Mes années d’esclavage et de liberté/2.12

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 241-252).

XII

l’étoile du matin.


La guerre durait depuis deux ans : une guerre de conciliation, plutôt que de conquête. Mac-Clellan, général en chef, semblait s’être donné pour tâche d’abattre la rébellion, sans froisser les rebelles ; tout au moins, sans blesser l’esclavage. Le gouvernement paraissait y avoir consenti, sinon coopéré.

Les protestations de Charles Summer, Garrison, Wendel Phillips, Gerrit-Smith, de la phalange abolitionniste tout entière, étaient venues s’écraser contre les murs de la Maison-Blanche.

Nous combattions la révolte, mais non sa cause ; les esclaves nous aimaient, et nous les méprisions ; les maîtres nous haïssaient, et nous les ménagions. Nous baisions la main qui nous frappait ; celle qui nous aidait, nous la repoussions avec dégoût !

La clef de la situation, la fin des désastres, c’était pourtant, qu’on le niât ou non : quatre millions d’esclaves ! — Esclavage aboli, nœud tranché !

Or, tout à coup, 1er  janvier 1863, le gouvernement, qui avait résisté à tous les conseils, à toutes les supplications, aux sinistres avertissements que lui donnait ses défaites ; le gouvernement comprit, et se rangea, résolument, du coté de l’émancipation.

J’étais en Massachussets, je faisais partie de cette prodigieuse assemblée qui, dans l’enceinte de Tremont-Temple (Boston) attendait que l’éclair du télégraphe, réalisant l’espoir, lui apportât la proclamation.

Que serait-elle, que dirait-elle ? — Une ligne de messagers reliait Tremont-Temple au bureau télégraphique. Les cœurs palpitaient. Crainte, espérance, joie, douleur, pareilles à de grandes houles ; se soulevaient, s’abattaient, passaient, revenaient. — J. Russel, miss Dickinson — d’une merveilleuse éloquence — Rev. Grimes, Sella Martin, Wills, Brown et moi, nous nous efforcions de calmer, par de brèves allocutions, cette fièvre d’impatience. L’heure n’était ni aux discours, ni à l’audition. De distance en distance, les coups de l’horloge marquaient l’interminable longueur du temps ; l’attente devenait de l’agonie. Soudain, voici des pas précipités : La Proclamation ! Arrivée ! Émancipation !

Qui dira l’éclat du triomphe, l’immensité du bonheur !

On criait, on pleurait, on riait, on s’embrassait. De sa voix puissante, Rue, le prédicateur noir, entonne l’hymne :

« Sonnez, vous tambourins sur la mer d’Égypte !
Le bras de l’Éternel, a fendu les eaux ! »

Mille, deux mille, trois mille voix s’unissent à ses accents. Le cantique emplit la nef ; l’une après l’autre les strophes se déroulent, la dernière s’éteint ; mais on ne peut se quitter, on ne peut rentrer dans les proses de la vie, il y a trop d’émotion, trop d’allégresse : — À l’église baptiste ! — Le cri ne s’est pas répété, que tous y répondant, courent à l’église. — Et jusqu’à la nuit, actions de grâces, prières, exhortations retentissent !

Je n’imagine point qu’une plus splendide manifestation pût glorifier, et ce grand pas de la nation vers la justice, et cette merveilleuse réponse de Dieu aux supplications que, siècle après siècle, faisaient monter vers lui ses enfants.


La proclamation, Lincoln l’avait faite à son image ; elle portait l’empreinte de son âme paisible, de son esprit conciliant. Accomplir le bien, en compromettant aussi peu que possible les intérêts opposés, elle visait à cela.

Il y avait des conditions, des restrictions des limites ; ce n’était pas cet impétueux élan qu’on avait espéré. Mais à travers les lignes, on déchiffrait la pensée. Derrière la lettre, rayonnait l’esprit. L’armée, partout où elle mettait le pied, apportait la délivrance. Que ce fût l’intérêt militaire, plutôt que le principe du droit qui dictât la mesure, peu importait : territoire conquis, esclavage aboli. La liberté marchait au pas de charge. Et quant au principe, j’étais un peu de l’avis de Paddy, lequel éperonnant sa monture, pensait que s’il réussissait à faire avancer un des côtés de l’animal, l’autre côté suivrait sans faute.

La canaillocratie esclavagiste, y voyait aussi clair que moi. Ce fut un débordement de fureur. Émeutes, voies de fait ; elle n’épargna rien pour empêcher les enrôlements de noirs, terrifier les recrues, forcer la main au gouvernement.

Trois jours et trois nuits (juillet) la canaillocratie, en plein New-York, pendit les nègres sous prétexte qu’ils étaient noirs, assassina les femmes de couleur, écrasa leurs enfants contre les poteaux des réverbères, incendia l’asile de nos orphelins ; pilla, tua, saccagea, et ne cessa, que faute de victimes ou de butin. Or, tandis qu’elle se livrait à ces saturnales, Seymour, gouverneur de l’État, prenant sa voix la plus douce, appelait les brigands : Mes amis, les conjurait de se calmer, leur promettait son intervention à Washington, pour arrêter les enrôlements des noirs !

Ma confiance — rien ne l’avait ébranlée — s’affermit lorsque, remplaçant Mac-Clellan au Potomac, Grant fut nommé généralissime des armées fédérales.

Inébranlable sur le champ de bataille ; d’une hardiesse dans les conceptions, que seule égalait sa persévérance à les accomplir ; sans préjugés, sans étroitesse ; caractère de héros ; Grant avait le premier, de concert avec Lincoln, provoqué la création des régiments noirs. Le premier, il avait prescrit à ses troupes, respect envers tout soldat de couleur.

Il avançait sur Richmond, exécutant sa prodigieuse marche de la Wilderness ; résolu d’y arriver à travers feu, fer et désert, quand M. Lincoln me fit l’honneur de m’appeler.

Le Nord était fatigué de la guerre ; de toutes parts on en demandait la fin ; chaque insuccès accroissait l’impatience ; le cri : Paix sans émancipation ! retentissait çà et là.

— La proclamation, me dit tristement Lincoln, n’a pas produit chez les esclaves, l’effet que j’attendais. Ils y répondent peu, ne nous arrivent qu’égrenés…

— La proclamation ! m’écriai-je : — C’est qu’ils ne la connaissent pas ! C’est que les maîtres leur en dérobent la teneur !

— Alors, éclairez vos frères. Trouvez le moyen.

Nous en parlâmes longuement. Lincoln, travaillé de droite et de gauche, restait ferme, bien que soucieux. Ni paix ni trêve, jusqu’à complète soumission des rebelles ! il y était résolu. Les événements l’avaient fait avancer. Je le trouvai décidé, cette fois, à en finir avec l’esclavage.

Nous convînmes d’organiser un corps d’espions, tous hommes de couleur, chargés de pénétrer au Sud, d’y informer les nègres de la situation, et de les amener dans nos lignes. — Les éclatantes victoires de Grant, suivies de l’émancipation, pour tous et partout, prévinrent la réalisation du projet.

Qu’on me permette de placer ici un incident, qui, tout en flattant ma vanité peut-être, illustre le caractère de Lincoln. Durant mon entrevue avec lui, son secrétaire annonça par deux fois M. Buckingham, Gouverneur du Connecticut, loyal parmi les loyaux :

— Priez le Gouverneur d’attendre ! répondit Lincoln : J’ai besoin de causer longuement avec mon ami Douglass.

En vain, demandai-je au président de recevoir M. Buckingham ; en vain, l’assurai-je que c’était à moi d’attendre, il tint bon ; et lorsque entra le Gouverneur du Connecticut, j’eus la douceur de voir, à l’air courtois de celui-ci, qu’en fait d’égalité, il pensait comme le président de la République.

Il y avait dans Lincoln — ce n’est pas mon amour-propre qui le dit, c’est ma conscience qui l’affirme — il y avait dans Lincoln, plus qu’un grand politique ; il y avait un grand homme : trop grand, pour être jamais petit. Jamais, dans les relations que je soutins avec le président, mot, allusion, regard, ne vinrent me rappeler ou mon humble origine, ou la nuance mal portée de ma peau.

Cette bienveillance, je la devais sans doute aux recommandations de MM. Chase et Seward ; avant tout, à ce fait, que je représentais ma race : Ce qu’elle était, ce qu’elle pouvait devenir.


Le moment où Lincoln allait quitter la présidence, s’avoisinait cependant ; le terme fatal approchait. L’esclavage, tué en fait ; en principe, n’était pas mort. Ses partisans inventèrent alors (1864) la candidature de Mac-Clellan. Mac-Clellan, président, tout s’effondrait.

En attendant, le parti démocratique, le parti qui, sous Buchanan, avait trahi l’Union, se démenait de son mieux. — La guerre, à l’entendre, était, du commencement à la fin, une ignoble banqueroute ! Les démocrates au pouvoir, c’était le retour de la paix ! Enfin, le pays allait respirer… et l’esclavage refleurir.

Mac-Clellan, au lieu de Lincoln ! Le désastreux général, au lieu du président vainqueur ! — Quand le parti démocratique nous proposa l’affaire, à nous les patriotes ; le mot du président : « Changer de cheval au milieu du torrent n’est pas sage ! » nous revint à l’esprit. Tribune, correspondance, journaux, tout nous servit pour battre en brèche la candidature de Mac-Clellan. Mais ce qui la mit par terre, ce furent les boulets de Grant et de Sherman. Ceux-là, jetés dans les urnes, en firent jaillir le nom de Lincoln.

La veille de l’inauguration (mars) je me trouvais chez le chief justice Chase. Il allait, dans quelques heures, faire prêter serment à Lincoln. La joie nous débordait ; et comme des grandes, elle se répand volontiers sur les petites choses ; une fois le thé pris, j’aidai mistress Sprague, fille chérie du chief justice, à lui essayer la robe officielle, battante neuve, qu’il devait revêtir le lendemain.

Quatre années auparavant, la première élection de Lincoln avait exaspéré le Sud ; cette élection-ci, la seconde, trouvait le Sud à ce point extrême de violence, qui confine à la folie. Le Sud ne venait-il pas d’appeler l’esclave à son secours ? L’esclave dans ses armées ? L’esclave sous les drapeaux de Jefferson Davis, le sangleur d’esclaves, contre Lincoln le libérateur ?

À pareilles démences, tous moyens sont bons. Je sentais l’assassinat dans l’air. Les confédérés avaient des amis, même à Washington : des amis nombreux, riches, puissants. Et tandis que le cortége suivait lentement Pennsylvania Avenue, je me disais qu’une balle, partie on ne sait d’où, pouvait changer la fête en funérailles, la joie en désolation.

Je me plaçai sous les murs du Capitole, de manière à tout voir, à tout entendre.

Le serment fut prêté, l’adresse lue, au milieu d’un silence de plomb.

Parlant de la guerre : « — Nul, dit le président, n’en prévoyait au début ni la grandeur, ni la durée. Nul n’imaginait que, la cause du conflit disparue, le conflit pût se prolonger. Chacun croyait à plus aisé triomphe. Les résultats prodigieux, fondamentaux, personne ne s’y attendait ! »

Exprimant ensuite cette conviction, que l’esclavage est un crime, la guerre son châtiment : « — Dieu, s’écria Lincoln, n’est-il plus le Dieu d’amour ? A-t-il abandonné ses compassions ? Ne croyons pas cela. Prions plutôt que la verge s’éloigne de nous ! Et, s’il le faut, pour satisfaire la justice ; si Dieu veut frapper, jusqu’à ce que s’anéantissent les richesses accumulées par deux siècles et demi de travail esclave ; si Dieu veut appesantir sa main, jusqu’à ce que, à chaque goutte de sang arrachée par le fouet, réponde une goutte de sang arrachée par le fer ; eh bien ! nous redirons ce que disait il y a trois mille ans son prophète : « Les jugements du Seigneur sont droiture et vérité ! »


Le soir, grande réception à la Maison-Blanche. Pas un individu de couleur ne s’y était jusque alors hasardé. Mais quoi ! tandis que le sang des noirs, versé pour la même cause, sur les mêmes champs de bataille, se mêlait à celui des blancs ; un nègre patriote ne pourrait, dans les mêmes salons, offrir avec les citoyens de race blanche, ses vœux au chef de l’État ?

Le droit était clair, restait à l’établir ; pour l’établir, il fallait en user ; et pour en user, force était de franchir, au risque des affronts, le seuil du palais présidentiel.

— Venez avec moi ! demandai-je à mes amis noirs.

— Non ! Allez, vous ! — répondirent-ils, comme au bon temps jadis, lorsque, refusant de m’accompagner dans les wagons de première classe, ils m’y poussaient, quitte à m’en voir ressortir criblé de coups. — Éternelle histoire des marrons tirés du feu.

Mistress Dorsey à mon bras — le courage qui manquait aux hommes, je l’avais trouvé chez une femme — j’abordai la Maison-Blanche.

— Arrière ! — les deux policemen de service, me barraient le passage : — Aucun homme de couleur n’est admis !

— Vous vous trompez ; il y a malentendu. Pareil ordre ne peut émaner des lèvres de Lincoln. S’il me savait là, je n’attendrais pas deux minutes l’admission !

Soit mon air résolu, soit que l’incident retardât le flot humain qui se précipitait vers rentrée :

— Suivez-moi ! fit un des policemen.

Bientôt, nous nous trouvâmes sur une espèce de tréteau en planches, destiné aux curieux qui, du dehors, contemplaient, sans y pénétrer, les splendeurs du dedans. Je m’arrêtai :

— Halte-là ! m’écriai-je : Vous vous moquez ! Sachez ceci : je veux voir le président, et ne sortirai, qu’après l’avoir vu.

Un gentleman de ma connaissance passait par hasard.

— Veuillez, lui dis-je, informer Son Excellence, que Frédérik Douglass est à la porte, détenu par ses agents.

Quelques instants après, nous traversions la salle de l’Est, ses élégances, son peuple de visiteurs, que Lincoln dominait de toute sa taille et de toute sa dignité. Du plus loin qu’il me vit :

— Voilà mon ami Douglass ! — s’écria-t-il. Puis, me tendant la main : — Je vous ai vu au Capitole. Que pensez-vous de mon adresse ?

— Monsieur Lincoln, ma pauvre opinion ne vaut pas la peine de vous attarder : Il y a là des milliers de personnes…

— Non, non ! Parlez, Douglass ! Je tiens à votre opinion, plus qu’à celle de milliers de gens !

— Eh bien, monsieur Lincoln, votre discours a été un élan suprême : un acte de foi. Voilà ce que je pense.

— Et moi, je suis heureux que vous pensiez cela[1].


Victoires sur victoires, saluèrent le second avénement de Lincoln.

Richmond tomba ; sa chute écrasa le Sud. Et nous, Bostoniens, réunis dans ce Faneuil Hall, que remplissait tout grand événement ; dont si souvent la voix des Choate, des Sumner, des Parker avait fait vibrer les murs ; nous célébrâmes en orateurs et en citoyens, le triomphe définitif.

Deux héros de la parole, Wilson et Winthrop, se trouvaient en présence.

Winthrop, aristocratique jusqu’au bout des ongles, élevé dans toutes les opulences, entouré de toutes les recherches de la fashion, esclavagiste d’instinct et de sang ; Wilson, le fils du peuple, le self-made-man, le cordonnier Sénateur, le porte-étendard de l’indépendance et de l’Union !

Mais, depuis longtemps, tous deux ils défendaient même cause ; tous deux, ils appartenaient à ce bataillon sacré, que Wester appelait : Les solides hommes de Boston.

Or, ce soir-là, pour que rien ne manquât à la fusion ni des âmes, ni des races ; celui qui, sur la plate-forme, vint succéder à Winthrop, ce fut Frédérick Douglass, l’ex-esclave… charmé jadis par la conversation de l’orateur, alors que, debout derrière sa chaise, il le servait à New-Belford, en qualité d’aide de couleur !


Raconter l’assassinat de Lincoln, je n’en ai pas la force. Un cri d’indignation, un frisson d’horreur, cela dit tout.

Abraham Lincoln, Abraham Garfield ! — Même prénom, même loyauté, même vaillance, même éducation, même catastrophe !

Lincoln, secoué de la tempête, voyait arriver l’accalmie. Président des États-Désunis, il allait être président de l’Union.

Richmond investi, l’armée de Virginie serrée aux poings de Grant ; Sherman laissant derrière lui, après sa magnifique poussée du fleuve à l’Océan, les deux tronçons de la révolte se tordre dans les dernières convulsions de l’agonie ; tout présageait la paix.

Vivant, on avait tantôt blâmé, tantôt acclamé Lincoln ; assassiné, on reconnut le héros. Chacun s’inclina.


L’homme — je l’ai vu dans l’intimité — sérieux, puissant, étreignait son œuvre de toute l’intensité de sa pensée, de toute l’énergie de sa volonté, de toutes les ténacités de sa foi. L’expression du visage, présentait un mélange de souffrance patiemment endurée, de combats héroïquement soutenus. Simple et fort, il avait aux yeux la tendresse d’une mère ; au front, le sceau qui fait de l’homme un roi.

Tandis que j’écris ces lignes, écrasé par la douleur du double assassinat qui, deux fois, a tué les plus nobles soutiens de la République ; mes yeux contemplent, suspendu devant moi, le portrait de Lincoln, œuvre géniale de Marshal.

Un morceau de plomb, quelques grains de poudre : tout s’est évanoui[2].


  1. Aucun ordre de proscription, est-il besoin de le dire ? n’avait été transmis aux policemen qui gardaient si fièrement l’entrée du palais présidentiel. Ils obéissaient à la tradition ; un peu comme les chiens qui se frottent le cou, longtemps après que le collier a disparu.

    Les marrons tirés du feu, mes amis les croquèrent, cela va de soi. Ceux-ci m’avaient blâmé, ceux-ci m’avaient poussé ; une fois la porte de la Maison Blanche enfoncée, chacun y passa.

  2. Mais tout vit là-haut. — Trad.