Mes années d’esclavage et de liberté/2.17

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 300-310).

XVII

croquis à la plume.


Le lecteur l’a remarqué sans doute : échapper à l’esclavage, en finir avec l’esprit d’esclavage, sont deux choses fort différentes. Le Nord avait proclamé l’abolition, oui ; mais l’esprit esclavagiste dominait le Nord.

Cela dura longtemps.

Invité jadis chez M. Delavan (Albany) avec mon ami l’Hon. Gerrit Smith ; je lui disais, chemin faisant, l’embarras, la gaucherie qui me saisissait d’avance, à la pensée de cette blanche compagnie au sein de laquelle j’allais me trouver.

— Voyons, voyons ! fit Gerrit : Ne savez-vous donc pas, Douglass, que vous avez pour mission d’abattre le mur mitoyen qui sépare les deux races !

J’ai toujours pensé depuis, que délivrer l’âme humaine des fers pesants et absurdes, qu’on nomme préjugés de caste, faisait, pour moi du moins, une des nobles parts de ma mission.


Je vais parler d’une époque antérieure, et dire une fois pour toutes, comme les enfants : — Il y a bien, bien, bien longtemps !


Commençons par un incident grotesque.


Un soir — c’était durant mes campagnes abolitionnistes — me trouvant à Victor (Ontario) j’entrai dans la salle à manger de l’hôtel, pour y dîner. On me conduisit vers une petite table qui semblait être en pénitence, au coin, loin de la grande table où s’asseyaient les hôtes. — Je compris, et ne voulant pas faire d’éclat, j’expédiai mon repas en silence. Une fois terminé, debout auprès du comptoir où trônait le seigneur de céans :

— Ayez l’obligeance — fis-je en payant mon écot — de me dire pourquoi vous m’avez servi à part, dans l’angle, moi seul ?

— Pourquoi ? — s’écria mon homme, égal à la circonstance : — Parce que je voulais vous traiter mieux que les autres !

— Bien ! répliquai-je, rassemblant ma monnaie : Une autre fois, traitez-moi comme, et non pas mieux.

À Jamesville, dans l’Ouest, même épisode. On nous place, un de mes amis et moi, seuls de notre espèce, en face des badauds, habitués du bar-room, auxquels nous servons de spectacle et d’amusette.

— Sais-tu ? — fis-je assez haut pour que nul n’en perdit mot. — Sais-tu quelle découverte je viens de faire dans l’écurie ?

— Non : Qu’as-tu vu ?

— J’ai vu des chevaux noirs et des chevaux blancs, croquer en paix l’avoine dans la même auge. D’où j’ai conclu qu’à Jamesville, les chevaux sont plus civilisés que les hommes.

Un éclat de rire général répondit à l’histoire, et, dès ce jour, la même table réunit toutes les couleurs.

J’allais de Cleveland à Buffalo — il y a bien longtemps. — Le steamer glissait sur les eaux du lac, par la plus claire des nuits, lorsque retentit le gong du souper. Rudes natures que celles des passagers à bord ; gens avec lesquels, surtout lorsqu’ils avaient les dents longues, plaisanter n’était pas badinage ! Au premier son, une avalanche de gaillards se précipite en bas. Laissons passer. J’attends la seconde tablée, je descends à mon tour, et me place vis-à-vis d’un gentleman de haute taille, à la blonde chevelure, au front élevé, à la barbe soyeuse, aux traits grecs, au teint mat ; un de ces hommes dont tout l’aspect vous dit : C’est quelqu’un !

J’avais à peine déployé ma serviette, qu’accourt le steward[1] :

— Partez de là ! fait-il.

Je continue mon repas, comme si de rien n’était.

— Partez de là !

Même immobilité. J’étais jeune, j’étais fort, j’avais de bons poings, et ne craignais pas de m’en servir.

— Partez de là !

Levant les yeux à cette troisième sommation, je me vois flanqué, droite et gauche, de deux Hercules noirs, les acolytes du steward !

En face de moi, le front du gentleman s’était creusé de plis ; du blanc mat, son teint avait passé au pourpre ; ses yeux lançaient des éclairs. Qui allaient-ils foudroyer ? Je l’ignorais, lorsque, à l’instant où mes frères avançaient leurs mains sur moi :

— Laissez ce gentilhomme ! tonna la voix : Je regarde comme un honneur, le privilége de souper avec M. Douglass !

L’accent n’admettait pas de réplique ; les noirs disparurent, le steward s’éclipsa. M’inclinant alors devant mon courtois défenseur, je lui demandai son nom.

— Edward Marshall, naguère député du Kentucky… de Californie maintenant.

J’avais lu ses discours avec un vif plaisir, et le lui dis.

— J’arrive du Kentucky ! — s’écria-t-il après quelques moments de conversation : — J’ai été là-bas embrasser ma nourrice ! Ce sont des seins noirs qui m’ont allaité !

Nous nous entretînmes de sa carrière politique. Démocrate, anti-abolitionniste :

— Je n’ai pas, affirma-t-il, de préventions contre la couleur !

Il venait de le montrer, et le prouva une fois de plus, lorsque, m’invitant à l’accompagner dans le bar-room, où s’entassait une troupe d’individus altérés ; il me pressa de boire avec lui… n’importe quoi !

— Je ne bois que de l’eau, répondis-je.

Se tournant alors vers les autres :

— Venez, camarades ! Un verre !

Les camarades ne se le firent pas répéter. Edward Marshall avait jeté sur le comptoir une pièce d’or : vingt dollars.

— Point de change ! fit l’hôte embarrassé.

— Non ? Bien. Gardez-la ! Elle filera avant qu’il soit jour.

Hôte et camarades avaient compris.

Et moi je conserve parmi les meilleurs, ce noble souvenir de chevaleresque urbanité.


En 1842, l’Anti Slavery Society de Massachussets, m’envoyait à Pittsfield.

Jour, heure, tout était fixé d’avance ; il ne s’agissait plus que d’arriver à point : chose malaisée, en ce temps de carrioles et diligences.

Parvenu tant bien que mal à Pittsfield :

— Chez qui descendez-vous ? — me demande le conducteur. Je lui montre l’adresse de M. Hilles, abolitionniste fervent, abonné du Liberator, sur lequel me dirigeait l’Anti Slavery Society.

— Ah ! mais, c’est à deux mille d’ici ! — fait le conducteur en se grattant la tête. Après quoi, voyageurs et colis déposés, il siffle, claque du fouet : Hue ! et me mène droit au cottage de M. Hilles.

Je n’étais pas, il en faut convenir, un visiteur désirable. Couvert de poussière — j’avais voyagé sur l’impériale — valise en main ; noir, couleur mal portée à cette époque et dans ce district ; je vis d’emblée que quelque brûlante que fût l’atmosphère, glacée serait ma réception. Mais il n’y avait pas à choisir.

M. Hilles paraît sur le seuil de sa porte, me considère, et m’introduit sans proférer un mot. Sa femme prend l’affaire par un côté moins tragique. Réservée, distante, d’une politesse empesée, elle admet néanmoins ce fait, on le sent, que ma présence pour un jour ou deux sous son toit, n’endommagera pas trop grièvement l’honneur de la famille.

On sert le thé M. Hilles est invisible ; il a perdu l’appétit : cas de négrophobie, je connais cela. Sympathie pour son mal, influence paralysante de l’entourage, à peine si je puis avaler un morceau ou prononcer une parole. Ainsi se passe le premier soir.

Le lendemain était un dimanche, : Je devais parler quatre fois, dans la Town Hall : 10 heures, A M ; 1 heure, P M ; 5 heures, idem ; 7 heures 1/2, idem.

M. Hilles, moment venu, avance en phaéton devant le porche, aide sa femme à monter, secoue les guides, et se tournant vers moi — deux places restaient vacantes derrière lui — me dit gravement :

— Vous saurez trouver votre chemin, je suppose ?

— Je suppose que je le saurai. — fais-je avec non moins de gravité, tout en brassant la poussière.

Arrivé dans la Town Hall, personne pour me présenter à l’assemblée[2]. Mais j’avais devant moi le visage de mistress Hilles, grave, éclairé de douceur ; et je m’en tire de mon mieux jusqu’à midi, heure sacramentelle des luncheons[3]. Chacun s’en va trouver le sien. Nul ne m’en offre miette, de sorte que me voilà seul, vis-à-vis des bancs déserts. Une heure et demie sonnant, mon audience revient, restaurée, rafraîchie, oreilles et cœur dispos. Je reprends mon allocution ; cela nous mène à trois heures, que, le discours achevé, la Town Hall se vide à nouveau.

Je commençais à sentir certains tiraillements dans l’estomac. Un petit hôtel se trouvait tout près ; je m’y rends, je demande à dîner :

— Nous ne recevons pas de nègres !

Patience. Le vent du nord-est, promenant ses froides averses, me soufflait des aiguilles dans les poumons. Que faire ? Grelottant, exténué, affamé, je reprends le chemin de la Town-Hall ; tandis qu’aux fenêtres, hommes, femmes, enfants, me regardaient comme on suivrait les allures d’un ours, lâché sans muselière par la ville.

Tout en marchant, je côtoyais les murs d’un cimetière :

— Le champ du repos ! m’écriai-je : Oui, c’est cela, c’est ce dont j’ai besoin ! Le lieu où meurent les vanités, où finissent les distinctions, où il n’y a plus ni riches ni pauvres, ni blancs ni noirs !

J’y entrai. — Et je méditais ce cri pathétique du Seigneur : « Les renards ont des tanières, les oiseaux du ciel ont des nids, mais le fils de l’homme n’a pas un lieu où reposer sa tête ! » lorsque des pas se firent entendre, et qu’avec cette hésitation des gens bien élevés, un gentleman s’approchant, me dit :

— Oserais-je vous demander votre nom ?

— Frédérik Douglass.

— Vous semblez n’avoir pas de logement en ville ?

— Je n’en ai pas.

— Bien. Je ne suis rien moins qu’abolitionniste. Mais si vous voulez m’accompagner, je prendrai soin de vous.

— À qui ai-je l’honneur de parler ?

— Moses Norris.

— Quoi ! le sénateur ?

— Tout juste.

En vérité, je ne savais trop que répondre. Ce même homme, là, devant moi, avait naguère littéralement arraché le révérend Georges Storrs, de la chaire où il prêchait l’émancipation ! D’autre part, comment repousser une offre si cordiale, si royalement venue ?

— Maman, maman ! Un nègre dans la maison, un nègre dans la maison ! — s’écrièrent une demi-douzaine de petites voix, à l’instant où ma personne se dessina sur le seuil de l’aristocratique demeure.

Ce n’est pas sans peine, que mistress Norris apaisa le tumulte. Elle-même semblait pétrifiée. J’allais battre en retraite ; l’hospitalière insistance du sénateur ne le permit pas. — Hasardant alors une expérience :

— Madame, fis-je, mon pauvre gosier est en feu. J’ai beaucoup parlé ; le froid m’a saisi ; rien ne me soulage, en ces sortes d’occurrences, comme un morceau de sucre, dans un verre d’eau fraîche.

Je n’avais pas achevé, que mistress Norris me préparait elle-même le breuvage, qu’elle me l’offrait, que les glaces polaires étaient fondues, les préjugés par-dessus bord (la bonne moitié au moins), et que, devisant avec le sénateur au coin de son feu, je m’y sentais presque bienvenu !

Le soir, au sortir du dernier meeting, ce fut à qui, de mistress Norris ou de mistress Hilles — considérablement humanisée — m’emmènerait dans sa voiture, et m’abriterait pour la nuit. Avec mille remercîments, je me séparai du sénateur et de mistress Norris, pour suivre chez elle mistress Hilles, ma précédente hôtesse.

L’atmosphère s’y était si bien dégelée, que M. Hilles me conduisant le lendemain — dans ce même phaéton où la veille je n’avais pu trouver place — au rendez-vous assigné par mes amis, s’écria :

— Monsieur Douglass, je me sens plus fier de vous sentir là, près de moi, que si j’y avais le président des États-Unis !

Compliment que j’eusse trouvé plus flatteur, si John Tyler n’avait point, à cette époque, occupé le siége présidentiel.

Raconter mes expulsions des omnibus, trains, wagons, tables d’hôte, cabines, je n’aurai jamais fini !

Chose étonnante, l’esclave était souffert, en des places d’où l’on expulsait ignominieusement le noir libre.

Assis, à Philadelphie, dans un train à côté de mistress Post, ancienne amie de la famille :

— Sortez ! me crie le conducteur.

Mistress Post s’indigne. Je reste ferme au poste.

— Ce nègre est-il à vous ? reprend le conducteur.

— Oui.

Et l’esclave supposé, demeure en paisible possession de ce fauteuil, hors duquel on allait jeter l’homme de couleur indépendant.


Il m’arrivait parfois de résister, on s’en souvient. La résistance alors, avait raison du préjugé. En d’autres occasions, le préjugé tenace en était pour ses frais. Comme certain jour où l’hôtelier — Alliance, Ohio — m’ayant banni de la salle à manger, mes codélégués la quittèrent, dîner intact. Le même brave homme, au retour, nous attendait avec trois cents couverts ! Le train stoppa, les délégués descendirent ; pas un ne s’assit devant le festin.

On le voit, s’il y avait des lâchetés, il y avait des générosités.

Miss S. J. Mark[4], une de nos célébrités littéraires, n’abandonnait-elle point (Ohio) la table d’où l’on venait de m’exiler ; pour remonter, accompagnée de sa sœur, sur le tillac, et protester par cet acte, contre l’ostracisme dont j’étais l’objet ?

Deux dames anglaises, alors que nous descendions l’Hudson, et qu’assis près d’elles, on me contraignit de passer ailleurs ; ne se levèrent-elles point, elles aussi, proclamant leur indignation ; tandis que se taisaient, tandis que laissaient faire des gens, dont les convictions auraient dû délier la langue, et dont un geste, un seul, m’eût épargné l’affront !

Mais si le vernis de l’Évangile, ne recouvre pas toujours des cœurs chrétiens ; la livrée du paganisme, en revanche, dérobe, sous ses calomnieux dehors, telles délicatesses, telles bontés, telles énergies inspirées du Christ, que le Christ ne désavouera pas !

En fin de compte, à travers les bonnes et les mauvaises fortunes ; tantôt hué, tantôt acclamé, ma carrière a été heureuse. L’indifférence ne m’a ni bronzé contre les antipathies, ni refroidi à l’endroit des succès. — Mais derrière les choses transitoires, je sens les choses éternelles. Appuyé sur celles-ci, je puis affronter celles-là.

— Qu’éprouvez-vous ? me demandait jadis M. X : Quand dans les rues, la canaille… et des gens qui ne sont pas elle… vous montrent au doigt ? que pleuvent les quolibets ?

— Qu’un âne a rué, mais qu’il n’a blessé personne.


Laissez-moi terminer par un aveu.

Lorsqu’en 1879, j’appris que mon buste, exécuté sur l’ordre de mes amis, venait d’être, en grande cérémonie, placé dans la Sibley Hall, université de Rochester ; et que des voix, trop prévenues en ma faveur, avaient déclaré « justement mérité » l’hommage offert à Frédérik Douglass ! mon cœur battit d’orgueil.

Il palpita d’une plus douce émotion, cette nuit où, étendu seul, la tête enveloppée d’un plaid, dans un compartiment de première classe, Central rail-road, je m’écriai, voyant paraître un gentleman à la portière :

— N’entrez pas ici, ne vous asseyez pas là : Je suis nègre !

Et où l’intrus, ainsi apostrophé, riposta :

— Hé, nègre ou non ! Que diantre cela me fait-il ?


Cette fois, le mur mitoyen était à bas.


  1. Maître d’hôtel.
  2. En Amérique, de même qu’en Angleterre, le chairman (président) introduit toujours le prédicateur étranger auprès de la congrégation. — Trad.
  3. Second déjeuner. — Trad.
  4. Grace Greenwood, nom de plume.