Mes années d’esclavage et de liberté/1.21

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 133-137).

XXI

espoir réalisé.


Si l’obligation de livrer mes gains à maître Hugues me vexait, la manière dont il les recevait m’irritait encore plus.

Comptant la monnaie avec soin, mettant l’un sur l’autre dollar après dollar : — Est-ce tout ? — demandait-il, tandis que son regard investigateur semblait fouiller mon âme, tout comme ses mains vidaient mes poches.

Parfois — c’était rare — lorsque drainé à fond, j’avais versé jusqu’au dernier cent, maître Hugues me favorisait du don extra de six pence ou d’un shilling. — Ingrat que j’étais ! Cette largesse, au lieu d’exciter ma reconnaissance, réveillait en moi l’esprit de calcul : Me livrer une part de mon salaire, n’était-ce point reconnaître mes droits sur le tout ? — Or, je prétendais, non-seulement à la possession de mes gains, mais à celle de ma personne.

M’évader n’était pas facile. Des règlements serrés, gardaient l’abord de tout steamer et de tout railroad[1]. Renseignés par les annonces de journaux qui signalaient chaque esclave fugitif, les espions se tenaient aux embûches.

L’argent triomphe de bien autres obstacles. Mais où le prendre ?

Une idée me vint : Si au lieu de louer mes bras pour le compte du maître, j’achetais au maître l’usage de mon temps ! — La chose se pratiquait à Baltimore. Moyennant un prix fixe, soldé au maître chaque samedi, l’esclave travaillait comme et quand il voulait, thésaurisant le surplus de la somme exigée.

Propriété de Captain Thomas, toujours, j’attendis une de ses visites pour lui adresser ma proposition. Un regard sévère me transperça :

— Tu cherches à t’évader ! fit-il : Où que tu ailles, je te retrouverai. — Puis, d’un ton plus doux : — Laisse-là tes projets. Conduis-toi sagement. Je pourvoirai à ton avenir.

Ce langage, conciliant peut-être, ne me rassura pas.

Deux mois plus tard, je présentais même requête à maître Hugues. Pris à l’improviste, il écouta mes raisons, les pesa, trouva qu’en fin de compte sa bourse gagnerait au marché, et consentit, moyennant trois dollars par semaine — je restais chargé de ma nourriture, de mes vêtements, de l’achat des outils — à me vendre mon temps.

Tout onéreux qu’il fût — outils et vêtements s’usaient vite au chantier ; sans compter que pour le calfateur, chaque jour de pluie est un jour de chômage — le contrat me permit d’accumuler, à force de travail, quelques profits. Maître Hugues, qui ne travaillait pas, en encaissait de gros.

L’affaire marcha régulièrement du mois de mai au mois d’août. Un samedi soir — je devais, durant la nuit, joindre avec quelques amis le camp-meeting qui s’ouvrait à douze milles de Baltimore — on me retint tard au chantier. Entre le camp-meeting et mes comptes à rendre, il fallait choisir : — Bah ! pensai-je : À lundi le règlement ! — et je pris le chemin du meeting.

Le lundi dès l’aube, j’étais chez maître Hugues, mes trois dollars en main.

— Coquin ! tu as cherché à fuir !

— Non, monsieur.

— J’ai envie, moi, de t’administrer une raclée !

Silence.

— Comment as-tu osé quitter la ville sans permission ?

— Monsieur, je vous ai acheté l’usage de mon temps. Je ne savais pas devoir, ce temps une fois payé, vous demander dans quelles limites, à quelle heure, et comment je pouvais me mouvoir.

— Tu ne le savais pas, bandit ? Tu ne sais pas que ton devoir est de te présenter, chaque samedi soir, devant moi ? Apporte tes outils. Tu t’es coupé l’herbe sous les pieds. Plus d’autorisation !

Ainsi finit ma liberté partielle.

Maître Hugues m’avait châtié ; je résolus de le punir : — Tu me veux esclave ! m’écriai-je en mon for intérieur : Esclave tu m’auras. Je ne bouge désormais que sur ordre ! — Ensuite de quoi, ne remuant non plus qu’une souche, je me tins — au lieu d’aller comme à l’ordinaire en quête de travail — parfaitement immobile, du premier au dernier jour de la semaine. Le samedi soir, maître Hugues m’appelle :

— Les dollars ?

— Je n’en ai point.

— Tu n’en as point, drôle ! Pourquoi ?

— Je n’ai pas travaillé.

— Tu n’as pas…

Exaspéré, furieux, sa colère, Dieu merci, s’exhala en jurons. Si ç’avait été en coups, je ne sais, vengeance et folie aidant, où nous en serions venus.

Après quelques instants de silence :

— Tu n’as plus à t’inquiéter de travail ! — dit froidement maître Hugues : je t’en trouverai !

La sentence entendue, je pris deux résolutions : M’évader le 3 septembre, et d’ici là, bûcher ferme, pour donner le change aux soupçons.

Le lundi, avant jour, je me rendais sans tambour ni trompette dans le chantier Butler. Connu, agréé de M. Butler, que j’avais précédemment servi en qualité de maître calfateur, j’apportai le samedi soir neuf dollars à maître Hugues.

— Tu pouvais en faire autant la semaine dernière ! grommela-t-il.

Bien. J’avais réussi à conjurer défiances et tempête.

Le samedi suivant : encore neuf dollars. Maître Hugues, pleinement rassuré, m’octroya… vingt-cinq cents !

— Fais-en bon usage ! s’écria-t-il.

— Oui, maître.

Ils assuraient ma place au railroad souterrain[2] !


Les mêmes anxiétés qui m’avaient assailli deux ans auparavant, m’oppressaient à cette heure. Ou l’extrême Nord, ou l’extrême Sud ! Nulle autre issue. La douleur de quitter mes amis, me déchirait comme alors.

Sans ces fortes tendresses, qui unissent le frère au frère, le fils à la mère, l’époux à la femme ; des milliers d’esclaves se seraient évadés.

Le samedi soir, je remis à maître Hugues le salaire de mon travail, je passai le dimanche hors de vue : après quoi, le lundi 3 septembre 1838, je dis adieu, et à la ville de Baltimore, et à l’esclavage exécré.


  1. Chemin de fer.
  2. Moyens occultes d’évasion : Slang nègre. — Trad.