Mes années d’esclavage et de liberté/2.18

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 311-313).

XVIII

garfield — in memoriam.


Tandis que dans le cimetière de Cleveland (Ohio) on rendait à la terre les terrestres restes de Garfield ; tandis que se répandaient les larmes, que retentissaient les oraisons funèbres : témoignages de respect à cette vie si forte, si grave, si dévouée, si entièrement virile ; ce jour-là, nous, les hommes de couleur, assemblés dans l’Église Presbytérienne (Columbia, fifteenth street), nous lui dîmes, nous aussi, notre dernier adieu ici-bas.

Appelé à prendre la parole : « … Aucune heure, m’écriai-je, n’a sonné plus lugubre ! Aucune n’apporta plus poignante douleur, humiliation plus intense au peuple américain !… Et c’était hier que, Marshal des États-Unis, les devoirs de ma charge m’appelaient à cet insigne honneur : marcher en tête de la colonne qui, du Sénat, à travers les longs corridors, les majestés du dôme, le portique empli de lumière, conduisait celui que nous lamentons à ce Capitole, où les acclamations d’innombrables milliers de citoyens, le saluaient Président !…

« … Il nous sied, à nous, frères et citoyens de couleur, dont le deuil s’unit au deuil général ; à nous, dont le cœur a battu d’indignation, d’amour, d’espoir, de détresse, avec le grand cœur de la nation tout entière ; il nous sied, à nous dont les émotions ont suivi cet héroïque, ce long duel de la vie contre la mort ; à nous, qui avons partagé ces agonies ; il nous sied de pleurer ensemble, pour notre propre compte ! Il convient que notre race pousse un cri distinct des autres : un cri, qu’entende d’un bout à l’autre bout de l’Amérique, le peuple américain !

« … Des orateurs mieux autorisés, vous parleront du caractère privé de M. Garfield. À moi de vous dire qu’il nous aimait, qu’il se préoccupait de notre avenir.

« Appelé dans son cabinet, peu temps après l’élection, nous eûmes sur ce sujet, lui et moi, un entretien sérieux et prolongé :

« — Le temps est venu, me dit-il, de faire un pas en avant ; de répondre ainsi, aux justes réclamations des citoyens de couleur !

« Puis, manifestant l’intention d’envoyer à d’autres nations qu’à des nations noires, nos noirs représentants :

« — Comment seront-ils reçus des races blanches ? s’écria-t-il.

« — Parfaitement ! répondis-je. Plus on se rapproche des sommets, plus s’effacent les bas-fonds du préjugé. Mais, ajoutai-je, pour que toutes les classes américaines soient également respectées au dehors, il faut que toutes, égales chez nous, rencontrent au dedans les mêmes égards, participent aux mêmes avantages, deviennent l’objet des mêmes sollicitudes, obtiennent les mêmes honneurs !

« Le Président approuva sans réserve. Faisant plus, il me proposa sur l’heure, de représenter mon pays à l’étranger, dans un poste important.

« Je remerciai Son Excellence, et déclinai l’offre.

« À vrai dire, je préférais rester en Amérique… et Marshal du district de Columbia.

« Certes, avoir pour ministres des États-Unis, l’Hon. J. M. Langston à Port-au-Prince, M. H. Highland Garnet à Libéria, tous les deux, hommes de couleur ; c’est un honneur dont tous, nous nous sentons fiers. Mais, nous le sentons aussi ; une représentation noire, auprès des nations blanches, serait un progrès plus décisif, vers cette égalité qui est notre droit, en même temps qu’elle est notre aspiration. »