Mes années d’esclavage et de liberté/2.16

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 291-299).

XVI

le temps nivelle tout.


Parvenus aux extrémités de la vie, notre pensée retourne volontiers à ses premiers jours, comme pour leur dire un dernier adieu.

Ce ne fut pas ma pensée seulement, ce fut l’ex-esclave, Frédérik Douglass lui-même, qui, dans une de ses excursions, revint à Saint-Michel, d’où quarante années auparavant, il avait été expédié à Baltimore, sous la menace des balles de M. Hamilton.

Captain Thomas Auld, mon ancien maître, âgé de quatre-vingts ans, sachant que son nègre était dans le village, me fit prier de l’aller voir. Je le trouvai couché sur le lit qu’il ne devait plus quitter. — Lui ! mon maître ! l’homme qui avait fait de mon âme, de mon corps, son objet ! qui avait battu celui-ci, écrasé celle-là ! qui m’avait interdit d’apprendre ou d’enseigner quoi que ce soit à mes frères, sous peine de trente-neuf coups de courbache, appliqués sur mon dos nu ! Lui, qui m’avait envoyé rompre par Covey ! Lui, qui m’avait expédié, lié au cheval d’un argousin, dans la geôle d’Easton ! Lui, qui m’avait vendu, contre beaux deniers comptants, à son frère Hugues ! Lui, dont j’avais dénoncé, flétri les actes, en quatre langues, devant le monde entier ! — Mourant, impuissant, sénile, il était étendu là ; et moi, Marshal des États-Unis pour le district de Columbia, je me tenais à côté de lui, sa main dans la mienne !

— Marshal Douglass ! murmura-t-il.

— Non, Captain ! Non, point de Marshal ! Frédérik, comme avant.

Ses doigts à demi paralysés, qu’agitait un tremblement continuel, serrèrent faiblement les miens. Sans gêne, sans amertume, nous devisâmes des temps passés.

— Captain !… que pensez-vous de mon évasion ? — lui demandai-je, lorsqu’il se fut un peu remis. Il hésita quelques secondes, puis :

— Frédérik, dit-il, j’ai toujours pensé que vous étiez trop vif pour l’esclavage. À votre place, j’aurais fait comme vous.

— Captain, merci de vos paroles. Ce n’est pas vous que j’ai fui, c’est l’esclavage. Je ne haïssais pas César… mais Rome m’était plus chère !

Après un instant de silence :

— Captain ! repris-je, je vous ai, dans mon Narrative, injustement accusé de l’abandon de grand’mère ; pardonnez-moi. La méprise vient d’erreur, non de mauvais vouloir.

— Je sais, Frédérik. Vous m’avez cru propriétaire de votre grand’mère ; je ne l’étais pas. Le partage de l’hoirie l’avait, à la mort de mon beau-père, placée dans le lot d’esclaves adjugés à mon frère Andrew… Je la lui rachetai de suite ! — se hâta d’ajouter Captain Thomas : — Et j’ai pris soin d’elle, jusqu’à son dernier soupir !

En réalité, c’est, non avant, mais après la lecture du Narrative, dont il reçut dans le temps un exemplaire de ma part, que Captain Thomas avait racheté grand’mère.

— Aussitôt l’erreur connue, m’écriai-je, le récit a été rectifié. Je n’ai jamais eu l’intention de vous calomnier, Captain !

— Et moi, fit-il, je n’ai jamais aimé l’esclavage ! Mon projet était d’affranchir mes noirs, à mesure qu’ils atteindraient l’âge de vingt ans.

Le voyant si débile, je ne prolongeai pas ma visite. Me parlant alors du grand voyage qu’il allait entreprendre :

— J’ai confiance, me dit-il : Je pars en paix.

C’est en paix aussi, que se séparèrent l’esclave et le maître.


Mes retours aux anciennes demeures, ne devaient pas se borner là.

Cinq ans plus tard, une conférence m’amenait à Easton. La vieille prison aux murs blanchis, dont j’entendais encore se refermer sur moi les grilles et les verrous, était toujours là, toujours aussi soigneusement recrépie. M. J. Graham, le Sheriff qui m’y avait coffré, me donnait une amicale poignée de main. Le soir, il m’écoutait parler dans la Court House. Pour achever le contraste, je logeais dans la taverne où les acheteurs d’esclaves concluaient jadis leurs marchés, et j’y étais l’objet d’un respect que ne pressentait guère le Frédérik Douglass qu’ils marchandaient alors.

Causant de ces souvenirs, l’hiver dernier, avec mon ami, l’honorable J. L. Thomas, percepteur maritime à Baltimore :

— Vous ne savez pas, lui dis-je, quel désir m’obsède ?

— Non.

— Revoir la plantation Lloyd !

— Rien de si aisé. Je fais, dans mon cutter, de fréquentes tournées vers la rive orientale ; venez avec moi !

— Pareille visite plairait-elle au propriétaire actuel ? (le colonel Edward Lloyd, petit-fils de l’ancien et imposant Governor, que je me rappelais si bien) ?

— Parfaitement. Le colonel est un esprit libéral.

Il résulta de notre conversation, que le 1er juin nous montâmes, MM. Thomas, Thompson, Chamberlain et moi, sur le cutter. Quatre heures après, le Guthrie jetait l’ancre dans la rivière ; et du tillac, je contemplais les pyramidales cheminées de la Grande-Maison.

Parti esclave, ignoré, sur une barque de transport ; revenu libre, réputation faite, sur un bâtiment de l’État !

Un billet de M. Thomas, dépêché à la Grande-Maison, en ramena M. Howard, fils du colonel, arrière-petit-fils du Governor.

— Mon père, nous dit-il, est absent. Permettez-moi de le remplacer auprès de vous.

C’est donc guidés par ce jeune gentleman, affable et courtois, que nous parcourûmes la plantation.

Je m’attarde aux détails, pardonnez-le-moi ; semblables retours, à cinquante ans d’intervalle, ne reviennent guère dans une vie. Ému jusqu’au fond de l’âme, je marchais à travers ces sites, comme à travers un rêve. Et c’est l’arrière-petit-fils du Governor qui m’escortait ! Je revoyais par la pensée le bisaïeul, majestueux, de grandes façons : peu de paroles, main de fer. Et j’en reconnaissais les traits avec la manière, dans ce garçonnet à l’aristocratique visage, frère cadet de M. Howard, qui accompagnait nos pas.

Je retrouvai tout : le long quartier, le quartier de la hauteur, l’habitation de Captain Anthony, celle des surveillants Seveir, Gore, Hopkin ; la cuisine d’où si souvent m’avaient expulsé les gifles d’Aunt Katy, la cuisine où pour la dernière fois, j’avais embrassé ma mère ; cette fenêtre de miss Lucretia, sous laquelle, affamé, je chantais, et une main blanche me donnait du pain, un tendre cœur adoucissait mes peines !

Je reconnus l’imposante remise où mes yeux d’enfant, avaient tant admiré les voitures de gala, les fêtes d’esclaves ; quand le Governor livrait la Hall à ses nègres, qu’elle retentissait sous les coups du tam-tam, les chansons, les rires, la mesure que battaient en dansant les pieds noirs !

Je revis l’échoppe, sur l’établi de laquelle Uncle Abe fabriquait et retapait les souliers ; la forge où les bras d’Uncle Tony, maniant le marteau, faisaient jaillir les étincelles, et dont l’hebdomadaire clôture m’apprit qu’il existe un dimanche ici-bas. Je revis la cabine où maître Cooper, le magister des négrillons, enfonçait à grand renfort de gaule, ces mots : « qui es aux cieux » dans nos têtes crépues. Je revis la grange d’où partaient, où revenaient les hirondelles, que suivaient longtemps mes yeux. Je revis ces vieux chênes, sous les rameaux desquels le petit Daniel — l’oncle du gentleman qui nous guidait — partageait avec moi ses gâteaux et ses biscuits. Toujours les immenses verdures enveloppaient le bosquet de fraîcheur ; mais les merles aux ailes écarlate, dont les symphonies réveillaient en moi d’indéfinissables aspirations, s’étaient envolés. Plus de négrillons grouillant dans la poussière, autour des quartiers déserts ! Un grand calme, un grand silence, remplaçaient le bourdonnement de la ruche noire. Dix hommes de couleur, aidés d’une ou deux machines, accomplissaient l’ouvrage qu’avaient peine à faire soixante esclaves jadis.

Je priai M. Howard de me conduire au champ de repos des Lloyd. Là, front découvert, je m’arrêtai devant chacune de ces tombes : Celle de la trisaïeule du Governor, morte à Annapolis, transportée ici dans un cercueil d’acajou, que tout enfant j’avais vu arriver, puis descendre au fond de la fosse ; le tombeau de l’amiral Buchanan, gendre du Governor, qui commandait le Merrimac, dans son affaire avec le Monitor (1862) ; celui de M. Winter, son autre beau-fils, général dans l’armée rebelle ; celui de M. Page, l’instituteur, qu’il me semblait voir errer solitaire, taciturne, à l’écart, loin des humains.

Tandis que je restais pensif, songeant aux choses disparues, et que les saules pleureurs, et que les cyprès jetaient leur ombre sur les tombeaux ; M. Howard, passant de l’un à l’autre, y cueillait quelques fleurs qu’il m’offrit.

Je les garderai jusqu’à mon dernier jour.

Après un lunch, élégamment servi dans la vaste salle à manger de la Grande-Maison, nous prîmes congé.

Une dizaine de noirs m’attendaient sur le seuil ; plusieurs d’entre eux étaient fils de mes anciens camarades. Je les reconnaissais aux traits, je les appelais par leur nom. La liberté rayonnait, là où si longtemps la servitude avait appesanti ses ténèbres !

Un hommage me restait à rendre au passé. Je me transportai chez mistress Buchanan, la fille du Governor, la veuve de l’amiral. Que de fois je l’avais contemplée, gracieuse et svelte ; dans l’éclat de ses dix-huit ans ! Elle en comptait soixante-quatorze à cette heure, et restait belle, de bonne grâce, entourée de ses petits enfants. M’introduisant auprès d’eux, du grand air de son père le Governor, dont ce noble visage me rappelait les traits ; elle se prit à causer avec moi, comme si j’eusse été quelque aristocratique ami, de la plus pure race caucasienne.

Au moment du départ, sa petite fille, ravissante de candeur, s’approcha, le sourire sur les lèvres, un bouquet dans la main, et me le tendit. — Oh ! comme je le reçus, comme j’en respirai la senteur ; avec quel doux langage ces arômes pénétrants me dirent qu’une aurore de justice, de fraternité, d’amour se levait sur mon pays ; que la guerre intestine, les crimes qui l’avaient déchaînée, s’étaient enfuis pour jamais ; que la jeune génération, détournant ses yeux d’un passé mort et corrompu, regardait, joyeuse, le front resplendissant de lumière, vers les gloires de l’avenir !


La même année, un appel m’invitait à parler de John Brown, dans cette ville d’Harper Ferry, que vingt ans auparavant, il avait investie ! Dans cette ville qu’il y a vingt ans, son nom remplissait de terreur ; alors que le Gouvernement recherchait en tout lieu pour les pendre, les complices de Jules Brown ; alors que la canaillocratie, par toute la République, lynchait haut la main, quiconque osait excuser, ou expliquer, l’effroyable attentat du brigand !

Et c’est là qu’on m’appelait ! Là où, vingt ans auparavant, un bout de corde attaché à quelque arbre, en aurait lestement fini de moi ! — Mes pieds posaient sur le sol, où le sang de Brown avait coulé. Je voyais cette tragédie : les hauteurs qui l’avaient contemplée, la maison foraine où Brown rassembla ses hommes, l’arsenal où il soutint le siége, le point où Lee opéra sa capture, m’en racontaient les sinistres développements. Et c’était de John Brown que j’allais parler ! Et j’en allais parler, non comme d’un criminel d’État, mais comme d’un héros chrétien, comme du martyr de la liberté !

On écouta, les applaudissements éclatèrent.

Près de moi, sur la plate-forme, était assis, chargé d’années, l’Honourable A. J. Hunter, attorney général de Virginie ; l’accusateur de Brown par-devant la cour ! Ses mains cherchèrent les miennes :

— Le général Lee, me dit-il, s’il vivait encore, vous les serrerait, lui aussi. Je condamne, aujourd’hui comme il y a vingt ans, l’acte de Brown ! Mais aujourd’hui, comme il y a vingt ans, j’admire l’homme, sa virilité, sa ténacité, son inaltérable calme en face de la mort.


C’est ainsi que se terminèrent mes pèlerinages au pays des souvenirs.