Mes mémoires (Groulx), tome III/vol. 5/Pèlerinage à Lisieux

Fides (p. 75-85).

V

PÈLERINAGE À LISIEUX

Ce devait être plus qu’un épisode, mais l’un des grands moments de mon voyage. Je m’en étais fait un devoir de gratitude. Et ma réussite à Paris n’était pas l’unique dette dont je me sentais comptable à ma petite amie du Ciel. Tant de fois, depuis mon pèlerinage de 1922, elle m’avait donné des signes de sa condescendante amitié. Je me rappelais, en particulier, cette faveur merveilleuse obtenue d’elle, trois ans à peine auparavant. Au no 3716 de la rue Saint-Hubert, à Montréal, où j’avais d’abord pris domicile avec ma mère ― un rez-de-chaussée ―, le logis s’était révélé humide et peu éclairé. Habituée à la campagne, ma vieille maman souffrait de cette claustration dans la mi-ombre où le soleil ne paraissait que par l’arrière. Mes yeux s’accommodaient mal de la lumière avare. Après deux ans de séjour, nous décidâmes de chercher gîte ailleurs. Et nous voilà, au printemps de 1928, en quête, dans le quartier, d’un logis plus chaud et plus éclairé. Recherches vaines qui durent plus de quinze jours. La date approchait de l’avertissement obligatoire au propriétaire : garderions-nous ou non le no 3716 ? Je disais alors ma messe, dans un oratoire de Sœurs Dominicaines, côte de la rue Saint-Hubert, près de Sherbrooke. Chaque matin, en descendant l’escalier, mes yeux se portaient avec envie de l’autre côté de la rue, à l’ouest. Là se dressait une maison de rapport à trois étages, dont le deuxième me paraissait notablement éclairé : une ruelle longeait la maison du côté nord, et pour élargir la ruelle, s’étalait le jardin de la maison voisine, laquelle avait façade sur la rue Sherbrooke. Et je me disais chaque matin : « Si les locataires de ce deuxième étage avaient donc le bon esprit de nous céder la place. » Logé là, cet autre avantage serait mien de me trouver en face de mon oratoire. Or, le jour même où, las de recherches, je devais donner ma réponse au propriétaire du no 3716, voici qu’en descendant l’escalier de l’oratoire, qu’aperçois-je de l’autre côté de la rue, apposée à la façade du deuxième étage du no 2098 ? La pancarte : Maison à louer. Je traverse aussitôt la rue ; je m’enquiers du nom du propriétaire, du prix du loyer ; arrivé au 3716, un coup de téléphone et tout est bâclé. Il faut dire qu’en désespoir de cause, j’avais dit à la Petite Thérèse : « Trouvez-moi un logis convenable pour ma maman, et je promets de vous faire une conférence ! » Ma promesse, on le pense bien, je l’acquitte le plus tôt possible. Je prononce ma conférence le 21 février 1929, à la salle de l’Immaculée-Conception (Montréal), pour le 15e anniversaire du Cercle Jeanne-Mance, cercle d’études féminin. À ce moment la conférence est déjà mise en brochure. Je lui ai donné pour titre : Thérèse de Lisieux, une grande femme, une grande vie. La brochure se vendra à plusieurs milliers d’exemplaires. Elle me vaudra quelques attentions particulières de ma chère petite Sainte. Le soir où je prononce ma conférence, m’arrive à mon chez moi du 2098, rue Saint-Hubert, une magnifique gerbe de roses. De qui venait-elle ? je ne l’ai jamais su. À la pension des Sœurs Dominicaines réside alors une bonne vieille demoiselle, Mlle Quigley, femme de grande piété. Pour expier une faute de sa mère, elle s’est vouée à une œuvre de protection de la jeune fille. Alliée, par sa parenté, à de hautes familles canadiennes-françaises, elle a connu et fréquenté, en son enfance, la société bourgeoise qui habite alors la rue Saint-Denis et les environs, entre la rue Sainte-Catherine et le carré Viger : les Papineau, les Fabre, les Mercier, les Cherrier, les Bourassa, etc. Pendant ses vacances de couventine, sa mère l’a confiée plusieurs années aux Sœurs de Sainte-Anne, à Vaudreuil : ce qui fait un lien entre nous deux. Elle a connu une autre société bourgeoise, celle de mon village. Pendant mon déjeuner, elle vient régulièrement s’asseoir en face de moi. Et nous causons du temps passé. La vénérable septuagénaire partage ma dévotion envers la Petite Thérèse. Aussitôt ma conférence entre ses mains, elle me dit : « Il faut en envoyer un exemplaire à Lisieux, en hommage à la Mère Pauline. Vous allez sûrement recevoir une belle relique, peut-être un bout de cheveu de Thérèse. » Je ne possède alors qu’un tout mince morceau de vêtement de la petite Carmélite. J’envoie ma brochure à Mère Pauline. En retour une image de Thérèse, avec, au verso, une prière transcrite par la prieure du Carmel. Mais de cheveu, pas le moindre petit bout. Thérèse se chargerait d’y pourvoir autrement. Mlle Quigley entretient des relations suivies avec une Ursuline des Trois-Rivières, Française de France, qui avait bien connu autrefois la famille Martin de Lisieux. Mlle Quigley a-t-elle mis son amie au courant de mon désir et de ma déception ? Quelques jours plus tard le courrier m’apporte un bout de cheveu, cheveu tout blond de la Carmélite. Mais la Petite Thérèse, ainsi que l’on va voir, n’en reste pas là.

Donc, le 4 février, quelques jours à peine avant mes cours à l’Institut catholique, je quitte Paris pour Lisieux. Je n’oublie point qu’à part les motifs personnels qui me poussent vers la ville sainte, je suis porteur de bien des commissions pour la chère Thérèse. Esdras Minville, guéri par elle de façon apparemment miraculeuse, m’avait écrit du Canada : « Ne manquez pas, lorsque vous irez à Lisieux, de dire un gros merci à la Petite Thérèse pour toutes les bontés qu’elle a eues pour moi ; demandez-lui aussi de bien vouloir donner à nos compatriotes, particulièrement à nos chefs de tous ordres, une parcelle de la volonté qui l’a faite, elle, si grande et si glorieuse. Grand Dieu que nous avons besoin d’apprendre à vouloir. »

Mon grand ami, le Père Rodrigue Villeneuve, devenu récemment évêque de Gravelbourg, en Saskatchewan, m’avait aussi écrit de là-bas (14 janvier 1931) : « Surtout à Lisieux, Ars et Lourdes, ayez une prière fervente. L’horizon est assez mêlé. Nos journaux vous le diront peut-être. La situation économique dans l’Ouest peut amener bien des surprises, comme la boîte à Pandore. » Je ne trouve, dans mes lettres à ma mère, qu’une brève mention de mon pèlerinage :

J’ai fait un beau pèlerinage, un peu froid, dans la chapelle et à l’Hôtel. Mais les souvenirs de la Petite Thérèse aident à se réchauffer. J’ai pu dire la messe, aux Buissonnets (la maison familiale des Martin), et dans sa chambre convertie en oratoire. J’ai pensé à tous vous autres. Et j’espère que la chère petite Sainte qui a jusqu’ici si bien conduit mon voyage, continuera de vous protéger jusqu’à mon retour.

Mais j’allais me reprendre dans Le Devoir. Rentrant à Paris, j’écrivis mes impressions toutes chaudes et les envoyai au Devoir, à M. Héroux, qui les publia dans le journal du 19 mars 1931, presque à la veille de mon retour au Canada. Je transcris cet article où il me semble, j’ai mis tout mon cœur, toute ma ferveur de pèlerin en l’un des lieux du monde qui me sont le plus chers.

Pèlerinage à Lisieux
(par M. l’abbé Lionel Groulx)

M. l’abbé Lionel Groulx, qui sera de retour au Canada d’ici quelques heures, après une série de conférences en France et en Suisse, qui ont obtenu le plus grand succès, avait bien voulu nous adresser de là-bas, cet émouvant article, qui touchera tous les cœurs chrétiens :

L’on part, plein de hâte, comme à un rendez-vous de grande amitié, tellement la ville sainte attire de loin par ses puissantes antennes. Le train file vers le nord. Bientôt de chaque côté de la voie la Normandie montre son visage : une Normandie vallonnée, légèrement saupoudrée de neige par ce début de février. Les champs sont verts et gris. Les troupeaux, troupeaux bovins, non pas blancs marqués de roux, mais roux marqués de blanc, mordillent l’herbe demi-gelée, ou s’enfoncent la tête dans les hautes meules de fourrage. Des vols d’étourneaux et de corbeaux s’envolent d’un peu partout. Et les fermes normandes défilent avec leurs toits en tuiles jaunes ou rouges, très vieilles, souvent étançonnées de perches, quelques-unes mêmes dressant sous le ciel d’hiver leur toiture de chaume panachée d’une mousse verdâtre.

Quelques hautes cheminées, un amas de tuiles plus compact : c’est Lisieux. À peine sorti de la gare, l’on s’aperçoit qu’une présence unique emplit la ville. Il y a encore des reines de France. Les annonces sur les murs, les inscriptions au coin des rues, les enseignes des magasins, des maisons de pension et voire des grands hôtels s’inspirent du même souvenir, se rattachent au Carmel et aux Buissonnets, clament ici la royauté de la petite Française. Plus qu’au départ, bien entendu, la présence invisible saisit le voyageur qui arrive avec l’âme d’un pèlerin. Le charme de la Petite Thérèse n’est pas un mythe : il opère merveilleusement. Dans un instant, il vous saisira tout de bon, lorsque, après avoir frôlé le Carmel, avoir franchi le seuil de la chapelle, vous l’apercevrez, à droite, dans sa châsse, un peu parée peut-être, mais dans le vêtement, sans doute, où la piété populaire aime voir la « Petite reine ». Elle est là, dans sa rotonde, derrière une haute grille de fer qui contient l’élan des pèlerins, mais n’arrête pas l’attirance, les émanations conquérantes des reliques sacrées. Les vitraux illustrent les plus grands miracles de Thérèse. Deux anges de marbre, gardiens de ses restes, vous rappellent en des livres ouverts sa doctrine spirituelle. Là-haut, dans une niche, la miraculeuse vierge du sourire. Le parquet est jonché de fleurs, de roses naturelles que les fidèles de la thaumaturge ne cessent de lui jeter à pleines mains. Près de la châsse, un ange plus petit, à l’allure de bambino, pince une harpe, symbolise la candeur, la simplicité joyeuse de l’enfance spirituelle et harmonise toute la scène. La chapelle romane du Carmel, un peu agrandie, est restée simple, presque austère. Les ex-voto achèvent de lui faire un revêtement de marbre : parure d’un goût discutable, mais où trouve à se satisfaire encore une fois la piété des humbles.

C’est l’hiver, temps peu propice aux pèlerinages. Pourtant les pèlerins ne cessent d’affluer par petits groupes. Rarement la chapelle est déserte et la grille de la rotonde, privée de son rideau de priants. Quelques minutes, je m’arrête à considérer les passants. Bien peu que le charme de Thérèse n’arrive pas à dominer. La plupart tombent à genoux et s’abîment dans une prière intense où l’élan du corps révèle celui de l’âme. Quelques-uns entrent en curieux, mais bientôt domptés, conquis par l’atmosphère du lieu, dissimuleraient vainement leur émotion. Peu ont le goût de causer, de lorgner, comme un peu partout en ces églises d’Europe qu’on visite ainsi que des musées. Deux vieillards qui n’ont pas fléchi le genou, ne se sont pas signés, restent là pourtant, recueillis quelques minutes, ayant l’air de chercher au fond de leur mémoire quelques débris de prière.

* * *

Mais il faut se hâter vers la deuxième station du pèlerinage. Sorti de la chapelle et de la salle des reliques, l’on gravit pendant dix minutes une pente douce ; à droite l’on s’engage dans une ruelle en équerre, où les pieds des pèlerins ont déjà arrondi le pavage en pierre, et nous voici à la porte des Buissonnets. Enclose comme un cloître, la demeure des Martin se dresse, maison bourgeoise, en briques d’un rouge pâle cerclées de blanc. Inutile d’en décrire l’apparence extérieure ; l’image est au fond de toutes les mémoires. Combien ont formé le rêve de venir un jour errer sous ces fenêtres, en ce jardin que, plus encore que le Carmel, peut-être, elle emplit de sa présence. Et je ne sais vraiment si, au seuil de cette maison, l’émotion du pèlerin n’est pas plus vive que partout ailleurs, tellement affluent les souvenirs gracieux, les menus événements de l’enfance enchantée. Au premier étage, vous apercevez la salle à manger où Thérèse a pris son dernier repas, a passé sa dernière soirée en famille avant de s’en aller vers sa grande destinée. Au second, voici la chambre de son père, restée intacte, voici celle de Thérèse transformée en oratoire. Une pièce voisine contient le lit de la jeune fille, son prie-Dieu, ses livres d’école, ses jouets d’enfant, tous ces souvenirs qu’a immortalisés l’Histoire d’une âme. Et comme tout cela est resté vivant, singulièrement vivant ! Des personnalités puissantes ont marqué ici les moindres objets et ce coin de terre normande. On dirait que les Buissonnets ne sont vides que depuis hier.

Le jardin est plus exigu que ne le laissent croire les photographies. Jardin à la française, où pas un pouce de terre n’est perdu. Il y a des coins d’ombre et de mystère, beaucoup de place aussi pour le soleil, beaucoup de clarté dans la disposition des fleurs et des verdures, nulle surcharge. On va par les allées, lentement, plein d’un émoi délicieux, comme si Thérèse, hier même, y avait passé. Quelques arbres ont sûrement jeté de l’ombre sur la tête de l’enfant, cette tête blonde aux cheveux d’un or ruisselant que j’ai vus tout à l’heure à la salle des reliques. Dans ces allées elle a joué, couru avec ses sœurs, avec son « roi ». Elle y a écouté le divin appel, y a promené ses aspirations de future Carmélite. Un groupe de marbre marque l’endroit précis où un jour elle s’ouvrit à son père de sa précoce vocation. Tout l’ensemble est prenant. Je le sentirai bien davantage demain matin, quand j’aurai le privilège de célébrer la messe dans la chambrette de Thérèse. Par ce matin doux de février où passent des souffles de printemps, j’entends les oiseaux qui chantent par-delà les volets. Et je songe que Thérèse, qui aimait tant le chant des oiseaux, eut souvent, sans doute, dans cette chambrette, des réveils embaumés de poésie où son cœur d’enfant et de jeune fille se laissait « mélancoliser » par la nostalgie des choses divines. Mais là, tout près, elle entend la cloche de la cathédrale qui sonne la messe ; elle se hâte pour l’un de ces rendez-vous, dans la chapelle de l’abside, où elle serait empoignée pour jamais.

* * *

Je pose cette question aux gens de Lisieux, au directeur des pèlerinages, à Mère Anne de Jésus, petite Canadienne de chez nous, enfermée au Carmel : — « Le nombre des pèlerins va-t-il augmentant ou diminuant ? — Augmentant. » « Ce qu’elle en aura fait courir de monde, cette petite », me disait tout à l’heure une brave femme. Et tous de dire : « Ce sera bien autre chose quand la basilique sera construite. » Quand ils arrivent par milliers, les pèlerins sont bien à la gêne dans la petite chapelle du Carmel où trois à quatre cents personnes peuvent à grand-peine se tenir debout. Longtemps, il faut attendre son tour d’approcher de la châsse. La basilique est donc en construction sur une hauteur qui domine la ville. « Elle l’aura », se sont dit les amis de Thérèse. Il semble bien que l’achèvement ne tardera plus guère. La France, cette terre de tous les contrastes, possédera un nouveau poste d’émission vers le ciel.

Et tout ce charme et tout ce prestige, simplement parce qu’un jour une petite fille ravissante, il est vrai, mais comme il en est bien quelques-unes, conçut ici l’ambition d’aimer le Seigneur, comme jamais il n’avait été aimé. Pendant huit ans, elle banda tous ses muscles, toute sa volonté dans cette résolution suprême, si bien que le Seigneur, qui lui avait soufflé la grande idée, la voulut réaliser. Dans l’âme de la petite moniale, il opéra les merveilles de sa grâce ; il façonna, sur un point du monde, un exemplaire d’humanité comme bien peu notre pauvre race en a connu : une vierge aux mœurs d’ange, d’une pureté à rendre les lis envieux, une petite sainte qui a voulu l’être pour l’amour de son « Maître adoré », sans doute, mais aussi pour l’amour de ses frères, les humbles, les petits, pour « passer son Ciel à faire du bien sur la terre ».

Voilà où atteint le prestige de la sainteté, même en notre âge de scepticisme où tout l’ordre des valeurs est pourtant renversé. À Lisieux, qui oserait comparer la gloire des saints à la gloire des grands hommes ? Lequel de ces grands hommes, même parmi les plus grands et les plus véritables, emplit ainsi de sa présence sa petite ville natale, y voit chercher ses moindres traces, ses moindres souvenirs, y attire de pareilles foules, de tous les bouts du monde ? Lequel surtout continue d’agir comme la petite moniale dans la vie morale du monde, y soutient un pareil idéal de pureté et d’héroïsme ?

Lionel Groulx, ptre

6 février 1931





La Petite Thérèse qui paie bien ses comptes, ou ce qu’elle veut tenir pour tels, ne manque pas de me payer cet autre : mon article. À peine de retour au Canada, je rencontre sur la rue un de mes jeunes amis, l’abbé Brisson, sulpicien. Il a lu, dans Le Devoir, la relation de mon pèlerinage à Lisieux. Il en a été touché.

— Avez-vous quelque bonne relique de la Petite Thérèse ? me demande-t-il.

— J’ai un morceau de vêtement et un bout de cheveu.

— Aimeriez-vous posséder une parcelle d’ossement ? À titre d’assistant du postulateur de la cause de Thérèse, je possède une parcelle que je pourrais diviser.

Je ne me fais pas prier ; j’accepte au comble de la joie. Tout de suite je porte la parcelle à Mlle Quigley. Avec un boîtier de montre féminine, la vieille demoiselle m’a déjà façonné un petit reliquaire. Donc la parcelle s’ajoute au cheveu, au morceau de vêtement. Et je n’ai qu’à enfiler dans l’anneau du boîtier une solide chaînette pour me passer le reliquaire autour du cou. Depuis, les précieuses reliques ne m’ont jamais quitté. Le matin je ne sors pas de ma chambre que je ne les aie là sur ma poitrine, sous ma soutane. Chez moi, en voyage, partout la Petite Thérèse m’accompagne. Un jour je l’oublie à Vaudreuil. Je fais un voyage exprès de Montréal pour l’aller chercher.

Ce pèlerinage de 1931 m’a laissé de bien grands souvenirs. Par bonheur je me trouvai de passage à Lisieux un jour où les pèlerins affluaient peu. J’ai pu prier et méditer dans la chapelle sans être troublé par une foule. Dois-je le rappeler ? Une émotion profonde, intense, me saisit lorsque après quelques pas, j’aperçus, au-delà de la grille, si proche de moi, dans sa châsse, la petite Sainte. Était-ce pur saisissement nerveux ? Je me sentis secoué, bouleversé intérieurement, mais sans rien de violent, comme si par quelque fluide merveilleux, la Petite Thérèse eût voulu me faire sentir sa présence. Je dus m’asseoir et rester là quelque temps à pacifier mon émoi. Ainsi que je le dis dans mon article au Devoir, ma visite aux Buissonnets ne m’a pas ému moins fortement. Je demande d’abord aux gardiennes de la maison le privilège de dire ma messe le lendemain matin, dans la chambre de la Petite Thérèse. Permission tout de suite accordée. Je m’enhardis ; j’invoque ma qualité de pèlerin venu du lointain Canada et d’amant très attaché à Thérèse ; et je sollicite un privilège peut-être plus considérable : celui d’aller passer quelques heures seul dans le jardin. Je promets d’être bien sage, de ne toucher à rien. Les gardiennes acquiescent de nouveau. C’est dans l’après-midi. Je passe bien là deux à trois heures. Lentement je parcours les allées du parterre ; j’évoque tous les faits, tous les souvenirs que l’Histoire d’une âme me permet de localiser. Puis, assis sur ce banc où tant de fois la « Petite reine » s’est assise aux côtés de son « roi », je rêve à mon aise à la prodigieuse histoire. Le soleil baissant m’arrache à ma rêverie et à ma méditation. Heures enchantées qui restent profondément gravées en ma mémoire.

■ ■ ■

Au « Lys d’or », pension de famille où j’ai pris mon logement, juste en face du monastère, un incident amusant marque, ce soir-là, mon retour des Buissonnets. La veille au soir, en m’accueillant, la maîtresse de la maison ne m’a pas demandé mon nom. Or, le lendemain matin, messe dite et mon petit déjeuner pris à la hâte, je dis à l’hôtesse : « Ne vous inquiétez pas de moi ; j’ai des courses à faire dans Lisieux ; vous ne me reverrez qu’à la fin de la journée. » De là, je passe par un magasin d’objets religieux acheter quelques souvenirs que je désire expédier au Canada. Et je fais adresser le colis au « Lys d’or » sous le nom de M. Groulx. Donc, ce soir-là, à mon retour à la pension, j’y découvre une certaine agitation. L’hôtesse, un peu nerveuse, m’aborde avec cette question :

— Puis-je savoir votre nom, M. l’abbé ?

— L’abbé Groulx.

— Ah ! voilà l’explication du mystère.

Et je l’entends qui crie à quelqu’un du fond de la maison :

— Monsieur, venez voir un cousin du Canada.

Je vois venir à moi un couple d’une cinquantaine d’années. Et le Monsieur est bien authentiquement un Groulx des environs de Lisieux. Lui et sa dame sont venus, avant le carême, rendre visite à leur fille carmélite dans le monastère. Le cousin est plutôt costaud. Nous échangeons une poignée de mains. Mais je le confesse tout de suite : le parent du Canada n’a pas le don d’éberluer le cousin normand. Il écoute d’une oreille médiocrement attentive les renseignements que je lui donne sur le premier Groulx venu au Canada en 1665. Il me paraît surtout heureux d’apprendre que le colis d’objets religieux venu du magasin ne lui est pas destiné et qu’il n’en éprouvera point d’embarras. Je lui dis toutefois :

— Voulez-vous, s’il vous plaît, vous tourner un peu que je vous voie de profil. Tous les Groulx du Canada ont comme un signe de race. Je ne le porte point quant à moi, étant plutôt du type physique de ma mère. Mais les Groulx que je connais, en mon pays, ont presque tous ce signe ; je l’ai observé chez mon grand-père, chez mon père, chez ses frères, chez l’un de mes frères à moi. Tous ont le nez aquilin.

Le cousin normand se tourne ; il avait le nez héréditaire. Seul souvenir que j’aie gardé de lui.

Un autre souvenir. L’un de mes amis, un pharmacien du nom de Goyer, m’avait prié de saluer au monastère une de ses sœurs enfermée là depuis vingt ans. Je pus obtenir qu’elle vînt à la grille. La chère petite Canadienne, comme elle était heureuse d’entendre parler du pays ! Mais, en même temps, comme les nouvelles se peuvent déformer entre ces murs trop bien clos ! On lui avait parlé de quelques apostasies de nos pauvres gens des quartiers miséreux de Montréal qui, acculés à la misère, abjuraient et se donnaient à des pasteurs protestants. « Le pasteur, disaient ces malheureux, nous en donne plus que le curé. » C’était pendant le grand chômage. Des apostats de langue française, un ancien Cistercien, un ex-Oblat, adonné à l’ivrognerie, tenaient une « mitaine » sur la rue Sherbrooke, dans l’est, et vitupéraient contre le clergé, l’Église, la Vierge. La petite Canadienne de Lisieux croyait à des apostasies massives. Je dus la détromper. Apostasies trop nombreuses, sans doute, mais effets de l’ignorance et de la misère plus que de la malice. C’est à ce propos que Mgr Olivier Maurault, recteur de l’Université de Montréal, me rapportait un joli mot ou plutôt un triste mot recueilli sur les lèvres du grand vicaire de l’évêque anglican de Montréal. Mgr Maurault s’étant trouvé, dans un banquet, aux côtés du grand vicaire, s’était permis cette observation au sujet de nos apostats :

— Ne trouvez-vous pas un peu singulier, mon cher Monsieur, que des gentlemen de votre espèce, fournissiez des subsides à d’aussi tristes sires que l’apostat cistercien et l’autre, son compagnon ?

Le grand vicaire avait répondu :

— Ne vous en faites pas, Monseigneur ; c’est votre canaille qui s’en vient chez nous !