Mes années d’esclavage et de liberté/1.6

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 26-32).

VI

raisonnements d’enfant.


Pourquoi suis-je esclave ? — Pourquoi y a-t-il des gens esclaves, et d’autres maîtres ?

Les incidents qui terminent le précédent chapitre, firent lever ces questions dans mon esprit.

On m’avait enseigné, il est vrai, que Dieu, notre Père au ciel, Créateur souverain, avait fait les noirs pour l’esclavage, les blancs pour la royauté.

On ajoutait que Dieu, bon par excellence, avait déterminé pour chaque race ce qui lui était le meilleur.

Toutes mes notions de bonté s’en trouvaient renversées. Le cas d’Esther ne sortait pas de mon souvenir. Comment, d’ailleurs, savait-on que Dieu eût créé les noirs pour l’esclavage ? Ni tous les nègres n’étaient esclaves, ni maîtres tous les blancs !

Il existait quelque part, des pays où les nègres étaient libres.

Oncle Noé et tante Jenny, échappés ensemble, arrivés dans les États libres, y avaient, malgré les fureurs et les poursuites du Vieux Maître, trouvé la liberté. D’anciens esclaves, sur la plantation, se souvenaient du libre continent africain. D’autres parlaient de leur père, de leur mère, libres jadis sur terre africaine.

Tout cela fermentait en moi. À dater de l’heureuse fuite d’oncle Noé et de tante Jenny ; s’il y avait encore, dans ce jeune garçon que j’étais — 7 à 8 ans — un esclave de fait, il y avait un fugitif en germe.

Passant mes journées à jouer près des habitations, loin des champs de maïs et de tabac, où d’ordinaire, esclaves et conducteurs entraient en conflit ; nul événement, jusqu’au supplice d’Esther, n’avait appelé mon attention sur cet effroyable côté de l’esclavage.

Un fait, plus répugnant peut-être, vint me troubler.

Nellie, la femme sur laquelle allaient s’exercer les cruautés dont il s’agit, appartenait, non au Captain Aaron, mais au colonel Lloyd. Épouse d’un des matelots les plus appréciés du sloop, blanche ou peu s’en faut, elle était mère de cinq enfants. — Son crime ? Impudence. — Mot élastique, sujet à cent définitions, à cent applications, aussi arbitraires que l’arbitraire caprice du supérieur. Un regard, un geste, un sourire, une intonation, un soupir : Impudence ! — Or, on comprend ce qui s’ensuit.

Spirituelle, fière, énergique, Nellie avait dans les veines, même sang que le colonel. Elle le savait. Rien ne manquait donc, pour faire d’elle une impudente.

Le jour dont je parle, ses cris m’attirèrent. M. Seveir, le surveillant, tentait de vains efforts pour la traîner vers un tronc d’arbre, et l’y attacher. Tous deux saignaient au visage, car Nellie se défendait. Trois des enfants, gamins de huit à dix années, avaient virilement pris le parti de leur mère ; ils criblaient de cailloux et d’épithètes malsonnantes le surveillant hors de lui : — Laissez maman ! laissez-la ! — suppliaient les garçons, tout en menaçant du poing, tandis que le conducteur exaspéré vociférait : — Je vais te solder ton impudence envers un blanc !

Après un combat quelque temps incertain, M. Seveir atteignit l’arbre, y appliqua la malheureuse, et l’y fixa.

Coups de fouet, imprécations du tourmenteur, sanglots, hurlements des enfants se mêlaient en une diabolique symphonie. — Nellie fut détachée, sanglante, mais non soumise. Les furies du conducteur, l’impuissante colère des enfants, leur désespoir, faisaient l’horreur de la scène. Indomptable, Nellie continua de tenir tête à son bourreau.

Thèse générale, la faiblesse crée le despotisme. Les moins résistants, sont les plus maltraités. En fait, nos surveillants ne s’attaquaient pas volontiers aux résolus. Ceux-ci, après une première escarmouche — et leur mesure donnée — avaient moins que d’autres, à redouter les abus de pouvoir. Frappés plus fort, ils l’étaient moins souvent. Quiconque avait le courage de se redresser en face du supérieur ; légalement esclave, devenait virtuellement libre.

— Vous pouvez me tuer ! — disait un noir à Rigby Hopkins, son surveillant : — Mais vous ne me fouetterez pas ! — Il ne fut ni tué, ni fouetté.

M. Seveir n’essaya plus sa courbache sur Nellie. La mort, sans parler d’autres considérations, l’en empêcha. L’agonie de cet homme fut horrible ; il exhala le dernier soupir, jurons aux lèvres, secouant le fouet qui avait tant servi à ses exécutions. — Bien portant, ses blasphèmes glaçaient le sang dans les veines. Il devait à la nature, ou au vice, un facies de bête fauve. Pas un mot ne sifflait entre ses dents, ébréchées par les grincements de rage, sans être accompagné d’une volée d’imprécations.

Haï pour sa cruauté, méprisé pour sa couardise, il s’en fut régler ses comptes avec le Surveillant Suprême.


Retournons au quartier général : aux établissements agricoles de la Grande Maison.

Les deux derniers jours du mois, s’y marquaient par une activité redoublée. — De toutes les fermes, accouraient les députés noirs, chargés par leurs compagnons de recevoir la distribution mensuelle : porc et maïs. On comprend si pareil honneur était brigué. Non-seulement il s’agissait de gala, mais les matelots du sloop avaient toujours à vendre quelques bibelots, rapportés de Baltimore. Et puis, les élus échappaient au travail, à l’œil du conducteur, au fouet !

Le despotisme décrète la joie, tout comme autre chose. L’esclave était tenu de chanter. Le silence se faisait-il parmi quelque noire escouade : — Eh, là-bas ! — criait le surveillant : — Qu’on vous entende ! Du bruit ! du bruit ! — Cela, et cette disposition musicale particulière au nègre, explique comment chœurs et mélodies emplissaient la campagne.

Tout conducteur de charrette, était tenu de faire retentir les échos : manière de signaler sa présence sur la plantation. Mais comme les couplets lui jaillissaient mieux de la poitrine, alors que délégué à la Grande Maison, il conduisait son attelage au travers des forêts ! — Je ne les oublierai pas, ces notes plaintives, ces notes sauvages, si tristes et si gaies à la fois ; vibration lointaine du libre désert.

Tout enfant, elles me navraient l’âme. L’éloge du maître y retentissait d’ordinaire. Fallait-il point caresser l’orgueil des Lloyd ?

« Je vais à la Grande Ferme,
Oh oui, oh oui, oh oui !
Vieux maître est un bon vieux maître,
Oh oui, oh oui, oh oui ! »

Chemin faisant, stances s’ajoutaient aux stances, toutes improvisées, en un jargon inintelligible au lecteur. Mais quoi ! l’esclave en comprenait la tragique signification. — Je l’ai souvent pensé : si les strophes ainsi jetées au vent, s’étaient déroulées jusque vers le Nord ; elles auraient mieux que des volumes, raconté les horreurs du système.

On a osé inventer, en preuve du bonheur des noirs, ce fait de leurs danses et de leurs chansons. Chansons et danses, exprimaient plus la douleur que la joie ; ainsi que les larmes, elles leur soulageaient le cœur. Il n’y a pas d’inconsistance, à revêtir de mêmes accents, des émotions opposées[1]. Tout comme le bonheur, la détresse se prend à chanter.

L’alimentation des esclaves ! — Autre triomphe pour les partisans de l’esclavage :

— L’esclave est vêtu, disent-ils, nourri, soigné ; tandis que le travailleur libre va nu, et meurt de faim !

Prenons les faits.

Chaque esclave — tant les hommes que les femmes — recevait par mois, sur la plantation Lloyd, huit livres de porc salé, ou l’équivalent en poisson sec. Le porc était souvent gâté, le poisson pourri. Une pinte de sel, un boisseau de maïs en épis, dont la moitié ne valait rien, achevaient la pitance. Voilà ce qui, durant les trente jours du mois, alimentait des hommes au travail, de l’aube à la nuit !

Le vêtement allait de pair avec la nourriture. Pour l’été, deux chemises de toile, pantalon idem ; pour l’hiver, jaquette, pantalons et chaussettes en laine brute.

Les enfants au-dessous de dix ans, n’avaient ni chaussettes, ni jaquette, ni pantalons. Deux chemises par an suffisaient à leurs besoins. Ce costume usé, garçons et filles, allaient vêtus de leur peau.

Point de lit. Une couverture en tenait lieu. Les adultes seuls y avaient droit. La marmaille nichait où elle pouvait ; en été partout ; en hiver au plus près de l’âtre, les pieds dans les cendres.

Au demeurant, la question du lit importait peu. Dormir, était la grande affaire. Après une journée de rude labeur, restait le repas à préparer, les hardes à raccommoder, les chemises à blanchir, bien d’autres menus travaux qui écornaient la nuit.

Raccourcie des deux bouts, on n’en perdait pas en cérémonies, le peu qui demeurait : vieux et jeunes, hommes et femmes, étendus sur le sol, s’enveloppaient tant bien que mal de la couverture, et tout était dit.

Le ciel ne s’était pas désassombri, que sonnait le cor du conducteur. Tout dormeur attardé recevait double sanglée. Ni l’âge ni le sexe n’obtenaient grâce. Debout, canne en l’air, à la porte du quartier, le surveillant comptait son bétail. — Les jeunes mères, tantôt avaient une heure dans la matinée, pour revenir aux cabanes et y allaiter leurs nourrissons ; tantôt emportaient les bébés avec elles, et les déposaient dans quelque coin du champ.

Retourner au quartier pour y manger son repas, c’eût été trop de loisir. L’esclave prenait au bras, ce qu’il appelait son gâteau de cendres : morceau de porc ou de hareng salé, cuit sous les charbons.


Laissons les champs, laissons ces terrains immenses où la brutalité, l’injustice, la violence, s’épanouissaient plus vigoureuses que la végétation sous les tropiques ; laissons ces régions désolées, où un démon à figure humaine parcourait les rangs, distribuant les coups, marquant de rouges sillons la chair frissonnante.

Tournons nos regards vers l’esclavage domestique. Arrêtons-les sur la Grande Maison.


  1. Quoi de plus désespéré que les désolations, quand elles éclatent dans le mode majeur ! — Trad.