Mes haines/Histoire de Jules César

Mes haines, causeries littéraires et artistiquesG. Charpentier et E. Fasquelle, éditeurs (p. 233-253).

HISTOIRE DE JULES CÉSAR




I
LA PRÉFACE


Je me sens l’esprit calme et la plume facile en présence de la page que j’ai aujourd’hui à juger. Le critique vit dans une sphère haute et sereine ; il est maître et roi dans le domaine de la pensée. Les œuvres sont toutes, à ses yeux, filles de l’intelligence humaine, et il ne s’incline que devant la royauté du génie et l’aristocratie du talent. J’ai besoin d’appuyer sur ces pensées, me trouvant dans la délicate position de ne pouvoir ni louer ni blâmer, sans que mes éloges soient pris pour des flatteries de courtisan, mes blâmes pour des escapades de frondeur. Je veux faire bien comprendre que le confrère dont je parlerai dans cet article vient à moi plus que je ne vais à lui, et que je traite avec lui, pour une heure, d’égal à égal. J’oublie l’homme et ne vois que l’écrivain ; si je me prive ainsi de piquants rapprochements, de fines allusions, blessures plus ou moins vives ou chatouillements agréables, je gagne tout au moins le droit d’approuver et de désapprouver, sans que ma dignité ait à souffrir.

Je préférerais encore que l’on m’accusât de courtisanerie que d’être soupçonné un instant de jouer ici le rôle de l’insulteur antique qui suivait le char des triomphateurs. Vraiment, il est trop facile, en cette circonstance, de se tailler un piédestal dans l’injure, et rien ne me déplairait comme d’être confondu avec les gens qui calculent le nombre de leurs lecteurs d’après le nombre de leurs critiques. La sympathie est de bon goût, lorsque la sévérité peut être taxée de calcul.

D’ailleurs, je l’ai dit, je n’ai point souci de toutes ces considérations. Je me mets à part ; je n’ai ni encens ni orties dans les mains.

Peut-être les lecteurs auraient-ils désiré me voir monter de l’œuvre à l’auteur et trouver dans le livre un programme politique, l’explication d’un règne. J’avoue ne pas avoir le courage d’une pareille tâche ; la tête me tournerait dans ces régions qui ne sont plus les miennes. J’accorde d’ailleurs que mes appréciations pourront ne pas être complètes ; je comprends qu’il y a une face de l’œuvre que je laisserai volontairement de côté, me bouchant les oreilles chaque fois que l’historien se souviendra qu’il est prince et fera plus ou moins directement une allusion à sa propre histoire. Il doit y avoir, j’en conviens, une question pratique dans l’ouvrage ; mais, je le répète, je suis décidé à ne pas voir cette question ; je veux ne considérer absolument que la question théorique, juger l’historien et non le prince, étudier un tempérament de philosophe et non un tempérament de politique.

Si vous le voulez, j’écris cet article en 1815. J’ignore le présent, je ne songe qu’au passé. Je suis en pleine théorie, et je juge simplement le système historique d’un confrère. Je conjure le lecteur de bien se mettre à mon point de vue, de ne pas chercher le moindre sous-entendu dans mes paroles, et de monter avec moi encore plus haut que l’historien n’a monté, dans la sphère calme de l’idée, pure région où les spéculations philosophiques perdent tout côté personnel.

C’est à ces conditions seules que je me sens la liberté nécessaire pour parler de l’œuvre qui passionne en ce moment le public. Je n’examinerai d’abord que la préface.

Il y a, en histoire, deux façons de procéder. Les historiens choisissent l’une ou l’autre, selon leurs instincts.

Parmi eux, les uns négligent le détail et s’attachent à l’ensemble ; ils embrassent d’un coup d’œil l’horizon d’une époque, cherchent à simplifier les lignes du tableau. Ils se placent en dehors de l’humanité, jugent les hommes sous la seule face historique, et non dans leur être entier, et arrivent ainsi à formuler une vérité grave et solennelle qui ne saurait être toute la vérité. Le personnage devient entre leurs mains une loi et un argument ; ils le dépouillent de ses passions, de son sang et de ses nerfs ; ils en font une pensée, une simple force appliquée par la Providence au mouvement de la grande machine sociale. Ils nous donnent les âmes sans jamais nous donner les cadavres humains. Un événement, selon eux, est le produit volontaire et médité d’une de ces âmes. Ils communiquent à la machine un branle régulier, obéissant à des lois fixes. On comprend tout ce que ce système enlève de vie à l’histoire. Nous ne sommes plus, à vraiment parler, sur cette terre, mais dans un monde imaginaire, morne et froid ; les êtres de ce monde marchent mathématiquement, plus purs et plus grands que nous, car ils ont été débarrassés de leurs corps, et on ne nous présente que leur être moral. Toutefois, ces corps ont vécu, et j’ose dire qu’ils devraient compter dans l’histoire ; j’ai beau me répéter que le génie n’obéit pas à la fange comme la médiocrité, je ne puis croire qu’à un moment donné tel fait n’a pas été produit par les seuls appétits d’un maître du monde. Il y a une pensée haute et consolante dans la croyance que tout grand événement a eu une grande cause, mais je refuse cette croyance dans sa généralité ; elle n’est pas humaine et ne saurait être toujours vraie. Montaigne dit quelque part que les rois mangent et boivent comme nous, et que nous nous trompons étrangement, lorsque nous donnons à leurs actes des mobiles plus élevés que ceux d’un père administrant les biens de sa famille. J’aime cette bonhomie et cette franchise. Les grandes figures de l’histoire ne peuvent que gagner à nous être livrées dans leur entier, corps et âme ; si le type est moins pur, il est plus vivant ; si l’histoire y perd en solennité, elle y gagne certainement en vérité et en intérêt.

L’autre école historique est tout opposée ; elle vit du détail, de l’étude psychologique et physiologique, elle tente de nous rendre les hommes et les événements avec les vives couleurs de la réalité, l’esprit du temps, les vêtements et les mœurs. Quand elle nous donne un héros, elle s’inquiète autant de ses passions que de ses pensées, elle explique ses actes par son cœur et par son intelligence ; elle le dresse devant nous dans sa vérité, comme un homme et non comme un dieu. C’est une sorte de réalisme appliqué à l’histoire ; c’est l’observation patiente de l’individu, la reproduction exacte de tout son être, l’explication franche de son influence sur les affaires de ce monde. Le héros de la légende perd sa hauteur merveilleuse ; il n’est plus qu’une créature de chair et d’os, bâtie comme nous, ayant nos instincts, mise seulement à même d’étendre sa personnalité sur un large théâtre. Le spectacle d’un empereur est plus curieux pour un philosophe que le spectacle d’un pauvre diable, en ceci seulement que plus un homme est puissant, plus la volonté se développe en lui, plus il étale au grand jour la nature humaine dans ses grandeurs et dans ses misères. L’histoire, contée ainsi d’homme à homme, a l’intérêt d’une confidence et d’une résurrection ; les âges anciens passent devant nous, nous vivons dans les époques antérieures, voyant et touchant les grands hommes ; si cette familiarité nous enlève un peu du respect que nous avions pour eux, nous gagnons à ce commerce intime une plus profonde connaissance de leur cœur, et nous sentons plus de fraternité entre eux et nous ; nous avons plaisir à découvrir un homme sous le héros, et l’histoire de l’humanité nous devient sympathique, car nous entendons battre en elle notre propre cœur, nous la voyons vivre de notre vie. Je le sais, cette méthode historique n’a pas la gravité respectable de l’autre ; elle est brusque dans ses allures, et ne prétend pas trouver les lois d’après lesquelles s’accomplissent les événements. Elle manque de solennité, elle se refuse à formuler des systèmes, elle se contente d’étudier l’homme pour l’homme, le fait pour le fait. Elle est analyse, et non pas synthèse. Mais je l’aime pour sa verdeur et sa liberté d’allures ; il me semble qu’elle est fille de notre siècle, qu’elle est née parmi nous qui sommes affolés de réalité et de franchise.

L’auteur de l’Histoire de Jules César appartient à la première école. « Il faut, dit-il, que les changements politiques ou sociaux soient philosophiquement analysés, que l’attrait piquant des détails sur la vie des hommes publics ne détourne pas l’attention de leur rôle politique et ne fasse pas oublier leur mission providentielle. » C’est là tout un programme ; je comprends la grandeur de l’histoire ainsi considérée, mais cette grandeur m’effraye presque ; je crains que l’historien ne perde pied malgré lui, et qu’il n’exerce son sacerdoce avec une austérité trop divine. S’il n’a aucun talent, il va nécessairement tomber dans une gravité grotesque et devenir le Prudhomme de l’histoire ; s’il y a en lui l’étoffe d’un penseur et d’un écrivain, on doit redouter qu’il ne monte dans l’idéal, dans la spéculation pure, qu’il ne peigne des types, oubliant qu’il a, avant tout, à nous peindre des hommes. Certes on peut philosopher sur les annales humaines ; elles donnent matière à l’analyse et au raisonnement, mais les faits ne sont jamais que le produit des foules, et les foules ne sont composées que d’individus. Nous en revenons toujours à l’homme, non pas à l’homme providentiel, mais à l’homme tel que Dieu l’a créé, vous et moi, le prince et le sujet. J’avoue que je m’inquiète peu de « l’attrait piquant des détails sur la vie des hommes publics » ; mais ce que je désire, c’est que les hommes publics ne me soient pas présentés comme de pures abstractions ; je tiens à ce que leur conduite se trouve expliquée par leur être entier ; en un mot, je ne veux pas d’un beau mensonge, d’une figure drapée selon la convenance d’un goût personnel, je veux une créature vivante, à laquelle rien de ce qui est humain ne soit étranger. Les livres d’histoire ne sont pour moi que les mémoires de l’humanité, et j’entends trouver en eux la terre et ses instincts. Soyons réels d’abord, nous philosopherons ensuite. Ma façon d’envisager la muse sévère dont nos sculpteurs m’ont donné une si triste idée, paraîtra sans doute peu respectueuse, et l’on m’accusera d’avoir l’âme bien basse et l’intelligence bien étroite. Je ne puis me changer. Je suis fou de réalité, et je demande à toute œuvre, même à une œuvre historique, la vérité humaine, la vérité des passions et des pensées.

La préface de l’Histoire de Jules César n’a été faite que pour amener les lignes suivantes, elle se résume tout entière dans ce paragraphe : « Ce qui précède montre assez le but que je me propose en écrivant cette histoire. Ce but est de prouver que, lorsque la Providence suscite des hommes tels que César, Charlemagne, Napoléon, c’est pour tracer aux peuples la voie qu’ils doivent suivre, marquer du sceau de leur génie une ère nouvelle et accomplir, en quelques années, le travail de plusieurs siècles. Heureux les peuples qui les comprennent et les suivent ! malheur à ceux qui les méconnaissent et les combattent ! Ils font comme les Juifs, ils crucifient leur Messie : ils sont aveugles et coupables ; aveugles, car ils ne voient pas l’impuissance de leurs efforts à suspendre le triomphe définitif du bien ; coupables, car ils ne font que retarder le progrès, en entravant sa prompte et féconde application. » Voilà des paroles catégoriques, sur le sens desquelles il n’est pas permis d’hésiter ; elles sont à elles seules grosses de tempêtes, et je suis certain qu’elles seront les plus critiquées du livre, dont elles renferment, d’ailleurs, toute la pensée. Moi, je les aime pour leur hardiesse. Elles vont carrément au but et posent tranquillement César à côté de Jésus, le soldat cruel auprès du doux conquérant des âmes. Je ne crois pas à ces messagers du ciel qui viennent accomplir sur la terre leur mission de sang ; si Dieu parfois nous envoyait ses fils, je me plais à penser que ces créatures providentielles ressembleraient toutes au Christ, et feraient des œuvres de paix et de vérité ; elles viendraient, à l’heure dite, renouveler l’espérance, nous donner une nouvelle philosophie, imprimer au monde une direction morale plus ferme et plus droite. Les conquérants, au contraire, ne sont qu’une crise suprême dans les maladies des sociétés ; il y a amputation violente, et toujours le blessé en meurt. On ne peut venir du ciel, une épée à la main. César, Charlemagne, Napoléon, sont bien de la famille humaine ; ils n’ont rien de céleste en eux, car Dieu ne saurait se manifester vainement, et cependant, s’ils n’avaient pas été, l’humanité n’en serait ni plus heureuse ni plus malheureuse aujourd’hui. Ce sont des hommes qui ont grandi dans la volonté et dans l’idée fixe ; ils dominent leurs âges, parce qu’ils ont su servir des forces que les événements mettaient entre leurs mains. Ils valent moins par eux que par l’heure de leur naissance. Transportez leurs personnalités dans une autre époque, et vous verrez ce qu’ils auraient été. La Providence doit prendre ici le nom de Fatalité.

Je n’ai point compris l’exclamation : « Heureux les peuples qui les comprennent et les suivent ! malheur à ceux qui les méconnaissent et les combattent ! » Il y a évidemment erreur ici. Les peuples, dans l’histoire, n’ont jamais compris les conquérants et ne les ont suivis que jusqu’à un certain moment ; ils les ont tous méconnus et combattus. Bien plus, les règnes de ces soldats ont toujours précédé des malheurs publics et des troubles. L’empire succède à César, l’anarchie et le partage du sol français à Charlemagne, la Restauration et deux Républiques à Napoléon. Ce sont les grands capitaines eux-mêmes qui ont entravé « la prompte et féconde application du bien ». Si on les avait laissés agir, ils auraient peut-être pacifié le monde en le dépeuplant ; mais on les a fait disparaître, et, chaque fois, les sociétés ont avec peine repris respiration, se remettant peu à peu de là terrible secousse. Ces hommes de génie se produisent d’ordinaire dans les époques de transition et reculent les dénoûments ; ils arrêtent le mouvement des esprits, donnent aux peuples pour quelques années une paix relative, puis leur laissent en mourant la difficulté de reprendre le problème social au point délicat que la nation étudiait avant leurs batailles et leurs conquêtes. Ils sont un arrêt dans la marche de l’humanité, par leurs instincts despotiques qui ne leur permettent pas de rester de simples guides et qui les conduisent à devenir des maîtres tout-puissants.

Peut-être l’auteur a-t-il voulu donner une leçon aux peuples de l’avenir, les conjurer de respecter les hommes providentiels qui pourraient encore se produire, et de leur laisser le temps d’accomplir leur mission entière. Hélas ! souhaitons de n’avoir pas à tenter cette épreuve. Vivons en paix et entre hommes, s’il est possible. Point de dieu, parmi nous, qui nous brise sous sa volonté céleste. Espérons que l’humanité marchera d’un pas ferme vers la liberté, sans que le ciel ait à nous envoyer un de ses terribles archanges, qui taillent nos sociétés au tranchant de leur épée, pour qu’elles puissent entrer dans le moule social conçu par Dieu.

Qu’il me soit permis, maintenant, de témoigner un dernier regret. J’aurais préféré que l’auteur choisît une autre époque dans l’histoire du monde. Il m’aurait donné plus de liberté en se mettant plus en dehors. Il est presque juge et partie à la fois, et, bien que personne ne se permette de soupçonner un instant sa bonne foi d’historien, il se trouve dans la position fausse d’un homme qui fait par moments sa propre apologie.


II
LE PREMIER VOLUME.


Le premier volume de l’Histoire de Jules César est divisé en deux parties. La première contient le récit des temps antérieurs à César : Rome sous les rois, l’établissement de la république, la conquête de l’Italie ; un exposé de la prospérité du bassin de la Méditerranée, les guerres puniques, de Macédoine et d’Asie, les Gracques, Marius et Sylla. La seconde partie est consacrée à Jules César, et va de son enfance à sa nomination au gouvernement des Gaules : elle trace son portrait, raconte ses premiers actes, détaille les nombreux emplois qu’il occupa dans la république, appuie surtout sur son attitude lors de la conjuration de Catilina, dit quelques mots de sa campagne en Espagne, le loue sans réserve et le montre se révélant et affirmant peu à peu sa mission providentielle.

De la structure même du livre, on pourrait conclure que l’auteur fait aboutir à Jules César toute l’histoire romaine antérieure. Le grand homme est le Messie annoncé par les prophètes, le dieu pour la venue duquel se succèdent les événements. La première partie du volume n’est là que pour expliquer la naissance du héros. Rome, pendant plus de quatre cents ans, est un enfantement de César ; le ciel prépare la terre pour les couches divines, et Rome, au jour prescrit, lorsque la rédemption des peuples est nécessaire, met à la lumière l’enfant céleste.

Rome se fonde sous les rois, grandit avec la république et conquiert l’Italie. Alors, pendant un instant, elle se repose dans sa force et dans sa gloire. Certes, si Dieu créa une nation pour la mener à une heure de paix grandiose et de justice, il mit certainement au monde le premier Romain dans la prévision de cette heure unique où un peuple fut assez puissant pour rester libre. Si je voulais, par un caprice d’historien, ne voir qu’une époque dans l’histoire romaine, je m’arrêterais à cette époque merveilleuse, je me servirais des faits qui l’ont précédée pour l’expliquer et lui donner plus d’éclat, j’oublierais les événements qui ont pu suivre ; en un mot, je m’appliquerais à en faire la pensée de Dieu, et je n’aurais garde de monter jusqu’à César trouver des âges troubles et sanglants.

Je crois pouvoir dire que la vérité historique s’accommoderait mal de ce caprice. Je serais tenté malgré moi de forcer l’interprétation des événements, de grandir ou de diminuer l’importance des faits pour les besoins de ma cause. Je plaiderais, je ne raconterais plus. Je préfère considérer l’histoire comme une suite d’épisodes se liant les uns aux autres, s’expliquant mutuellement, mais ne se groupant pas autour d’un épisode principal. Que l’événement d’aujourd’hui soit la conséquence de l’événement d’hier, personne ne songe à le nier. Toutefois, quatre cents ans de faits ne s’acheminent pas vers un seul fait. César n’est pas le résultat immédiat et complet des premiers rois et de la république de Rome. Il n’est lui-même que l’anneau d’une chaîne qui s’allongera ; si la République le portait en elle, comme élément de sa propre dissolution, il porte en lui l’empire, Néron et Caligula, les germes de la terrible maladie qui rongera le peuple romain. Il ne faut donc pas s’arrêter complètement à cette grande figure, et mettre en elle les desseins de Dieu. J’aurais tort de ne voir que la République dans l’histoire romaine ; c’est également un tort de n’y voir que la fondation de l’Empire.

Le premier livre de l’ouvrage est d’ailleurs celui que je préfère. L’auteur y semble plus libre, et y applique avec plus de discrétion son système historique. J’aime à l’entendre parler de la grandeur des institutions romaines. Ici l’avenir est le fruit du passé ; le présent travaille à garder et à augmenter, s’il est possible, les trésors de ce passé. Dès ses premières lois, Rome fonde sa puissance future. La République naît naturellement de la royauté, la conquête de l’Italie et des contrées environnantes naît de la République. Jamais peuple n’a su conquérir et conserver à ce point. Les législateurs, les administrateurs ont ici fait plus que les soldats. Le monde romain a ceci de grandiose qu’il ne contient, à un certain moment, qu’une seule famille. Sans doute, chaque chose porte sa mort en elle ; l’homme, dans la pleine santé, a en lui les germes de la maladie qui le tuera. Dès la seconde guerre punique, l’esprit romain perd de sa pureté républicaine et de sa tranquillité puissante et forte. Les éléments de dissolution se développent, le corps entier est ébranlé. Les institutions n’ont plus la même efficacité, la folie des conquêtes s’empare de la nation, qui risque sa liberté en menaçant celle des autres peuples. Les Gracques ne font qu’aggraver les désordres, en voulant tout sauver. Marius et Sylla, par leur rivalité, portent le dernier coup à l’État, et c’est alors, selon l’auteur, que « l’Italie demandait un maître ».

Il faudrait s’entendre sur ce maître que demandait ritalie. C’est là le point délicat de la question. J’accorde à la rigueur, que les Romains aient eu alors besoin d’un guide, d’un homme à la main sûre et ferme, qui les conduisît dans les circonstances difficiles où ils se trouvaient. La tâche de cet homme était grande : elle consistait à rendre à la république toute sa verdeur. Je ne puis m’expliquer autrement la mission de ce bienfaiteur. Évidemment, ce n’est pas sauver une république que de tenter la création d’un empire ; c’est faire succéder une forme à une autre forme de gouvernement.

Les circonstances demandaient-elles absolument un dictateur à vie, un empereur ? l’homme de génie qui avait compris son époque, ne devait-il pas se contenter de rétablir les institutions dans leur pureté, de n’employer son pouvoir qu’à refaire à la République une seconde jeunesse ? Combien il aurait été grand, le jour où, après avoir rendu à la nation la force de se gouverner elle-même, il lui aurait remis sa puissance entre les mains ! Le maître que demandait alors l’Italie, si toutefois elle en demandait un, était un ami, un conseiller, et non un empereur.

L’auteur paraît d’ailleurs avoir, en histoire, une croyance que je ne puis accepter. Il fait des peuples des sortes de troupeaux qui parfois marchent tranquillement dans le chemin tracé par la Providence, qui d’autres fois s’écartent et ont besoin de l’aiguillon. L’humanité, pour lui, est une foule, frappée de folie, certains jours, et à qui Dieu passe alors une camisole de force. Il crée tout exprès un maître pour dompter la bête fougueuse et la lui remettre souple et docile entre les mains. Ici, tout est fatal ; les crises de démence se succèdent à des époques irrégulières ; les gouvernements suivent les gouvernements sans aucun ordre, les institutions tombent les unes sur les autres, bonnes et mauvaises ; en un mot, les nations ne gravissent pas une échelle de perfection, elles marchent au hasard, aujourd’hui libres, demain muselées, obéissant à la fatalité des faits.

Cependant l’auteur, par instants, parle de la marche des événements ; il dit que César comprenait les besoins nouveaux de Rome, et que ce fut justement cette intuition qui lui donna la toute-puissance. Il accorde donc que l’humanité s’avance à travers les âges vers un but quelconque. Mais il ne laisse pas même entrevoir quel est ce but. Pour moi, j’aime à m’imaginer que ce but est un but de liberté et de justice, de paix et de vérité. Dès lors, je ne puis plus comprendre que César ait été dans les décrets de Dieu ; il est venu faire rétrograder l’humanité, porter le dernier coup à cette république romaine qui a été l’expression d’un des états sociaux les plus parfaits. L’Empire, qui a succédé, n’en a eu ni les vertus ni la tranquille grandeur. Ainsi, en admettant, comme l’auteur, que César soit l’envoyé de Dieu, voilà Dieu qui fait reculer ses enfants, qui les retarde dans la route qu’ils suivent, qui les châtie d’une faute inconnue en les faisant tomber sous la volonté d’un seul. De deux choses l’une : ou l’auteur ne croit pas au progrès, à la marche lente des peuples, et alors il explique l’histoire par coups de foudre, il ne voit en elle que des faits fatals dépendant du moment ; ou il croit au progrès, à l’échelle de perfection que monte l’humanité, et alors il ne peut plus voir en César un ministre du ciel. Dans le premier cas, tout s’explique : le héros est un produit de l’époque, une simple manifestation du génie humain, très grande et très belle, un incident parmi cent incidents. Dans le second cas, je ne comprends plus rien à la passion de l’écrivain pour le personnage qu’il a choisi : ce n’est pas un progrès que d’aller de la république romaine à l’empire romain, et c’est avoir bien peu de foi dans l’humanité que de la conduire de gaieté de cœur d’un bien en un mal, en invoquant la Providence. Je le demande, où tendait la liberté de Rome en passant au travers de César. La logique ne veut-elle pas qu’un peuple libre reste libre, avant de tenter tout autre progrès ? César, pour un esprit droit, ne saurait être qu’un ambitieux qui a travaillé beaucoup plus dans ses intérêts que dans les intérêts de Dieu.

Je préfère considérer l’auteur comme un politique pratique, et non comme un historien philosophe. Laissons de côté, je vous prie, la Providence et le progrès, l’humanité en marche et les volontés du ciel. Restons sur la terre, et n’étudions l’histoire qu’au point de vue du gouvernement des peuples. Je reconnais que César a été un habile et un rusé. Il a singulièrement compris son temps, et il a employé tout son génie à profiter de la sottise des autres. J’admets et je partage votre admiration. Dégagé de la mission que vous lui donnez, César devient plus vrai, plus humain. Il reste ce qu’il est réellement, un homme de génie, un grand capitaine et un grand administrateur. Mais toute ma foi, toutes mes croyances se refusent à voir en lui un Messie qui devait régénérer Rome, un maître nécessaire à la liberté et à la paix du monde.

Le second livre, ai-je dit, contient l’histoire de Jules César, depuis son enfance jusqu’à sa nomination au gouvernement des Gaules. Le portrait que trace l’auteur est flatté ; la main a appuyé sur les traits remarquables et a omis soigneusement les traits disgracieux. Ce Jules César est une belle médaille, une tête fine et exquise, un profil d’une rare pureté. J’aurais préféré une figure moins finie et plus vivante. Je prétends que l’homme est aussi intéressant à connaître que le héros. D’ailleurs, il y a évidemment dans le livre parti pris d’admiration. L’histoire ainsi comprise devient une réfutation, un plaidoyer. L’historien part de ce principe que César ne pouvait avoir que des mobiles élevés et n’obéissait qu’à l’inspiration d’un vrai patriotisme. Avec de tels axiomes, toute démonstration devient possible. Si vous vous créez un héros parfait de toutes pièces, vous arriverez sans peine à expliquer favorablement chacun de ses actes. Vous grandissez cette figure, vous abaissez celles qui l’entourent. La besogne devient de plus en plus facile.

Je ne puis entrer dans le détail de ces premières années de César. On le voit inquiet et habile, le nez au vent, attendant l’heure. Sans doute, l’auteur a raison, lorsqu’il défend son héros des interprétations données à sa conduite par la plupart des historiens ; je veux croire que César n’obéissait pas seulement à l’ambition, à l’amour des honneurs, à toutes sortes de motifs personnels et mesquins. Mais il doit être également faux d’expliquer tous ses actes par des pensées supérieures de devoir et de patriotisme, de les dégager de tout intérêt. Je préfère prendre la moyenne, certain de toucher ainsi la vérité de plus près.

Ainsi, lors de la conjuration de Catilina, est-ce bien le besoin unique de justice et d’humanité qui amena César à défendre les conjurés ? Non, certes. Il y a d’abord dans son discours de la prudence et beaucoup de ce sens pratique dont je parlais tout à l’heure. Il y a ensuite de la sympathie, une sorte d’intérêt caché pour ces hommes qui attaquaient un sénat qu’il devait attaquer lui-même plus tard. Je ne sais comment l’historien expliquera la conduite de César dans les Gaules ; mais l’humanité qu’il lui prête ici le gênera singulièrement alors. Ne vaudrait-il pas mieux ne tomber ni dans un excès ni dans un autre, laisser César tel qu’il est, chercher avec conscience ce que ses mobiles ont pu avoir de désintéressé et d’intéressé ? Il n’est pas très juste non plus de rabaisser ses adversaires politiques, Cicéron, Pompée, Caton, Crassus ; ces hommes-là, ce me semble, en valaient bien d’autres, et c’est un singulier procédé historique que de leur donner largement les petitesses, les calculs que vous enlevez à César. Tout ceci, qu’on ne s’y trompe pas, vient du système providentiel adopté par l’historien. Après avoir fait du héros un dieu, il est forcé de lui accorder toutes les grâces d’état de sa divinité, et de ne plus voir que de simples mortels autour de lui.

Le premier volume laisse César tout-puissant, irrévocablement maître du monde. Nous attendons les deux autres volumes pour assister à la marche fatale des événements qui porteront César à la dictature et qui le pousseront sous le poignard de Brutus.

L’Histoire de Jules César est très savamment composée. Les recherches ont dû être immenses, aucun document n’a été négligé, et l’auteur a loyalement indiqué les sources de chacun de ses emprunts. Le bas des pages se trouve ainsi comblé de notes. Il y a là un travail considérable, une besogne consciencieuse qu’on ne saurait trop louer. Malheureusement, on aimerait à voir, çà et là, telle citation d’un esprit contraire, ce qui permettrait d’établir un juste équilibre entre les diverses opinions. L’auteur a fait délicatement un choix de belles paroles en faveur de César ; j’aimerais à entendre les accusations portées contre le grand homme ; alors seulement on pourrait juger en toute équité.

Mais c’est surtout dans les chiffres, dans les détails statistiques et administratifs que l’auteur me parait bien renseigné. Toute une académie a dû travailler pour lui. Telle page est plus grosse de travail qu’un volume entier. Le chapitre dans lequel l’historien étudie la prospérité du bassin de la Méditerranée avant les guerres puniques, est une merveille de science et de brièveté. Là, il n’y a plus d’appréciation historique, il n’y a que de simples renseignements, très complets et très succincts, et je suis heureux de pouvoir admirer à mon aise. Si l’Histoire de Jules César n’avait pas pour vivre le nom de son auteur, elle aurait tout au moins la masse considérable des documents qu’elle renferme ; on la consulterait, attiré, non pas peut-être par la largeur et la vérité des vues, mais par l’abondance des matériaux.

Quant à la partie purement littéraire, au style, j’avoue ne pas goûter cette allure solennelle, un peu pesante, cette nudité de la phrase, cette grisaille effacée. Je sais que dans les traités de rhétorique on trouve une recette particulière pour chaque style, et qu’il y est bien défendu de mettre les moindres épices dans le style historique. Toutefois Michelet m’a gâté ; j’aime la phrase vivante et colorée, même, surtout allais-je dire, lorsqu’il s’agit de ressusciter devant moi les hommes et les événements d’un autre âge. Je ne puis croire que la vérité de l’histoire demande absolument une gravité convenue. Je lis les livres qui se font lire, et rien n’est plus fatigant que la lecture d’un livre grave. D’ailleurs, c’est encore ici une question de relation. La vie du César providentiel demandait à être écrite sur le ton de l’épopée.

Pour me résumer et pour conclure, je répéterai ici l’opinion que j’ai déjà exprimée plus haut : l’auteur de l’Histoire de Jules César, malgré les prétentions qu’il paraît avoir, me parait être plutôt un politique pratique qu’un historien philosophe.