Mes années d’esclavage et de liberté/2.9

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 211-221).

IX

le sud s’exaspère.


Les plus beaux mouvements se ralentissent ; les plus généreux élans s’arrêtent ; ce qui a monté redescend, la force d’impulsion s’épuise, le feu s’éteint ; il est une loi de gravitation qui ramène tout par terre, et l’abolitionnisme l’aurait subie, sans les esclavagistes, qui prirent soin de le chauffer, à grand renfort de folie et d’audace.

Est-ce trouble de conscience, est-ce conséquence fatale du système ? il ne supporte ni l’obscurité, ni le silence que demanderait sa sécurité. Le système pérore, quand il lui conviendrait de se taire ; parade, quand il devrait se cacher ; met flamberge au vent, lorsqu’un peu d’oubli sauvegarderait son existence ; et fit, à l’époque dont je parle, une telle exhibition de canaillocratie contre la liberté d’opinion ; de revolvers et gourdins dans le congrès ; requit, obtint actes et mesures si détestables ; qu’abolitionnistes et abolition lui durent, ceux-là un redoublement d’énergie, celle-ci un pas décisif vers la victoire.

Demande à l’Angleterre, de retourner les esclaves fugitifs, qui, traversant l’Atlantique, avaient cherché et trouvé la liberté sur son sol.

Fugitive Slave Bill chez nous.

Annexion du Texas, à cette fin d’accroître le nombre des États à esclaves.

Guerre du Mexique.

Expédition flibustière, contre Cuba et l’Amérique centrale.

Décision du Chief Justice Taney — Dredscott case : — « Les nègres n’ont pas de droits, que soient tenus de respecter les blancs. »

Rappel du Missouri Compromise, quand le Sud en avait épuisé les profils, et que le Nord pouvait en tirer quelque avantage.

Tentative armée et sanglante, pour imposer l’esclavage au territoire vierge du Kansas.

Attaques violentes, contre la personne et le caractère des plus généreux défenseurs de l’indépendance.

Tels furent les blocs de charbon ardent, que jeta le Sud dans la fournaise. La guerre en sortit. — Mais avant, le peuple du Nord s’échauffa.

Longtemps, il nous avait demandé d’une voix indifférente : — Qu’ai-je à faire avec l’esclavage ? — Quand il vit l’esclavage s’avancer au pas de conquête, il ne le demanda plus.

Le lâche attentat dont Sumner fut l’objet ; ce coup de massue en plein Sénat, que de leurs mains blanches, les dames du Sud applaudirent ; la nation le reçut en plein cœur. Et lorsque vint le rappel du compromis, Lincoln, alors représentant de l’Illinois, eut raison de s’écrier : — « Les États-Unis ne peuvent plus endurer la situation : à moitié libres, esclaves à moitié. Soyons l’un ou soyons l’autre. Il n’y aura de paix, que par l’abolition. »

Entendez-vous, à ces paroles, les invectives des journaux sudistes contre ce bûcheron, ce batelier, ce rabotteur de planches, cet avocat de raccroc !


L’affaire du Kansas allait éclater. Il s’agissait, pour le Sud, de faire du Kansas un État à esclaves ; par conséquent une force au service des esclavagistes, et dans le pays, et dans le parlement.

Le Sud avait pour lui le parti démocratique, la proximité du Kansas et du Missouri — État à esclaves — la violence, toujours et partout.

Les opposants du Nord, à plus de mille milles de la frontière orientale du Kansas, n’y pouvaient pénétrer qu’en traversant une contrée sauvagement hostile.

Ils faisaient ce qu’ils pouvaient. Tirez sur ma caisse aussi longtemps que durera le conflit, deux cents Livres St. par mois ! » écrivait Gerrit Smith. — G. L. Stearns envoyait ses dollars par milliers. Beecher tonnait dans son journal, Sumner parlait comme jamais orateur n’a parlé. Ceux-là furent les générateurs. Les hommes qui partirent pour faire du Kansas un État libre, furent les héros et les martyrs.

Quand il devint évident pour tous, que la question ne se résoudrait ni par des mots ni par des votes, mais par des balles et des couteaux ; John Brown sentit que son heure aussi, était venue. Il la rencontra, joyeux et résolu. Je le vis fréquemment, tandis qu’il cherchait dans l’Est, des armes avec des munitions. Il s’abritait sous mon toit, mes conférences travaillèrent pour sa cause, et pénétrant plus à fond dans cette âme, je sentis pour l’homme un plus profond respect.

Le problème ne consistait pas seulement en ceci : quel parti prévaudra dans le Kansas ? Le problème renfermait cette autre question : les citoyens des États libres, y seront-ils soufferts ? — Les flibustiers du Missouri, avaient répondu négativement. Ils opéraient des razzias, incendiaient, assassinaient, ravageaient.

On s’est indigné des sanglantes représailles de John Brown. Impossible, je suis le premier à le dire, d’envisager sans frisson, les coups infligés par cette main de fer. C’était la loi Lynch, avec ses effroyables rigueurs, appliquée en grand. Mais qu’on songe aux attentats des agresseurs !

Le courage, l’habileté stratégique, la promptitude d’exécution, qui signalèrent cette campagne de John Brown dans le Kansas, défient l’imagination.

Avec huit camarades, il bat et capture H. Clay Pate, entouré de ses vingt-cinq hommes, tous armés, tous à cheval. Avec trente compagnons, il rencontre quatre cents Missouriens, commandes par le général Read. Les quatre cents avaient juré de ne repasser la frontière, qu’après extermination au Kansas, du dernier vestige de ce qu’on appelait dans le Sud : l’Esprit des États libres. Un coup du balai que manie John Brown, les renvoie chez eux. Cela fait, Brown, en dépit des lois et des autorités, va dans le Missouri même, délivrer douze esclaves et les transporte en Canada !


La perte du Kansas, n’abattit ni le Sud ni ses outrecuidances.

Les défaites, on l’a vu, excitaient ses témérités. Vaincu dans l’affaire des territoires, le Sud se rejeta sur la Constitution, prétendant y trouver la légitimation de l’esclavage et son triomphe.

Sur ce champ de bataille comme sur l’autre, l’attendait son éternel ennemi : la liberté.

Le pays entier prenait part à la lutte ; les liens entre le Nord et le Sud se détendaient ; l’orage allait grondant plus près, plus fort ; M. H. Seward s’efforçait en vain de calmer les esprits. Alors, pour la seconde fois, John Brown descendit dans l’arène.

La nuit du 16 octobre 1859, on vit paraître, au confluent du Potomac et de la Shenandoah, dix-neuf hommes : quatorze blancs, dix noirs. Armés eux-mêmes, ils portaient en outre un chargement de fusils, revolvers et coutelas, destinés aux recrues qu’ils feraient en route. Ces hommes entrèrent dans la ville d’Harper Ferry (Virginie), s’emparèrent de l’arsenal, de la manufacture de fusils, arrêtèrent les principaux citoyens, adjoignirent une cinquantaine d’esclaves, tuèrent trois individus, proclamèrent l’émancipation, occupèrent la place et furent capturés par un corps de troupe, sous les ordres du colonel Lee[1].

Grièvement blessé, transporté à Charlestown, le chef et provocateur de l’insurrection, John Brown, y attendit son jugement. Tout en déclarant sa cause légitime, tout en protestant contre son arrestation, il prévoyait la sentence.

John Brown avait jeté le gant, non-seulement à la Virginie, mais à tous les États du Sud, et à la Fédération même. Il avait bravé les lois. Il avait déchaîné contre lui deux des plus terribles passions humaines : la colère et la peur. Quelques efforts que pussent tenter les abolitionnistes — qui déploraient et blâmaient son acte — nulle chance pour lui, d’échapper à la condamnation.

Amené devant le grand jury (27 octobre), John présenta trois requêtes : du temps pour préparer sa défense ; l’assistance d’avocats appartenant aux États du Nord ; l’autorisation de communiquer avec ses codétenus. — Seule, sa demande concernant le secours d’avocats du Nord, lui fut octroyée.

La fureur et l’épouvante — on craignait un soulèvement général des noirs — précipitèrent les débats. Étendu sur son lit de camp, presque inconscient, John Brown assista, plus qu’il ne prit part à sa défense.

Existait-elle ? — Les avocats désignés par la Cour, ceux qui étaient accourus du Nord, n’avaient eu ni les uns ni les autres, le temps de la préparer.

Au verdict du jury : Coupable ! succéda la sentence de mort. John Brown en appela. L’arrêt fut confirmé, l’exécution fixée au 2 décembre.

— Gentilshommes ! — s’écria Brown, à l’ouïe du prononcé : — Gentilshommes ! finissez-en avec l’esclavage, ou l’esclavage en finira avec vous !

Plus d’un, sur les champs de bataille où allait succomber le Sud, dut se rappeler cette prédiction.

Le 2 décembre, onze heures du matin, John Brown prenait congé des compagnons qu’il avait entraînés dans sa perte. À tous il serra la main, sauf à Cook. Celui-là, déclara Brown, l’avait trompé sur les véritables dispositions des esclaves, les prétendant mûrs pour l’insurrection, tandis qu’ils ne l’étaient pas. — Cook repoussa, mais faiblement, l’imputation.

— Êtes-vous prêt ? — demanda l’officier.

— Je le suis toujours. — Brown disait vrai.

Les bras liés, la tête couverte d’un chapeau noir à bords rabattus, vêtu des mêmes habits qu’il portait devant la cour, Brown s’avança sur le seuil de la prison, calme et presque joyeux. Une négresse était là, son nourrisson au sein. Brown s’arrêta pour baiser l’enfant.

— Dieu vous bénisse ! — s’écria une autre négresse : Dieu vous bénisse, vieux homme ! Si je pouvais, je vous aiderais ! Mais je ne peux pas.

Quelques compagnies d’infanterie, une troupe à cheval, suivie du wagon qui portait le cercueil, attendaient le prisonnier. Il prit place à côté du cercueil. — Ainsi gardé, John Brown arriva sur le champ d’exécution. La potence s’élevait au bout ; fusiliers, cavaliers parcouraient l’enceinte, écartant la foule, baïonnette au fusil.

John Brown gravit les degrés de l’échafaud ; la cape descendit sur ses yeux ; le nœud coulant emprisonna son cou :

— Avancez quelques pas ! — fit le bourreau.

— Conduisez-moi ! — répondit John Brown : — Je ne puis voir.

Manœuvres, marches et contre-marches de la force armée, comme s’il se fut agi de livrer bataille, s’effectuèrent autour de la potence. Cela prit un quart d’heure à peu près.

— Êtes-vous fatigué ? — demanda l’exécuteur.

— Non. Mais ne me laissez pas dans l’attente plus longtemps qu’il ne faut.

La trappe s’abaissa.

Brown était un homme à vie tenace. Trente-cinq minutes après, le pouls battait encore.

— Je ne veux pas de cérémonies religieuses, accomplies par des ministres qui consentent à l’esclavage de leurs frères ! — s’était écrié Brown, parlant de ses funérailles et de sa mort : — J’aime mieux être accompagné par douze négrillons et une bonne vieille grand’mère esclave, qui recommanderont mon âme à Dieu, que d’avoir après moi toutes les pompes du clergé !

Les volontés de John Brown furent respectées. Son corps, remis à la malheureuse veuve, repose — Elba, Essex county (New-York) — au milieu des neigeuses et taciturnes grandeurs des Adirondacks[2].


Le coup d’Harper Ferry, fut comme la dernière paille ajoutée au faix du chameau. Un cri de haine éclata par tout le Sud ; il trouva de l’écho dans le Nord. Quiconque avait connu Brown, allait se voir soupçonné, dénoncé, poursuivi, livré aux tendres compassions du Sud.

La nouvelle de l’envahissement de Harper-Ferry, était tombée comme une bombe dans National Hall (Philadelphie) au moment où j’y donnais une conférence. Quelques heures plus tard, nous apprenions la capture de Brown, et que sa valise, contenant des lettres de Gerritt Smith, Gildings, Howe, Sanborn et moi-même, était aux mains du gouverneur Wise. Un télégramme suivait, portant ordre de nous arrêter.

M. J. Horn, le télégraphiste, accourut, m’avertit, et me pressa de quitter instantanément Philadelphie.

Mes amis frémissaient à la pensée des dangers que j’allais affronter, en passant de Walnutt Street au débarcadère.

— Venez avec moi, quelques-uns ! demandai-je : Ne fût-ce que pour voir ce qui adviendra !

Mais, sous un prétexte ou sous l’autre, les uns et les autres déclinèrent la proposition. Mon fidèle Franklin Turner, marcha seul à mes côtés, ne me laissant que sur le steamer, au moment où l’ordre : — Ce qui ne part pas, à terre ! l’obligea de me quitter.

Arrivé tard à New-York, j’y demeurai la nuit — une nuit angoissée, j’en conviens — sous le toit de mistress Marsh. Les journaux du matin annonçaient que le gouvernement n’épargnerait ni argent, ni peine, pour traquer, dépister et châtier, tout complice de Brown.

À l’instant, un souvenir me revint : Mon pupitre (Rochester) renfermait des lettres de Brown ; plus, son projet de constitution !

— Écrivez ! fis-je, tendant une feuille de télégramme à miss X… ; et je dictai : — « B. F. Blackall, esq., Rochester : — Dites à Lewis prendre papiers, haut pupitre, mettre en sûreté. » — Louis était mon fils ; B. F Blackall, le télégraphiste de Rochester et mon ami.

L’affaire des papiers réglée, restait ma personne. Qu’en faire ? Je pris, de tous, le parti le plus risqué : retourner chez moi.

À peine arrivé — ce ne fut ni sans difficultés, ni sans périls — le lieutenant gouverneur Selden, entrait dans mon bureau.

— Filez au Canada ! me dit-il : Wise, le gouverneur de Virginie, va vous requérir ; notre Gouverneur ne peut écarter sa demande ; le peuple prendra les armes ; évitez l’effusion du sang !

Je suivis le conseil.

Selden avait vu vrai. Ce qui le prouve, c’est la lettre suivante, confidentielle, du gouverneur de Virginie au président des États-Unis, Buchanan[3].

Richemond, Va, nov. 13, 1859.
À Son Excellence James Buchanan, président des États-Unis, et à l’Honorable Directeur Général des postes.

« Gentilshommes, informations reçues et certifiées par serment, je requiers du pouvoir exécutif du Michigan la personne de Frédérick Douglass — selon toute probabilité dans le Michigan à cette heure — nègre, prévenu de meurtre, vol, excitation à l’insurrection servile dans l’État de Virginie. Mes agents, chargés de réclamer et arrêter ladite personne sont : Benjamin, M. Morris, et William Kelly. Je demande pour eux, l’autorité nominale d’agents postaux. Leur mission secrète exige quelque prétexte, pour traverser sans risque des quartiers dangereux, et procéder, garantis contre toute violence, à l’exécution de la loi. Je prie M. le Directeur Général des postes, de conférer à tous deux, l’autorisation d’agir comme détectives du département postal ; allant et venant sans interrogation, délai ou empêchement.

« R. J. B., etc. Henry A. Wise. »

Six heures après mon départ, le gouvernement procédait à ma recherche, dans la ville (Rochester) que je venais de quitter.


  1. Depuis, le fameux général des armées du sud.
  2. Une large souscription subvint aux besoins de la famille.
  3. Lossing, l’historien, me la fit tenir après la guerre.