Mes années d’esclavage et de liberté/1.7

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 33-38).

VII

contrastes.


Misère, abjection, tourments d’un côté. Orgueil, pompe, magnificence de l’autre !

Les pénuries de l’esclave aux champs, ses haillons, ses labeurs forcés : pluie, vent, froidure ; embrasement de soleil, estomac vide et nuits blanches ; tout s’évanouissait, comme les fantômes quand naît le matin, aux approches de la Grande Maison.

Les hôtes, vêtus, selon le langage des Écritures, « de pourpre et de fin lin, se traitaient magnifiquement tous les jours. »

La table ployait sous les raretés achetées au prix du sang. Fleuves et forêts, villes et campagnes, l’Océan, les monts, tout payait tribut au monarque de ces lieux. Il faudrait recourir aux noces de Gamache, pour décrire semblable profusion.

Plume, poil, écaille ; pintades, cygnes, dindons, perdrix, cailles, faisans ; daims et sangliers ; bœufs, moutons et veaux ; truites, saumons, turbots, soles, crabes, huîtres, homards — j’en passe et des meilleurs — venaient se faire dévorer chez l’ogre.

La laiterie, une des plus belles du Maryland, fournissait le fromage savoureux, la crème épaisse, le beurre doré.

Un vaste jardin, sous les ordres de M. Mc Dernott, horticulteur en chef, produisait légumes et fruits de toutes les régions.

Derrière les hôtes assis dans la salle du banquet, se tenaient les esclaves, tantôt glissant agiles et sans bruit, tantôt immobiles comme des statues de marbre noir, éventail aux doigts, plateaux d’argent aux mains.

Ces esclaves-là, constituaient l’aristocratie de la servitude. Rien de commun avec les nègres des champs. Le teint avait des tons veloutés ; la chevelure obéissait mieux aux caprices du peigne ; les vêtements, empruntés à la toilette — quelque peu démodée — de madame ou de monsieur, conservaient je ne sais quelle élégance primitive.

Même profusion dans les écuries et les remises. Trois voitures officielles, splendides, flanquées de gigs, phaétons, barouches, braeck, et autres véhicules, avaient pour les traîner trente-cinq chevaux pur sang, que servaient des palefreniers dressés à tous les arcanes de l’art.

Le chenil contenait une meute, dont la prébende aurait réjoui le cœur d’un bataillon d’esclaves.

Considérée du point de vue de la Grande Maison — non de celui des champs, entendons-nous — l’hospitalité du colonel était royale. Quel hôte, convié à l’un de ces prodigieux festins, respirant ces parfums, les yeux éblouis de cet éclat, l’esprit charmé de cette bonne grâce, aurait osé prétendre qu’en ce séjour enchanté, quelque chose manquât à quelqu’un ? La Grande Maison ne regorgeait-elle pas d’invités heureux ? Être esclave d’un tel maître, le nègre pouvait-il aspirer à plus glorieuse fortune ?

Hélas, biens énormes, abondance, splendeurs et loisirs, ne faisaient pas le bonheur. Tel noir, couché sur son ais de sapin, pauvrement enveloppé de sa maigre couverture, dormait plus solidement que le voluptueux enfiévré, dont les membres s’enfonçaient dans l’édredon. La Grande-Maison abritait des maîtres invisibles : passions, vices, maux, dyspepsie, goutte, rhumatisme, fièvre, mélancolie ! Or le fouet de ces maîtres-là, déchirait sans pitié leurs esclaves à eux : NOS SEIGNEURS.


Je fus de bonne heure, mis en contact avec ces misères et ces violences.

Le vieux Barney, avait la surintendance des écuries. Mon goût pour les chevaux m’amenait souvent près de lui.

Barney, digne, respectable et respecté, tenait ses fonctions à honneur. Vétérinaire d’instinct et d’expérience, nul comme lui ne savait droguer un cheval. Rien, toutefois, de moins enviable que son poste ; car rien, en matière chevaline surtout, n’égalait les exigences du colonel, sinon leur déraison. Une négligence, réelle ou supposée, décrochait les foudres ; elles éclataient en effroyables menaces sur la tête du vieux Barney.

Durant l’été, trois des filles du colonel habitaient, avec leurs maris, la Grande Maison. Ces trois couples usaient largement du privilége de fustiger les noirs. Rarement on amenait un cheval hors des écuries, sans qu’il y eût quelque faute à relever : grain de poussière sur sa robe, poil hérissé vers le sabot, faux pli dans la crinière, port de tête disgracieux ; cela et autre chose ! Pour injuste que fût la critique, vieux Barney devait l’accepter, debout, chapeau bas, lèvres scellées, sans qu’un mot d’explication s’en échappât.

Dans un État libre, le serviteur injustement réprimandé peut dire à son maître : — Monsieur, puisqu’en dépit de mes efforts, mon service ne vous convient pas, je vais chercher ailleurs !

L’esclave ne peut, ni se justifier, ni s’en aller. Et la courbache a toujours le dernier mot.

Le colonel et Barney, étaient tous deux avancés en âge. Celui-ci front chauve, celui-là couronné de cheveux blancs ; l’un destitué, l’autre puissant : égaux devant Dieu.

— Découvre-toi ! — fit un matin le maître.

Il fut obéi.

— Ôte ta jaquette, vieux coquin !

La jaquette fut ôtée.

— À genoux !

L’esclave, épaules dépouillées, crâne reluisant au soleil, ploya ses vieux genoux sur la dure terre.

Alors, ce maître, au service duquel il avait dépensé le meilleur de ses forces, le plus long de sa vie, levant la cravache, lui en administra trente coups.

Pas un murmure ; seulement, à chaque sanglée, les vieilles épaules tressaillaient.

La souffrance physique était-elle excessive ou non, je n’en sais rien ; mais ce que je sais, c’est que peu de scènes m’ont pénétré d’une plus poignante horreur que le spectacle de ce vieillard, à genoux devant son maître, qui le sanglait.


Entre le planteur et les esclaves, telle était la distance, que ni celui-ci ne les connaissait tous, ni ceux-là ne l’avaient tous vu !

Le colonel, chevauchant un jour à travers ses possessions, rencontre un noir. Il lui adresse la question habituelle :

— Garçon, à qui appartiens-tu ?

— Au colonel Lloyd.

— Te traite-t-il bien ?

— Non.

— Vous fait-il rudement travailler ?

— Oui.

— Vous donne-t-il suffisamment à manger ?

— Oh ! pour la nourriture que c’est, il y en a assez.

Le colonel suit sa route, l’esclave son sentier. Il ne s’était douté de rien, ne pensait plus à l’aventure et ne l’avait communiquée à personne, lorsque, mandé en présence du surveillant — trois semaines plus tard — ce haut personnage lui déclare que, pour s’être permis des critiques à l’endroit du maître, il est vendu, et va filer en Géorgie.

Chargé de chaînes, menottes aux poignets, violemment séparé des siens, sans espérance de les revoir, le malheureux apprit ce qu’il en coûte, pour répondre sincèrement aux questions d’un blanc.

Langue muette, tête sage.

C’est en vertu de cette maxime, générale parmi les nègres, que, interrogés, tous à peu près se disaient heureux, et leurs maîtres bons.

La vérité est un joyau qui, pour l’esclave, se paye trop cher.

Aussi les espions, fréquemment envoyés sur les fermes, recevaient-ils et rapportaient-ils aux maîtres, l’assurance du parfait contentement de leurs noirs.

Souvent questionné en ces termes : — Avez-vous un bon maître ? — je ne me souviens pas d’avoir jamais répondu : — Non.

Comparé aux autres, le colonel à tout prendre, valait mieux.

Je ne mentais donc pas.