Mes années d’esclavage et de liberté/2.2

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 146-155).

II

liberté.


Le 4 septembre 1838, moi, naguère esclave à vie, traînant cette lourde chaîne que toute ma vigueur n’aurait pu rompre, je marchais librement dans les rues de New-York.

Ébloui par le spectacle si prodigieux, si nouveau qui se présentait à mes regards, la pensée de mon indépendance dominait tout. — Que de fois j’avais rêvé cela ; que de fois mes espérances s’étaient brisées ; que de fois je m’étais vu, époux peut-être, peut-être père, vieillard, et toujours esclave, toujours, jusqu’au bout ! Découragé, perplexe, ne m’étais-je point demandé si Dieu lui-même, ne me condamnait pas à la servitude ; si je n’avais pas pour devoir de baiser mes fers ? Et maintenant !…

On m’a souvent dit : — Qu’avez-vous éprouvé, à ce premier pas sur terre libre ?

Si la vie est autre chose que la respiration, j’ai plus vécu, dans cette minute-là, que durant les vingt années de mon eslavage.


New-York néanmoins, n’était pas le havre de grâce que je croyais.

Peu d’heures après avoir pris terre, je rencontrai par hasard un frère de couleur ; quelques instants d’entretien avec lui, détruisirent mes illusions. Je l’avais connu à Baltimore. Propriété du docteur Allender, dont il était le Jack, il avait fui, s’appelait Dixon à cette heure, et se dérobait comme il pouvait aux poursuites de M. Allender fils, qui, le sachant à New-York, l’aurait déjà capturé, renvoyé au joug et à la torture, si une preuve officielle de possession n’avait fait défaut.

— New-York, me dit-il, regorge de traîtres ; faux frères noirs, qui exercent le métier d’espion. Méfie-toi ! Garde-toi ! Évite les quais et les chantiers, c’est là qu’ils tendent leurs filets !

Tout en me parlant, Dixon ne paraissait pas exempt de soupçons à mon endroit. Il reprit vivement sa brosse à céruse, et me quitta.

Bien ! Une fois les quais et les chantiers tabou, ou trouver de l’ouvrage ? — Sans argent, sans travail, sans crédit, sans savoir où diriger mes pas, sans un lieu où reposer ma tête, il y avait de quoi rabattre mon enthousiasme. Un homme en situation pareille, se sent autre chose à faire qu’à célébrer les gloires de la liberté.

Comme je réfléchissais, tristement appuyé contre le mur des Tombes[1]Central street — un brave homme de matelot, J. Stuart, debout au seuil de sa porte, me vit et s’approcha. Je hasardai quelques mots, il répondit ; je lui ouvris mon cœur, il m’ouvrit ses bras, me recueillit dans sa maison, et le lendemain, il me conduisait auprès de M. David Ruggles, secrétaire du North vigilance comitee. Plus d’inquiétudes ! M. Ruggles, après m’avoir abrité sous son toit, faisait venir de Baltimore ma fiancée — elle était libre — le Rev. Pennington, ministre presbytérien, bénissait notre mariage ; et le jour même, nous montions à bord du Richmond, destination New-Bedford, Massachussets, où nous envoyait la prudence de notre ami.

En ce temps-là, qu’il plût, neigeât, ventât, les noirs étaient parqués sur le pont du bâtiment. Peu nous importait, nous en avions vu bien d’autres ! — À Newport, une vieille diligence jaune, ornée sur le panneau de ces mots : New-Bedford, prenait les voyageurs du steamer. Bon ! Mais où prendre le prix des places ? Deux quakers se disposaient à monter :

— Entre donc ! — fit l’un d’eux.

Jamais ordre ne fut plus allègrement obéi.

À Stone Bridge, les passagers descendirent pour déjeuner et régler les comptes. Nous sautâmes, pieds joints, par-dessus les deux cérémonies. Le conducteur me regardait de travers :

— Je payerai sitôt arrivé ! — fis-je hardiment.

New-Bedford atteint, le conducteur retint notre modeste bagage, y compris trois cahiers du musique ; le tout vite dégagé, grâce au prêt de deux dollars, que m’avança M. Nathan Johnson, négociant de couleur auquel nous étions recommandés. — Rien ne rendra les bontés du respectable vieillard : étrangers, il nous reçut ; affamés, il nous fit asseoir à sa table ; bien plus, il m’indiqua les moyens de gagner honorablement notre vie.

New-Bedford ne présentait pas les dangers de New-York. Il me parut sage toutefois, de prendre un autre nom. Je tenais de ma mère, ceux-ci : Frédérik, Augustus, Washington, Bailey. J’avais sacrifié les deux premiers à Baltimore. En quittant New-York, j’avais remplacé les deux derniers par celui de Johnson. Mais les Johnson abondant à New-Bedford, j’acceptai de mon ami Nathan le nom de Douglas : le noble nom du héros écossais.


Jusqu’ici nulle idée, ni de la civilisation, ni de la prospérité dont jouissait le Nord, n’avait pénétré dans mon cerveau. Esclavage et richesse, n’étaient-ils pas synonymes ? Ne regardait-on point, en Maryland, comme un misérable sans sou ni maille, tout homme blanc qui ne possédait pas de noirs ? Les gens de cette espèce, ne se voyaient-ils point flétris du sobriquet de : friperie blanche ? Et si, dans le Sud, on les tenait pour maigre fretin, type d’indigence et d’ignorance ; le Nord tout entier, ce Nord privé d’esclaves, ne devait-il pas présenter un lamentable aspect de pauvreté, de désordre, d’ânerie, d’abaissement général ! J’allais écrire de dégradation. Dans le Sud, le mot se prononçait.

Qu’on juge de ma surprise lorsque, tout à coup, je me trouvai en présence de cette richesse et de cette grandeur !

Les ouvriers, à New-Bedford, occupaient de meilleures habitations, plus élégamment meublées, vivaient plus largement que maints planteurs du comté Talbot. M. Nathan Johnson, mon frère noir, possédait maison spacieuse, bibliothèque, journaux, et connaissait mieux le monde littéraire, politique et social, que les neuf dixièmes de nos gentlemen du Maryland.

Je ne fus pas longtemps à comprendre. Quelques heures passées dans les chantiers et sur le quais, suffirent à m’éclairer. Là, je trouvai l’industrie sans fièvre, l’activité sans bruit ; le travail, le bon, le noble travail sans fouet. Ni blasphèmes ni querelles ! Tout allait comme une machine bien huilée.

Tenez : le chargement et le déchargement des navires ! Dans le Sud, trente mains faisaient mal, ce que cinq hommes, avec un honnête vieux bœuf, faisaient bien ici. Avec soixante dollars que lui coûtait le bœuf, New-Bedford accomplissait plus de besogne que Baltimore, avec douze mille dollars d’esclaves ! Toutes choses, pour le dire en un mot, y témoignaient d’un meilleur respect de l’homme, du temps, de la force… et de l’argent.

Au lieu d’aller puiser l’eau à cent yards, la servante n’avait qu’à tourner un robinet. Le bois de chauffage, au lieu de pourrir sous les neiges et les averses ; proprement coupé, s’entassait au sec. Drains, égouts, portes à ressort, machines à broyer, à presser, à laver ; il y avait de tout et plus encore. Même aspect dans les docks. Chacun y prenait le travail au sérieux. D’un seul coup sur la tête, le charpentier enfonçait son clou. Le calfateur, qui ne s’amusait pas à des fioritures de maillet, frappait droit et dur. L’ouvrage marchait rondement. Les vaisseaux entrés malades, sortaient du chantier plus solides que neufs. Partout, la matière domptée par l’esprit !

Tandis qu’un noir, fût-il libre, restait au Sud entaché de servitude ; tandis que sa couleur le marquait éternellement du sceau de l’esclavage ; son front se redressait à New-Bedford, presque au niveau du front des blancs. Les enfants nègres, étaient admis dans les écoles que fréquentaient les enfants de race blanche. Rien, dans la constitution du Massachussets — je tiens le fait de M. Johnson — ne s’opposait à ce que, choisi par le peuple, un noir ne fût nommé gouverneur de l’État.

Qu’un planteur, se hasardât à venir capturer son esclave fugitif, cent hommes libres se levaient pour défendre celui-ci.

Je ne sais quel Judas noir, rampant un jour jusqu’à l’oreille de je ne sais quel propriétaire sudiste, lui découvrit la cachette, où s’abritait l’évadé qui lui avait appartenu. Aussitôt connue, la trahison indigne le peuple de couleur. Du haut de la chaire d’une des ses églises, un meeting solennel est annoncé. Le Judas s’y rend — il ne se doutait de rien. — Prières dites, chairman et secrétaires en place, le président prend la parole :

— Frères ! s’écrie-t-il : Nous avons ici un traître. Jeunes gens, saisissez-le ! Tuez-le dehors !

Notre vilain sauta par la fenêtre, et court encore.


J’étais libre ; il s’agissait de trouver le pain du ménage.

Vêtu en ouvrier, je m’acheminais vers les quais pour y chercher du travail, lorsque je vis un amas de charbon, devant la porte du Rév. Éphraïm Peabody.

— Puis-je le rentrer et le ranger ? — demandai-je à la cuisinière.

— Combien prendrez-vous ?

— Ce que vous voudrez me donner.

— Faites !

Quand j’eus fini, la chère âme mit dans ma main deux demi-dollars d’argent ! — Pour comprendre l’émotion qui me saisit le cœur lorsque, mes doigts se refermant sur les deux beaux demi-dollars, je réalisai ce fait : qu’aucun maître ne pouvait me les prendre, qu’ils étaient à moi, que mes bras étaient à moi, que mon travail ajouterait d’autres pièces à celles-ci ; il faudrait avoir passé par le joug, le fouet, et les brigands du Sud.

J’achevai la journée en arrimant de l’huile, sur un bâtiment frété pour New-York. La saison s’avançait, l’ouvrage abondait, les baleiniers allaient partir. Un des meilleurs job[2] consistait à scier le bois dont ils avaient besoin. Avec l’aide du vieil ami Johnson, je me procurai scie et chevalet.

— Vendez-moi pour un fip[3] de corde ! — demandai-je au marchand.

Debout derrière son comptoir, me toisant du regard : — Vous n’êtes pas du pays ! fit-il.

Alarmé, je craignais d’avoir trahi ma provenance. Il n’en fut rien. Je pris corde, scie, chevalet, et j’abattis plus de besogne que jamais Covey, le rompeur d’esclaves, n’en avait tiré de moi.


Tout libéral que fût New-Bedford, quelques préjugés de race y régnaient encore. Je m’en aperçus, lorsque je m’efforçai d’obtenir un travail régulier.

M. Rodney French, riche citoyen, abolitionniste résolu, faisait calfater et cuivrer un baleinier ; j’entendais également les deux genres d’opération.

— Vas au chantier, travailles-y avec les autres ! — me dit-il. Mais les autres, à peine arrivé, m’informèrent qu’eux, blancs, quitteraient l’ouvrage, si je m’y mettais. C’était dur. Endurci moi-même par la servitude et l’oppression, le procédé me sembla presque légitime… normal en tout cas.

Calfateur, j’aurais aisément fait deux dollars par jour ; simple ouvrier, je n’en gagnais qu’un. Mais j’étais libre ! Cela suffisait à me tenir joyeux.

Durant bien des années encore, les salles de conférences, même à New-Bedford, restèrent fermées aux noirs. Elles ne s’ouvrirent que lorsque Sumner, Mann, Parker, Emerson, refusèrent d’y parler, tant que durerait l’interdiction.

En attendant, prêt à tout job, je sciais le bois, j’empilais le charbon, je creusais les celliers, je nettoyais les cours, je chargeais, je déchargeais les navires, frottant, lavant, raclant, balayant ; et soupirant après un labeur, dont la continuité me permit de pourvoir régulièrement à nos besoins.

M. Joseph Ricketson, ce quaker dont la parole décidée : — Entre là ! — m’avait lancé dans la diligence de New-Bedford, possédait un vaste magasin d’huile.

La besogne : charrier lourds tonneaux après lourds tonneaux, exigeait bon souffle et bons bras. Fortement bâti, vingt ans, actif, désireux de faire mon devoir, camarades et patron me reçurent cordialement.

Quand j’eus achevé là, M. Howland, constructeur de vaisseaux, me prit dans son chantier. Point d’opposition non plus, de la part des trois maîtres calfateurs, hommes d’intelligence, de pensée, imbus de l’esprit de liberté !

Après le chantier, la fonderie. Elle appartenait à M. Richmond. Fier travail ! Nous passions, outre les journées, deux nuits par semaine. Suspendu au soufflet — il fallait maintenir la fournaise assez ardente, pour que le métail s’en échappât liquide — je clouais un journal au poteau, devant moi, et tirant, poussant, j’emmagasinais force idées.

Ce fut alors, cinq mois après mon installation, qu’un jeune homme, m’apportant le dernier numéro du Libérateur, me proposa d’y souscrire. Tout pauvre que j’étais, je mis mon nom au bas de son carnet. Dès lors, le Libérateur a pris dans mon cœur une place qui ne le cède qu’à la Bible. Comme l’héroïque journal détestait l’esclavage ! Comme il stigmatisait les trafiquants d’âmes et de corps ! De quelle vigueur il prêchait la fraternité humaine ! Avec quelle hardiesse il dénonçait, si haut qu’elles fussent perchées, l’hypocrisie et l’oppression ! Qu’il parlât au nom de l’Évangile ou de la loi, son éloquence, brûlante comme le feu, prompte comme la flèche, incendiait et transperçait.

Bientôt, j’eus le privilége d’entendre le rédacteur lui-même, M. Garrison.

Il donnait une séance dans Liberty Hall. Jeune, la figure sympathique, la manière impressive et grave, il proclama sa foi. Tenant la Bible pour tout entière inspirée, il en déclara chaque mot : Parole de Dieu.

Obéissance absolue à « ce qui est écrit » ; pardon des insultes, jusqu’à présenter la joue droite à qui frappe la gauche ; amour du prochain ; il enseignait cela :

— Tout préjugé contre la couleur, est rébellion contre l’Éternel ! s’écria-t-il : Les noirs, méprisés, honnis, abandonnés, sont à cause de cela même, de tous les hommes sous le ciel, les plus chers au cœur de Dieu. Tout ministre de l’Évangile, qui ose justifier l’esclavage par la Bible, fait l’œuvre du diable ! Toute Église qui admet dans son sein un propriétaire d’esclave, est une synagogue de Satan !


Et l’écoutant parler ainsi, calme, puissant, limpide comme le ciel, pur comme la lumière ; quelque chose en moi répondit :

— Tu es le Moïse, qui délivrera de servitude l’Israël noir.


  1. Une des prisons de New-York.
  2. Toute espèce de besogne, de corvée. — Trad.
  3. Quart de cent. — Trad.