Mes années d’esclavage et de liberté/2.10

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 222-231).

X

le commencement de la fin.


Quelques mots encore, sur mes relations avec John Brown.

L’expédition du Kansas terminée et la liberté victorieuse, Brown restait à la tête de ses hommes, tous armés, tous décidés à le suivre où qu’il allât, car tous croyaient en lui.

Ce fut alors qu’arrivant à Rochester, il me pria de l’héberger durant quelques semaines.

— Mais ! s’écria-t-il : J’entends payer mon entretien.

John Brown n’était pas homme à contredire. Ainsi fut fait.

Il travaillait sans relâche : à sa correspondance d’abord, puis à sa grande Constitution, première pensée du matin, dernière du soir[1]. Il en exposa le plan à quelques amis, mandés tout exprès du Canada, et m’en rebattit si constamment les oreilles, que l’affaire, je l’avoue, me devint un insupportable assommoir.

— Donnez-moi deux planches ! fit-il un matin.

Les planches apportées, John Brown commença d’y crayonner un plan de fortifications, destinées à son projet des Alleghanis. Placés de distance en distance, les forts — cachettes dans les rochers, on s’en souvient — devaient, par de secrets passages, se relier les uns aux autres ; et ses compagnons, l’heure venue, tomber tous à la fois sur l’ennemi. Ces esquisses, qui m’intéressaient moins qu’elles ne captivaient mes enfants, montraient que Brown avait aussi bien l’œil sur les moyens que sur la fin. Il les fit voir à Shieds Green, autrement dit Empereur, esclave fugitif de Charlestone, individu taciturne, indomptable, que sa dignité personnelle faisait généralement respecter. Les deux caractères se comprirent. Brown, qui vit de quel granit était bâti l’homme, lui dévoila ses intentions. Green jura de les exécuter.


Brown cependant, de retour à Springfield, m’écrit soudain qu’il va commencer l’œuvre. Mais avant, il désire me voir, et me donne rendez-vous dans une carrière abandonnée : Chambersburg, Pennsylvanie.

M. Kagi, mon secrétaire, ajoute-t-il, sera présent. Amenez Green ! Apportez le plus d’argent que vous pourrez ! »

Je prends Empereur, dix dollars que me remet une amie, miss Glocester ; j’arrive à Chambersburg, on m’y demande une conférence, je la donne — il fallait écarter les soupçons. — Ma conférence achevée, je me mets en quête d’un M. Watson, désigné par John Brown comme mon guide vers les carrières ; je trouve M. Watson en train de promener le rasoir sur un visage quelconque — il était barbier — M. Watson quitte son client, et nous voilà en route.

Mais il ne s’agissait pas de badiner ! John Brown, sous le ban de l’État, sa personne mise à prix — pour actes de justice arbitraire dans le Kansas — se gardait, armé jusqu’aux dents, et tirait sur tout visiteur suspect. Il me reconnut, posa la ligne qu’il tenait en main — complément de son costume : vieux chapeau, habit gris, travestissement complet — et s’assit avec M. Kagi, Empereur, et moi, parmi les blocs épars.

Prenant la parole alors, il prononça le nom d’Harper Ferry, nous révéla son projet, en développa les détails, et me demanda ce que j’en pensais ?

— Ce que j’en pense ! fis-je hors de moi : Ce que je pense du projet ? Je pense qu’il est impraticable, du commencement à la fin. Je pense qu’il compromet la cause entière, je pense qu’il perdra quiconque s’y associera. Je pense qu’attaquer le gouvernement fédéral, c’est s’aliéner la nation. Pourquoi renoncer aux Alleghanis, à l’évasion partielle et successive des esclaves, à leur agglomération progressive, à ce triomphe plus lent mais plus certain ?

Brown laissait dire, et suivait sa pensée.

— Ce qu’il faut à la nation, s’écria-t-il, c’est un coup de foudre qui la réveille. Ce qu’il faut aux esclaves, c’est un appel de clairon qui les rassemble autour de l’étendard. L’investissement de Harper Ferry fera cela !

Et de décrire ses plans, ses moyens d’action, la sûreté de l’entreprise.

— Ceci, interrompis-je, m’en démontre une fois de plus les funestes hasards. Cerné, comment échapperez-vous ? Harper Ferry est un piège d’airain. Vous n’en sortirez pas vivant.

— Cerné ! Si je le suis, je me frayerai passage à travers l’ennemi. Mais je ne serai pas cerné. Les principaux citoyens saisis, emprisonnés, je reste le maître, et je dicte mes conditions.

Ébahi en face d’une si absolue méconnaissance de la réalité :

— Vous vous appuyez sur un roseau brisé ! m’écriai-je : Plutôt que de laisser soixante minutes Harper Ferry dans vos mains, la Virginie le fera sauter : otages, arsenal et tout.

Inutile. Brown écoutait, mais n’admettait rien. Nos discussions durèrent deux jours. Quand je vis que c’était temps perdu :

— Vous avez entendu le capitaine ! fis-je, m’adressant à Green. Je retourne à Rochester ; y revenez-vous avec moi ?

— Restez, Douglass ! — dit Brown, jetant ses bras autour de mon cou : — Restez ! Faisons l’affaire ensemble ! Je vous défendrai au prix de mon sang ! La secousse donnée, les abeilles essaimeront ; j’ai besoin de vous pour les mettre en ruche.

Refuser m’était dur ; mais l’expédition était insensée, mais elle était funeste ; mais loin de délivrer les esclaves, elle allait river leurs fers. — Je résistai.

Sur le point de partir :

— Qu’avez-vous décidé ? demandai-je à Green.

— Moi, aller avec vieux homme ! — répondit-il froidement.

Vingt et un jours à peine écoulés, Harper Ferry était pris, repris, et Brown aux mains du Sud.

Telle fut ma dernière entrevue avec le capitaine Brown : Cœur de lion, héros fourvoyé.

— Si tout se borna là ! — me demandera-t-on : Pourquoi ne pas comparaître devant les tribunaux de Virginie ? Qu’aviez-vous à redouter ?

Je vais vous le dire. Que je fusse de moitié dans l’affaire d’Harper Ferry, mes ennemis ne pouvaient le prouver. Mais ce qu’ils pouvaient prouver, c’est que je m’appelais Frédérik Douglass, c’est que je poursuivais l’abolition de concert avec Brown, c’est que je lui avais amené Green, c’est que je lui avais apporté de l’argent. Or, il n’en fallait pas plus pour me faire pendre.


Jérémie Anderson, un des hommes de Brown, me rejoignit en Canada. — Le capitaine, m’apprit-il, tenait ses plans secrets. Lorsque sa troupe devina le but de l’entreprise, une désapprobation générale se manifesta parmi les noirs. N’importe, tous avaient juré, tous résolurent de suivre leur chef, où qu’il les menât.

— Mais vous, Anderson, comment vous trouvez-vous ici ?

— Captain Brown nous avait, Green et moi, lancés dans le pays, pour y recruter les esclaves. Quand Lee cerna Brown, nous étions déjà hors des murs.

— Et Green ?

— Oh ! Green ! — Voilà, qu’y pouvons-nous, maintenant ? que je lui dis : Viens en Canada ! — Non ! qu’il me fit : Je retourne vers le vieux homme.

Chef et compagnons, rencontrèrent même sort.


Le Canada, bien que territoire anglais, n’était pas sûr pour moi.

Quatorze ans auparavant, l’Angleterre m’avait abrité contre les traqueurs d’esclaves ; j’y cherchai refuge contre les justiciers Virginiens.

L’exil pouvait se prolonger durant ma vie entière. Gouvernement, moyens d’action, tout était aux mains de l’esclavage. Qui eût dit que quatre années plus tard, l’esclavage aurait fini d’exister !

Ce fut donc le cœur oppressé, congelé jusqu’à la moelle des os, qu’à travers le North Passage, secoué par les fureurs de l’Atlantique, en péril de mort souvent, je mis le pied sur sol anglais.

— S’il m’était donné de rattraper le bâtiment qui l’emporte ! — s’était écrié le gouverneur Wise : — Je l’en arracherais à tout prix.

Mais ni les menaces de Wise, ni les griffes de Buchanan[2], ni les prisons de Virginie, ne me pouvaient plus rien.


Après six mois consacrés à donner des conférences, un événement infiniment douloureux, la mort de ma fille bien-aimée, Annie, lumière et joie du foyer, me rappela subitement en Amérique.

J’étais depuis quelques semaines chez moi, qu’on me croyait encore par delà les mers. La Virginie avait satisfait sa soif de sang, exercé ses vengeances, juridiquement tué les complices — véritables ou supposés — de Brown ; elle s’était rendue odieuse par ses violences, ridicule par ses frayeurs. La prédiction d’Emerson commençait de se réaliser ; Brown devenait un martyr, sa potence une croix ; le cadavre dormait dans la poussière, l’âme marchait en avant. L’hymne qui devait conduire le Nord à la victoire, l’hymne de Brown, le chant tragique se levait de terre ; sa mélodie sinistre, roulait d’échos en échos.

Bientôt une question immense, la nomination du président, vint remuer le pays comme jamais, depuis la guerre de l’indépendance, passion ne le souleva. Conquérir la liberté de trois millions d’hommes, certes, la chose avait été grande. Arracher les États au démembrement et à la ruine, sauver ses trente millions de citoyens, rendre à l’humanité un peuple d’esclaves maintenus dans l’abrutissement bestial ; l’œuvre était bien autrement glorieuse ! — L’année 1860 devait en voir l’accomplissement.


Trois candidats aspiraient à la présidence :

Stephen A. Douglas, représentant du parti de la souveraineté territoriale : Droit du peuple à voter, dans chaque État, le maintien, l’introduction ou la suppression de l’esclavage ;

John C. Breckenridge, représentant du Sud excessif : Droit des planteurs à transporter, établir, maintenir leurs esclaves, en quelque État que ce fût, avec ou sans l’autorisation des citoyens dudit État ;

Abraham Lincoln, représentant du pouvoir constitutionnel : Droit du gouvernement : 1o à exclure l’esclavage de la République entière ; 2o à le confiner dans les États où il existait déjà ; 3o à préparer l’émancipation générale.

On comprend de quel enthousiasme je me jetai dans la mêlée. Elle était rude. Le Sud écumait, vociférait :

— Quel que soit le résultat du vote, criait-il, plutôt déchaîner la guerre, que subir la présidence de Lincoln !

Les amis de la paix quand même, frissonnaient à ces menaces ; les gens de sens rassis, les tenaient pour bravades en l’air ; les hommes d’énergie et de cœur, fatigués des allures insolentes du Sud, sentant que le pays avait trop souvent fléchi devant ses audaces, relevaient le front, acceptaient le défi, fourbissaient carabines et revolvers.

Le Sud se serait creusé l’esprit, pour découvrir la meilleure manière d’exaspérer le Nord contre l’esclavage, il n’aurait pas trouvé mieux.

Ces impertinences de planteurs, courbache au poing, ton haut, façons de maîtres, le Nord n’en voulait plus.

Lincoln fut nommé.

Qu’allait faire le Sud ? Ravalerait-il ses rodomontades ? Se soumettrait-il au verdict du peuple ? Procéderait-il à l’exécution du programme qu’il avait si bruyamment publié ?

Un son de trompette dans le Sud, la marche pesante d’hommes armés, vint répondre à la question.

Alors, éclata le mauvais vouloir de Buchanan, double de son cabinet. Trésor à sec, régiments disloqués, vaisseaux hors de portée, arsenaux vides, la sécession entraînant tout à son aise État après État ; tels furent les faits, honteux, par lesquels se marqua le pouvoir expirant d’un homme qui avait juré de soutenir, défendre et maintenir le gouvernement fédéral.


Hélas ! après l’action la réaction, après l’élan le recul, après la victoire l’affaissement.

Lincoln nommé, le Nord, on l’eût dit, s’épouvantait de son triomphe. Il semblait n’avoir plus qu’un souci : plaire au Sud, l’amadouer, le convaincre que la nomination de Lincoln n’était pas ce dont elle avait l’air ; qu’elle ne sous- entendait rien de contraire à l’esclavage, rien de préjudiciable aux intérêts des propriétaires de bétail noir ; que le Nord reconnaissait, que le Nord respectait le droit des maîtres à poursuivre leurs esclaves fugitifs, même au sein d’un État libre ; que le droit d’introduire l’esclavage en des territoires nouveaux, pouvait être requis par le Sud, accordé par la suprême cour !

De novembre à mars, rien n’arrêta le flux montant, la houle écœurante des concessions imaginées, des compromis proposés ! — C’était à qui inventerait le plus abject[3].

Dans Washington même, des hommes tels que Seward, Adams, Anthony, Giddins, carguaient leurs voiles devant la tempête qui venait du Sud ! Ils cherchaient des moyens conciliateurs ; ils nommaient des comités chargés d’examiner les griefs ; ils s’efforçaient de jeter des ponts volants par-dessus l’abîme.

Ceux qui avant l’élection criaient : — Qui donc a peur ? — tremblaient dans leurs souliers. Le renforcement du Fugitive slave bill ; le veto d’un seul État, suffisant à empêcher l’émancipation décrétée par le gouvernement fédéral — si jamais il en avait le courage — voilà, parmi beaucoup d’autres, les idées que forgeaient, que lançaient dans le public, les emportements de la pacifique lâcheté !

Grâce à Dieu, la folie du Sud sauva le Nord.

Donnât-on au Sud carte blanche — ainsi s’exprimait son représentant, M. Ireson, de Géorgie — avec prière d’y écrire les conditions du traité, le Sud n’écrirait rien.

Free (libre) le Sud abhorrait le mot ! — Terre libre, États libres, libre enseignement, libre parole, presse libre, tout ce qui portait ce nom odieux : liberté, il l’exécrait — Une fois pour toutes, il en voulait finir : Sécession ou la mort !


Et sans ce cri, et sans cette démence, le Nord continuait à s’aplatir, le Sud à gouverner, la démoralisation à progresser, l’aiguille à reculer sur le cadran de la civilisation américaine : l’esclavage à forger ses fers, partout où ondoie le drapeau étoilé.


  1. Je possède le manuscrit, tracé de la main de Brown.
  2. Alors président des États-Unis.
  3. La canaillocratie en profitait pour faire à sa guise : du Massachussets au Missouri, elle attaquait les meetings émancipateurs.