réclamé depuis longtemps. Maintenant si nous nous reposons là-dessus pour ne rien faire et tout attendre des bienfaits de la Coopération, je crois bien que les fonctionnaires du Ministère finiront par retomber dans les ornières du régime précédent : des Caronneries. Mais il me paraît qu’il y aura dans notre organisation coopérative de l’avenir ce que nous y mettrons.

Voilà pourquoi je vais de l’avant et y lance mes curés superbes types, je t’assure, et qui connaissent le tabac. Il y a un magnifique entrain dans le bas du fleuve. Mes agronomes sont enchantés que nous prenions les devants. Ils respirent, Caron parti. Et ils nous supplient de marcher afin de constituer des précédents qui les libèrent à l’avance des lisières d’un autre ministre moins intelligent.

Celui-ci veut notre concours et se recule de nos jambes en tout ce qui est œuvre d’éducation post-scolaire… parce que tous ses agronomes lui ont dit qu’il était inutile de parler d’organiser la classe agricole si les curés ne sont pas avec les techniciens pour les accréditer et pour rallier les cultivateurs.

Que n’a point fait l’évêque Courchesne pour sa chère classe d’agriculteurs ? Il adressera un mémoire au cardinal Villeneuve pour supplier l’épiscopat québécois d’intervenir dans la solution du problème agricole qu’il estime capital. Dans ce mémoire, il en revient à son idée d’une association professionnelle des agriculteurs. Il voudrait qu’on fît examiner « par quelqu’un de compétent la question de la coopérative fédérée. J’ai toujours cru, écrira-t-il, que cet organisme, même mal né, devrait devenir l’organisme coopératif central de l’association professionnelle libre. » C’est le même évêque qui, dans un congrès d’agriculteurs, leur clamera ce mot d’ordre resté célèbre : « Mêlez-vous de vos affaires, mais mêlez-vous-en ! » Et dire qu’aujourd’hui il y a des braillards pour soutenir que les évêques d’autrefois n’ont pas fait appel à l’action laïque, ni ne se sont occupés des intérêts matériels ou sociaux de leur peuple !

Après son départ pour Rimouski, nous nous voyons moins souvent. Notre correspondance se fait un peu plus rare ; mais il m’invite à prêcher deux retraites chez lui : l’une à ses prêtres du Séminaire ; l’autre à ses ordinands. Et nous continuons à nous consulter sur quelques problèmes qui l’inquiètent autant que moi. En 1935, il me fait part de ses craintes au sujet de l’orientation de l’Action catholique. Il la croit trop désincarnée, trop angélique, sans vraie prise sur la jeunesse. Ses grandes filles, interrogées par lui, sur l’abandon de l’Action catholique, après leur départ du couvent, lui répondent : « Nous n’y avons vu que du “catinage”. — » Une de ses lettres, celle du 29 octobre 1935, en dit long sur le sujet :

Où allons-nous ? Je me le demande comme toi. Il me semblait que le discours du Cardinal, le 25 juin [discours où il avait justifié le patriotisme canadien-français], avait exposé une doctrine qui s’impose à tous. Et voilà que pour faire pièce aux Jésuites, Oblats, C. de Ste-Croix et régents de collège se donnent la main pour saboter pieusement plus de 25 ans de bon ouvrage. Le Congrès récent de Québec est une gageure. Je sais que Mgr des Trois-Rivières [Mgr A.-O. Comtois] trouve que le titre canadienne-française doit disparaître du nom d’une Association catholique. Il donne comme raison la défiance du Délégué et de Rome à ce sujet. Je me demande si tu ne ferais pas bien d’écrire au Cardinal à Rome une lettre où tu exprimerais tes inquiétudes en le priant de poser la question de l’éducation au Pape même. Autrement on nous mène à faire les petites affaires des Anglais sous couleur de catholicisme et l’on demande à celui-ci de faire le miracle de nous empêcher de mourir au moment où nous décidons de nous suicider.

Dans une autre lettre datée du 15 décembre de la même année, il s’emploie à calmer mes inquiétudes :

Tu peux être certain que ni Mgr Gauthier, ni Mgr Ross, ni moi nous ne mordons à ces distinctions théoriques qui veulent tourner en séparation pratique de ce qui doit rester uni dans la réalité. Mgr Gauthier a lui-même demandé à l’auteur de ne pas publier cet article alors qu’il a une attitude à prendre à l’égard des associations de jeunesse. Il ne veut pas que le Père Roy [alors aumônier de la JOC] continue de parler intégrisme et il l’a prié de vouloir bien comprendre que nous ne pouvons pas, gens d’église, expulser de nos programmes d’éducation la formation patriotique. Il se demande si le mot nationalisme ne devrait pas être sacrifié comme mis à trop de sauces suspectes. Mais il pense que sous le mot éducation du patriotisme, nous avons à maintenir tout ce que notre vrai et traditionnel sentiment national comporte. Mgr Ross se sent crispé devant ces mises en question et se demande si cela ne va pas finir une bonne fois. J’espère bien que le Cardinal saisira quelqu’autre occasion de se prononcer. Je vais essayer de l’y amener, ne serait-ce que pour obtenir que ces philosophes en chambre n’aggravent pas nos misères. À tout prendre, il est mieux que Mgr G.[authier] ait laissé discuter ces choses et ne se soit pas imposé tout de suite d’autorité. Tu vois donc que tu peux être tranquille. Ton archevêque n’est pas à la veille de te bâillonner.

■ ■ ■

J’appris sa mort à Paris en 1950. Il souffrait du cœur depuis longtemps. Deux vastes incendies qui avaient détruit en quelques mois un quartier de la ville de Rimouski, menacé sa cathédrale, et presque détruit Cabano, l’un des villages de ses terres de colonisation, lui avaient porté un dur coup. « Châtiment de la Providence ! » s’étaient empressées de proférer les mauvaises langues qui le tenaient responsable de la déposition récente de l’Archevêque de Montréal. Vieilles femmes qui croient aux gazettes. À ceux qui le transportaient à l’hôpital, le mourant dira : « Pourquoi pleurez-vous ? Vous savez bien que je m’en vais vers mon Père ! » Il pouvait y aller avec confiance. Il mourait à une heure où, dans son clergé, l’unanimité s’était faite autour de lui, surtout parmi les jeunes. « Ceux de ma génération, m’écrit l’un d’eux, nous l’avons aimé, admiré à cent pour cent. Nous lui avons obéi avec notre cœur, notre intelligence… Ses paroles, son intelligence nous dominaient tous de cent coudées… Nous étions fiers de son rayonnement extérieur. »

Que de fois, en nos misères de ces derniers temps, où les Canadiens français se sont mis à construire leur petite Babel, que de fois, dis-je, aurai-je regretté l’absence de ces hommes tels que Mgr Perrier, Mgr Paquet, Mgr Courchesne, Mgr Desranleau, le cardinal Villeneuve. Hommes d’autorité, ils auraient su prononcer les mots qui s’imposent. Ils auraient au moins contraint au silence tant de bavards, même parmi les clercs, qui se sont employés à brouiller les esprits. Mgr Courchesne, esprit si délié, si ouvert, si fin, de si grand bon sens et qui possédait à un si haut point le sens de la vérité, aura été de ces hommes irremplaçables dont j’ai parlé tout à l’heure.