Mes années d’esclavage et de liberté/2.19

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 314-318).

CONCLUSION.


Le soleil de mes années s’incline vers son couchant.

Je le répète encore, les rayons ont débordé les ombres ; mes joies ont dépassé mes douleurs. J’ai plus reçu de ceux qui m’aimaient, que ne m’ont ôté ceux qui ne m’aimaient pas.

Ce livre — en voici les dernières lignes — serait-il une sorte d’hommage, que ma vanité rendrait à ma personne ? Aurais-je étalé blessures, revers, succès, pour m’attirer louanges ou sympathies ?

Non. Ce livre est un simple fragment d’histoire contemporaine ; un legs à la future génération, aux citoyens de l’avenir, curieux de savoir le comment, le pourquoi des choses passées : quelles relations sociales et politiques soutenaient entre elles, les variétés diverses du peuple américain ; quelles lois régissaient le pays ; quels mouvements de la conscience, quels événements, quels besoins, les modifièrent ou les abolirent.

L’heure s’avoisine, où le dernier esclave, où le dernier maître, auront disparu derrière l’impénétrable voile, qui sépare les vivants des morts. Ni maître ni esclave, ne pourront plus raconter les fastes de la plantation.

J’ai dit la vie de l’esclave. À celle du maître, jamais narrations ne firent défaut. Puissance, talent, richesse tenaient la plume. — J’ai saisi la mienne au nom du nègre vendu, battu, dégradé, conspué… relevé !

Cette vie de l’esclave, n’est-ce point ma vie ? Asservi, fugitif, errant, bataillant, victorieux, n’ai-je point le droit de dire à quiconque porta les fers : ils m’ont blessé ! À quiconque affronta les périls de l’évasion : je les ai bravés ! À quiconque lutta pour l’indépendance : j’ai combattu ! À quiconque savoure les joies du triomphe : elles m’illuminent le cœur !


On a souvent dit de moi ; que j’étais le créateur de ma fortune, l’architecte de ma position. On m’a donné ce beau titre : self-made man. À Dieu ne plaise que je le désavoue ! Mais, regardant en arrière, je vois aux lointains horizons tant de mains secourables étendues vers moi, tant d’amitiés éclairées, tant de cœurs fidèles, de si étonnantes faveurs des circonstances, que je m’écrie : Sans eux, sans ce concours des fraternités humaines et des événements propices ; toute mon énergie, jointe à toute ma persévérance, ne m’aurait pas empêché de charrier, quarante années durant, les tonneaux d’huile sur les quais de New-Bedford, d’y scier les planches, d’y brouetter le charbon, d’y charger, d’y décharger les navires baleiniers ; piquant çà et là quelque job au hasard de l’aventure ; tenant pied, heure après heure, à la misère ; gagnant morceau de pain après morceau de pain ! — Et je ne rencontre point quelque vieux camarade des stratas inférieurs ; mains calleuses, rides au front, dos ployé sous les rudes labeurs, écartant à grand’peine la louve : la faim, du logis ; que l’émotion fraternelle ne m’étreigne, avec cette pensée : Sans des circonstances indépendantes de ta volonté, tu en serais là !

Grâce à elles, je sortis à temps de l’esclavage, pour rencontrer cette généreuse phalange, dont Lloyd Garrison était le chef, qui me prit sous son égide, qui me poussa, qui me soutint, et qui ne m’abandonna plus.

« L’honneur à qui l’honneur ! »

Merci ! vous les valeureux, les inflexibles, qui m’avez reconnu pour homme, aimé comme frère ; en dépit des sarcasmes, des affronts, des haines et des fureurs !

Merci ! vous les femmes d’élite, dont les pitiés, l’intelligence, le courage, ont si souvent adouci mes souffrances et relevé mon espoir !


Un dernier mot.

C’est à mon peuple que je l’adresse.

Frères, le chemin qui mène au progrès est ouvert. Nulle ignorance, que ne puisse dissiper la volonté de savoir ; nulle indigence, dont ne puisse triompher le travail ; nul bas niveau, dont ne puisse émerger la distinction. — Ni chaînes, ni verrous, ni violence, ne viendront jamais à bout de tuer la dignité, d’écraser l’âme, de paralyser l’effort.

Mais, faites-y attention. Les lois protectrices, pas plus que les amis, ne relèveront une race, à moins qu’elle n’ait la volonté de se tenir debout. Les races, comme les individus, rencontrent le sort qu’elles méritent.

Toutes les prières de la chrétienté, n’arrêteront pas plus la course d’un boulet, qu’elles n’empêcheront l’arsenic d’être un poison.

J’ai essayé, frères, de vous arrachera la superstition, à la bigoterie ; à ces vieux habits des maîtres, dans lesquels vous êtes entrés, comme eux dans les vieilles casques de leurs grands pères. Je vous ai dit et répété, que nous dépendons de nous-mêmes, non des étoiles ; que celui qui veut vaincre, doit frapper le coup ; que respect de soi, confiance en soi, industrie, activité, persévérance, économie, sont les meilleurs moyens de s’en tirer dans les deux mondes : l’inférieur, le supérieur. — L’inférieur avant tout, puisque c’est avec lui tout d’abord que nous avons à faire, et que ne pas progresser en bas, c’est risquer fort de ne pas arriver en haut.

Je vous ai déclaré, frères de ma race, que d’immuables lois mènent l’Univers ; que l’homme recueille ce qu’il a semé ; qu’il n’existe manière sous le ciel, de supprimer les conséquences d’un acte, de détourner les suites d’un fait.

Ces vues, la plupart d’entre vous ne les partagent pas.

Ils comptent sur les faveurs du Tout-Puissant, sur la prière qui les obtient. La foi « étant la substance des choses qu’on espère, la démonstration de celles qu’on ne voit point », ils s’en tiennent à cette sentence, qui, vraie dans le domaine spirituel, devient fausse, lorsqu’on l’applique aux terrestres réalités[1].


Arrêtons-nous : plus qu’une parole.

J’ai consacré quarante années à servir la cause de mon peuple. S’il m’en était donné quarante encore, je les lui vouerais.

Quoi que j’aie fait pour cette cause sacrée, elle est bien moins ma débitrice, que je ne reste son débiteur.


  1. Voir note à la fin.