Mes mémoires (Groulx), tome III/vol. 5/Diverses fêtes de l’esprit

Fides (p. 101-114).

VII

DIVERSES FÊTES DE L’ESPRIT

Je n’ai nulle intention de raconter tous les bonheurs, rencontres et fêtes de l’esprit que me réservait ce séjour en France. Chargé de mission officielle, si modeste fût-elle, et surtout conduit, mené par la main de notre ministre plénipotentiaire, Philippe Roy, qui se morfond en amabilités, le petit conférencier de la Sorbonne voit s’ouvrir devant lui bien des portes ordinairement fermées. C’est ainsi que le 7 février, sous les auspices des « Amis du livre français », il peut pénétrer dans l’hôtel de Madame la duchesse de Broglie. M. le bâtonnier Fourcade, sénateur, y donne une conférence sur « Quelques souvenirs du Canada ». L’amiral Lacaze présidera ; Fernand Laudet de l’Institut, dira le mot de remerciement. Je connais déjà ces sortes de grands hôtels. En 1921-1922, je l’ai rappelé plus haut, je suis allé plusieurs fois dîner, en compagnie d’Henri d’Arles, chez le prince et duc de Bauffremont, en son hôtel de la rue de Grenelle. Chez le duc de Broglie, je retrouve la même élégance aristocratique : de la richesse dans la simplicité, du bon goût, de la cordialité dans l’accueil, ce grand air que conservent si merveilleusement les familles de vieille souche et de vieille noblesse. Quatre cents sièges, petits fauteuils de style à dos doré, avaient été rangés dans le salon. On me donne place au premier rang. Je pourrai entendre à mon aise le conférencier. Il revient d’un Congrès du Barreau au Canada. Une voix sobre, un orateur sobre qui laisse l’impression d’avoir été un grand avocat. Il parle du Canada avec une précision assez inaccoutumée chez ces voyageurs-éclair qui n’ont pu apercevoir que la surface des choses, mais décrivent et jugent tout avec une imperturbable assurance. M. le sénateur écorche bien quelques noms. Il dit Pérocheau, pour Pérodeau. Mais ce sont là peccadilles dans un cas comme le sien. En somme conférence très intéressante ; des opinions très sympathiques sur le Canada, les Canadiens et surtout les Canadiens français. M. le Bâtonnier est, comme il convient, un homme froid. Pourtant son vovage lui a donné au moins une minute de suprême émotion. Et ce fut le soir de son arrivée à Québec, terme de sa traversée. Le dîner pris au Frontenac, M. le sénateur Fourcade est allé se promener, prendre l’air sur ce que l’on appelle la Terrasse Dufferin. Le ciel québecois s’était paré d’étoiles. Là-bas, au bout de la Terrasse, une silhouette se détachait dans le crépuscule : celle de Samuel de Champlain, saluant, chapeau bas, la jeune terre française. Et les promeneurs allaient et venaient sur le promontoire au bord du fleuve miroitant de tous les feux de sa rade. Tout ce monde, à la grande surprise du voyageur, parlait français ; une musique jouait même, ce soir-là, des airs de France. M. Fourcade se sentit empoigné au cœur. Il décrivit la scène, puis la gorge serrée d’émotion, n’ajouta que ces quelques mots : « En ma vie d’avocat, le prétoire m’a valu, certains jours, de très fortes impressions ; mais jamais je ne me suis senti aussi ému, aussi bouleversé que ce soir de mon arrivée, en ce coin de terre jadis français et qui l’est si fidèlement resté. »

Que n’ai-je pris de notes sur un autre dîner que m’offre, le 17 février, Robert de Caix ? Il m’y ferait rencontrer, m’avait-il dit, son ami René Pinon, chargé de la chronique politique à la Revue des Deux Mondes. Soirée qui m’attire plus que bien d’autres. Je connaissais Robert de Caix bien avant mon voyage à Paris. Attaché au ministère des Affaires étrangères de France, il avait accompli, pour son gouvernement, quelques missions officieuses en Acadie et je crois, aussi, chez les Franco-Américains. De passage à Montréal, il m’avait quelquefois rendu visite. Beau type de Français : grand, presque colosse, point du tout nerveux, une merveilleuse possession de soi, ni vantard ni bavard, esprit très positif, habitué à traiter froidement les choses. Catholique fervent, sa famille, famille des Comtes de Saint-Aymour, était originaire de Saint-Louis, Missouri ; on y avait vécu. Origine coloniale qui contribuait à nous rapprocher. Lors de mon voyage de 1931, Robert de Caix s’entremit généreusement pour me rendre maints services dans les milieux officiels. Je connaissais aussi René Pinon, pour avoir lu, dans la grande Histoire de la nation française, son volume sur l’Histoire diplomatique, 1515-1928. Abonné, lecteur assidu de la Revue des Deux Mondes et depuis longtemps, je ne manquais jamais de lire la chronique régulière de Pinon, je veux dire, sa revue de la politique : aperçus si sereins, si objectifs sur les comportements de tous les pays du monde. Malheureusement, ai-je dit, débordé par toutes ces rencontres et réceptions qui se succédaient parfois à deux et trois par jour, je n’ai rien recueilli sur ce dîner chez l’ami de Caix. Je me souviens pourtant que je refusai d’entretenir des choses du Canada deux hommes qui les connaissaient peut-être mieux que moi. J’orientai plutôt la conversation vers une sorte de chronique de la Revue des Deux Mondes. Et le souvenir m’est au moins resté du magnifique panorama qu’aidé, stimulé parfois par son ami de Caix, René Pinon, le plus simplement du monde, comme en se jouant, nous dessina, ce soir-là, du brassement des peuples et des avatars possibles de notre pauvre univers. Rien de gai assurément, mais pronostics que les terribles événements de 1940 devaient tant et si tôt confirmer.

Une autre sorte de joie m’est réservée quatre jours plus tard. Je vais dîner cette fois, chez un plus vieil ami, René Bazin. Lui aussi, on l’a vu, s’était beaucoup dépensé pour faire un sort à mes cours à Paris. Il s’était mis sur le chemin, par amitié spéciale, je crois, envers notre pays. Autant que lui, il eût voulu tout Français de France fortement et affectueusement intéressé aux choses du Canada français. Il trouvait émouvante notre survivance ; et il s’inquiétait de notre avenir. Romancier beaucoup lu de son vivant, familier des éditions aux 100 millièmes, académicien, il a connu, comme toutes les célébrités, les dédains de la génération qui l’a suivi. Les jeunes générations se croient très originales dans leurs fureurs d’iconoclastes contre leurs devanciers. Elles ne paraissent point se douter qu’elles posent un geste on ne peut plus banal, aussi ancien que le monde, depuis qu’il y a des générations humaines qui se succèdent et ne se ressemblent pas. En vertu de ces revirements, l’on n’a plus guère le goût des romans de foi et de morale orthodoxes appliqués à peindre une humanité de bonne santé, non vidée de passions, certes, mais ne les croyant ni fatales ni admirables dans la mesure où elles sont désordonnées. La vogue, même parmi les romanciers catholiques, va aujourd’hui aux romans sombres, aux peintures des pires misères humaines, à une humanité désarticulée, désaxée, mortellement blessée. N’est réaliste que quiconque observe le monde avec ces lunettes noires. Eh oui, foin des romanciers « doucereux » qu’on dit plus proches de la paléontologie que de leur temps ! Ainsi va le roman, ajouterai-je encore, même au Canada français, pays jeune, d’avenir fascinant, où d’incontestables misères sociales ne sauraient pourtant constituer ni le fond ni l’arrière-fond de notre vie commune. René Bazin n’était pas ce que l’on peut appeler un romancier rose. Il n’a pas eu peur des sujets tragiques ou scabreux : témoins Les Oberlé et Le Blé qui lève. L’homme, non plus, n’était pas que grâce et finesse. Il avait ses idées et savait les confesser et les défendre. Tel discours sur les « Prix de vertu » nous rappellerait avec quel accent, tout simple mais fort, ce croyant pouvait arborer sa foi. Il y avait en l’homme comme en sa façon d’écrire, quelque chose de fin, d’exquis, de suprêmement correct, d’élégant : ensemble de qualités qui ne sont plus de ce temps, mais qui n’appartiennent qu’aux esprits suprêmement cultivés et équilibrés, fleurs d’une race qui touche à ses sommets et qui semble proche de sa fin. Bazin n’avait rien de cornélien. Mais dirai-je toute ma pensée ? Ce maître de la langue, cet esprit tout de finesse et qui savait jouer avec les passions humaines, comme j’aurais envie de voir en lui une des plus parfaites réincarnations du type racinien !

Nous avons parlé de bien des choses en ce dîner du 21 février 1931. Hôte impeccable, Bazin m’a surtout fait parler du Canada français, de la grande crise économique et sociale qui alors nous atteignait si durement. Mais je me souviens surtout d’un petit problème qui l’intriguait et l’inquiétait ce jour-là et sur lequel, sans doute, il s’était promis de me demander quelque éclaircissement. Venu au Canada, au moins deux fois, je pense, un certain malaise, sinon même une certaine inimitié entre Canadiens français et Français de France vivant en notre pays, ne lui avait pas échappé. D’où venait ce malaise ? Et d’où venait encore cette inclination de nos gens à ne voir en tout Français qu’un personnage irréligieux ? Opinion, sentiments qu’il estimait fortement dommageables au prestige de la France. L’explication, je n’avais pas à la chercher bien loin. Je la donnai à mon hôte sans la farder. On voudra bien ne pas oublier que je parlais de choses de 1931 et qu’aujourd’hui j’aurais à réformer, pour une bonne part, mon jugement. Mais, disais-je à M. Bazin, rien de mystérieux en ce que vous avez cru constater. Et je lui tins à peu près ce petit discours : « Une petite société de Français de France s’est installée dans la plupart de nos villes : à Montréal, à Québec, aux Trois-Rivières, société d’officiels, de marchands pour la plupart. Or, cette société qui vit par trop en vase clos, qui fréquente-t-elle le plus assidûment ? À qui réserve-t-elle ses meilleurs sourires, ses plus cordiales sympathies ? Force est bien de l’avouer : presque unanimement à la haute société anglo-canadienne. Elle ne fréquente guère ailleurs. Et vous avez alors cet étrange paradoxe d’un groupe français faisant bloc étranger au milieu d’une population d’origine française : des “frères séparés”, quoi ! Pourtant non. Ces “frères séparés” fréquentent une autre société, une société canadienne-française, mais la moins canadienne-française qui soit au Canada français : groupe de snobs, familles de gros bourgeois d’affaires, très Vive la France !, plus français que canadiens-français, ce qui ne les empêche pas de se désintéresser totalement de la vie de leurs compatriotes : groupe qui s’anglicise rapidement par mariages avec les fils ou les filles de la bourgeoisie anglo-canadienne. Vous admettrez, M. l’Académicien, que voilà chez nous des représentants de la France qui nous apprennent assez peu à connaître et à aimer la France. Pour ce qui est de votre réputation d’irréligieux ou d’areligieux, l’explication est aussi simple. Il se trouve d’excellents catholiques parmi ceux de vos officiels que vous nous envoyez. Mais il y en a d’autres… et j’ai peur qu’ils soient le nombre. Il y a pire. Vers 1880 et entre 1880 et 1890, une assez forte émigration d’ouvriers ou de journaliers de France déboucha dans le Québec. Il en vint en mon petit patelin ; rares même les paroisses qui ne comptaient quelques-uns de ces immigrés. Or la plupart, faut-il le dire, ne professaient nulle religion. Je me souviens qu’un jour, vers 1888, l’un de ces immigrés frappait à la maison paternelle. Il cherchait de l’emploi. Il s’appelait François Dabouis ou Debouis. Il nous arrivait en sabots et en blouse bleue, traînant même avec lui tout un rouleau de cette toile. Arrivant en pays sauvage, le prévoyant homme avait voulu s’apporter de quoi se vêtir au moins pour quelque temps. Or ce M. Dabouis, faisant Homais microbien mais fort authentique, entamait, chez nous, dès les premiers repas, une vive discussion sur l’existence de Dieu. Quant à lui, daignait-il nous apprendre, il avait décidé péremptoirement que Dieu n’existait point. Je me souviens de la chose, parce qu’alors enfant de dix à onze ans, je n’ai pas oublié la chaleur de la discussion à table, non plus que les ripostes victorieuses servies au philosophe français, par mon beau-père, qui pourtant savait à peine lire. Eh oui, monsieur l’Académicien, cette propagande antifrançaise, ce mauvais visage fait à votre pays, ce sont les vôtres qui les ont faits. Rien de plus fréquent, chez nous, que d’entendre vos immigrés, surtout en nos campagnes, seriner, avec un ton passablement fanfaron, cette petite phrase : — Nous autres, Français, vous savez, nous ne mettons pas les pieds à l’église. »

Heureusement la conversation n’a pas tourné qu’autour de ces choses désagréables. René Bazin m’entretient de son dernier roman, Magnificat, qu’il achève ou vient d’achever. Je lui promets un article-réclame dès mon retour au Canada, article qui parut en effet dans Le Devoir du 23 juin 1931. J’en cite le premier paragraphe où, sans y avoir pensé plus que cela, j’ai ramassé le vif sentiment d’admiration que m’inspirait cet homme :

Écrire plus d’une cinquantaine de volumes, intituler le dernier : Magnificat, faire que ce titre s’harmonise à l’architecture générale de l’œuvre comme sa dernière tourelle, sa dernière fleur aérienne à un château de France, voilà, certes, une fort enviable carrière d’écrivain. Cette rare fortune est celle de M. René Bazin.

Dîner chez Wilbois

Puisque j’en suis aux dîners, je me garde d’en oublier un, pour la scène cocasse, qu’il va m’attirer. Monsieur J. Wilbois, de l’ « École d’administration et d’affaires », m’invite à dîner chez lui le 28 février. Il me croit encore directeur de L’Action française et il m’a dit : « Je vous ferai rencontrer des directeurs de revues. » J’ai rencontré ce très sympathique M. Wilbois à Montréal, où il était venu quelques années auparavant, donner une série de cours à l’École des Hautes Études commerciales. Et précisément, en cette année 1931, et presque en même temps que moi, il donne à 100, rue de Vaugirard, une série de conférences sous le titre général : « La spiritualité américaine et le rôle du Canada français — Compte rendu de mission ». Parmi ces conférences, j’en note une, la dernière, donnée le 18 février : « L’élite canadienne-française : son éducation, ses spécialités, son rôle politique, son avenir ». Malheureusement, de ce dîner comme de bien d’autres, faute de temps, je n’ai alors consigné nul souvenir. Mais ma mémoire, et l’on verra pourquoi, n’a pas tout oublié. Ce soir du 28 février, je me rends donc chez M. Wilbois. Il a épousé une demoiselle Demolins, fille d’un sociologue bien connu, disciple de Le Play, auteur d’un ouvrage qui, au début du siècle, avait fait joliment de bruit : À quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons. Pour réaliser sa théorie, Edmond Demolins avait même fondé l’École des Roches où l’on s’efforçait d’élever les jeunes Français selon la méthode anglaise. On s’en souvient aussi, sans doute : Ferdinand Brunetière, dans ses Discours de combat, n’a pas consacré moins de deux de ses fameux discours à réfuter les théories de Demolins. Je rappelle ce souvenir et le mariage de M. Wilbois pour marquer simplement quel milieu il fréquentait.

Parmi les invités, je ne fus donc pas étonné d’apercevoir le sociologue Paul Archambault, directeur de la Journée industrielle et Robert Garric, fondateur des Équipes sociales, directeur ou futur directeur de l’importante Revue des Jeunes, et ancien président, je crois aussi, de l’ACJF. Charmant homme au surplus, avec une figure de mystique et que j’avais, en particulier, remarqué en un Congrès national de la jeunesse catholique à Chartres, pour son discours direct, la précision de son esprit. Le cas du Monsieur qui, en un Congrès, ne se lève que pour dire quelque chose, m’a toujours paru une sorte de miracle. Je rencontre aussi chez Wilbois, Gaëtan Bernoville, directeur des Lettres, une revue littéraire de jeunes, de beaucoup d’allant. Autour de la table prennent encore place, M. Pierre Deffontaines et Mlle Brunhes, fille de Jean Brunhes, le géographe. J’ai oublié les autres et leur nom. En tout une dizaine de convives. De quoi avons-nous parlé ? Du Canada ? Des Canadiens français ? De géographie et d’histoire canadiennes ? Possible, puisque M. Wilbois, récemment de retour d’un voyage chez nous, dirigeait la conversation. Mais je ne me souviens de tout cela que vaguement. Ce que je n’ai pas oublié, c’est la petite scène tragi-comique que, sans le vouloir, je provoquai après le dîner. Nous étions passés dans le salon pour y siroter le café. Les femmes avaient pris place sur des divans. Je me trouvai adossé à une cheminée, les hommes formant demi-cercle devant moi, leur tasse de café à la main S’étaient-ils donné le mot ? S’étaient-ils vraiment proposé de me jeter sur un terrain glissant ? Gaétan Bernoville, autant que je me souviens, prit la parole :

M. l’abbé, nous voudrions vous poser deux questions.

— Posez-les. Je ne m’engage pas à répondre. Mais si je le puis, je le ferai.

M. l’abbé, que pense-t-on chez vous de notre catholicisme ?

La question était délicate. Je me tournai la langue dans la bouche. Et je me risquai :

— Ce que l’on pense de votre catholicisme ? En somme, beaucoup de bien. Peut-être ne savez-vous pas jusqu’à quel point vos maîtres en spiritualité sont nos maîtres spirituels. Je dirais même plus : nos gens instruits ne lisent guère le latin, ni l’italien. Ce sont donc vos écrivains religieux, théologiens ou autres, qui monnaient pour nous la doctrine catholique. Un livre de valeur est à peine paru, annoncé, recommandé par vos revues, que quinze jours plus tard, il est en vente dans nos librairies. Et s’il vous arrivait, par exemple, de parcourir l’étalage de nos grandes librairies de Québec ou de Montréal, sans doute seriez-vous étonnés d’y découvrir, non seulement de larges rayons de votre littérature religieuse, mais, en cette section, point d’autre littérature que la vôtre. Une rapide inspection des bibliothèques de nos évêchés, de nos collèges, de nos couvents, de nos presbytères, vous obligerait à la même constatation.

Autre mérite que nous vous concédons volontiers : celui de posséder une élite catholique vraiment éminente. Beaucoup de vos jeunes laïcs, écrivains ou autres, font l’admiration de notre jeunesse. On trouverait difficilement ailleurs qu’en France, pensons-nous, une foi aussi vive, aussi crâne, aussi apostolique.

Enfin nous connaissons la France missionnaire. Nous savons que, dans le champ des missions, elle est toujours à l’avant-garde, se tient toujours au premier rang et que les missions les plus difficiles, les plus pénibles, restent encore le lot favori des missionnaires français.

Mes jeunes amis m’écoutaient avec un visible contentement. Allais-je risquer quelques réserves ? Ils me paraissaient disposés à m’entendre. Je continuai :

— Maintenant, si j’osais, en ce tableau, jeter quelques ombres, peut-être, en toute franchise, vous l’avouerais-je, nous comprenons mal l’état d’esprit ou l’attitude de votre clergé métropolitain. Qu’il nous paraît distant de son peuple ! Je le regarde aller dans la rue. Quelle mine de vaincu, de rebuté me semble être la sienne ! Il va, les yeux rivés au trottoir, ne salue personne ; on dirait, en son pays, un parfait étranger. Chez nous, vous le savez, les choses se passent autrement. Le prêtre se sent encore chez soi. Sur la rue, on le salue fréquemment et il remet la politesse. Presque partout aussi le prêtre se sent du peuple, se mêle au peuple. Une dernière réserve : comme vos prêtres, surtout dans vos campagnes, en raison même, sans doute, de cette timidité ou de ce renfrognement, nous paraissent posséder peu l’esprit conquérant. Autant vos missionnaires qui besognent au loin ont de l’allant, un esprit de conquête et de foi à remuer les montagnes, autant le prêtre resté au pays se donne la mine d’un recroquevillé, je ne veux pas dire d’un fonctionnaire, qui se garde bien de compliquer sa petite fonction.

Les derniers mots lâchés avec précaution et un peu de tremblement, je regarde mes auditeurs. Humblement ils opinent du bonnet. Pas un mot à reprendre, à me reprocher. Et j’attends la deuxième question. Elle vient sans tarder :

— Chez vous, que pense-t-on de notre politique ?

Question encore plus litigieuse que la première. Je n’ai devant moi, je m’en rends bien compte, que des jeunes républicains, sinon même des jeunes démocrates. Encouragé néanmoins par leur humble attitude jusqu’à ce moment, j’entreprends de répondre :

— Bien, leur dis-je, au Canada, je ne vous l’apprends point, nous vivons en régime politique de rite britannique. Rite respecté, observé rigoureusement. Il ne s’agit pas d’en discuter, et, par exemple, s’il nous convient à nous, Français de vieille souche. Il nous arrive d’en douter. Il reste que ce régime nous donne une certaine stabilité gouvernementale. D’ordinaire, la durée d’un ministère ou d’un gouvernement peut aller, sauf accident imprévu, jusqu’à quatre ans à tout le moins. Mais un parti ou une équipe politique peut rester au pouvoir bien au-delà de cette durée : dix ans, quinze ans et même davantage. Ainsi, dans le Québec, le parti qui gouverne actuellement détient le pouvoir depuis au-delà de vingt ans. En regard de cet état de choses, je ne vous cacherai pas que vos incessantes culbutes de ministères nous étonnent et même nous effraient un peu sur la continuité possible d’une politique. Et même il nous arrive parfois de nous dire : faut-il que la France ait une santé pour résister à pareil régime !

Hélas, imprudent, gâteux que je suis ! À peine ai-je lâché ces derniers mots qu’une tempête de protestations m’assourdit. Le demi-cercle devant moi s’est resserré, fermé. Tous parlent ensemble ; tous me parlent avec force, dans le visage, avec des yeux plus remplis de pitié que de colère. Décidément je suis un pauvre bougre. Dans le fracas des voix je ne puis que démêler des phrases comme celles-ci : « Mais M. l’abbé, ceux qui, chez vous, tiennent ces propos, ne comprennent rien à notre politique… Ces ministres ne sont que des pantins, des fantômes ; ils ne sont que l’ombre du gouvernement… Ceux qui gouvernent, en fait, ce sont nos grands fonctionnaires, nos grandes administrations. Là est la continuité ; là réside la stabilité… » Je subis l’averse le plus stoïquement possible. Trop bien élevés, ces jeunes gens ne sont pas lents à se ressaisir. Ils me paraissent un peu gênés de leur emportement, de leurs éclats. Je m’excuse d’avoir proféré, bien involontairement, des paroles si inflammables. Profitant du départ de quelques-uns, requis ailleurs par un engagement quelconque, je prends moi-même congé de mon hôte.

Rentrant chez moi, ce soir-là, seul dans la rue, je puis méditer à mon aise sur l’élément passionnel qu’au beau pays de France, traîne avec soi toute discussion de caractère politique. Eh ! quoi, me dis-je, ces catholiques français admettent avec une humilité touchante tout le mal que l’on peut dire de leur catholicisme. Mais n’allez pas toucher à la sacro-sainte république ! Autant forcer la bouche d’un volcan ! Feu volcanique, en effet, chez eux, républicaine ou monarchiste que la passion politique et qui peut tout dévorer. Bien des fois, à des amis qui ne comprennent rien à certaines attitudes politiques des catholiques de France qui, lors du mouvement franquiste contre les rouges d’Espagne, par exemple, se scandalisaient des étranges attitudes du journal Sept et d’un homme tel que Jacques Maritain, ce dernier prenant presque parti pour les révolutionnaires, souvent, dis-je, j’ai raconté cette anecdote de ma soirée chez J. Wilbois. La parabole valait la meilleure des explications.

Père Pinard de La Boullaye à Notre-Dame

Parmi mes grands bonheurs de Paris, en cet hiver de 1931, je ne veux pas oublier le deuxième carême qu’il m’est donné d’entendre à Notre-Dame. On me prodigue, ai-je dit, toutes les amabilités. L’on n’a pas oublié de m’obtenir de Son Éminence le cardinal Verdier, un bon billet pour la grande nef. Encore cette fois, je suis presque en face du prédicateur, à quelques pas de la chaire. Le Père Janvier n’y est plus. Rien qui me rappelle la robuste silhouette déployant, dans la souple robe blanche, ses gestes pathétiques. Rien non plus de la voix d’or. Un type de prédicateur tout à fait nouveau. Au lieu d’un Dominicain, un Jésuite : le Père Pinard de La Boullaye, assez grand de taille, mais plutôt mince ; une tête fine, un visage fin ; au lieu d’un orateur, un professeur. Le Père expose, enseigne, ne cherche guère à émouvoir, à secouer l’auditoire ; il veut instruire, convaincre, réfuter ; c’est le maître du haut de sa chaire. Il a pourtant le don de se faire écouter. Ses exposés sont clairs ; dans ses réfutations, il ne se prive point au passage d’un sourire, d’une pointe d’humour ou d’ironie, mais sans appuyer. Il parle du Christ et il en parle souvent avec émotion, même si son émotion est celle d’un savant. On sait qu’à Notre-Dame il a voulu traiter de Notre-Seigneur Jésus-Christ, mais dans le cadre de l’histoire des religions. Le célèbre auditoire éprouvait ce besoin, depuis que l’interpénétration des mondes ramenait plus que jamais l’étude des théologies et des philosophies orientales. J’étais étudiant à Rome, lors de la mort de Ferdinand Brunetière. N’a-t-on pas raconté, dans le temps, que certain ouvrage sur le bouddhisme avait retardé de dix ans la conversion au catholicisme du directeur de la Revue des Deux Mondes ? En ce carême de 1931, le Père de La Boullaye traite du Christ : « le thaumaturge et le prophète ».

Le prédicateur n’est plus le même. Mais l’auditoire, le magnifique auditoire d’hommes de la grande nef n’a pas changé. Espace rempli jusqu’aux moindres coins ; mêmes visages attentifs, respectueux, quelques-uns tendus, dans l’anxiété de la recherche suprême. Comme la question religieuse passionne encore les hommes, même ceux-là qui sont loin de la foi ! Facilement au-dessus de cette masse d’hommes composée pourtant de beaucoup d’incroyants, on se prenait à entendre le mystérieux battement d’ailes de l’Esprit.