Mes haines/M. H. Taine, artiste

Mes haines, causeries littéraires et artistiquesG. Charpentier et E. Fasquelle, éditeurs (p. 201-232).

M. H. TAINE ARTISTE




Chez tout historien, tout philosophe, il y a un littérateur, un artiste, s’accusant dans ses œuvres avec un relief plus ou moins puissant. C’est dire qu’il y a un homme, un tempérament fait d’esprit et de chair, qui voit à sa façon les vérités philosophiques et les faits historiques, et qui nous donne ces vérités et ces faits tels qu’il les perçoit, d’une façon toute personnelle.

Je veux, aujourd’hui, dégager l’artiste de la personnalité de M. Taine, historien, critique et philosophe. Je veux n’étudier en lui que la face purement littéraire et esthétique. Ma tâche est de connaître son tempérament, ses goûts et ses croyances artistiques. J’aurai ainsi à l’envisager dans ses œuvres et dans la philosophie qu’il s’est faite de l’art. Je sens que souvent, malgré moi, j’aurai affaire au penseur ; tout se tient dans une intelligence. Mais je ne remonterai jamais au philosophe que pour mieux expliquer l’artiste.

On a fait grand bruit autour de M. Taine, critique et historien. On n’a vu en lui que le révolutionnaire, armé de systèmes, venant porter le trouble dans la science de juger le beau. Il a été question du novateur qui procédait carrément par simple analyse, qui exposait les faits avec brutalité, sans passer par les règles voulues et sans tirer les préceptes nécessaires. À peine a-t-on dit qu’il y avait en lui, avant tout, un écrivain puissant, un véritable génie de peintre et de poète. On a semblé sacrifier le littérateur au penseur. Je ne désire pas faire le contraire, mais je me sens porté à admirer l’écrivain aux dépens du philosophe, et j’essayerai ainsi de compléter la physionomie de M. Taine, déjà si étudié comme physiologiste et comme positiviste.

Un système philosophique m’a toujours effrayé. Je dis système, car toute philosophie, selon moi, est faite de bribes ramassées çà et là dans les croyances des anciens sages. On se sent le besoin de la vérité, et, comme on ne trouve la vérité entière nulle part, on s’en compose une pour son usage particulier, formée de morceaux choisis un peu partout. Il n’est peut-être pas deux hommes qui aient le même dogme, la même foi. Chacun apporte un léger changement à la pensée du voisin. La vérité n’est donc pas de ce monde, puisqu’elle n’est point universelle, absolue. On comprend mon effroi, maintenant : c’est une chose difficile que de pénétrer les secrets ressorts d’une philosophie individuelle, d’autant plus que le philosophe a presque toujours délayé sa pensée dans un grand nombre de volumes. J’ignore donc quelle peut bien être la vraie philosophie de M. Taine ; je ne connais cette philosophie que dans ses applications. Derrière le système littéraire et esthétique de l’auteur, il y a certainement une croyance qui lui donne toute sa force, mais aussi toutes ses faiblesses. Il a dans la main un outil puissant, dont on ne voit pas bien le manche ; cet outil, comme tous ceux que se créent les hommes, lorsqu’il est dans la vérité, pénètre profondément et fait une besogne terrible ; mais, lorsqu’il est dans l’erreur, il porte à faux et ne fait que de méchant travail.

Nous verrons cet outil à l’œuvre. C’est justement de l’ouvrier dont je parlai, de sa main rude et forte qui taille en plein chêne, cloue ses jugements, construit des pages solides et sobres, un peu âpres.

M. Taine n’est pas l’homme de son temps ni de son corps. Si je ne le connaissais, j’aimerais à me le représenter carré des épaules, vêtu d’étoffes larges et splendides, traînant quelque peu l’épée, vivant en pleine Renaissance. Il a l’amour de la puissance, de l’éclat ; il semble à l’aise dans les ripailles, parmi les viandes et les vins, au milieu des réceptions de cour, en compagnie de riches seigneurs et de belles dames étalant leurs dentelles et leurs velours. Il se vautre avec joie dans les emportements de la chair, dans toutes les forces brutales de l’homme, dans la soie comme les guenilles, dans tout ce qui est extrême. C’est le compagnon de Rubens et de Michel-Ange, un des lurons de la Kermesse, une de ces créatures puissantes et emportées tordant leurs membres de marbres sur le tombeau de Médicis. À lire certaines de ses pages, on s’imagine un grand corps riche de sang et d’appétits, aux poings énormes, une opulente nature menant une vie de festins et de fêtes, mettant sa joie dans la splendeur insouciante de son luxe et dans la conscience de sa force herculéenne.

Et cependant, tout au fond, il y a de la fièvre. Cette santé plantureuse est factice ; cet amour du luxe large et magnifique n’est qu’un regret. On sent que l’auteur est notre frère, qu’il est faible et nu, qu’il appartient bien à notre siècle de nerfs. Ce ne peut être là une nature sanguine, c’est un esprit malade et inquiet, qui a des aspirations passionnées vers la force et la vie libre. Il y a un côté maladif et souffrant dans les peintures grasses et hautes en couleur qu’il nous donne. Il n’a pas le bel abrutissement de ces Saxons et de ces Flamands dont il parle avec tant de complaisance ; il ne vit pas en paix dans sa graisse et dans sa digestion, riant d’un rire épais. Il vit de notre vie nerveuse et affolée, il frissonne, il a l’appétit léger et l’estomac étroit, il porte le vêtement sombre et étriqué de notre âge. Et c’est alors qu’il se plaît à parler de mangeaille et de manteaux royaux, de mœurs brutales et d’existence luxueuse et libre. Il se lâche en aveugle dans ces jours d’autrefois où s’étalaient les beaux hommes, et il me semble l’entendre, tout au fond, se plaindre vaguement de lassitude et de souffrance.

Par un constraste étrange, il y a encore un autre homme en lui, un homme sec et positif, un mathématicien de la pensée, qui fait le plus singulier effet à côté du poète prodigue dont je viens de parler. L’éclat disparaît ; par instants, le froissement des belles étoffes et le choc des verres s’éteignent ; la phrase, resserrée et raide, n’est plus que le langage d’un démonstrateur qui explique un théorème. Nous assistons à une leçon de géométrie, de mécanique. La carcasse de chacune de ses œuvres est ainsi fortement forgée ; elle est l’ouvrage d’un mécanicien impitoyable, qui ajuste chaque pièce avec un soin particulier, qui dresse sa charpente selon des mesures exactes, ménageant de petits casiers pour chacune des pensées, et liant le tout avec des crampons puissants. La masse est effrayante de solidité. M. Taine est d’une sécheresse extrême dans le plan et dans toutes les parties de pur raisonnement, il ne se livre, il n’est poète que dans les exemples qu’il choisit pour l’application de ses théories. Aussi dit-on de ses livres qu’ils fatiguent un peu à la lecture ; on voudrait plus de laisser-aller, plus d’imprévu ; on est irrité contre cet esprit altier, qui vous ploie brutalement à ses croyances, qui vous saisit comme un engrenage et vous attire tout entier, si vous avez le malheur de vous laisser pincer le bout des doigts. Le poète n’est plus ; on a devant soi un esprit systématique, qui obéit à une idée unique et qui emploie toute sa puissance à rendre cette idée invincible.

Ouvrez n’importe quel livre de M. Taine, et vous y trouverez les trois caractères que je viens de signaler ; une grande sécheresse, une prodigalité sanguine, une sorte de faiblesse fiévreuse. Qu’il donne une relation de voyage, qu’il étudie un écrivain, qu’il écrive l’histoire d’une littérature, il reste le même, sec et rigide dans le plan, prodigue dans le détail, vaguement faible et inquiet au fond. Pour moi, il est trop savant. Toutes ses allures systématiques lui viennent de sa science. Je préfère le poète, l’homme de chair et de nerfs, qui se révèle dans les peintures. Là est la vraie personnalité de M. Taine, ce qui lui appartient en propre, ce qui lui vient de lui, et non de l’étude. Le système qu’il a construit serait un bien mauvais instrument dans des mains moins puissantes et moins ingénieuses que les siennes. L’artiste a grandi le philosophe à ce point qu’on n’a plus vu que le philosophe. D’autres appliqueront les mêmes théories, modifieront et amélioreront la loi mathématique qu’il affirme avoir trouvée. Mais, cette personnalité forte, cette énergie de couleurs, cette intuition profonde, ce mélange étonnant d’âpreté et de splendeur, voilà ce qui ne nous sera peut-être pas donné une seconde fois et ce qu’il faut admirer aujourd’hui.

Le style de M. Taine a des insouciances et des richesses de grand seigneur. Il est inégal et heurté sciemment. Il est le produit direct de ce mathématicien et de ce poète qui ne font qu’un. Les répétitions importent peu ; la phrase marche fortement, insoucieuse de la grâce et de la régularité ; çà et là, il y a des trous noirs. Les descriptions, les citations abondent, unies entre elles par de petites phrases sèches. On sent que l’auteur a voulu tout cela, qu’il est maître de sa plume, qu’il sait l’effet produit. On est en présence d’un artiste qui, connaissant les plus minces secrets de son art, se permet toutes choses et se donne entier, sans jamais atténuer sa personnalité. Il écrit comme il pense, en peintre et en philosophe, sobrement et à outrance.

Je citerai deux de ses œuvres pour me faire mieux comprendre. Il en est une, le Voyage aux Pyrénées, qui sous la plume de tout autre aurait été une suite de lettres écrites un peu à l’aventure, une relation libre et courante. Ici, nous avons des divisions exactes, nettement indiquées, de petits chapitres coupés avec une précision mathématique. Et chacun de ces casiers, que l’on pourrait numéroter, contient un paysage splendide, ou une observation profonde, ou encore une vieille légende de sang et de carnage. L’auteur a rangé méthodiquement tout ce que sa riche imagination lui a inspiré de plus exquis et de plus grandiose en face des vaux et des monts. Il est resté systématique jusque dans l’émotion que lui ont causée les horizons terribles ou charmants. Là est l’empreinte d’un des caractères de son esprit. Son amour de la force se trouve aussi amplement indiqué ; il est dans l’amitié qu’il témoigne aux grands chênes, dans son admiration profonde pour les vieilles Pyrénées ; il est encore dans le choix des anecdotes qu’il raconte, anecdotes des mœurs cruelles et libres d’un autre âge. L’œuvre a une saveur étrange : elle est forte et tourmentée. Ce n’est plus là un récit de voyage, c’est un homme, un artiste qui nous conte ses tressaillements en face de l’Océan et des montagnes. Certaines pages, Vie et opinions philosophiques d’un chat, m’ont toujours fait désirer de voir M. Taine écrire des nouvelles, des contes ; il me semble que son imagination, sa touche sobre et éclatante feraient merveilles dans les travaux de pure fantaisie. N’a-t-il pas quelque roman en portefeuille ?

L’Histoire de la littérature anglaise compte quatre gros volumes. Le cadre s’agrandit, le sujet devient plus large, mais l’esprit reste le même, l’artiste ne change pas. Ici encore, la main qui a élevé la charpente, disposé les détails, construit la masse à chaux et à sable, est cette main systématique et prodigue à la fois, frappant fort. L’Histoire de la littérature anglaise est d’ailleurs l’œuvre maîtresse de M. Taine ; toutes celles qui ont précédé ont tendu vers elle, et toutes celles qui viendront en découleront sans doute. Elle contient la personnalité entière de l’auteur, sa pensée unique dans son application la plus exacte ; elle est le fruit mûr et pleinement développé du mathématicien et du poète, elle est l’expression complète d’un tempérament et d’un système. M. Taine se répétera forcément ; il peut multiplier à l’infini les applications de sa théorie, étudier chaque époque littéraire et artistique ; les expressions et les conclusions changeront, mais la charpente demeurera la même, les détails viendront se ranger et se classer dans le même ordre.

Tandis que toute la presse discutait le système de l’auteur, je m’extasiais devant ces quatre gros volumes, devant cette vaste machine si délicatement et si solidement construite ; j’admirais les marqueteries irrégulières et bizarres de ce style, l’ampleur de certaines parties et la sécheresse des attaches ; je jouissais de cette joie que tout homme du métier prend à considérer un travail précieux et étrange, d’une barbarie savante ; je goûtais un plaisir tout plastique, et je trouvais l’artiste qui me convenait, froid dans la méthode et passionné dans la mise en scène, tout personnel et tout libre.

Maintenant, il est facile d’imaginer quelles vont être les préférences de cet artiste, son esthétique et ses tendresses littéraires. S’il est trop savant et trop raffiné pour pêcher lui-même contre le goût, s’il a trop d’exactitude dans l’esprit pour se livrer à une débauche de pensée et de style, s’il est, en un mot, trop de notre époque pour s’abandonner à la brutalité saxonne ou à l’exubérance italienne, il va toutefois témoigner ses sympathies aux écrivains, aux peintres, aux sculpteurs, qui se sont laissés aller aux ardeurs de leur sang et de leurs nerfs. Il aimera la libre manifestation du génie humain, ses révoltes, ses démences mêmes ; il cherchera la bête dans l’homme, et il applaudira lorsqu’il entendra le cri de la chair. Sans doute, il n’applaudira pas tout haut, il tâchera de garder le visage impassible du juge ; mais il y aura un certain frémissement dans la phrase qui témoignera de toute la volupté qu’il prend à écouter la voix âpre de la réalité. Il aura des sourires pour les écrivains et les artistes qui se sont déchirés eux-mêmes, montrant leurs cœurs sanglants, et encore pour ceux qui ont compris la vie en belles brutes florissantes. Il aimera Rubens et Michel-Ange, Swift et Shakespeare. Cet amour, chez lui, sera instinctif, irréfléchi. Ayant le profond respect de la vie, il déclarera d’ailleurs que tout ce qui vit est digne d’étude, que chaque époque, chaque homme méritent d’être expliqués et commentés. Aussi, lorsqu’il arrivera à parler de Walter Scott, le traitera-t-il de bourgeois.

Tel est l’esprit qui, l’année dernière, a été appelé à professer le cours d’esthétique à l’École des beaux-arts. Je laisse, dès maintenant, l’écrivain de côté, et je ne m’occupe plus que du professeur, qui enseigne une nouvelle science du beau. D’ailleurs, je ne désire examiner que ses premières leçons, que sa philosophie de l’art. Il applique cette année ses théories, il édudie les écoles italiennes. Ses théories seules m’intéressent aujourd’hui, et je n’ai pas à voir avec quelle compétence et quelle autorité il parle des trésors artistiques de cette Italie qu’il a visitée dernièrement. Ce qui m’importe, c’est de saisir le mécanisme de sa nouvelle esthétique, c’est d’étudier en lui le professeur. Nous aurons ainsi son tempérament artistique dans son entier.

Professeur n’est pas le véritable mot, car ce professeur n’enseigne pas ; il expose, il dissèque. Tout à l’heure, je disais qu’un des caractères distinctifs de cette nature de critique était d’avoir la compréhension largement ouverte, d’admettre en principe toutes les libres manifestations du génie humain. Le médecin se plaît à toutes les maladies ; il peut avoir des préférences pour certains cas plus curieux et plus rares, mais il se sent également porté à étudier les diverses souffrances. Le critique est semblable au médecin ; il se penche sur chaque œuvre, sur chaque homme, doux ou violent, barbare ou exquis, et il note ses observations au fur et à mesure qu’il les fait, sans se soucier de conclure ni de poser des préceptes. Il n’a pour règle que l’excellence de ses yeux et la finesse de son intuition ; il n’a pour enseignement que la simple exposition de ce qui a été et de ce qui est. Il accepte les diverses écoles ; il les accepte comme des faits naturels et nécessaires, au même degré, sans louer les unes aux dépens des autres, et, dès lors, il ne peut plus qu’expliquer leur venue et leur façon d’être. En un mot, il n’a pas d’idéal, d’œuvre parfaite qui lui serve de commune mesure pour toiser toutes les autres. Il croit à la création continue du génie humain, il est persuadé que l’œuvre est le fruit d’un individu et d’une époque, qui pousse à l’aventure, selon le bon plaisir du soleil, et il se dispense ainsi de donner les recettes pour obtenir des chefs-d’œuvre dans des conditions déterminées.

Il a dit cette année aux élèves de l’École des beaux-arts : « En fait de préceptes, on n’en a encore trouvé que deux ; le premier qui conseille de naître avec du génie : c’est l’affaire de vos parents, ce n’est pas la mienne ; le second qui conseille de travailler beaucoup, afin de bien posséder votre art : c’est votre affaire, ce n’est pas non plus la mienne. » Etrange professeur, qui vient, contre toutes les habitudes, déclarer à ses élèves qu’il ne leur donnera pas le moyen pratique et mis à la portée de tous de fabriquer de belles œuvres ! Et il ajoute : « Mon seul devoir est de vous exposer des faits et de vous montrer comment ces faits se sont produits. » Je ne connais pas de paroles plus hardies ni plus révolutionnaires en matière d’enseignement. Ainsi, l’élève est désormais livré à ses instincts, à sa nature ; il est seulement mis à même par la science, par l’histoire comparée du passé, de mieux lire en lui-même, de se connaître et d’obéir sciemment à ses inspirations. Je voudrais citer toute cette page où M. H. Taine parle superbement de la méthode moderne : « Ainsi comprise, la science ne proscrit ni ne pardonne ; elle constate et elle explique… Elle a des sympathies pour toutes les formes de l’art et pour toutes les écoles, même pour celles qui semblent le plus opposées ; elle les accepte comme autant de manifestations de l’esprit humain ; elle juge que plus elles sont nombreuses et contraires, plus elles montrent l’esprit humain par des faces nouvelles et nombreuses. » L’art, entendu de la sorte, est le produit des hommes et du temps ; il fait partie de l’histoire ; les œuvres ne sont plus que des événements résultant de diverses influences, comme les guerres et les paix. Le beau n’est fait ni de ceci ni de cela : il est dans la vie, dans la libre personnalité ; une œuvre belle est une œuvre vivante, originale, qu’un homme a su tirer de sa chair et de son cœur ; une œuvre belle est encore une œuvre à laquelle tout un peuple a travaillé, qui résume les goûts et les mœurs d’une époque entière. Le grand homme n’a besoin que de s’exercer ; il porte son chef-d’œuvre en lui. De telles idées ont une franchise brutale, lorsqu’elles sont exprimées par un professeur devant des élèves. Le professeur semble dire : « Ecoutez, je ne me sens pas le pouvoir de faire de vous de grands peintres, si vous n’avez pas le tempérament nécessaire ; je ne puis que vous conter l’histoire du passé. Vous verrez comment et pourquoi les maîtres ont grandi ; si vous avez à grandir, vous grandirez vous-mêmes, sans que je m’en mêle. Ma mission se borne à venir causer avec vous de ceux que nous admirons tous, à vous dire ce que le génie a accompli, pour vous encourager à poursuivre la tâche de l’humanité. »

Je le dis tout bas, en fait d’art, je crois que tel est le seul enseignement raisonnable. On apprend une langue, on apprend le dessin, mais on ne saurait apprendre à faire un bon poème, un bon tableau. Poème et tableau doivent sortir d’un jet des cœurs du peintre et du poète, marqués de l’empreinte ineffaçable d’une individualité. L’histoire littéraire et artistique est là pour nous dire quelles œuvres le passé nous a léguées. Elles sont toutes les filles uniques d’un esprit : elles sont sœurs, si l’on veut, mais sœurs de visages différents, ayant chacune une origine particulière, et tirant précisément leur beauté suprême de leurs traits inimitables. Chaque grand artiste qui naît vient ajouter son mot à la phrase divine qu’écrit l’humanité ; il n’imite ni ne répète, il crée, tirant tout de lui et de son temps, augmentant d’une page le grand poème ; il exprime, dans un langage personnel, une des nouvelles phases des peuples et de l’individu. L’artiste doit donc marcher devant lui, ne consulter que son cœur et que son époque ; il n’a pas mission de prendre au passé, çà et là dans les âges, des traits épars de beauté, et d’en créer un type idéal, impersonnel et placé hors de l’humanité ; il a mission de vivre, d’agrandir l’art, d’ajouter des chefs-d’œuvre nouveaux aux chefs-d’œuvre anciens, de faire œuvre de créateur, de nous donner un des côtés ignorés du beau. L’histoire du passé ne sera plus pour lui qu’un encouragement, qu’un enseignement de sa véritable mission. Il emploiera le métier acquis à l’expression de son individualité, saura qu’il a existé un art païen, un art chrétien, pour se dire que le beau, comme toutes les choses de ce monde, n’est pas immuable, mais qu’il marche, se transformant à chaque nouvelle étape de la grande famille humaine.

Une telle vérité, je le sais, est le renversement des écoles. Meurent les écoles, si les maîtres nous restent. Une école n’est jamais qu’une halte dans la marche de l’art, de même qu’une royauté est souvent une halte dans la marche des sociétés. Chaque grand artiste groupe autour de lui toute une génération d’imitateurs, de tempéraments semblables, mais affaiblis. Il est né un dictateur de l’esprit ; l’époque, la nation se résument en lui avec force et éclat ; il a pris en sa puissante main toute la beauté éparse dans l’air ; il a tiré de son cœur le cri de tout un âge ; il règne, et n’a que des courtisans. Les siècles passeront, il restera seul debout ; tout son entourage s’effacera, la mémoire ne gardera que lui, qui est la plus puissante manifestation d’un certain génie. Il est puéril et ridicule de souhaiter une école ; lorsque j’entends nos critiques d’art, chaque année dans leurs comptes rendus du Salon, geindre et se plaindre de ce que nous n’avons pas une pauvre petite école qui régente les tempéraments et enrégimente les facultés, je suis tenté de leur crier : « Eh ! pour l’amour de Dieu, souhaitez un grand artiste et vous aurez tout de suite une école ; souhaitez que notre âge trouve son expression, qu’il pénètre un homme qui nous le rende en chefs-d’œuvre, et aussitôt les imitateurs viendront, les personnalités moindres suivront à la file : il y aura cohorte et discipline. Nous sommes en pleine anarchie, et, pour moi, cette anarchie est un spectacle curieux et intéressant. Certes, je regrette le grand homme absent, le dictateur, mais je me plais au spectacle de tous ces rois se faisant la guerre, de cette sorte de république où chaque citoyen est maître chez lui. Il y a là une somme énorme d’activité dépensée, une vie fiévreuse et emportée. On n’admire pas assez cet enfantement continu et obstiné de notre époque ; chaque jour est signalé par un nouvel effort, par une nouvelle création. La tâche est faite et reprise avec acharnement. Les artistes s’enferment chacun dans son coin et semblent travailler à part au chef-d’œuvre qui va décider de la prochaine école ; il n’y a pas d’école, chacun peut et veut devenir le maître. Ne pleurez donc pas sur notre âge, sur les destinées de l’art ; nous assistons à un labeur profondément humain, à la lutte des diverses facultés, aux couches laborieuses d’un temps qui doit porter en lui un grand et bel avenir. Notre art, l’anarchie, la lutte des talents, est sans doute l’expression fidèle de notre société ; nous sommes malades d’industrie et de science, malades de progrès ; nous vivons dans la fièvre pour préparer une vie d’équilibre à nos fils ; nous cherchons, nous faisons chaque jour de nouveaux essais, nous créons pièce à pièce un monde nouveau. Notre art doit nous ressembler : lutter pour se renouveler, vivre au milieu du désordre de toute reconstruction pour se reposer un jour dans une beauté et dans une paix profondes. Attendez le grand homme futur, qui dira le mot que nous cherchons en vain ; mais, en attendant, ne dédaignez pas trop les travailleurs d’aujourd’hui qui suent sang et eau et qui nous donnent le spectacle magnifique d’une société en travail d’enfantement. »

Donc, le professeur, admettant toutes les écoles comme des groupes d’artistes exprimant un certain état humain, va les étudier au simple point de vue accidentel ; je veux dire qu’il se contentera d’expliquer leur venue et leur façon d’être. Ce ne seront plus que des faits historiques, comme je l’ai dit tout à l’heure, des faits physiologiques aussi. Le professeur se promènera dans les temps, fouillant chaque âge et chaque nation, ne rapportant plus les œuvres à une œuvre typique, les considérant en elles-mêmes, comme des produits changeant sans cesse et puisant leur beauté dans la force et la vérité de l’expression individuelle et humaine. Dès lors, il entrera dans le chaos, s’il n’a en main un fil qui le conduise au milieu de ces mille produits divers et opposés ; il n’a plus de commune mesure, il lui faut des lois de production.

C’est ici que M. Taine, le mécanicien que vous savez, pose sa grande charpente. Il affirme avoir trouvé une loi universelle qui régit toutes les manifestations de l’esprit humain. Désormais, il expliquera chaque œuvre, en en déterminant la naissance et la façon d’être ; il appliquera à chacune le même procédé de critique ; son système va être en ses mains un instrument de fer impitoyable, rigide, mathématique. Cet instrument est d’une simplicité extrême, à première vue ; mais on ne tarde pas à y découvrir une foule de petits rouages que l’ingéniosité du professeur met en mouvement dans certains cas. En somme, je crois que M. Taine se sert en artiste de ce compas avec lequel il mesure les intelligences, et que des doigts moins délicats et moins fermes ne feraient qu’une besogne assez triste. Je n’ai pas encore dit quelle était la nouvelle théorie, sachant qu’il n’est personne à cette heure qui ne la connaisse et ne l’ait discutée au moins avec lui-même. Cette théorie pose en principe que les faits intellectuels ne sont que les produits de l’influence sur l’homme de la race, du milieu et du moment. Étant donnés un homme, la nation à laquelle il appartient, l’époque et le milieu dans lesquels il vit, on en déduira l’œuvre que produira cet homme. C’est là un simple problème, que l’on résout avec une exactitude mathématique ; l’artiste peut faire prévoir l’œuvre, l’œuvre peut faire connaître l’artiste. Il suffit d’avoir les données en nombre nécessaire, n’importe lesquelles, pour obtenir les inconnues à coup sûr. On voit qu’une pareille loi, si elle est juste, est un des plus merveilleux instruments dont on puisse se servir en critique. Telle est la loi unique avec laquelle M. Taine, qui ne se mêle ni d’applaudir ni de siffler, expose méthodiquement et sans se perdre, l’histoire littéraire et artistique du monde.

Il a formulé cette loi devant les élèves de l’École des beaux-arts, d’une façon complète et originale ; il n’avait encore été nulle part aussi catégorique. Je n’ai bien compris tout son système que le jour où j’ai lu ses leçons d’esthétique, qu’il vient de publier sous le titre de Philosophie de l’art. Toutes les écoles, a-t-il dit, sont également acceptables ; la critique moderne se contente de constater et d’expliquer. Voici maintenant la loi qui lui permet de constater et d’expliquer avec méthode.

L’amour de l’ordre, de la précision, n’est jamais aussi fort chez M. Taine que lorsqu’il est en plein chaos. Il adore l’emportement, les forces déréglées, et plus il entre dans l’anarchie des facultés et des tempéraments, plus il devient algébrique, plus il cherche à classer, à simplifier.

Il imagine une comparaison pour nous rendre sensible sa croyance sur la formation et le développement des instincts artistiques. Il compare l’artiste à une plante, à un végétal qui a besoin d’un certain sol, d’une certaine température pour grandir et donner des fruits. « De même qu’on étudie la température physique pour comprendre l’apparition de telle ou telle espèce de plantes, le maïs ou l’avoine, l’aloès ou le sapin, de même il faut étudier la température morale pour comprendre l’apparition de telle espèce d’art, la sculpture païenne ou la peinture réaliste, l’architecture mystique ou la littérature classique, la musique voluptueuse ou la poésie idéaliste. Les productions de l’esprit humain, comme celles de la nature vivante, ne s’expliquent que par leur milieu. » Donc, il y a une température morale faite du milieu et du moment ; cette température influera sur l’artiste, trouvera en lui des facultés personnelles et des facultés de race qu’elle développera plus ou moins.

« Elle ne produit pas les artistes ; les génies et les talents sont donnés comme les graines ; je veux dire que, dans le même pays, à deux époques différentes, il y a très probablement le même nombre d’hommes de talent et d’hommes médiocres… La nature est une semence d’hommes… Dans ces poignées de semence qu’elle jette autour d’elle en arpentant le temps et l’espace, toutes les graines ne germent pas. Une certaine température morale est nécessaire pour que certains talents se développent ; si elle manque, ils avortent. Par suite, la température changeant, l’espèce des talents changera ; si elle devient contraire, l’espèce des talents deviendra contraire, et, en général, on pourra concevoir la température morale comme faisant un choix entre les différentes espèces de talents, ne laissant se développer que telle ou telle espèce, excluant plus ou moins complètement les autres. »

J’ai tenu à citer cette page entière. Elle montre tout le mécanisme du système. Il ne faut pas craindre avec M. Taine de tirer les conclusions rigoureuses de sa théorie. Il est lui-même disposé à l’appliquer avec la foi la plus aveugle, la précision la plus mécanique. Ainsi on peut poser comme corollaires : toutes les œuvres d’une même époque ne peuvent exprimer que cette époque ; deux œuvres produites dans des conditions semblables doivent se ressembler trait pour trait. J’avoue ne point oser aller jusqu’à ces croyances. Je sais que M. Taine est d’une subtilité rare, qu’il interprète les faits avec une grande habileté. C’est justement cette habileté, cette subtilité qui m’effrayent. La théorie est trop simple, les interprétations sont trop diverses. Là apparaissent cette foule de petits rouages dont j’ai parlé ; cet artiste a obéi aux idées de son temps ; cet autre a réagi, toute action nécessitant une réaction ; cet autre représente le passé qui s’en va ; cet autre annonce l’avenir qui vient.

Adieu la belle unité de la théorie. Ce n’est plus l’application exacte d’une loi simple et claire ; c’est la libre intuition, le jugement délié et ingénieux d’une intelligence savante. Mettez un esprit lourd à la place de cette pensée rapide qui fouille chaque homme et en tire les éléments dont elle a besoin, et vous verrez si cet esprit saura accomplir sa tâche d’une façon si aisée. Voilà qui me donne des inquiétudes ; je me défie de M. Taine, comme d’un homme aux doigts prestes, qui escamote tout ce qui le gêne et ne laisse voir que les éléments qui le servent ; je me dis qu’il peut avoir raison, mais qu’il veut avoir trop raison, qu’il se trompe peut-être lui-même, emporté par son âpre recherche du vrai. Je l’aime et je l’admire, mais j’ai une effroyable peur de me laisser duper, et il y a je ne sais quoi de raide et de tendu dans le système, de généralisé et d’inorganique, qui me met en méfiance et me dit que c’est là le rêve d’un esprit exact et non la vérité absolue. Tout homme qui veut classer et simplifier tend à l’unité, augmente ou diminue malgré lui certaines parties, déforme les objets pour les faire entrer dans le cadre qu’il a choisi. Sans doute, le vrai doit être au moins pour les trois quarts dans la vérité de M. Taine. Il est certain que la race, le milieu, le moment historique, influent sur l’œuvre de l’artiste. Le professeur triomphe lorsqu’il examine les grandes époques et les indique à larges traits : la Grèce divinisant la chair, avec ses villes nues au soleil et ses nations fortes et souples, revit tout entière dans le peuple de ses statues ; le moyen âge chrétien frissonne et gémit au fond de ses cathédrales, où les saints émaciés rêvent dans leur extase douloureuse ; la Renaissance est l’anarchique réveil de la chair, et nous entendons encore aujourd’hui du fond des âges ce cri du sang, cette explosion de vie, cet appel à la beauté matérielle et agissante ; enfin, toute la tragédie est dans Louis XIV et dans ce siècle royalement majestueux qu’il sut façonner à son image. Oui, ces remarques sont justes, ces interprétations sont vraies, et il faut en conclure que l’artiste ne peut vivre en dehors de son temps, et que ses œuvres reflètent son époque, ce qui est presque puéril à énoncer. Mais nous n’en sommes pas à cette sécheresse du problème par lequel, dans n’importe quel cas, on déduit l’œuvre de la simple connaissance de certaines données. Je sais d’ailleurs que je ne puis accepter le système en partie, qu’il me faut le prendre ou le refuser en entier ; tout se tient ici, et déranger la moindre colonne, ce serait faire écrouler la charpente. Je ne viens pas non plus chercher noise à l’auteur, au nom des dogmes littéraires, philosophiques et religieux ; je n’ignore point que ces croyances artistiques cachent des croyances positivistes, une négation des religions admises, mais je déclare ne m’occuper que d’art et n’avoir souci que de vérité. Je dis seulement en homme à M. Taine : « Vous marchez dans le vrai, mais vous côtoyez de si près la ligne du faux, que vous devez certainement l’enjamber quelquefois. Je n’ose vous suivre. »

Veut-on mon opinion entière sur M. Taine et son système ? J’ai dit que j’avais souci de vérité. Tout bien examiné, j’ai encore plus souci de personnalité et de vie. Je suis, en art, un curieux qui n’a pas grandes règles, et qui se penche volontiers sur toutes les œuvres, pourvu qu’elles soient l’expression forte d’un individu ; je n’admire et je n’aime que les créations uniques, affirmant hautement une faculté ou un sentiment humains. Je considère donc la théorie de M. Taine et les applications qu’il en fait comme une manifestation curieuse d’un esprit exact et fort, très flexible et très ingénieux. Il s’est rencontré dans cette nature les qualités les plus opposées ; et la réunion de ces qualités, servies par un tempérament riche, nous a donné un fruit étrange, d’une saveur particulière. Le spectacle d’un individu rare est assez intéressant, je pense, pour que nous nous perdions dans sa contemplation, sans trop songer au péril que peut courir le vrai. Je me plais à la vue de cette intelligence nouvelle, et j’applaudis même son système, puisque ce système lui permet de se développer en entier dans toute sa richesse, et prête singulièrement à faire valoir ses défauts et ses qualités. J’en arrive ainsi à ne plus voir en lui qu’un artiste puissant. Je ne sais si ce titre d’artiste le flatte ou le fâche ; peut-être est-il plus délicatement chatouillé lorsqu’on lui donne celui de philosophe ; l’orgueil de l’homme a ainsi ses préférences. M. Taine tient sans doute beaucoup à sa théorie, et je n’ose lui dire que j’ai non moins d’indifférence pour cette théorie que d’admiration pour son talent. S’il m’en croyait, il serait très fier de ses seules facultés artistiques.

Tout indifférent que je me prétende, il y a dans le système un oubli volontaire qui me blesse. M. Taine évite de parler de la personnalité ; il ne peut l’escamoter tout à fait, mais il n’appuie pas, il ne l’apporte pas au premier plan où elle doit être. On sent que la personnalité le gêne terriblement. Dans le principe, il avait inventé ce qu’il appelait la faculté maîtresse ; aujourd’hui, il tend à s’en passer. Il est emporté, malgré lui, par les nécessités de sa pensée, qui va toujours se resserrant, négligeant de plus en plus l’individu, tâchant d’expliquer l’artiste par les seules influences étrangères. Tant qu’il laissera un peu d’humanité dans le poète et dans le peintre, un peu de libre arbitre et d’élan personnel, il ne pourra le réduire entièrement à des règles mathématiques. L’idéal de la loi qu’il dit avoir trouvée serait de s’appliquer à des machines. Aujourd’hui, M. Taine n’en est encore qu’à la comparaison des semences, qui poussent ou qui ne poussent pas, selon le degré d’humidité et de chaleur. Ici, la semence, c’est l’individualité. J’ai des larmes en moi, M. Taine affirme que je ne pourrai pleurer, parce que tout mon siècle est en train de rire à gorge déployée. Moi, je suis de l’avis contraire, je dis que je pleurerai tout mon saoûl si j’ai besoin de pleurer. J’ai la ferme croyance qu’un homme de génie arrive à vider son cœur, lors même que la foule est là pour l’en empêcher. J’ai l’espoir que l’humanité n’éteint jamais un seul des rayons qui doivent faire sa gloire. Lorsque le génie est né, il doit grandir forcément dans le sens de sa nature. Je ne défends encore qu’une croyance consolante, mais je réclame plus hautement une large place pour la personnalité, lorsque je me demande ce que deviendrait l’art sans elle. Une œuvre, pour moi, est un homme ; je veux retrouver dans cette œuvre un tempérament, un accent particulier et unique. Plus elle sera personnelle, plus je me sentirai attiré et retenu. D’ailleurs, l’histoire est là, le passé ne nous a légué que les œuvres vivantes, celles qui sont l’expression d’un individu ou d’une société. Car j’accorde que souvent l’artiste est fait de tous les cœurs d’une époque ; cet artiste collectif, qui a des millions de têtes et une seule âme, crée alors la statuaire égyptienne, l’art grec ou l’art gothique ; et les dieux hiératiques et muets, les belles chairs pures et puissantes, les saints blêmes et maigres sont la manifestation des souffrances et des joies de l’individu social, qui a pour sentiment la moyenne des sentiments publics. Mais, dans les âges de réveil, de libre expansion, l’artiste se dégage, il s’isole et crée selon son seul cœur ; il y a rivalité entre les sentiments, l’unanimité des croyances artistiques n’est plus, l’art se divise et devient individuel. C’est Michel-Ange dressant ses colosses en face des vierges de Raphaël ; c’est Delacroix brisant les lignes que M. Ingres redresse. On le sent, les œuvres des nations sont signées par la foule ; on ne saurait, à leur vue, nommer un homme, on nomme une époque ; tous les dieux de l’Égypte et de la Grèce, tous les saints de nos cathédrales se ressemblent ; l’artiste a disparu, il a eu les mêmes sentiments que le voisin ; les statues du temps sont toutes sorties du même chantier. Au contraire, il est des œuvres, celles qui n’ont qu’un père, des œuvres de chair et de sang, individuelles à ce point qu’on ne peut les regarder sans prononcer le nom de ceux dont elles sont les filles immortelles. Elles sont uniques. Je ne dis pas que les artistes qui les ont produites, n’aient pas été modifiés par des influences extérieures, mais ils ont eu en eux une faculté personnelle, et c’est justement cette faculté poussée à l’extrême, développée par les influences mêmes, qui a fait leurs œuvres grandes en les créant seules de leur noble race. Pour les œuvres collectives, le système de M. Taine fonctionne avec assez de régularité ; là, en effet, l’œuvre est évidemment le produit de la race, du milieu, du moment historique ; il n’y a pas d’éléments individuels qui viennent déranger les rouages de la machine. Mais dès qu’on introduit la personnalité, l’élan humain libre et déréglé, tous les ressorts crient et le mécanisme se détraque. Pour que l’ordre ne fût pas troublé, il faudrait que M. Taine prouvât que l’individualité est soumise à des lois, qu’elle se produit selon certaines règles, qui ont une relation absolue avec la race, le milieu, le moment historique. Je crois qu’il n’osera jamais aller jusque-là. Il ne pourra dire que la personnalité de Michel-Ange n’aurait pu se manifester dans un autre siècle ; il lui sera permis tout au plus de prétendre que, dans un autre siècle, cette personnalité se serait affirmée différemment ; mais ce n’est là qu’une question secondaire, le génie étant la hauteur de l’ensemble et non la relation des détails. Du moment où l’esprit frappe où il veut et quand il veut, les influences ne sont plus que des accidents dont on peut étudier et expliquer les résultats, agissant sur un élément de nature essentiellement libre, qu’on n’a encore soumis à aucune loi. D’ailleurs, puisque j’ai fait mon acte d’indifférence, je ne veux pas discuter davantage le plus ou le moins de vérité du système. Je supplie seulement M. Taine de faire une part plus large à la personnalité. Il doit comprendre, lui, artiste original, que les œuvres sont des filles tendrement aimées, auxquelles on donne son sang et sa chair, et que plus elles ressemblent à leurs pères, trait pour trait, plus elles nous émeuvent ; elles sont le cri d’un cœur et d’un corps, elles offrent le spectacle d’une créature rare, montrant à nu tout ce qu’il y a d’humain en elle. J’aime ces œuvres, parce que j’aime la réalité, la vie.

Avant de finir, il me reste à donner la définition de l’art, formulée par M. Taine. J’avoue avoir une médiocre affection pour les définitions ; chacun a la sienne, il en naît de nouvelles chaque jour, et les sciences ou les arts que l’on définit n’en marchent ni plus vite ni plus doucement. Une définition n’a qu’un intérêt, celui de résumer toute la théorie de celui qui la formule. Voici celle de M. Taine : « L’œuvre d’art a pour but de manifester quelque caractère essentiel ou saillant, partant quelque idée importante plus clairement et plus complètement que ne le font les objets réels. Elle y arrive en employant un ensemble de parties liées, dont elle modifie systématiquement les rapports. » Ceci a besoin d’être expliqué, étant énoncé d’une façon un peu sèche et mathématique. Ce que le professeur appelle caractère essentiel n’est autre chose que ce que les dogmatiques nomment idéal ; seulement, le caractère essentiel est un idéal beau ou laid, le trait saillant de n’importe quel objet grandi hors nature, interprété par le tempérament de l’artiste. Ainsi, dans la Kermesse de Rubens, le caractère essentiel, l’idéal, est la furie de l’orgie, la rage de la chair saoûle et brutale ; dans la Galatée de Raphaël, au contraire, le caractère essentiel, l’idéal, est la beauté de la femme, sereine, fière, gracieuse. Le but de l’art, pour M. Taine, est donc de fixer l’objet, de le rendre visible et intéressant en le grandissant, en exagérant une de ses parties saillantes. Pour arriver à ce résultat, on comprend qu’on ne peut imiter l’objet dans sa réalité ; il suffit de le copier, en maintenant un certain rapport entre ses diverses proportions, rapport que l’on modifie pour faire prédominer le caractère essentiel. Michel-Ange, grossissant les muscles, tordant les reins, grandissant tel membre aux dépens de tel autre, s’affranchissait de la réalité, créait selon son cœur des géants terribles de douleur et de force.

La définition de M. Taine contente mes besoins de réalité, mes besoins de personnalité ; elle laisse l’artiste indépendant sans réglementer ses instincts, sans lui imposer les lois d’un beau typique, idée contraire à la liberté fatale des manifestations humaines. Ainsi, il est bien convenu que l’artiste se place devant la nature, qu’il la copie en l’interprétant, qu’il est plus ou moins réel selon ses yeux ; en un mot, qu’il a pour mission de nous rendre les objets tels qu’il les voit, appuyant sur tel détail, créant à nouveau. J’exprimerai toute ma pensée en disant qu’une œuvre d’art est un coin de la création vu à travers un tempérament.

En somme, que M. Taine se trompe oui ou non dans sa théorie, il n’en est pas moins une nature essentiellement artistique, et ses paroles sont celles d’un homme qui veut faire des artistes et non des raisonneurs. Il vient dire à ces jeunes gens que l’on tient sous la férule et que l’on tente de vêtir d’un vêtement uniforme, il vient leur dire qu’ils ont toute liberté ; il les affranchit, il les convie à l’art de l’humanité, et non à l’art de certaines écoles ; il leur conte le passé et leur montre que les plus grands sont ceux qui ont été les plus libres. Puis il relève notre époque, il ne la dédaigne pas, il y trouve au contraire un spectacle du plus haut intérêt ; puisqu’il y a lutte, effort continu, production incessante, il y a aussi un âpre désir d’exprimer le mot que tous croient avoir sur les lèvres et que personne n’a encore prononcé. N’est-ce pas là un enseignement fortifiant, plein d’espérance ? Si l’École des beaux-arts a choisi M. Taine, croyant qu’il l’aiderait à se constituer un petit comité, une coterie intolérante, elle s’est étrangement trompée. Je sais d’ailleurs que ce n’est pas elle qui a fait un pareil choix. La présence de M. Taine en ce lieu est un attentat direct aux vieux dogmes du beau. Il s’y opposera à la formation de toute école. Il ne fera certainement pas naître un grand artiste, mais s’il s’en trouve un dans son auditoire, il ne s’opposera pas à son développement, il facilitera même la libre manifestation de ses facultés.

Tel est M. Taine, telles sont, si je ne me trompe, sa propre individualité et ses préférences, ses opinions en matière artistique. Mathématicien et poète, amant de la puissance et de l’éclat, il a la curiosité de la vie, le besoin d’un système, l’indifférence morale du philosophe, de l’artiste et du savant. Il possède des idées positives très arrêtées, et il applique ces idées à toutes ses connaissances. Son propre tempérament se trahit dans son esthétique ; indépendant, il prêche la liberté ; homme de méthode, il classe et veut expliquer toutes choses ; poète âpre et brutal, il est sympathique à certains maîtres, Michel-Ange, Rembrandt, Rubens, etc. ; philosophe, il ne fait qu’appliquer à l’art sa philosophie. Je ne sais si j’ai été juste envers lui ; je l’ai étudié selon ma nature, faisant dominer l’artiste en lui. Ce n’est ici qu’une appréciation personnelle. J’ai essayé de dire en toute vérité et en toute franchise ce que je pense d’un homme qui me paraît être un des esprits les plus puissants de notre âge.

J’applique à M. Taine la théorie de M. Taine. Pour moi, il résume les vingt dernières années de critique ; il est le fruit mûr de cette école qui est née sur les ruines de la rhétorique et de la scolastique. La nouvelle science, faite de physiologie et de psychologie, d’histoire et de philosophie, a eu son épanouissement en lui. Il est, dans notre époque, la manifestation la plus haute de nos curiosités, de nos besoins d’analyse, de nos désirs de réduire toutes choses au pur mécanisme des sciences mathématiques. Je le considère, en critique littéraire et artistique, comme le contemporain du télégraphe électrique et des chemins de fer. Dans nos temps d’industrie, lorsque la machine succède en tout au travail de l’homme, il n’est pas étonnant que M. Taine cherche à démontrer que nous ne sommes que des rouages obéissant à des impulsions venues du dehors. Mais il y a protestation en lui, protestation de l’homme faible, écrasé par l’avenir de fer qu’il se prépare ; il aspire à la force ; il regarde en arrière ; il regrette presque ces temps où l’homme seul était fort, où la puissance du corps décidait de la royauté. S’il regardait en avant, il verrait l’homme de plus en plus diminué, l’individu s’effaçant et se perdant dans la masse, la société arrivant à la paix et au bonheur, en faisant travailler la matière pour elle. Toute son organisation d’artiste répugne à cette vue de communauté et de fraternité. Il est là, entre un passé qu’il aime et un avenir qu’il n’ose envisager, affaibli déjà et regrettant la force, obéissant malgré lui à cette folie de notre siècle, de tout savoir, de tout réduire en équations, de tout soumettre aux puissants agents mécaniques qui transformeront le monde.