Mes mémoires (Groulx), tome III/vol. 5/Visites et rencontres à Paris

Fides (p. 87-99).

VI

VISITES ET RENCONTRES À PARIS

Je reviens à Paris. On m’avait dit les milieux français jalousement fermés et la famille bourgeoise bien repliée sur soi. Les grilles dont chaque propriété s’entoure le donneraient suffisamment à penser. Illusion, légende qu’en mon voyage de 1931 j’ai vu s’envoler. Depuis la guerre de 1914, les Français se sont rendus à l’urgence d’une publicité soignée à l’étranger, surtout dans les milieux culturels qui leur sont apparentés. Il suffit, du reste, de se présenter là-bas, avec une mission ou un semblant de mission, ou quelque ombre du personnage officiel, pour que, tout de suite, vous tombe à la main la clé d’or. Les portes s’ouvrent le plus aisément du monde à l’étranger qui apporte un message fraternel. La preuve m’en est fournie de la façon la plus expresse. Le 24 février 1931, j’écris à ma mère : « Il y a des semaines où je ne prends pas trois repas à mon hôtel, tellement je reçois des invitations de tous côtés. » Pour ne manquer à personne, du lendemain de mon arrivée à Paris jusqu’à mon départ, j’ai dû tenir de mes rendez-vous, un agenda serré. Impossible d’écrire ici un journal complet de ces rencontres. J’en ai, du reste, oublié plusieurs, faute d’en avoir pris note. Je ne consignerai le souvenir que de celles qui m’ont paru les plus importantes, ou par la qualité des personnages ou pour les conversations alors tenues.

Chez Lauvrière et Baumann

C’est le 22 janvier que M. Lauvrière me reçoit pour la première fois. Je retournerai chez lui, un peu plus tard, pour un thé qu’il veut bien m’offrir. Ce 22 janvier, c’est pour un déjeuner. Je connais déjà M. Lauvrière depuis 1921, époque où il achevait La Tragédie d’un peuple, histoire de l’Acadie en deux volumes. En séjour à Paris, cette année-là, je lui ai rendu visite en compagnie d’Henri d’Arles et j’ai été même mêlé à quelques négociations entre l’éditeur Plon et l’Action française de Montréal, au sujet de la publication de La Tragédie. M. Lauvrière avait gardé un peu moins qu’un bon souvenir de ces anciennes relations. Il professait grande foi en son ouvrage. Professeur très pris par sa besogne, il avait sacrifié beaucoup plus que ses loisirs à cette histoire de l’Acadie. Il s’était passionné pour son sujet. La tiédeur, les marchandages qui d’abord accueillirent son œuvre, tant au Canada qu’en Acadie, eurent de quoi l’attrister. À l’Action française de Montréal, aux premières avances d’abord généreuses, succéda bientôt un peu de méfiance à la suite de sondages en Acadie. De ce côté-là y avait-il lieu d’espérer une vente considérable de La Tragédie d’un peuple ? Vers 1920, l’Acadie contemporaine n’en était encore qu’à l’aube de sa renaissance. L’œuvre de Lauvrière, d’aucuns la soupçonnaient passionnée, plus ou moins en accord avec l’histoire traditionnelle, celle d’Édouard Richard, en particulier, même redressée par Henri d’Arles. Il restait de bon ton, à l’époque, pour les historiens de l’Acadie, d’amenuiser jusqu’à l’absolution totale, les responsabilités du gouvernement britannique dans le Grand Dérangement. C’était leur manière de manifester leur loyalisme à la Couronne britannique, tout comme c’était la nôtre en proclamant le « bienfait providentiel » de la Conquête anglaise. Rien d’étonnant si l’Action française finit par se montrer réticente à la vente de La Tragédie. Toute opinion contraire à celle de Richard faisait peur. M. Lauvrière ne me tint pas rigueur de ces ennuis. Dès mon arrivée à Paris, en janvier 1931, je l’avais vu se multiplier pour me composer un auditoire à la Sorbonne. L’historien avait le port, le geste, la voix d’un pédagogue, mais avec des yeux extrêmement doux. Homme d’une trempe généreuse, avec un peu de candeur, et voire un grain de naïveté. Même après avoir écrit son histoire de l’Acadie, il trouvait encore à s’étonner de la duplicité des hommes. Il se laissait aller à des ingénuités d’enfant. Un jour, ce sera plus tard, en son voyage au Canada, Jean-Marie Gauvreau me l’amène à Vaudreuil, à ma petite maison des « Rapaillages ». Je le conduis à la rive du lac des Deux-Montagnes, juste à quelques pas en face de mon chez-moi. Le paysage s’égaye dans une belle journée d’été. Une buée de chaleur masque à huit milles la rive opposée. Le cher homme regarde, et très étonné et avec un grand sérieux, s’écrie : « Mais je ne comprends plus rien ; je ne sais plus où je suis. Vous êtes au bord de la mer, ici, M. l’abbé ? » Eh oui, me dis-je, comme dans la fable : Voici les Apennins et voilà le Caucase !

M. Lauvrière avait invité à ce déjeuner Émile Baumann. Celui-ci, je le confesse, m’attirait plus que mon hôte. J’ai gardé quelques notes sur cette rencontre avec Baumann. Je les transcris :

L’homme : teint rosé, paraît plus jeune que ses photographies. Beaux yeux qui sourient facilement. Mains fines, très propres. Tempérament robuste. Parler franc, droit. Me fait grand éloge de La Naissance d’une Race [récemment paru en sa 2e édition] que je lui avais envoyé et qu’il vient de lire. A été scandalisé d’un article d’Henry Bordeaux (dans Le Candide) où Bordeaux tente la justification d’une amoureuse qui a tué son amant et qui a été acquittée par le tribunal. Je lui demande si le mouvement de retour vers le catholicisme s’accentue. — Non, il rétrograde. — Et les conversions parmi les intellectuels ? — Quelques-unes. — Et l’action des écrivains catholiques ? — Oh, si divisés entre eux qu’ils sont bien incapables d’exercer une action puissante.

J’aurai occasion de revoir Baumann et cette fois chez lui. Je vois, par quelques lettres que j’ai gardées de l’écrivain, que nous étions en relations depuis au moins le 3 avril 1929. Nous échangions, je crois, de nos ouvrages. J’ai plusieurs de ses livres autographiés par lui, entre autres, ses Intermèdes, Les douze collines. J’avais particulièrement goûté sa vie de saint Paul. On sait qu’il avait écrit cette biographie de l’Apôtre, alors que tout jeune, et par ambition de donner à son œuvre un fondement inspirateur, une base doctrinale, il s’était mis à l’étude des lettres de Paul de Tarse. Et, pour mieux comprendre les lettres, il avait entrepris de refaire, autour de la Méditerranée, le périple de l’Apôtre des Gentils, le suivant rigoureusement à la trace. De ce voyage un livre était né, une vie de saint Paul. À l’époque beaucoup de grands écrivains se livraient à de semblables études et l’hagiographie connaissait, par eux, un merveilleux et opportun renouvellement. À mon sens, Baumann avait écrit un petit chef-d’œuvre. Je le lui dis un jour et j’osai même ajouter que je plaçais son Saint Paul au-dessus de tous ses romans. Il ne parut pas très flatté. Pourtant les romans de Baumann sont déjà passablement oubliés, même s’ils méritaient mieux. Mais je crois que l’on lit encore son Saint Paul. En tout cas, je l’ai fait lire à bien de mes amis, à beaucoup de jeunes gens qui sentaient le besoin de raffermir leur croyance. Chaque fois j’ai obtenu les plus étonnants résultats et l’on m’a remercié avec effusion. À ce propos du Saint Paul de Baumann, rappellerai-je ici un fait de conversion assez surprenant ? L’aumônier de l’Université de Montréal m’avait envoyé un étudiant. Le jeune se disait incroyant et non pratiquant depuis sa versification au collège. Mais il avait manifesté le désir de me rendre visite. Il vint un soir. Je lui demandai en quelles circonstances et pour quels motifs il avait perdu la foi. Problème de famille. Je lui dis franchement : « Mon intention n’est pas de vous présenter une longue démonstration. La foi n’est point affaire de syllogisme. C’est un don de Dieu ; il faut l’obtenir par la prière. Voulez-vous m’accorder cette simple promesse : dire, tous les soirs, avant le coucher, un “Notre Père” . Il me le promit après que je lui eusse dit : — Je prierai avec vous. Puis, cette pensée me vint : — Accepteriez-vous de lire une biographie de saint, une biographie écrite par un laïc et par un grand écrivain, et même un grand romancier ? Je lui passai le Saint Paul de Baumann, priant mon étudiant de me le rapporter dans quinze jours. Quinze jours plus tard le jeune homme revenait pour simplement me dire : — Pourriez-vous, ce soir, entendre ma confession, et demain matin, me feriez-vous la faveur de servir votre messe et d’y communier ? » Saint Paul peut encore faire des miracles.

Baumann et moi échangions de nos livres, ai-je dit. Dès 1929, je lui faisais hommage, je ne sais pourquoi, de ma conférence sur Thérèse de Lisieux. La réponse de Baumann contenait ces lignes qui peignent l’homme avec ce qu’il avait d’entier, d’absolu, dans le caractère et dans sa foi :

Vous avez eu bien raison de mettre en évidence la rudesse héroïque d’une vie comme la sienne. Les catholiques sont trop enclins à vouloir la sainteté commode, la sainteté au rabais.

Je suis très touché et un peu confus de l’honneur que vous m’avez fait en me citant. J’ai pour cette admirable Sainte une vive dévotion ; et je ne l’ai jamais priée sans être exaucé ; mais je ne mérite point d’être mêlé à son histoire.

Plus tard, de retour au Canada, je lui ferai encore hommage de mes Orientations. Comme il arrive en l’âme de tous ces absolus, l’homme n’avait pas vieilli sans tourner de plus en plus à l’amertume. Le spectacle de son temps, de son pays, surtout vers les années 1936, l’inclinait au dégoût apocalyptique. Il me répondait :

Le souvenir de votre bienveillance est un de ceux qui m’accompagnent dans les difficultés des temps de malédiction qu’il nous faut et qu’il nous faudra franchir… Que sera-t-il ce printemps de 1936 ? Prions pour que le cataclysme attendu tarde encore.

À ce moment il écrivait une vie d’Henry de Groux, peintre breton d’origine, mais né en Belgique et dont la vie, m’écrira-t-il, aura été un drame étrange et complexe, surtout douloureux. Cette vie tragique, de haute couleur, ne pouvait que plaire à Baumann. Ce Henry de Groux avait d’ailleurs été son beau-père ; il avait épousé sa fille. L’écrivain était pourtant capable d’aborder d’autres sujets. Ses romans en témoignent où ne manquent point les héroïnes presque raciniennes. De cet aspect du talent de Baumann, j’eus la preuve manifeste l’après-midi du 22 février 1931. Accompagné des amis Lauvrière, lui et madame, nous nous rendions à Garches, avenue Alphonse de Neuville, où résidait le romancier. Après le déjeuner, la réunion prit tout de suite la tournure académique. Baumann était alors plein d’un sujet d’où sortirait un livre qui parut, en effet, la même année, chez Grasset, et atteignit presque tout de suite une 24e édition : Marie-Antoinette et Axel Fersen, histoire quelque peu romancée des relations de la reine de France avec son ami ou son amant, l’officier suédois. Baumann entreprit de nous lire de longs chapitres de l’ouvrage en préparation. Il lisait bien. Ce fut un régal. Parfois l’auteur s’arrêtait pour indiquer certaines corrections de forme qu’il avait faites ou qu’il faudrait faire. Et nous assistions au travail de style d’un écrivain qui connaissait son métier. À d’autres moments, le lecteur se laissait prendre à son texte, à l’émotion sous-jacente, en ce bout d’histoire moins idyllique que tragique. Et quel charme de découvrir, sous une écorce humaine un peu rude, ce flot de sensibilité. Baumann avait peine alors à ne pas laisser trembler, sous ses mains, la feuille blanche de son manuscrit. Je remarquais, une fois de plus, comme ce rude, autre contraste en lui, avait de jolies mains, des mains fines d’aristocrate. Tout à coup, à la petite église toute proche, l’heure des vêpres tinta. Nous nous levâmes pour partir. Je crois qu’il en était bien aise. La cloche lui sonnait un appel. « Je vous accompagne, nous dit-il, jusqu’à l’église qui est sur votre route. » Il prit sur une table un gros missel. Et, en nous quittant presque sous le porche : « Bonsoir ! Vous ne l’ignorez pas, nous avons un exemple à donner. »

Noble croyant. Écrivain de mérite. Il n’a pas été de l’Académie. Autant que bien d’autres, m’a-t-on dit là-bas, il eût mérité de siéger au palais Mazarin. Dans les milieux littéraires, on ne lui pardonnait pas sa brusque franchise, sa foi intransigeante. Les grandes faveurs allaient à d’autres plus conciliants, d’esprit plus libéral. Même dans les milieux catholiques, l’on ne prisait guère les croyants trop escarpés, les caractères recouverts d’épines et de ronces. J’allais l’apprendre à un autre déjeuner.

Chez Louis Artus

Le 31 janvier je déjeune chez Louis Artus, un converti, je pense, et un romancier, lui aussi, qui avait eu quelques heures de vogue. On le classait parmi les grands riches. Il habitait au 105 boulevard Haussmann. Comment l’avais-je connu ? Il m’avait fait hommage de quelques-uns de ses romans bien avant mon voyage en France. J’ai conservé, autographiés par lui : Les Chiens de Dieu et Au soir de Port-Royal, tous deux édités chez Grasset, en 1928 et 1930 respectivement. À la Sorbonne je l’aperçois l’un des premiers qui, après mon cours inaugural, viennent me saluer. Ce jour-là même il me prie d’aller déjeuner avec lui et quelques amis, le 31 janvier. J’y rencontre de notables célébrités : M. et Mme Georges Goyau, M. Louis Gillet, alors, si je me le rappelle bien, secrétaire de rédaction à la Revue des Deux Mondes, Mme Louis Gillet, le R. P. Gillet, o.p., futur général des Dominicains, dont j’avais lu plusieurs ouvrages, et Mlle Agnès de La Gorce, fille de l’historien. Un incident en particulier me revient de ce déjeuner : une violente sortie de mon hôte et de Louis Gillet contre le comte Albert de Mun. Que de nuances, que d’oppositions sourdes entre tous ces catholiques du vieux pays, ainsi que me l’avait fait entendre Émile Baumann. De toute évidence, je me trouve dans un milieu libéral. On ne pardonne pas au comte de Mun, recevant à l’Académie Henri de Régnier, la leçon de morale qu’il avait servie au poète et au romancier. Très courageusement, on se souvient, l’orateur avait défini, osé affirmer la responsabilité de l’écrivain. Ce n’est pas tout, avait-il dit, l’œuvre une fois terminée et lancée, de s’écrier : elle ne m’intéresse plus. La responsabilité suit l’œuvre et l’auteur. Il ne saurait s’en laver les mains. Le plus surmonté est Louis Gillet. Il était présent à la réception. Avec éclats de voix, si tant est qu’il en fût capable, il reconstitue la scène, le ton de M. de Mun, la phrase saillante du discours : « C’est qu’il était beau, appuie-t-il, sanglé dans son habit vert. Et il a dit comme ça : — Je vous ai lu, Monsieur, car j’ai été officier de dragons… » Pour Louis Gillet, tenir de tels propos en pareils lieu et circonstance, c’est manquer de tact, de façon intolérable. Les attablés s’amusent. Personne n’ose prendre la défense du malheureux comte, pas même Georges Goyau, pas même le Père Gillet. On cause aussi de Louis Bertrand, de sa timidité singulière, timidité qui ne le protège aucunement toutefois contre d’extraordinaires brusqueries de langage, des échappées de capitaine Fracasse, on dirait même d’un plaisir sadique de dévisager l’interlocuteur. Le Père Gillet nous confie ses impressions sur les États-Unis d’où il arrive. Il paraît enthousiaste de certaines formes de la vie religieuse ; l’état d’âme de la jeunesse américaine, désireuse d’une règle morale et d’une reconstitution de la famille, laisserait entrevoir les plus beaux espoirs. J’écoute le Père et je me demande si ses impressions de voyage se défendent bien de beaucoup de superficialité. Après le déjeuner, le Père s’ouvre à moi de l’agacement que lui cause le conflit irlandais et canadien-français au Canada. Il me demande : « Comment expliquez-vous un tel état d’âme chez les Irlandais ? » On devine la réponse que je fais au Révérend Père : mystère d’ambition de race, de course aux hauts postes dans l’Église, ambition aussi de se faire pardonner son ancien état de peuple serf, résolu à se fondre dans la race dominante ; mépris du dissident qui se refuse à l’assimilation.

Dîner chez les Jésuites des Études

Ce même jour j’étais retenu à dîner chez les Pères jésuites des Études, 15, rue Monsieur. Ce ne sera pas seulement un dîner, m’a-t-on prévenu, mais l’on profitera de la circonstance pour instituer un dialogue entre Français de France et le Canadien français de passage à Paris. J’allais entrer, je le savais, dans un grand cénacle. Je suis depuis longtemps lecteur des Études. La plupart des Pères me sont connus par leurs ouvrages ou leur collaboration à la revue. Cette revue, je l’admire, je la lis régulièrement pour y trouver ce que je crois la plus saine pensée de la France catholique. Une revue qui se tient rigoureusement dans l’axe de l’Église, aux écoutes de Rome. Revue moderne et pourtant point moderniste ; qui se tient à la page, à la fine pointe des mouvements intellectuels, sans jamais fleureter avec les opinions risquées. Ce soir-là, je dîne entre le Père Henri du Passage, directeur des Études, et le Père Yves de La Brière dont j’ai suivi, en 1921, quelques cours à l’Institut catholique sur la « Paix et la juste guerre » : deux Jésuites, deux Français qui me plaisent par leur calme bon sens, leur solide jugement.

Après le dîner aura lieu ce qu’on a voulu appeler une réunion d’ « Amitié franco-canadienne ». Un certain nombre de personnalités catholiques y ont été convoquées par les Pères. Quelqu’un, je ne sais qui, envoya au Devoir qui le publia le 20 février 1931, un rapport de cette réunion. J’en extrais ce passage :

À cette réunion intime avait été conviée l’élite parisienne des amis du Canada qui prirent un grand intérêt à l’échange de vues sur toutes les questions ayant trait à une collaboration plus étroite entre les deux pays, dans l’ordre intellectuel surtout. À cette conversation prirent part le R. P. Merklen, directeur de La Croix, M. de la Roncière, Mgr de la Serre, pro-recteur de l’Institut catholique, le Père Doncœur, etc.

Dans l’assistance, j’ai devant moi, outre les Pères du Passage et de La Brière, les PP. d’Alès, Lhande, Jalabert, M. Demanche, M. Flory, ancien président de l’ACJF, quelques jeunes gens de l’ACJF et de la Conférence Laennec et quelques jeunes Canadiens accompagnés de l’abbé Jetté, étudiant à l’Institut catholique (aujourd’hui évêque auxiliaire de Joliette). En tout une quarantaine de personnes. Pusillus grex, mais qui m’intimide presque autant que mon auditoire de la Sorbonne. J’ai gardé peu de notes de mon voyage à Paris en cette année 1931. J’avais tenu pourtant à consigner quelques souvenirs de cette réunion, tant, sans doute, j’y avais attaché de prix. Voici un court passage de ma brève relation :

Le Père du Passage me souhaite la bienvenue ; puis, assis derrière une table [dans la salle de rédaction des Études], je réponds aux questions que l’on me pose sur le Canada, sur les moyens de nous aider à garder la langue et la foi. Je ramène ces moyens à ceux-ci : 1o Que la France catholique continue de faire ce qu’elle fait : de beaux livres, de belles œuvres d’action catholique ; et, par cela seul, elle nourrit nos intelligences, notre foi, nous fournit des modèles d’action ; 2o Qu’elle empêche, si possible, l’exportation de sa vilaine littérature, de son mauvais théâtre ; 3o Qu’elle s’efforce de protéger nos étudiants à Paris ; qu’elle trouve les moyens de leur faire prendre contact avec le monde et la pensée catholiques ; 4o Qu’elle surveille ses enquêteurs qui vont au Canada ; qu’elle les dirige vers des milieux propres à les renseigner, et non vers nos milieux snobs qui font profession d’accueillir, chez nous, les Français de passage : milieux anglicisés et anglicisants qui ne peuvent donner du Canada français qu’une image déformée, incomplète à coup sûr ; 5o Que les catholiques français révèlent notre existence, notre vitalité nationale et religieuse ; qu’ils empêchent qu’en certains lieux (à Rome), ne s’accrédite la légende de notre disparition inévitable et prochaine ; 6o Que les Français fassent leurs affaires en français au Canada et maintiennent ainsi, chez nous, la valeur économique du français.

L’auteur du rapport de cette soirée au Devoir voulut bien écrire que ma conférence-causerie « obtint un succès très vif ». Le souvenir que j’en ai gardé est celui d’un milieu et d’un auditoire extrêmement sympathiques. J’aurais fait mon voyage uniquement pour rencontrer cette sorte de Français que j’aurais estimé n’avoir point consenti des frais inutiles.

Chez les Publicistes chrétiens

Autre rencontre qui, elle aussi, m’intimidait bien quelque peu. J’avais déjà comparu devant l’aréopage, en 1922, alors que René Bazin en était le président. C’est là que je prononçais ma conférence « La France d’outre-mer » qu’éditerait l’Action française de Paris. Le nouveau président, Georges Goyau, rencontré à la Sorbonne et chez Louis Artus, et avec qui j’étais déjà en relations épistolaires, m’invite, pour le 5 février, au dîner des Publicistes. Le dîner a lieu dans un restaurant du centre. Parmi les assistants, je note, au hasard, Geoffroy de Grandmaison, Joseph Ageorges, René Gobillot, Paul Deslandres, Alfred Michelin, Léon Poncet, les abbés Bigo, Gérard de Beauregard du Colombier, les PP. Yves de La Brière, Merklen de La Croix. On m’a laissé le choix de mon sujet. J’en profite pour reprendre quelques idées développées aux Études, mais pour les compléter par quelques autres plus appropriées à mon auditoire : services possibles de la France catholique au Canada français ; chances de survivance de ce même petit pays ; qualité, orthodoxie de son nationalisme ; quelques périls de l’heure. Celui qu’on a chargé de me présenter, M. Martial Massiani, secrétaire, je crois, de la Corporation, a très justement préfacé ma causerie, en terminant son allocution par ces mots :

Mais le vouloir-vivre d’une Église, la vie d’une Église, est-il un endroit où ces phénomènes soient plus émouvants à constater que chez nos frères du Canada ?

Il vaut la peine, ce me semble, que je transcrive quelques extraits de ma causerie. Voici d’abord mon salut à la France catholique. Hommage non de simple circonstance, mais écho d’une conviction réelle et profonde en moi :

Puisque j’ai devant moi l’élite de la pensée catholique de France et que l’occasion m’en est fournie, je veux vous remercier des services magnifiques que vous rendez à la pensée humaine, et particulièrement à nous, catholiques français d’Amérique. Peut-être ne savez-vous pas assez ce qu’emporte avec soi, de vertu vivifiante… une grande œuvre sortie de vos mains et qui part en mission à travers le monde. Chez nous, qui sommes aux prises avec le sortilège d’une civilisation étonnamment puissante… dites-vous bien que, devant les productions de votre grande pensée, nous éprouvons quelque chose du sentiment du Français de France qui, par exemple, débouchant sur le parvis de Notre-Dame, et apercevant au fond le profil de la Cathédrale, peut se dire : c’est le Génie de ma race, c’est le Génie de ma foi qui a dressé dans les airs cette majestueuse beauté…

Pour la défense de notre nationalisme, défense non superflue devant ces Français qui n’admettent de légitime nationalisme que le leur, — comme tous les grands peuples du reste, et comme tous les peuples impérialistes ―, je m’emploie à démontrer les fondements historiques et juridiques de ce qui n’est, en définitive, que notre vouloir-vivre. En ce nationalisme, rien de ce qui s’apparente au racisme ; rien, non plus, qui ne s’appuierait que sur la self-determination :

La langue, la race qu’ils tiennent, sans doute, pour des réalités, ne représentent, pour les Canadiens français, aucune de ces idéologies orgueilleuses où se sont complu des philosophes saxons ou germains. Fiers assurément de leurs ancêtres, conquistadors de la forêt boréale et de l’hinterland américain, les descendants des colons de Colbert et de Richelieu n’y ont pourtant jamais admiré [en ces pionniers], la plus splendide espèce d’hommes « dont la vue ait pu réjouir les astres et la terre ». En tout cas, leur droit de vivre ne se fonde nullement… sur cette fierté.

Une autre méprise, ce serait de se représenter le nationalisme canadien-français comme la lutte d’une nationalité contre l’État, un mouvement nationalitaire offensif, se prévalant du faux principe de la self-determination, pour bousculer les autres nationalités et troubler l’économie politique du Canada.

 

Le Canadien français n’est pas dans son pays un immigrant de fraîche date, ayant rompu avec ses traditions, renoncé à son individualité nationale pour s’absorber dans la population de sa nouvelle patrie. Le Canadien français est le plus vieil habitant du Canada ; il en est le découvreur, le défricheur, l’évangélisateur ; il y a pris racine, il y a trois cents ans et il y a vécu seul, 150 ans avant qu’apparût, sur les bords du Saint-Laurent, le premier colon britannique.

Pour finir, et en allusion à nos luttes politico-religieuses de ce temps-là, j’ajoute ce petit bout de conclusion, destinée à rassurer ces catholiques timorés pour qui tout nationalisme — toujours celui des autres, jamais le leur — prend aspect d’épouvantail :

Sans doute le catholicisme passe avant la nationalité, et les Canadiens français acceptent franchement cet ordre essentiel ; mais le principe vaut [croyons-nous] pour toutes les races. Et ce que les Canadiens français ont le droit d’attendre, c’est que les assimilateurs ecclésiastiques leur disent enfin quelle nécessité impérieuse, quel intérêt petit ou grand de l’Église commande à leur nationalité le sacrifice de ses droits essentiels, le sacrifice même de sa culture et de son âme ; nationalité minime, il est vrai, mais qui, tout de même dans le passé, a évangélisé les deux tiers de l’Amérique du Nord et qui, aujourd’hui, avec à peine trois millions d’âmes, fournit aux grandes missions, non pas plus d’or, sans doute, mais plus de chair et plus de sang, plus de vocations d’hommes et de femmes que les pays catholiques des deux Amériques mis ensemble…

J’ai peut-être beaucoup insisté sur notre « vie dangereuse », sur le péril irlandais, sur la formidable ambiance anglo-saxonne. Hélas, une fois de plus, je pourrai constater jusqu’à quel point ces chers cousins de France sont envoûtés par le prestige des Britanniques et des Américains. George Goyau — ainsi s’exprime le Bulletin de la Corporation des Publicistes (mars 1931) — me remercie « très chaleureusement ». Mais, à la sortie, le secrétaire me glisse à l’oreille : « M. l’abbé, notre Bulletin publiera votre causerie ; mais je ne crois pas qu’aucun journal de France en prenne le risque. » C’est le cas de le dire : formidable !