Mes mémoires (Groulx), tome III/vol. 5/Cours en France (1931-1932)

Fides (p. 55-74).

IV

COURS EN FRANCE (1931-1932)

Cours en Sorbonne

Un cours en Sorbonne, fait divers aujourd’hui. Hier, en 1931, encore événement pour un Canadien français. Ce cours, c’est mon cauchemar depuis deux ans, sinon trois. C’est le 23 décembre 1926 qu’Édouard Montpetit me fait savoir que « Sur proposition de M. le chanoine Émile Chartier, doyen de la Faculté des lettres, la Commission des études a décidé de vous confier le cours en Sorbonne qui aura lieu en 1928 et portera sur “l’Histoire du Canada”. — Auriez-vous l’amabilité de me dire si vous acceptez cette proposition afin que je fasse rapport à la Commission ? »

Ai-je répondu à cette première offre ? Je me souviens tout au plus que j’éprouvais de fortes hésitations. Après Montpetit, ai-je dit plus haut, Rodolphe Lemieux, l’abbé Émile Chartier qui avaient couvert et recouvert le terrain, quel sujet pouvais-je bien aller traiter là-bas qui pût encore intéresser un auditoire parisien ? Puis, on le sait, je m’étonnais un peu que le gouvernement de Québec, aide financier de l’Institut scientifique franco-canadien, consentît de bon cœur à me verser en l’occurrence la subvention requise. Je n’avais guère, je n’ai jamais eu bonne presse dans les sphères gouvernementales. L’on ne m’y avait jamais acheté le moindre exemplaire de mes ouvrages, assistance rarement marchandée au moindre des écrivailleurs. L’honorable Athanase David, en particulier, ne me portait point en son cœur. De tendances fortement nationalistes, en sa jeunesse, on l’avait vu, pendant la première Grande Guerre, aux côtés de ses amis Montpetit, Antonio Perrault, Paul-Émile Lamarche, se prononcer carrément contre la conscription. Quelques années plus tard, avec son collègue, Napoléon Francœur, il proposait à la Chambre québecoise, une résolution d’allure séparatiste. Mais l’on sait qu’il n’y a rien de tel que ces « revirés » pour garder rancœur à ceux qui ne les ont pas suivis dans leurs métamorphoses. Je pus m’en apercevoir un jour que, pendant l’un de mes déménagements, je m’étais fait voler les six volumes reliés des Jugements et délibérations du Conseil souverain. Sur le conseil de mon bon ami, Pierre-Georges Roy, qui m’avait montré maints exemplaires de l’ouvrage en train de moisir dans les caves du parlement québecois, je demandai au secrétaire de la province de me faire cadeau d’une série des Jugements… J’avais invoqué mes travaux d’histoire, les pénibles conditions où il me fallait les poursuivre. L’honorable David m’opposa un refus net. De quoi donc me préserver d’une surprise naïve lorsque peu de temps après l’on m’apprit que le prochain conférencier en Sorbonne ne serait pas l’abbé Groulx, mais un haut fonctionnaire québecois, fort bien en cour, M. Louis-Philippe Geoffrion, auteur de Zigzags autour de nos parlers. M. Geoffrion irait parler à l’auditoire de la Sorbonne, du parler franco-ontarien. L’on m’écartait sans façon. Malheureusement M. Geoffrion se fatigua à la préparation de ses cours. Il tomba malade. Trois ans avaient passé. Le 12 septembre 1929, je recevais ce nouveau mot de M. Montpetit :

Monsieur l’abbé,

On me dit que M. Philippe Geoffrion est sérieusement malade et qu’il ne pourra pas partir en novembre pour donner ses cours à Paris.

Puis-je vous demander, amicalement, si vous consentiriez à faire vos cours en Europe cette année ?

Le lendemain, je répondais à M. Montpetit :

Je reçois votre lettre du 12 septembre… Je regrette de ne pouvoir accepter votre invitation.

Quand, l’année dernière, à la demande de Mgr le Recteur, j’eus accepté de passer mon tour au professeur de Laval, je me mis aussitôt à pousser d’autres travaux historiques restés en plan depuis quelques années. Il me serait absolument impossible de préparer ou d’achever ce cours en Europe, dans le peu de temps qui me reste.

À cette date, il ne s’agissait, pour ces Messieurs de l’Institut scientifique franco-canadien, que d’avancer d’un an mon voyage à Paris. Par lettre du 10 avril 1929, M. L.-J. Dalbis, président de l’Institut, m’avait demandé « si éventuellement » je serais disposé « à aller en France, pour y donner, pendant l’automne 1930, une série de conférences ». On me proposait donc 1930 au lieu de 1929. Deux jours plus tard, le 12 avril, je faisais savoir mon acceptation. Je donnais même à M. Dalbis le sujet de mes conférences. Et j’ajoutais cette finale qui parlait de soi :

Si ce sujet vous agrée, M. le président, il me sera très agréable de donner ces conférences aux lieux que vous me désignez dans votre lettre. Je vous serais bien obligé toutefois de me faire savoir si je puis compter sur 1930 comme sur une date définitivement fixée pour ce cours.

Évidemment je ne tenais pas à me faire bousculer de nouveau par quelque autre candidat à la Sorbonne. Cette fois non ; l’invitation est sérieuse, définitive. Une lettre de M. Dalbis du 3 août 1930, puis une autre de M. Montpetit du 27 novembre m’avertissent que mes cours en Sorbonne commenceront le 20 janvier 1931. Il me reste à mettre au point mes neuf cours, puisqu’il est convenu qu’outre cinq cours en Sorbonne, j’en devrai donner quatre autres à l’Institut catholique de Paris. « Mettre au point », en l’occurrence, voulait dire transformer, écourter, synthétiser, adapter à des auditoires parisiens, une série de conférences prononcées, en forme de cours publics, à l’Université de Montréal, conférences qui devaient former les deux gros volumes de mon Enseignement français au Canada. Impossible, en effet, d’aller servir à des auditoires étrangers une série d’études fouillées, hérissées de statistiques, de textes juridiques, exclusivement faites pour mon auditoire montréalais. Il me reste peu de temps. Je m’attelle fébrilement à cette tâche ingrate que je terminerai en route à bord du paquebot. J’ai fixé mon départ au 2 janvier. Dans la semaine entre Noël et le Jour de l’an, quelques-uns de mes amis me donnent un dîner de Bon voyage (Send-off), au Cercle universitaire de Montréal. J’y parais peu enthousiaste. On me trouve même un peu sombre. C’est qu’en vérité j’augure médiocre succès de ces cours que je m’en vais professer là-bas. Et quoi de plus explicable ? Qu’un Édouard Montpetit, académicien-né, bien connu dans les cercles parisiens, qu’un Rodolphe Lemieux, président des Communes au Canada, qu’un Émile Chartier, licencié ès lettres de la Sorbonne, vice-recteur de l’Université de Montréal et doyen de la Faculté des lettres, soient assurés de trouver à Paris un auditoire, cela va de soi. Mais à quoi pouvait bien s’attendre un petit abbé dépourvu de tout diplôme de caractère littéraire, simple professeur d’histoire du Canada, en une université débutante ? J’ai l’impression d’aller à un échec humiliant. À mon ami Jean-Marie Gauvreau, assis en face de moi à ce dîner, qui me reproche mon peu de confiance, je rétorque d’un bord à l’autre de la table :

— Mais voyons, Jean-Marie, combien avez-vous compté d’auditeurs aux cours de l’abbé Chartier ?

— Au dernier cours, onze auditeurs ; sur ces onze, neuf Canadiens.

— Voilà, dis-je, ce qui m’attend, et pas seulement au dernier cours.

Je m’embarque néanmoins le 2 janvier pour New York. Le lendemain, je dois prendre ma cabine à bord du De Grasse. Le voyage me rassérène quelque peu. Le 3 janvier j’écris à ma mère :

Et me voilà installé, seul, dans une cabine à trois lits, avec double porte-manteau et une ouverture sur l’extérieur. Tout est d’une richesse et d’une propreté, comme je ne l’avais encore vu sur aucun navire. Le personnel me paraît d’une politesse exquise : ce qui est bien de quelque mérite pour des Français. Beaucoup de voyageurs. Le paquebot me paraît encombré… Nous allons partir tout à l’heure par un beau soleil, un temps doux. Pas de vent… En tout cas, soyez tranquille : mon bon ange et la Petite Thérèse se sont engagés à prendre soin de moi. J’ai dans ma poche la relique de la Petite Thérèse. Et si elle veut que j’aille à Lisieux, il faut bien qu’elle me transporte de l’autre côté de l’eau.

En effet, pour en avoir le cœur net, j’avais fini par tout remettre entre les mains de la Petite Thérèse à laquelle j’avais voué, depuis longtemps, une dévotion d’une grande ferveur et même, oserai-je le dire, une sorte d’amitié fraternelle. Quand je voulais réchauffer ma piété, il me suffisait de relire quelques-unes des pensées de l’admirable petite Carmélite, pensées si chaudes, si prenantes, si brûlantes d’amour divin, qu’elles avaient le don de me secouer jusqu’au fond de l’âme. J’avais donc dit à la Petite Thérèse : « Je vous abandonne ce voyage. Qu’il en soit comme vous le voudrez et selon la volonté du Bon Dieu. » En ce début de janvier, on m’avait prédit une traversée orageuse. Tout le contraire se produit. J’écris encore à ma mère :

Quelques bonnes âmes ont dû prier pour les voyageurs du « De Grasse » ; nous avons eu une traversée sans pareille. Pas de vent, du soleil presque tous les jours. À certains moments, c’était tout juste pour ne pas se croire dans un hôtel et sur la terre ferme, tant le bateau remuait peu. Les gens de l’équipage ne se souviennent pas d’avoir jamais fait une aussi belle traversée en hiver.

Une fois de plus, en effet, je m’enchante de l’immensité bleue. On dirait un firmament dédoublé dans un miroir, où les étoiles mêmes ne manqueraient pas, étoiles visibles en ces phosphorescences innombrables qui apparaissaient à la crête des vagues.

Aussitôt ma messe dite — je la puis dire tous les jours ―, mon déjeuner avalé et mon bréviaire récité, je m’enferme dans ma cabine et me remets à la rédaction de mes cours. À tout prix, je veux achever ce travail avant mon arrivée à Paris. C’est qu’arrivé là-bas, il me restera peu de temps, huit jours à peine, avant mon premier cours en Sorbonne, fixé au 20 janvier. Le beau temps, le travail ne m’empêchent pas d’avoir des retours d’inquiétude. Mes épaules courbent malgré moi sous la chape de plomb. Je me pose des questions comme celles-ci : « En toute bonne foi, que vais-je faire en France ? Aurais-je dû partir, accepter ces cours ? Comment présenter à ces Français de Paris, l’histoire de si petites choses ? Comment capter leur attention ? » Depuis mes récents voyages, je sentais ces parents de France si différents de nous, si loin de nous. Malgré moi j’évoquais l’image d’un Fuégien se baladant sur les grands boulevards. Ces pensées m’obsèdent à tel point qu’à certains moments, je crois l’avoir écrit à mon frère Auguste, n’eût été la honte d’un tel geste, à peine arrivé au Havre, j’aurais eu une idée folle de me rembarquer pour le Canada. Le 11 janvier je suis à Paris. Les idées noires ne m’ont pas encore abandonné. D’une lettre à ma mère, j’extrais ces lignes sombres :

Paris a beau être Paris, c’est l’exil quand même. Et un pauvre petit Canadien se trouve bien seul dans ce monde. Avec le temps, quelques Canadiens vont, sans doute, me venir voir. Pour le moment, c’est la solitude que je m’en vais oublier en me mettant au travail.

La solitude ne dure pas longtemps. À Paris je loge à l’Hôtel Malherbe, 11 rue de Vaugirard, à quelques pas de l’Odéon, près du Jardin du Luxembourg, dans le voisinage de la Sorbonne. Hôtel de seconde classe, que cet Hôtel Malherbe, mais très confortable, muni même d’un petit ascenseur. Ma première course me mène au Commissariat canadien. Je vais rendre visite à notre ministre plénipotentiaire — nous n’avons pas encore d’ambassadeur — M. Philippe Roy. Le Ministre, personnage costaud, d’une belle carrure d’épaules, une tête de même ligne, des yeux fouilleurs qui veulent être malins, me reçoit froidement, presque de mauvaise humeur. Il a vaguement appris, me dit-il, que je m’en viens en France faire des cours en Sorbonne et ailleurs. Il n’en sait pas davantage. « Je n’ai point reçu, précise-t-il, le programme de ces cours ; je n’en connais même pas la date. » Je lui réponds : « Je n’ai jamais compris, monsieur le Ministre, qu’il m’appartînt d’organiser moi-même ces cours. M. Dalbis, de l’Institut scientifique franco-canadien, m’a pourtant assuré que tout serait prêt à mon arrivée à Paris… Pour le reste, ajoutai-je, de l’air le plus détaché, tout se passe comme je m’y attendais. » Sur ce, je prends congé de mon ministre, lui annonçant que j’ai rendez-vous, ce jour-là même, chez M. S. Charléty, recteur de l’Université de Paris. Là, l’accueil est simple, aimable. M. Charléty m’annonce que les cartes d’invitation à mes cours sont toutes prêtes et qu’elles seront instamment distribuées. Et comme je le mets au courant de l’état d’esprit du Ministre du Canada : « Que M. Roy se rassure, me dit-il avec un sourire ; il sera promptement servi. » En réponse à mes questions, M. le recteur me fait savoir que les cours à la Sorbonne se donnent le plus simplement du monde, sans toge ni insigne universitaire, sur le ton d’une leçon.

Je l’ai dit il y a un instant : ma solitude ne dura guère à l’Hôtel Malherbe. Dès le surlendemain de mon arrivée, en effet, quatre visiteurs surviennent l’un après l’autre : René Bazin, l’historien Émile Lauvrière, Louis Gillet, secrétaire de rédaction à la Revue des Deux Mondes, Firmin Roz, directeur de la Maison des étudiants canadiens à Paris. Madame la propriétaire de l’Hôtel s’écrie : « Mais, Monsieur, vous êtes en train de déranger tout Paris ! » Qui avait amené ces quatre Messieurs chez moi ? Je ne l’ai jamais su. Tous quatre viennent m’offrir leurs services, souhaitent m’aider dans l’organisation de mes cours. Plus fervent que tous, René Bazin que j’ai connu lors de mon séjour à Paris en 1921, qui avait désiré et présidé ma conférence chez les Publicistes chrétiens : « La France d’outre-mer », et à qui je ferai grand plaisir bientôt, en publiant dans Le Devoir, un article sur son Magnificat, René Bazin insiste, veut que je me prête à la publicité : « Je suis passé à L’Écho de Paris, m’apprend-il ; on viendra vous interviewer ; on viendra avec un photographe. Laissez-vous faire ; il faut qu’il y ait beaucoup de monde à vos cours. » En effet, le 20 janvier 1931, le matin même de mon premier cours, L’Écho de Paris me consacre quelques notes biographiques ornées de ma photo. Émile Lauvrière a devancé cette publicité par tout un article du 18 janvier 1931, dans Paris-Canada : article écrit dans le style enthousiaste, tout proche de la rhétorique, mais d’un esprit si honnête, si sincère. J’extrais deux phrases :

Cette voix émouvante il faut aller l’entendre à la Sorbonne (Salle Louis-Liard, 17 heures) dans les cinq conférences qui diront la longue, tragique et finalement triomphante lutte du peuple canadien pour sa langue maternelle… Qu’aux conférences de l’abbé Groulx, Français et Canadiens, unis et en nombre, ne baissent pas trop la tête !!

Quant à Louis Gillet, il avait été quelques années auparavant professeur de littérature française à l’Université de Montréal. Il était venu causer du Canada, s’informer des amis de là-bas, des changements survenus à notre Université.

La veille, 17 janvier, un collaborateur de La Croix de Paris, qui signe E.B., y était allé d’un article-réclame d’une demi-colonne. À tout prendre la partie ne s’engageait pas si mal. La Petite Thérèse avait travaillé merveilleusement.

La date fatale arrive. Ce jour-là je ramasse mon courage à deux mains. Si quelque bon ami m’eût prêté deux autres mains, je les aurais acceptées. Vers midi, un « petit bleu » m’est venu du Commissariat canadien. M. Roy m’y dit, sur le ton réconfortant : « Je serai là avec mes deux secrétaires. » Les deux secrétaires, ce sont MM. Jean Désy et Pierre Dupuy. Mais qui trouverai-je d’autres à cet amphithéâtre Liard pouvant contenir 400 à 500 auditeurs ? Sans doute, et selon le plus probable, des bancs à moitié vides. Rien d’autre alors que l’échec prévu ; et était-ce vraiment la peine d’avoir entrepris ce long voyage ? Et si la salle était remplie… ? En ce cas je m’effrayais à la pensée que je portais un peu, malgré tout, quelque chose de l’honneur de mon petit pays, de sa culture, de son enseignement universitaire et qu’on en jugerait selon la louable ou médiocre qualité de mes cours. Pour comble, cet après-midi-là du 20 janvier 1931, il pleut à verse. Le ciel de Paris a pris son air le plus maussade. Je me rends à la Sorbonne à pied, sous mon parapluie. Je me sens las, déprimé, peu en forme. Je réfléchis, je m’en souviens, à l’étrange destin qui nous guette parfois dans la vie. Une image me traverse l’esprit : l’image d’un galopin de huit à dix ans, promenant ses pieds nus sur les sables mouillés de la baie des Chenaux de Vaudreuil, et je me dis : par quel hasard la vie a-t-elle voulu m’amener aujourd’hui aux portes de la première université de France ?… Dans la petite salle d’attente, je rencontre René Bazin, Georges Goyau, Firmin Roz et mon ministre, M. Roy. Tous quatre s’emploient à me réconforter. D’ailleurs ils prendront place en demi-cercle à mes côtés, dans un instant, autour de la large tribune de l’amphithéâtre. J’entre ; surprise, la salle est pleine ! M. Roy qui entend mal d’une oreille, se place à ma droite, tout près de moi. Debout, fort ému, peu en voix, je prononce trois ou quatre phrases d’exorde que j’ai oubliées, sauf la première : « Vous me croirez, j’en suis assuré, si je vous confie qu’il n’est jamais entré dans mes rêves d’enfant, même les plus extravagants, de venir un jour faire un cours en Sorbonne… » Je renvoie naturellement le mérite de l’invitation à l’Université de Paris et à la France, mère hospitalière à tous ses fils, si éloignés d’elle et si petits qu’ils soient. Ces quelques mots paraissent plaire à l’auditoire. Et je me sens ranimé par je ne sais quel feu intérieur. Assis, j’entame tout de suite ma première leçon : « L’Enseignement en Nouvelle-France au XVIIe et au XVIIIe siècles ». En ce début, je heurte bien quelques préjugés, entre autres, comme le fera remarquer un journaliste de Paris-Canada, le préjugé d’une monarchie qui se serait « montrée d’une dédaigneuse négligence à l’égard de sa jeune colonie ». Au bout d’une heure, quand j’ai fini, j’ai quelque peu l’impression d’avoir gagné la partie. En tout cas, j’ai gagné mon ministre. Il me serre fortement les mains. Et, de ce jour, il ne cessera de me traîner un peu partout, dans les plus grands salons ; il ne saura quelles amabilités me prodiguer. À mon retour au Canada, Édouard Montpetit me dira : « Je vous félicite en particulier d’avoir conquis notre Ministre. » Et j’apprends alors le pourquoi de la froide réception qu’on m’avait d’abord réservée au Commissariat. Ce bon monsieur Roy, ancien journaliste dans l’Ouest, marié à une Anglo-Protestante qui ne l’avait pas fortifié en son catéchisme ni même en sa foi, ne pouvait digérer qu’après l’abbé Émile Chartier, l’Institut franco-canadien renvoyât à Paris un second abbé : « Mais comment, aurait-il écrit, vous savez fort bien qu’un ecclésiastique français ne peut enseigner en Sorbonne. On vous accorde un privilège. Et vous en profitez pour ne dépêcher en France que des abbés. » Mon premier cours fini, j’eus le spectacle d’un ministre tourné bout pour bout. En me quittant ce soir-là, il me dit : « J’envoie ce soir même un câblogramme au Canada. On verra comme je suis content. » Le câblogramme fut rédigé, en effet, en termes très élogieux. J’écrivis à ma vieille maman que je savais inquiète et qui, dans sa chaise roulante, avait dû réciter bien des Avés pour que son pauvre fils ne fît pas trop le déshonneur de la famille :





Paris, 20 janvier 1931.

Ma chère vieille maman,

J’arrive de mon premier cours à la Sorbonne. J’ai eu une belle salle. Salle comble. Et un auditoire où il y avait beaucoup de Canadiens, mais la plupart des Français et du meilleur monde. Il paraît que j’ai eu du succès, beaucoup de succès. Du moins on me l’a dit sur tous les tons après ma conférence, alors que je me suis vu entouré de tout ce beau monde, accouru pour me féliciter. Tant mieux, si c’est vrai, pour notre pauvre petit pays et pour la cause française au Canada. Je n’ai pas demandé le succès pour moi-même, mais pour la cause qu’on m’a envoyé représenter.

Les journaux de Paris me donneront raison. Je ne puis transcrire ici ces éloges. Ils sont trop capiteux, et d’abord excessifs. Les cousins de France, quand on a réussi à les émouvoir, ont le compliment facile, généreux. Ils avaient été touchés, je pense, par cette voix d’outre-mer qui venait leur dire l’effort héroïque d’un petit peuple de rien pour sauver sa civilisation française. Je ne cite qu’une couple d’extraits des journaux parisiens qui font voir par quoi j’ai pu plaire à mes auditeurs. Ces extraits témoignent, malgré tout, ce me semble, en faveur de notre culture canadienne. Mon auditoire de Paris me sait gré, en particulier, d’avoir donné des cours plutôt que des conférences, de m’être rapproché le plus possible de l’enseignement historique. Maurice Guénard (Hodent), le note dans Paris-Canada (25 janvier 1931), au lendemain de ma première leçon :

De cette conférence, fortement charpentée, prononcée avec le ton de l’ardente conviction, appuyée sur des dates, des chiffres et des faits, confrontée avec les textes contemporains, on sort avec l’idée que l’école historique canadienne a fait de grands progrès et puise désormais aux sources mêmes une documentation dont elle ne sait point d’avance quelles conclusions elle en pourra tirer.

Cette série de leçons, plus didactique peut-être que celle de l’Hon. Rodolphe Lemieux, moins philosophique que celle de M. Édouard Montpetit, évoque, par sa méthode et sa portée, les meilleurs cours de Sorbonne.

M. Firmin Roz, sous le titre : « Un historien canadien à la Sorbonne », donne tout un article au Figaro du 28 janvier 1931. M. Roz, et comme quoi deux auditeurs, même intelligents, peuvent ne pas entendre de la même oreille, explique d’une autre manière, le succès de mes leçons :

Si la forte pensée de l’historien se trouve, dans l’exposé d’un tel sujet, animée et vivifiée par la ferveur de l’homme d’action, c’est le talent de l’orateur qui réalise l’harmonie entre ces éléments divers, donne au discours à la fois son mouvement et son emprise. L’heure parut courte au vaste auditoire que la salle Louis-Liard suffisait à peine à contenir et qui a été séduite par la savante ordonnance de cet exposé, la précision et la fermeté du langage, l’élévation de la pensée, la conviction de l’accent, la vivacité ardente du regard, et cet exquis sentiment de fierté intellectuelle qui révèle l’héritier d’une vieille culture, d’une noble tradition. Il est impossible d’entendre ce Canadien français dans l’antique Sorbonne sans se dire que, lui aussi, il est bien de sa lignée.

Autre preuve que tous les auditeurs d’une conférence n’écoutent point de la même oreille, je relève cet autre jugement d’un Français, présent à la Sorbonne et à l’Institut catholique et qui écrit dans Le Droit d’Ottawa :

Ce succès est d’autant plus notable qu’on ne peut pas dire qu’il s’agisse d’un orateur, puisqu’il a la voix un peu sourde et une tendance fâcheuse à ne pas suffisamment accentuer ses voyelles et à laisser tomber la fin de tous les mots. Ce qu’il a dit était si rempli, et j’ajoute, si émouvant par la description documentée qu’il faisait de la misère intellectuelle dans laquelle, pendant trois quarts de siècle après la conquête, les Anglais se sont efforcés de maintenir les Français du Canada, que personne n’a fait attention aux défauts de la voix et de l’émission du conférencier, pour se pénétrer uniquement de la substance de ce qu’il disait…

Mes autres cours suivirent, à la cadence de deux par semaine, pour prendre fin le 3 février. L’auditoire ne parut pas se fatiguer, ni diminuer, du moins sensiblement. Voici ce que j’en écris à ma mère, le 3 février 1931, au sortir de la Sorbonne :

J’ai fini tout à l’heure mes cours à la Sorbonne. Il me semble que la montagne de Montréal m’est enlevée de dessus les épaules.

Si vous avez reçu le no du Figaro que je vous ai envoyé, vous avez pu voir le consolant succès que ma première conférence a remporté. Les suivantes n’ont pas été moins favorisées. Mon auditoire m’est resté fidèle, en dépit de la pluie battante quelquefois. Ce soir, j’avais devant moi plusieurs notabilités du monde des lettres, entre autres Émile Baumann et Louis Gillet. Les Canadiens de Paris étaient bien contents de leur petit conférencier qui, pendant trois quarts d’heure, a dû subir l’assaut des complimenteux parisiens et canadiens. Que le Bon Dieu en soit béni. Peut-être qu’après tout, notre pauvre petit pays en recueillera des amitiés qui, le cas échéant, lui seront serviables.

Une tranche de mon dernier cours avait particulièrement plu à mon auditoire de Français toujours un peu sentimentaux : ma finale. Je crois bien que, du même coup, je fis grand plaisir au deuxième secrétaire de notre Commissariat, M. Pierre Dupuy, en citant une page de l’un de ses écrits. Je transcris cette finale de mon dernier cours en Sorbonne. Elle aidera à reconstituer l’atmosphère de la vieille université parisienne, le soir où une voix française d’outre-mer secoua un peu, en ceux qui l’écoutaient, la fibre de fierté :

Mais vous entendez bien que notre fidélité s’appuie sur quelques motifs plus élevés. Accueillants à toutes les formes de la pensée anglaise ou américaine où la nôtre pourrait s’enrichir, nous réservons pourtant, dans nos esprits, une inviolable primauté à la culture de France, à cette éducatrice immortelle, par laquelle s’achèvera le perfectionnement de nos esprits, et par laquelle dériveront jusqu’à nous ces courants de pensées, cette substance d’art et de morale, ces fortes et fines vertus de la race qui font l’orgueil et le charme d’être Français. Quand nous parlons, en effet, de culture française, nous ne l’entendons pas au sens restreint de culture littéraire, mais au sens large et élevé où l’esprit français, fils de la Grèce et de Rome, nous apparaît comme un maître incomparable de clarté, d’ordre et de finesse, le créateur de la civilisation la plus saine et la plus humaine, la plus haute expression de l’équilibre mental et de la santé intellectuelle.

Ajouterai-je enfin que des raisons de rester nous-mêmes, de ne rien abdiquer de notre âme héréditaire, nous en avons d’autres, de plus intimes, mais non moins impérieuses ? Nous avons une histoire ; nous avons eu des ancêtres qui étaient Français, qui ont souffert pour le rester et qui nous ont demandé de les continuer. De tels souvenirs, de tels commandements peuvent paraître de petites choses à de grands peuples. Mais ce sont nos souvenirs, et nous estimons qu’il y a grandeur rien qu’à en être les gardiens.

Pour le reste, je le sais bien, une telle volonté, une telle attitude, suppose, chez notre peuple, quelque chance, quelque volonté de survie. La volonté, nous l’avons encore ; la chance, nous ferons qu’elle soit nôtre. À la dernière page de son beau roman, André Laurence, M. Pierre Dupuy, l’un des nôtres, évoque le paysan canadien de 1760 disant adieu au dernier vaisseau français, qui, après la conquête, ramenait au pays natal ses chefs. « Lentement, les voiles nostalgiques avaient disparu à l’horizon… Mais l’ancêtre, de ses mains calleuses, avait serré plus fortement les mancherons de sa charrue : il ne renonçait pas à sa vie française. » En dépit de quelques apparences, cette volonté de l’ancêtre n’a pas changé chez ses petits-fils. Ils la gardent et la défendent comme un legs sacré. Sans doute, et ils ne se font pas illusion, survivre dans le milieu où se joue leur destin, prend les proportions d’une audacieuse gageure. Mais, volontaires et chrétiens, ils ne croient pas au déterminisme historique. Des gageures, ils en ont bien gagné quelques-unes depuis cent soixante ans. Avec l’aide de la France intelligente et sympathique, avec l’aide de Dieu, ils gagneront cette autre (Le Français au Canada, 124-125).

Des échos de ce qui s’était passé en Sorbonne ne tardèrent pas à parvenir au Canada. Mes amis s’en réjouirent vivement. Et je le dis en toute franchise, et sans fausse modestie, ce fut l’une de mes joies que de leur avoir valu ce petit plaisir. Esdras Minville qui vient de lire le câblogramme de M. Philippe Roy, me dit son bonheur (25 janvier 1931) :

Nous les attendions, ces nouvelles, nous qui n’avons jamais douté de votre succès là-bas. Vous nous avez tellement habitués à sortir « vivant » de toutes les aventures, que nous étions bien tranquilles à votre sujet… Bravo ! Continuez…

Antonio Perrault met en sa lettre autant de ferveur pour le moins (31 janvier 1931) :

Je reçois votre lettre du 21 janvier. Quelle joie elle m’a causée. Votre succès ne me surprend pas… J’ai lu votre lettre à la maison, au dîner. Toute ma famille se réjouit de ce triomphe et vous en félicite de tout cœur.

Armand LaVergne m’écrit, de la Chambre des Communes d’Ottawa :

Les échos de votre succès à Paris m’arrivent de tout côté. Je m’en réjouis comme Canadien et comme un de vos élèves.

L’abbé Philippe Perrier, alors réfugié à Joliette depuis qu’il a quitté sa paroisse, m’écrit des choses trop élogieuses pour que je les cite en entier. Voici pourtant quelques extraits de sa lettre (15 février 1931) :

Les journaux nous avaient annoncé que là-bas un abbé réunissait un bel auditoire. Mais des lettres écrites par nos chers étudiants nous disaient davantage… Tant mieux ! Tant mieux ! pour l’œuvre accomplie, pour notre cher pays, et pour l’Église… Et je m’en réjouis pour vous ! Vous n’avez pas eu que des consolations dans vos travaux historiques depuis plus de quinze ans. Le centuple promis en ce monde peut de temps en temps vous être dispensé, pour vous encourager à la tâche ardue qui est la vôtre…

Mon recteur de ce temps-là, l’ancien « avocat du diable », Mgr Piette, veut bien m’écrire (14 février 1931) :

Cher ami,

Les rapports que nous recevons du grand succès de vos conférences sont ravissants. L’accueil chaleureux que l’on vous fait nous donne de la fierté et de la joie.

Je vous félicite et vous remercie.

Mais c’est assez de ces balancements d’encensoir. Je ne jurerais pas qu’en mon contentement ne se glissât quelque satisfaction de vanité. Le diable est le prince génial des flatteurs. Qui sait comme lui tourner un compliment, et de la façon la plus subtile ? Demandez à notre grand-mère Ève.

Cours à l’Institut catholique de Paris

Mes conférences ou cours terminés à la Sorbonne, il me reste, selon le programme qu’on m’a tracé, à m’acquitter de quatre autres à l’Institut catholique de Paris. L’Institut me fixe les dates des 9, 16, 23 février et 2 mars. Le titre général en sera : « L’Enseignement catholique français chez les minorités au Canada (Ses luttes, son état présent) ». J’y traiterai de l’enseignement français en Acadie, chez les Français du Manitoba et du Nord-Ouest, chez les Franco-Ontariens. Je terminerai par une conclusion générale : « L’Avenir de la culture française au Canada ». Le 5 février, en guise de préambule, un bout de lettre du cardinal Baudrillart, recteur de l’Institut catholique, m’invite à déjeuner chez lui, dans l’intimité, le samedi 7, à 12 heures et demie. J’y serai, m’écrit le Cardinal, en compagnie de M. Philippe Roy, ministre du Canada, du vice-recteur Mgr de La Serre et du secrétaire général, M. Bressolles. Très simple et en même temps très protocolaire, Son Éminence me donne du « honoré Maître ». Je me rends au déjeuner. Le Cardinal se montre d’une extrême cordialité. Mon ministre est toujours de la meilleure humeur. Nous causons de diverses choses, mais surtout du Canada. J’occupe la droite de Son Éminence. C’est à ce déjeuner que le recteur de l’Institut me fait, à propos du gouvernement de l’Université de Montréal, une observation que je n’ai pas oubliée :

— Qui est votre recteur ?

— Un Monsieur Vincent Piette.

— Qui est-il ? Je veux dire : quels sont ses titres ?

— C’est un prélat de Sa Sainteté.

— C’est une erreur. Il devrait être évêque. Lorsque les évêques protecteurs de l’Institut catholique de Paris m’ont proposé le rectorat de l’Institut, j’ai posé carrément mes conditions. J’accepte, ai-je dit ; mais si vous me jugez épiscopable, je vous supplierai de m’obtenir du Saint-Siège, la dignité épiscopale. Car je veux, Excellences, dans l’intérêt même de l’œuvre que vous me confiez, être en état de discuter de ses problèmes, de plain-pied, avec ceux qui en ont la suprême responsabilité. On m’obtint la dignité épiscopale. Et, comme vous le voyez, la Providence n’a pas si mal arrangé les choses, puisque Rome m’a même fait entrer dans le Sacré Collège.

Plus tard, je racontai à mon nouveau recteur, ce bout de conversation avec le cardinal Baudrillart. Mgr Maurault, comme bien l’on pense, se contenta de hausser les épaules et d’esquisser un large sourire.

À l’Institut catholique, je ne retrouve point mon auditoire de la Sorbonne. Beaucoup moins de monde. Les cours sont d’ailleurs fixés à la plus mauvaise heure possible : quatre heures moins le quart, c’est-à-dire à un moment de la journée où tous les étudiants sont retenus à des cours et où les gens du monde n’en ont pas encore fini avec leur besogne. Cependant je vois que, dans une lettre à ma mère (2 mars 1931), je lui confie :

J’ai fait, cet après-midi, ma dernière conférence à l’Institut catholique. Mon auditoire n’a cessé de s’accroître de conférence en conférence et en quantité et en qualité. Je pars donc content et tout le monde me paraît de bonne humeur.

Le spectacle de ces poignées de Français, si loin du Québec et surtout de la France, et s’entêtant en leur survivance culturelle, avait de quoi émouvoir les cœurs sensibles. Après ma conférence sur les luttes scolaires des Franco-Ontariens, je vois encore devant moi, le romancier Émile Baumann. Il a les yeux pleins d’eau et les lèvres tremblantes. Il a la réputation, dans les milieux littéraires, d’avoir le parler franc, tranchant, même trop tranchant. Il me dit : « M. l’abbé, je constate que chez vous, des laïcs, des religieux, des prêtres, même des évêques, ont tout risqué, y compris la prison, pour la défense de la culture française. Je regrette de vous dire qu’en France, personne, pas même les évêques, n’ont risqué la prison pour la défense de l’école catholique. » Il souligne énergiquement le mot « catholique ».

Cours à Lyon et à Lille

Entre-temps je cours à Lyon et à Lille. À chaque endroit, l’on m’a assigné une conférence. Je devais aussi me rendre à Saint-Étienne. On me supprime ce voyage. J’en suis bien aise. De Fribourg où j’ai étudié en 1908-1909, m’arrive une invitation à y prononcer une conférence. Par suite d’un malentendu, l’invitation m’arrive trop tard. Je le regrette. Il m’eût fait si grand plaisir de me retrouver en ce milieu où j’avais laissé de si chers souvenirs. Je me rends donc à Lyon le 13 février. J’ai gardé peu de souvenirs de ce voyage. Je me contente de transcrire ici des extraits d’une lettre à ma mère, datée de Paris (15 février 1931) :

J’arrive de Lyon. C’est un grand voyage : huit heures de chemin de fer. Je suis parti vendredi matin ; j’ai fait ma conférence le soir, avec assez de monde. Le Recteur de l’Université [il s’agit du recteur des Facultés catholiques de Lyon] a trouvé que je parlais mon français « avec une sorte de perfection aristocratique ». Je suis rentré à Paris, samedi soir, après un arrêt au petit village d’Ars qui est à 30 milles de Lyon. J’ai donc fait mon pèlerinage au saint curé qui est exposé dans une châsse, au-dessus d’un autel latéral. Son corps est bien conservé, mais est devenu tout noir. J’ai prié pour vous, dans sa chapelle de sainte Philomène, votre patronne, pour laquelle, vous savez, il avait une grande dévotion et à qui il a arraché bien des miracles. Cette chapelle est toute pleine de béquilles et d’ex-voto. De là, je suis allé visiter le vieux presbytère du saint, dont on a fait une sorte de musée où sont conservées toutes ses reliques : ses vêtements d’église, son linge personnel, son mobilier. J’ai donc vu sa cuisine, sa fameuse marmite où il faisait cuire ses pommes de terre, son panier à pain, un vieux panier aux bords tout mangés, ses vieux souliers, avec semelles de clous. Dans sa chambre, on voit ses livres, deux ou trois vieilles chaises, une petite commode et son lit, le lit où il est mort et où le diable est venu tant de fois la nuit lui faire peur et l’empêcher de dormir. Le tout est d’une bien grande pauvreté. Et comme ce presbytère devait être froid en des journées comme je l’ai vu, alors que la terre était couverte de quatre à cinq pouces de neige. Une petite tempête d’hiver s’est abattue, en effet, pendant la nuit, sur la région de Lyon, en sorte que, samedi matin, je me serais cru au Canada.

Le voyage à Lille me plaisait davantage. Lille n’est qu’à trois heures de Paris. J’y trouverais aussi quelques connaissances : le jeune Père Georges-Henri Lévesque, o.p., alors étudiant en sciences sociales à l’Université lilloise, et, en ce temps-là, plus que fervent nationaliste. J’y trouverais aussi l’un des grands industriels de la région, M. Achille Glorieux, qui m’avait déjà rendu visite à Paris. Une publicité fort sympathique dans La Croix du Nord m’a précédé. La conférence a été fixée au soir du 19 février. M. Eugène Duthoit, doyen de la Faculté de droit, à l’Université de Lille, me présente. M. Duthoit ne paraît pas avoir gardé mauvais souvenir de la réception glaciale qu’on lui avait ménagée au Canada français, pendant la première Grande Guerre, alors que, missionnaire de son pays, il était venu réchauffer notre zèle militaire. Il trouve des mots charmants pour me saluer. Dans ce pays du nord, encore fameux pour ses familles nombreuses, j’ai choisi de parler de « La famille canadienne-française ». La salle est remplie. Si j’en crois le Journal de Roubaix (20 février 1931) : « Une heure durant [le conférencier] tiendra son auditoire sous le charme. Ne parle-t-il pas d’un sujet qui doit plaire à tout Français : le développement de ce qu’on peut appeler le grand miracle canadien-français ? » Le recteur, Mgr Lesne, me remercie. Le lendemain, je déjeune chez M. Achille Glorieux. J’y peux saluer à table une nombreuse famille : une douzaine d’enfants, je crois. Et j’apprends, du même coup, comment en France, des dynasties familiales peuvent se perpétuer à la direction de la même industrie. M. Glorieux me présente en particulier l’un de ses fils, qui, dans l’usine paternelle, a débuté au bas de l’échelle et qui, pour l’heure, est préposé à l’importation des laines : question de le familiariser avec toutes les variétés de la marchandise. Le jour même, M. Glorieux a mis auto et chauffeur à ma disposition. Toute la journée, j’ai pu visiter cette partie du nord de la France, pays industriel. Nous poussons même une pointe en Belgique.