Mes années d’esclavage et de liberté/1.8

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 39-43).

VIII

m. austin gore.


M. Seveir mort, un surveillant nouveau l’avait remplacé.

Humain — si tant est qu’un brin d’humanité puisse résister à position pareille — M. James Hopkins, bien qu’il maniât le fouet, n’en usait pas volontiers. Par malheur il quitta vite la plantation.

M. Austin Gore lui succéda. Sous ce dernier, les coups furent plus libéralement distribués — affirmaient nos vieux noirs — le sang plus abondamment répandu qu’en aucun temps. M. Gore réunissait, sans qu’il en manquât un, les traits spéciaux à l’espèce.

En vertu de cette loi d’attraction, qui adapte la vocation au caractère, toute âme cruelle et dépravée recherchait le poste de surveillant. Cette même loi reliait fortement entre eux les membres de la confrérie : classe à part, aussi distincte de la gentry propriétaire d’esclaves, que les poissardes à Paris ou les charbonniers à Londres, le sont de l’aristocratie de leur pays.

Mais, si le même sceau marquait tous ces fronts, quelques individualités, plus vigoureusement accentuées, se dressaient parmi les rangs. M. Austin Gore était une de celles-là. Le sérieux du maître se combinait chez lui avec les malignités de l’agent servile. Ni les ridicules fanfaronnades, ni les mesquines ambitions de la clique : un air majestueux, une calme possession de soi, une austérité du regard, faits pour dompter plus résistantes natures que les malheureux accoutumés dès l’enfance à s’affaisser devant le fouet.

Mieux qu’aucun autre, M. Gore s’entendait à extraire l’impudence du moindre mot.

Accusé : fustigé. L’éclair de sa noire prunelle, l’âpreté de sa voix répandaient la terreur. D’autres surveillants, pour brutaux fussent-ils, s’apprivoisaient parfois jusqu’à tolérer une plaisanterie, jusqu’à laisser s’épanouir un sourire. M. Gore, jamais. Froid, distant, inapprochable, toujours : Le surveillant de la plantation Lloyd.

Sa volonté d’airain, son inaltérable sérieux, son mépris du péril, auraient fait de lui le plus admirable chef de pirates. Le principe de l’esclavage une fois posé, il allait au bout des conséquences, sans reculer d’un pas.

Parmi les esclaves du colonel, un jeune homme, Bill Denby, puissant gaillard, plein de sève, pétillant d’esprit, offensa de je ne sais quelle façon M. Gore. Le fouet devait s’ensuivre. M. Gore procédait à l’exécution, lorsque d’un bond, Bill Denby lui échappa, s’enfuit, plongea dans la crique, et s’y tint droit, l’eau jusqu’au menton.

— Sors ! crie le surveillant

L’esclave ne bouge pas.

— Sors !

Même immobilité.

— Si tu ne sors pas, je t’abats !

L’esclave reste debout.

M. Gore lève son fusil, met en joue, lâche la détente, et, sans un mot de plus, étend l’homme roide mort.

Le crime fit sensation ; les esclaves étaient terrorisés. Vieux Maître et le colonel réprouvèrent l’acte, réprimandèrent le surveillant ; mais quand celui-ci leur eut déclaré que Denby devenait ingouvernable, qu’il fallait un exemple, qu’un ferment de révolte travaillait la plantation ; quand il eut poussé ce cri d’alarme : Les esclaves incendieront la place ! menace qui autorise tout, qui justifie tout ; l’indignation du colonel et du Vieux Maître — Denby valait gros, la perte était forte — s’apaisa, l’affaire resta dans l’ombre, pas une investigation judiciaire ne vint la tirer au jour ; et le surveillant conserva ses fonctions.

Dans notre heureux comté de Talbot (Maryland), tuer un esclave, tuer même un homme de couleur, ne passait pour crime, ni devant l’opinion, ni devant les tribunaux.

M. Thomas Lanman, charpentier — Saint-Michel — ayant assassiné deux esclaves, déchiqueté l’un des deux à coups de hache, se vantait publiquement de l’exploit ; déclarait, le rire aux lèvres, qu’il avait bien mérité du pays ; et que, si chacun voulait faire comme il avait fait, la contrée serait enfin débarrassée de ces damnés noirs !


Parlerai-je encore du meurtre de cette jeune fille, perpétré par sa maîtresse, mistress Hicks ! — Bonne du dernier-né, l’infortunée, à bout de fatigues et de veilles, s’était cette nuit-là, si profondément endormie, que les pleurs du bébé passèrent inaperçus.

Mistress Hicks, accourue au premier bruit, transportée de colère, saisit une bûche, et pour enseigner à son esclave la vigilance, l’en assomma. Cette fois, la justice, qui d’ordinaire dormait, elle aussi, s’éveilla.

Mistress Hicks avait promptement fait enterrer son esclave ; le jury la fit déterrer. L’assassinat fut reconnu, un mandat d’arrêt lancé contre mistress Hicks ; après quoi, ni le mandat ne fut exécuté, ni mistress Hicks n’eut la honte de comparaître à la barre du tribunal… et tout continua comme devant.


Voulez-vous un autre fait ?

Sur le bord de la Wye, vivait un M. Bondley, riche planteur.

Pauvrement alimentés, les esclaves riverains avaient coutume d’aller, la nuit, emprunter à un banc d’huîtres quelque supplément de nourriture. M. Bondley prit à cœur de faire cesser l’attentat. Soigneusement embusqué, guettant un vieux misérable, dont la main tremblante détachait deux ou trois coquillages, parmi les millions qui pavaient le fond du courant ; M. Bondley, notre vertueux planteur, lui déchargea bravement son mousquet en plein dos. La blessure, chose inouïe, n’était pas mortelle. L’esclave appartenait à M. Lloyd. M. Bondley se présenta chez le colonel. Ce qui se passa, je l’ignore ; ce que je sais, c’est que, l’entrevue terminée, nul ne s’inquiéta plus, ni du coup de mousquet, ni du blessé.

« Il en coûte un demi cent pour tuer un nègre, un demi cent pour l’enterrer. » — Tel était le dicton en vogue dans le Maryland.

Un maître pendu, ou seulement incarcéré, pour fait d’avoir descendu un esclave : la chose ne se vit jamais. L’esclave n’avait-il pas eu l’audace de résister au fouet, de défendre sa tête ou son cou ? — Dès lors, le maître était justifié.