Mes années d’esclavage et de liberté/2.11

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 232-240).

XI

la guerre.


Dès le premier jour, la guerre fut à mes yeux l’abolition de l’esclavage.

Battue en brèche, ma foi tint bon.

Quand Seward chargeait nos ministres à l’étranger, d’affirmer que, quelle que fût l’issue de la rebellion, rien ne serait changé dans les États du Sud : que les esclaves y resteraient esclaves, que les maîtres y resteraient maîtres ; quand le général Mac-Clellan, quand le général Butler, prévenaient les esclaves que tout effort vers la liberté serait réprimé par un bras de fer ; quand le gouvernement national refusait de rassembler des troupes noires ; quand il démentait la proclamation, par laquelle le général Freemont venait d’abolir l’esclavage au Missouri ; quand nos régiments fédéraux retournaient les esclaves à leurs maîtres ; quand nos bataillons maintenaient le bétail noir dans les fermes de Virginie ; quand nos soldats se montraient plus prompts à chasser du camp les hommes de couleur, qu’à fondre sur les rebelles ; alors et toujours, ma conviction résistait.

Parcourant le Nord, je développais ma pensée :

— La guerre, disais-je, c’est la délivrance de l’esclave, tout autant que c’est le salut de l’Union. Mais pourquoi le Nord ne se sert-il pas de ses deux mains ? Pourquoi se fait-il manchot ? Pourquoi, tandis qu’il arme sa main blanche, tient-il immobile, enchainée, paralysée, la main de bronze qui l’aiderait à écraser l’ennemi ?

Que voulez-vous ! rarement les théories ont raison de la déraison.

— Une guerre d’émancipation ; s’écriait-on : C’est exaspérer le Sud, c’est gagner à la rébellion les États indécis, c’est élargir le gouffre !

— Des régiments de couleur ! Tout homme du Nord, plutôt que de combattre à leur côté, jettera ses armes et retournera chez lui. Soldat, un esclave ! Au premier sifflement du fouet des maîtres, votre soldat tournera les talons.

Et pendant que le Nord raisonnait de la sorte, le Sud usait largement de sa population noire. Travaux, fortifications, approvisionnements, les noirs exécutaient toute corvée ; laissant aux maîtres loisirs et vigueur, pour mieux sangler le Yankee.

Rien de tel que le tonnerre, dès qu’il s’agit de réveiller les gens. Le canon de Bull’s Run, Ball’s Blutt, Big Bethet, Fredericksburg, retentit à Washington : il y déboucha les sourdes oreilles. Notre gouvernement consentit à employer les hommes de couleur.

Bien ! Mais comment les employer, sans faire brèche aux vieilles coutumes, sans effaroucher les préjugés ?

Le nègre servait déjà dans l’armée, en qualité de marmiton, brosseur, porteur, souffre-douleur. Mettons-le à la pelle et à la pioche ! Faisons-lui creuser des tranchées, construire des terrassements sous l’ardent soleil du Sud ! Il ne s’en portera guère plus mal, et nos hommes s’en porteront mieux ! — Ce fut le premier pas.

Donner au nègre un costume qui, tout en l’associant à l’armée, le distinguât du soldat, fut le second.

Puis, on proposa de lui fournir, pour se défendre en cas d’urgence, quelque chose de moins inoffensif qu’une brouette ou qu’une truelle.

Puis, on pensa qu’autant valait faire du nègre un soldat : un soldat moins l’uniforme bleu ; un soldat marqué du signe de l’infériorité perpétuelle.

Or, il se trouva que chemise rouge au corps, pistolet à la ceinture, le noir ne tarda pas à combattre au premier rang, partout où l’on se battait.

Sur pied d’égalité avec les blancs, lorsqu’il s’agissait d’affronter l’ennemi ; au fort de la mêlée, quand pleuvaient les balles, flamboyait l’arme blanche, ricochaient les boulets ; le noir ne recevait que demi-paye. En revanche, on lui faisait garder les forts et positions du Sud, en plein marais, fièvre jaune et pestilence.

Ce fut alors que le major Andrew, gouverneur du Massachussets, reçut de Lincoln l’autorisation de former deux régiments noirs : le 54e et le 55e.

Navré de l’injustice, mais non découragé :

— Frères ! — m’écriai-je daus un appel public reproduit partout : — Frères ! Le Massachussets vous fait signe, venez ! Remplissez les cadres ! Entourez l’étendard ! Que pas un ne s’attarde, que tous regardent en avant ! Officiellement autorisé, je me porte garant de vos droits : même respect, mêmes armes, même protection, même équipement, même solde, mêmes rations pour vous que pour les blancs ! Je ne discute ni n’arguments ; discussion et arguments signifient hésitation. Nul parmi vous n’hésite, nul ne doute ! Les portes du cachot sont entrebâillées ; un viril effort, elles s’ouvriront. Et vous en franchirez le seuil ; et avec vous, quatre millions de vos frères, de vos sœurs, de vos enfants asservis ! Vengez l’honneur de notre race ! L’égalité vous attend sur les champs de bataille : Saisissez-la !

Les régiments se levèrent. L’enrôlement s’accomplit, en des conditions inférieures à celles qu’on avait fait miroiter à mes regards.

N’importe ! Ce que me refusaient les hommes, la logique des événements se chargeait de l’obtenir. Quant à l’honneur, je le savais sauf : les régiments noirs ne reculeraient pas.

Mes deux fils, Charles et Lewis, marchaient avec le 54e. Décimé devant le fort Wagner, il y reçut le baptême du feu. Solides comme roc, impétueux à l’attaque, on ne parla plus, dès lors, d’envoyer les noirs batailler contre les miasmes du Sud. Personne ne s’avisa plus de contester leur fermeté. Toute position requérant vaillance, constance, stabilité, leur fut de plein droit assignée. Ils se battaient si fièrement, tapaient si dru, soutenaient si gaillardement le choc des escadrons sudistes, que la Pennsylvanie proposa de porter à douze, le nombre des régiments de couleur[1].

— Parlez, agissez, recrutez ! — m’écrivait le Major Stearn. Mais la négligence — j’écarte un mot plus fort — du gouvernement, à exécuter les promesses faites en son nom, aux hommes de ma race ; l’altitude indifférente de Lincoln et de son conseil, en face des traitements sauvages, infligés par le Sud aux prisonniers noirs ; la tristesse, l’abattement, le courroux, tout se réunissait pour me commander l’abstention.

— Je continue à croire aux bras des noirs ! répondis-je : Mon espoir en l’intégrité des chefs de la nation, n’est pas entièrement éteint. Toutefois, c’est de plaintes à formuler, c’est de torts à redresser qu’il s’agit, non d’enrôlements à provoquer. Dans cette affaire, les noirs ont tout donné, le Nord a tout reçu, et n’a rien tenu. Pas un mot aux généraux rebelles, pour les avertir que le sang payerait le sang ; que l’assassinat d’un soldat noir serait, tout comme le meurtre d’un soldat blanc, suivi de représailles. Pas un mot, quand les nègres libres du Massachussets, ont été pris et vendus au Texas. Pas un mot, quand les héros de couleur, escaladant sous la mitraille les parapets du fort Wagner, pour y planter la barrière étoilée ; leurs camarades capturés, ont subi tortures et mutilations. Je sais que vous m’allez dire : Ayez patience, la justice viendra ! Et moi, je vous le demande, combien faudra-t-il voir de régiments noirs taillés en pièces, de prisonniers de guerre vendus, déchirés, suppliciés, avant que M. Lincoln se décide à dire : C’est assez !


À ma lettre, le major Stearns répliqua deux mots : — Voyez Lincoln !

Voir Lincoln ! Moi, l’homme noir, entrer dans la Maison-Blanche ! Moi, l’esclave, affronter la présence du chef suprême de la plus vaste république des deux mondes ! — De quel droit, au nom de qui, en vertu de quel mandat ? Ne me fermerait-on point, tout uniment, la porte au nez ? Et si l’audience m’était accordée, ne se résumerait-elle point en cet avis : — Retournez à vos affaires, et laissez à ceux que cela regarde, le soin de gouverner l’État.

Mes relations avec Charles Sumner, Wilson, Pomeroy, Salmon, Chase, Seward, Dana, tous sénateurs, quelques-uns en possession de charges importantes, me rassuraient un peu. Conseillée au surplus, l’entrevue devenait un devoir. Pas question de reculer.

S. Pomeroy m’introduisit. La chambre où Lincoln recevait alors ses visiteurs, est celle qu’occupent maintenant les secrétaires du président. J’entrai, pénétré de ma petitesse. Heureusement pour moi, Lincoln n’aimait ni la pompe, ni les cérémonies : Je ne me trouvai jamais ni si vite, ni si complètement à l’aise, qu’en face du grand citoyen. — Il était assis dans un fauteuil bas, les jambes étendues, entouré de ses secrétaires, tous à l’ouvrage : des lignes profondes sillonnaient son front. Le travail semblait déborder, et l’appartement, et les hommes. Ils avaient l’air surmenés.

Sitôt que fut prononcé mon nom, Lincoln se leva, me tendit la main ; son sérieux visage s’éclaira, et je me sentis en présence d’une âme loyale, d’un homme que je pouvais aimer, respecter, en qui je pouvais me fier. Je lui expliquai qui j’étais, ce que j’avais fait : mes efforts pour le recrutement noir, mon but en sollicitant quelques moments d’entretien.

— Je vous connais, monsieur Douglass ! fit le président. Seward m’a parlé de vous : J’ai grand plaisir à vous voir. Exposez-moi vos desiderata.

Je les énumérai : — Même solde pour les enrôlés des deux races. — Même protection pour les prisonniers : échanges en cas ordinaires, représailles en cas d’atrocités. — Mêmes distinctions, mêmes promotions, pour les mêmes actes de valeur.

Lincoln écoutait en silence ; grave, troublé parfois. Quand j’eus achevé, reprenant les trois points :

— L’emploi des troupes de couleur, dit-il, constitue à lui seul, un avantage énorme pour votre race. La formation de régiments noirs, ne s’est pas opérée sans peine ; elle a froissé, elle froisse encore le préjugé populaire. Les noirs ont pour s’enrôler, de plus puissantes raisons que les blancs. Ce fait : servir dans l’armée, devrait les rendre coulants en matière de conditions. La paye s’égalisera plus tard ; l’inégalité actuelle, est une concession nécessaire, à des préventions dont vous n’ignorez pas l’énergie. — Votre second point : Même protection pour tous, implique des difficultés presque insurmontables. Les représailles sont un terrible remède, d’une application malaisée ; on sait où cela commence, on ne sait où cela finira. Certes, si je pouvais mettre la main sur les bandits qui ont massacré les prisonniers de couleur, le châtiment serait sévère ; mais pendre un homme, pour le crime qu’a commis un autre homme, la chose me révolte. Croyez-moi, le conflit perdra ses férocités ; il s’humanise déjà ; les confédérés commencent à traiter, non plus en félons, mais en prisonniers de guerre, nos soldats noirs capturés sous les armes. Le progrès moral résoudra mieux le problème, que la loi du talion !

Si les arguments de Lincoln me laissaient douteur, l’esprit qui les dictait m’inspira la plus sincère vénération pour l’homme, aussi modéré qu’il était fort.

Abordant le troisième point, Lincoln se montra bienveillant, sans se commettre, néanmoins :

— Je signerai, dit-il, tout brevet pour soldat noir que me présentera, en l’appuyant, mon secrétaire de la guerre.

J’étais entré découragé, résolu d’abandonner le recrutement ; je sortis remonté, plein d’espoir, décidé à l’action.

Après le président des États-Unis, le secrétaire de la guerre : Stanton après Lincoln ! — Dana me présenta. Chaque trait de cette rigide figure m’avertit que je devais être bref, clair, précis ; que la politesse n’était pas le faible de l’individu ; et que, d’un instant à l’autre, il pouvait me tourner le dos :

— Bien ! Que voulez-vous ? Je n’ai pas de temps à perdre, ni avec vous, ni avec qui que ce soit. Parlez !

Si les lèvres n’articulaient pas ces mots, le regard me les adressait.

En trois minutes, je définis les requêtes tout à l’heure présentées au chef de l’État — Tout changea sur ce visage : brusquerie et dédain, firent place à la gravité de l’homme politique. Même défense du système que chez Lincoln ; mêmes promesses pour l’avenir. Une fois de plus, je sentis que la liberté, que l’égalité ; ma race ne les obtiendrait qu’en les prenant.

Recruter, pousser mes frères dans l’armée, tel était le but à poursuivre. Lincoln, Stanton, y insistaient tous deux :

— Voulez-vous une commission ? — me demanda ce dernier : — Je vous nommerai sous-adjudant du général Thomas. Il organise les troupes noires dans Mississipi Valley.

J’acceptai.

— Quand serez-vous prêt ?

— Dans quinze jours.

— Entendu. Votre commission vous sera expédiée à Rochester.

Pour une raison ou pour l’autre, elle ne le fut jamais !

Ce qui ne m’empêcha, ni d’effectuer les enrôlements, ni d’envoyer mon troisième fils au régiment noir du Mississipi.


  1. « Le nègre s’est fait sa place dans l’estime des Américains. » M. Higginson, colonel d’un régiment d’affranchis, auteur de : Vie Militaire dans un régiment noir, déclare qu’il a trouvé chez ses soldats noirs une énergie, une impétuosité, dont jamais il n’a rencontré d’exemple, sauf peut-être chez les zouaves français. « La charge de Port Hudson ; les batailles de Milliken Bend, Neumarket Heigts, Olustee, Poison Springs ; la seconde attaque de Petersbourg, virent les régiments noirs accomplir des actes héroïques. À l’affaire de Honey Hill (Caroline du Sud), les bataillons nègres, qui occupaient une des positions les plus dangereuses, méritèrent, par leur inébranlable attitude l’admiration, même des hommes du Sud. Ces bataillons, le fait est rapporté par un récit sudiste, chargèrent à trois reprises en vrais enragés, se reformant chaque fois sous les balles, et laissant derrière eux les morts par monceaux. » Les Américains chez eux, pages 259, 260. Bonhoure, 1880, Plon et Cie, 1882).