Mes années d’esclavage et de liberté/2.1

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 139-145).


DEUXIÈME PARTIE


LIBERTÉ


I

l’évasion.


Je n’ai pas d’actes héroïques à raconter. Mon entreprise voulait du courage, de la résolution sans doute, avant tout du sang-froid.

Les hommes de couleur indépendants étaient tenus d’avoir, dans le Maryland, ce qu’on appelait un free paper (certificat de liberté). — Le certificat devait se renouveler souvent, moyennant finance encaissée par l’État. Nom, âge, stature, visage, teinte exacte de la peau, scrupuleusement consignés, servaient à l’identification du porteur.

La précaution ne menait pas à grand’chose : plus d’un noir s’évadait, grâce précisément aux fameux certificats. — Voici comment s’opérait l’affaire. L’esclave empruntait le free paper de quelque affranchi, dont le signalement répondait à ses propres traits ; armé de la pièce, il prenait le chemin du Nord, et parvenu en terre d’indépendance, renvoyait le certificat à qui de droit.

L’opération néanmoins, pour simple qu’elle semble, présentait plus d’un danger. Le prêteur et l’emprunteur y risquaient tout : égaré ou saisi, le certificat attirait sur l’un comme sur l’autre la rigueur des lois. Il fallait donc une forte dose de confiance chez le prêteur, de loyauté chez l’emprunteur, pour que le free paper émancipât trois ou quatre asservis, au lieu d’un. Mais le dévouement, pas plus que l’intégrité, ne font défaut à notre race. Beaucoup s’échappaient, rarement on découvrait le libérateur.

Mon visage, ne répondant ni en gros ni en détail aux certificats de mes frères indépendants, j’eus recours à un ami de couleur, matelot, qui en cette qualité, possédait un billet de protection, et me le prêta. Le billet, aigle américaine en tête, décrivait plus ou moins la personne du détenteur, auquel j’avais, plus ou moins, le bonheur de ressembler. — Prendre ma place au bureau du chemin de fer, c’eut été m’exposer à une investigation dangereuse ; brûlant donc la cérémonie, abordant le train au moment où il s’ébranlait, je sautai dans un wagon, et filai vers le Nord avec lui.

Mon costume avait fait, comme on peut croire, l’objet de mes soins particuliers : matelot des pieds à la tête, rien n’y manquait, ni le chapeau ciré, ni la chemise rouge, ni la cravate noire, lâchement nouée autour du cou. Je parlais navire comme un Old salt — vieux sel — ce n’était pas pour rien que j’en avais manié chaque pièce. Et puis, à Baltimore de même que dans tous nos ports américains, on avait du tendre pour ceux qui prennent la mer. Droits du libre commerce, droits des marins, on ne connaissait que cela. Une sorte de protection générale enveloppait donc mes habits, avec celui qu’ils contenaient.

Nous n’avions pas marché cinq minutes, que le conducteur entra dans notre compartiment — le car des nègres — pour y recueillir les billets, et vérifier les certificats de ses noirs passagers.

Mauvais quart d’heure ! Mon avenir tout entier aux mains de cet homme ! — Il s’avançait lentement, prenait les papiers, les examinait, les rendait, se rapprochait : ton péremptoire, rude manière, jusqu’au moment où, parvenu devant moi, toute sa façon — était-ce mon costume ? — changea et s’adoucit. Voyant que je n’avais pas, comme les autres, exhibé de certificat :

— Vous avez votre free paper, n’est-ce pas ? me dit-il d’un accent amical.

— Non, monsieur, je ne le prends jamais en mer.

— Mais vous avez quelque chose qui prouve votre liberté, pas vrai ?

— Oui, monsieur, j’ai ça, cette feuille, avec l’aigle américaine, qui va me servir à faire le tour du monde !

Et j’étalai mon billet de protection.

Rarement j’ai traversé plus terrible minute ! Un coup d’œil jeté sur l’aigle, suffit au brave homme. Dieu le bénisse ! — S’il y avait regardé de plus près, j’étais perdu.

All right ! fit-il. Je respirai.

Mais tout n’était pas dit — tout l’est-il jamais pour l’esclave ? — Le premier venu pouvait, à chaque instant, mettre la main sur moi. Innocent, les transes du criminel me tenaient. Le train, qui marchait à toute vitesse, me semblait avoir l’allure d’un escargot. Après le Maryland se trouvait le Delaware, autre État à esclaves ; il fallait le traverser. Sur les frontières qui séparaient la liberté de la servitude, se tenaient les limiers, guettant leur proie. Jamais cœur de renard ou de cerf poursuivi par les chiens, n’a battu comme battait mon cœur !

Au passage de la Susquehanna — il s’opérait alors en bac — un jeune homme, un noir, que je connaissais, qui poussait la barque, me regarde, m’aborde, prétend m’avoir vu ailleurs, et au lieu de vaquer à son ouvrage, me crible de questions indiscrètes : d’où je viens, où je vais, quand je retourne à Baltimore ?

Impassible sous les frissons — il n’en fallait pas tant pour me compromettre — je m’éloignai, et disparus.

La rivière traversée, autre péril. J’avais, quelques jours auparavant, calfaté un cutter, sous les ordres du Captain Mc Gowan. Juste à ce point, deux trains se croisent : l’un du Nord, l’autre du Sud. Or, tandis qu’ils stoppent un instant, qui vois-je en face de moi ? Captain Mc Gowan, visage à la portière. Un regard de lui, j’étais reconnu ! — Par la grâce de Dieu, je ne sais quel brouhaha se fit, les trains filèrent : Encore sauvé !

Plus loin c’est Wilfrid, forgeron allemand, avec lequel j’avais travaillé, qui voyage dans notre train, descend à chaque arrêt, et chaque fois attache ses yeux sur les miens. — Me reconnut-il ? Je ne sais, en tout cas, il me laissa courir.

Wilmington, la plus mauvaise passe, restait devant moi. On y échangeait le railroad contre le steamer de Philadelphie, un long transbordement s’y opérait. Là comme avant, nul ne s’enquit de ma personne.


Débarqué dans la ville des quakers, un frère noir m’indiqua le train de nuit, j’y montai. Le lendemain j’étais à New-York.