Mes Campagnes, par Pauline Flaugergues

Calman Lévy (p. 221--).


MES CAMPAGNES[1]


Au risque d’effaroucher un peu une modestie bien réelle et bien sérieuse, je dirai tout ce que je sais de l’auteur de ce récit. Je le dois. Qui donc parlerait au public de cette âme exceptionnelle qui se cache et s’ignore ? Il faut l’avoir guettée ou découverte.

Elle est la fille d’un homme de grand mérite que mes contemporains n’ont pas oublié, mais que je ne veux pas perdre l’occasion de rappeler aux personnes d’aujourd’hui qui n’ont fait que lire l’histoire de la génération d’hier. Je laisserai parler mademoiselle Flaugergues, à qui j’ai demandé de résumer en peu de lignes l’histoire de son père.

« Né, en 1759, à Saint-Cyprien, près Rodez, d’une famille ancienne et honorable, Pierre-François Flaugergues montra de bonne heure une intelligence pénétrante et juste. Il avait déjà obtenu quelques succès brillants au barreau lorsque la Révolution éclata. Il en adopta les principes, mais avec l’esprit d’équité généreuse qui formait la base de son caractère. En 90, nommé, en vertu d’une dispense d’âge, président de l’administration de son département, il fit constamment usage de son autorité pour protéger ceux que leur position entourait de plus de périls. Lorsque la Révolution se fit terroriste, sa générosité devint crime, il fut dénoncé par l’ex-capucin Chabot et traduit devant le tribunal révolutionnaire. Des voix courageuses s’élevèrent, et le décret fut rapporté. Deux ans plus tard, après la mort de Louis XVI, M. Flaugergues condamna hautement et sans crainte le tragique événement ; il eut le rare courage de porter le deuil et fut mis hors la loi. Il dut rester caché dans son pays natal. C’est une contrée montueuse, coupée de ravines et de gorges profondes. C’est là qu’il vécut onze mois, couchant à la belle étoile, refusant l’hospitalité des amis qu’il ne voulait pas compromettre. Tous les habitants du pays l’aimaient, aucun ne le trahit. Une sorte de télégraphie l’avertissait chaque jour de la direction prise par les gendarmes envoyés à sa poursuite. C’étaient des hardes de telle ou telle couleur que des villageoises avaient soin de suspendre, comme pour les faire sécher, aux fenêtres ou aux arbres.

» Un jour, le proscrit, voyant les militaires qui le poursuivaient entrer dans une rivière qu’ils croyaient pouvoir passer à gué, se hâta de sortir de sa cachette pour leur crier qu’ils allaient se noyer. Il se cacha de nouveau après leur avoir sauvé la vie.

» Sous le Directoire, M. Flaugergues découvrit, dans les propriétés de son père, une mine d’alun, et fit un voyage en Belgique pour étudier l’exploitation de ce minéral. Les lois contre les émigrés étaient encore en vigueur. Arrêté à Liége, il fut traduit devant un conseil de guerre avec deux autres Français qui lui étaient inconnus. Le premier appelé devant les juges fut condamné et presque immédiatement fusillé. Le second était Flaugergues. Il se défendit avec talent, avec la chaleur de la vérité, et prouva que son voyage n’avait qu’un but scientifique. Le troisième accusé se jeta tout ému dans ses bras en le priant de plaider sa cause. Il en obtint l’autorisation, le défendit et le sauva. Ce fut un véritable triomphe, qui lui fit beaucoup d’amis.

» Sous l’Empire, il accepta la sous-préfecture de Villefranche, où régnaient de fortes dissensions politiques et religieuses, et où, par son caractère ferme et conciliant, il sut prévenir de grands malheurs.

» Le choix unanime de ses administrés le porta, en 1812, à la députation. Il fut le premier qui osa élever la voix dans cette assemblée muette. Il répondit au duc de Massa qui lui reprochait l’inconstitutionnalité d’une de ses propositions : « Il n’y a d’inconstitutionnel ici que vous, qui venez présider une Assemblée où vous n’avez même pas le droit de siéger. » Le 22 décembre 1813, une commission extraordinaire fut enfin nommée pour prendre communication du portefeuille du ministère des relations extérieures. Cette commission était composée de cinq membres, MM. Lainé, Flaugergues, Raynouard, Maine-Biran et Gallais. On n’a pas oublié le rapport qui fut le résultat de cette communication et les vérités hardies qu’il contenait.

» Nommé encore député en 1814, M. Flaugergues siégea au côté gauche de la Chambre. Il s’y distingua par l’indépendance de ses opinions et par un rare talent d’improvisation. Son éloquent rapport sur la Cour de cassation eut un grand retentissement et contribua puissamment au maintien de cette importante institution.

» En 1815, il eut, après M. Lanjuinais, le plus de voix, pour la présidence et occupa souvent le fauteuil comme vice-président.

» Appelé plus tard au conseil d’État comme maître des requêtes, il trouva là encore l’occasion de rendre d’éminents services à son pays.

» Il fut enlevé à sa famille en 1836. Il avait épousé mademoiselle de Patris, qui mourut charmante et regrettée à l’âge de quatre-vingt-cinq ans. »


Je ne me reconnais pus le droit de faire la biographie de mademoiselle Flaugergues. Je ne sais de son passé qu’une chose, c’est qu’elle n’a rien à cacher. Je l’ai vue une seule fois, auprès d’un ami malade[2] qui me dit d’elle tout bas et pour toute présentation :

— Voilà ma sainte, mon ange gardien.

C’était en 1850, elle me parut être déjà d’un certain âge ; elle était petite, mince et vêtue presque comme une religieuse, une robe noire, un bonnet blanc. Elle leva les yeux vers moi et je ne vis plus que ses yeux, deux étoiles au feu clair et pénétrant, deux lumières de bonté angélique avec ce fond d’énergie tenace qui caractérise les désintéressements absolus. Je sentis qu’il y avait là un être à part, entouré de je ne sais quel mystère qu’on aimait à respecter.

Ce respect instinctif qu’elle inspire est tel que, ayant eu souvent l’occasion de lui écrire, je n’ai jamais osé l’interroger sur quoi que ce soit. J’ai lu et relu pourtant, avec une curiosité attendrie, un livre de poésies en deux parties qui résume sa vie et qui est intitulé modestement les Bruyères. C’est avec ce livre que je puis sans indiscrétion, puisqu’il a été publié en 1854, recomposer l’histoire de cette âme étrange, profonde et, pour ainsi dire, surhumaine.

Dès l’âge de dix ans, le goût de la poésie se manifeste chez l’enfant débile de corps, forte d’esprit. À douze ans, mourante, elle disait :

Prends mes jours purs encore.
Heureux l’enfant pieux qui s’endort au Seigneur,

Et la vierge expirant à sa première aurore,
Comme un lis moissonné dans sa pure blancheur.

Ce culte de la mort commence à l’envahir, sorte d’ascétisme maladif, où elle puisera son originalité et sa grandeur.

Dans ce temps où la poésie s’exprimait sous le symbole classique de la lyre, et où les personnes modestes disaient encore le luth, mademoiselle Flaugergues cultiva sans doute l’instrument sacré qui lui a été révélé de si bonne heure ; mais ce sont des études qu’elle cache. En 1836, elle est transportée à Lisbonne ; c’est l’année de la mort de son père. Sans doute, il n’a laissé aucune fortune. Elle est séparée de sa mère, de son frère Paul. A-t-elle d’autres parents ? Pourquoi est-elle ainsi exilée ? Probablement elle cherche dans le travail des moyens d’existence. Peut-être a-t-elle songé à se faire religieuse. Quoi qu’il en soit, elle est triste, au point de ne rien admirer autour d’elle ; elle désire la mort ; elle écrit du couvent de Bélem :

Qu’importe que toujours le ciel brille en ces lieux ?
Qu’au feu d’un soleil pur chaque saison s’allume ?
Pour l’âme qu’à toute heure un long chagrin consume,
Tout est froid, tout est mort, tout est silencieux.

Moi, je sens que je touche au terme du voyage ;

Quelques douleurs encor, puis la paix du cercueil.
Ne me plains pas ; longtemps sur moi gronda l’orage.
Mieux vaut dormir au port que trembler sur l’écueil.

Eh quoi ! vivre et mourir sans révéler mon âme !
De ma pensée ardente éteindre le flambeau !

Un jour, elle demande à la poésie une consolation toute-puissante et rêve la gloire. Puis, tout aussitôt, soit dédain, soit découragement, soit qu’elle se sente faite pour aimer les autres plus qu’elle-même, elle repousse cette bouffée d’ambition.

Fille du ciel, brillante poésie
Enlève-moi sur ton aile de feu !
Ah ! qu’ai-je dit et qu’ose-je prétendre ?

Disparaissez, désirs présomptueux.

Je chante, hélas ! comme l’onde murmure

Sans but, sans art, sans espoir, sans désirs

La nostalgie est pour beaucoup dans ce dégoût de l’avenir.

  « Vois ! c’est le Tage,
Ont dit les matelots,
  Un doux rivage
Enserre ses doux flots.
Ô fille de la lyre
Que ce beau lieu t’inspire. »
  — Hélas ! je dis :
« Je rêve à mon pays ! »

Pourtant, cette âme brisée se ranime :

Ah ! j’avais ce long mal que rien ne peut décrire,
Ce besoin incessant des lieux où l’on n’est pas.

Ce long mal de l’exil, indicible martyre,

Et cet ennui fatal, je le cachais à tous,
Et ma bouche mourante essayait de sourire,
Et nul ne me disait : « Vous souffrez, qu’avez-vous ? »
Hélas ! pas un ami ! Mais au Dieu qui console

Je contai ma douleur
Ma voix se ranima pour chanter la nature,

Et mon cœur pour bénir le Dieu de l’univers,
Et j’aime maintenant à laisser sur l’arène

La trace de mes pas
Terre des orangers, beau fleuve, et toi, Lisbonne,

Qu’il presse avec amour de ses flots azurés ;
De ces bords enchantés, gracieuse couronne,
Collines, sombres tours, temples, palais dorés,

Frais jardins, oliviers au vert mélancolique,
Port sublime, astres purs, tremblantes fleurs des cieux ;
Laissez-moi m’enivrer de votre aspect magique,
Rafraîchissez mon cœur et consolez mes yeux.

La corde poétique résonne encore, mais le cœur n’est pas guéri :

Mon cœur peut un instant s’enivrer de tes charmes,
Mais non se détacher de son premier séjour ;
Mon rapide sourire est noyé dans mes larmes,
On n’a qu’une patrie, une mère, un amour !

Le détachement de la vie se tourne de plus en plus vers l’aspiration mystique :

L’onde immortelle et pure
Qui seule peut un jour amortir ma blessure…
Elle ne coule point en ces terrestres lieux ;

Fais-la jaillir, mon Dieu, pour l’âme que dévore
Ce désir d’un bonheur qui n’est point ici-bas,
Toujours, partout, sans fin, mon cœur navré t’implore ;
Il souffre et te bénit, ne le rejette pas.

Ces vers sont de l’époque romantique ; s’ils n’en ont pas précisément la forme, ils en ont le sentiment. À cette époque, tous les poëtes étaient brisés, mourants, désespérés. Avec la mode, leur mal a passé. Ici, nous avons affaire à une personnalité très-forte, qui ne dit rien qu’elle ne sente profondément, et qui n’acceptera plus la vie que sous la forme d’un dévouement exclusif ou d’un renoncement absolu. Un jour viendra où une passion d’outre-tombe accordera et confondra ces deux modes d’existence.

Il semble pourtant qu’en Portugal elle ait compté sur quelque résultat matériel de ses études poétiques et que l’espoir de son retour soit attaché à un triomphe littéraire.

Car, me dit-on, le sort qui, dans sa main, me brise,
À mes vers, à mes pleurs, doit un jour s’adoucir.
Car il faut que je chante et que ma voix plaintive,

Amollisse les cœurs que glace un dur oubli,

Ô rameau du poète, ô palme glorieuse,
Quand pourrai-je aborder la plage où tu fleuris !

Saint rameau, ne fuis plus ma main victorieuse,
Abrite au sol natal mes jours longtemps proscrits !
Gémis, voix de mon cœur, espoir de ma tristesse,

Lyre où palpitent mes douleurs,

Jouet de mon enfance, amour de ma jeunesse,

 Rends une patrie à mes pleurs !

Les circonstances extérieures sont-elles devenues plus favorables, ou la nostalgie a-t-elle fait de tels progrès que le retour soit jugé nécessaire ? Elle part à bord de l’Ibérie. Une tempête furieuse bat le navire. Elle la contemple et l’admire. La vague menace de l’emporter. Elle se fait attacher sur le pont (d’autres l’ont raconté), et, là, elle compose des vers où le secret de son intrépidité se révèle.

Oui, de jours et d’ennuis, j’en ai trop, Dieu terrible !

Ce lourd fardeau, longtemps faudra-t-il le porter ?
Comme un nid balancé sur la branche du saule,

Et qu’un enfant folâtre en arrache en ses jeux,
Tombe et, jouet des vents, roule, fuit et s’envole
Sur le torrent rapide aux tourbillons neigeux,
Telle, au gré des autans, sur la vague infidèle,
Sans qu’aucun astre ami protège son retour,
Errante et loin du port flotte l’arche si frêle
Où, pauvre oiseau, je chante et gémis tour à tour.

Si ma prière, hélas ! ne doit être exaucée,
France si, loin de toi, je dois vivre et mourir.

Près de ce mât tremblant par la vague bercée,
De mon dernier sommeil si je dois m’endormir.
Si, sur moi, dès ce jour, cette onde courroucée

Doit rouler et mugir.

Ou, sur recueil désert, par la vague lancée,
Si ma cendre oubliée à jamais doit languir,

Eh bien, qu’il soit ainsi, qu’importe !…

Enfin, elle touche le port, elle revoit la France, elle est de retour à Rodez en 1840. Je crois qu’elle fait d’autres voyages, car elle chante un beau lac qui pourrait être un lac suisse ; elle paraît de plus en plus tournée vers l’exaltation religieuse et le désenchantement des choses de ce monde.

Non, désert populeux, monde stérile et vain,

Limon que j’ai foulé, tu n’es point ma patrie.
Laissez-moi rejeter, proie informe et livide,
cette argile importune, au sépulcre altéré.

Périssable soleil, adieu !

Sur ce globe où tu luis, j’ai souffert solitaire.
Mais d’un autre soleil j’entrevois la splendeur.

Et mon âme est loin de la terre
Qu’effleure mon pied voyageur.

Il semble qu’elle songe à prendre le voile. Qui l’a retenue dans la vie ? Je perds tout à fait sa trace, car, entre le premier livre de vers et le second qui complète le volume, il s’est fait un changement capital, soit le passage de beaucoup d’années, soit une révolution intérieure décisive. Elle n’aspire plus à se fondre en Dieu avant l’heure ; elle ne parle presque plus d’elle-même, on dirait qu’elle a dépouillé sa personnalité. Au monologue ascétique a succédé le dialogue tendre. Elle a épuisé la phase du renoncement, elle est entrée dans celle du dévouement. Peut-être aime-t-elle la vie pour la faire aimer à quelqu’un qu’elle aime.

Oui, elle aime enfin, et avec passion. C’est quand elle touche à la vieillesse, et que rien ne peut plus troubler l’état de sainteté où elle est parvenue, qu’elle s’éprend avec une chaste ardeur d’un mourant. Tout est étrange dans cette femme, mais rien n’est ridicule, car tout est naïf et grand. C’est lorsqu’elle a renoncé à la gloire qu’elle arrive au génie ; c’est lorsqu’elle ne chante plus que pour distraire un malade, qu’elle trouve en elle une voix pénétrante et souple. La nature qu’elle a vue dans ses grands aspects et qu’elle a peinte à grands traits lui révèle la suavité variée de ses détails.

Elle n’a plus besoin des grands lacs et du vaste ensemble des mers et des montagnes pour élever son âme et se perdre dans cette personnification de l’infini qui rendait son luth un peu monocorde. Elle regarde à ses pieds et, comme pour amuser et distraire son ami, elle ramasse des fleurs et des gouttes de rosée sur les feuilles. Sa voix s’est embellie en devenant charmante. Son ami est poëte aussi. La poésie a remplacé chez lui la critique et consolé ses dernières années. Mais il a conservé malgré lui l’esprit critique. Il décrit tandis qu’elle chante, et, sous ce rapport (je voudrais qu’elle ne lût pas ceci, elle s’en fâchera), elle est bien supérieure à lui. Il faut bien dire ce que l’on pense, ou ne rien dire du tout.

Mais il avait une puissance bien à lui, la personne était supérieure en lui à l’écrivain. Il avait le don de la parole. Sa pensée, qui se refroidissait dans le vers écrit, s’exprimait vivante et ornée de mille grâces dans la causerie intime. Autant il avait de verve dans la raillerie et de mordante amertume dans le blâme, autant il avait de suavité et de séduction dans l’effusion de l’amitié. Pour tous ceux qui l’ont connu, l’ascendant qu’à la veille de mourir il exerça sur cette fille austère se comprend parfaitement. Elle a écrit pour lui et à lui ses meilleures pensées. Dans le commencement de leur liaison, elle a peut-être tâché de le convertir au mépris de la vie.

Vous souffrez ! Cependant, ranimant la nature,
Le printemps a souri. Les bois ont des concerts,
Il est aux rochers creux, sous la fouillée obscure,
Des abris pour l’oiseau, des échos pour les vers.

— Vous souffrez ! et pourtant dans la vallée ombreuse.
Vous avez un asile, un modeste foyer
Qui vous fête le soir, une retraite heureuse,

Un toit calme où l’on voit la fumée ondoyer.
Vers ce toit brun s’élance en longs festons le lierre ;

Le jasmin étoile jette, frêle espalier.
Au mur qu’il réjouit sa grâce printanière ;
La fenêtre en s’ouvrant froisse un jeune églantier.
— Le soleil renaissant dore le clair vitrage,
Et des senteurs d’avril les airs sont enivrés.
La rose au buisson vert, le ramier sous l’ombrage,

Tout chante, et vous souffrez !

C’est qu’ailleurs est le but, le pôle qui l’attire,

Que lui-même il s’abuse en cherchant ici-bas
Un bonheur imparfait qui ne peut lui suffire,

Ou l’absolu bonheur que l’on n’y trouve pas !

Cette première tentative dut échouer ; ce fut, je crois, la dernière. Il était volontiers spiritualiste, mais résolument anticlérical. Il appartenait à l’école révolutionnaire, tandis qu’elle, libérale en principe, plutôt fraternelle que républicaine, patriote ardente et sincère, elle appartenait par droit de naissance à l’école girondine. Le catholicisme ne faisait pas nécessairement partie de son bagage, mais il était sans doute nécessaire à un état particulier de son esprit. Je ne sache pas que ces deux amis aient discuté leurs croyances, ni qu’il ait été imposé silence à ce premier essai de prosélytisme.

Je crois qu’elle n’insista que faiblement et que la femme l’emporta vite sur l’apôtre. Tout orthodoxe qu’elle pouvait être, elle n’était pas née pour faire une convertisseuse. Elle n’était pas de ces êtres froids et dogmatiques qui, en voyant souffrir et s’éteindre l’objet de leurs soins, le persécutent du fanatisme de leur zèle. Elle était véritablement aimante, et aimante avant tout. Elle vit qu’il regrettait la vie ; elle n’essaya pas de lui prouver que la vie n’est pas regrettable. Elle comprit que c’eût été l’irriter sans le convaincre. Ce dont il avait besoin, c’était d’être plaint, elle le plaignit. Il lui fallait une compagnie de tous les instants, elle fut cette compagne sans repos et sans lassitude. Il avait des impatiences de malade, il lui fallait trouver une patience à toute épreuve, elle eut cette patience-là.

Ce fut d’abord une hôtesse régulière, mais intermittente. Elle allait, je crois, passer les hivers dans le Midi. Dans une pièce intitulée Adieu d’une hirondelle, elle lui dit :

Je la quitte à regret, poëte,
Ton avenante maisonnette
Où j’ai trouvé tant doux abri.
Mais, vois-tu, l’automne embrumée
Nous chasse, et déjà la fumée
Voile ton toit longtemps fleuri.
Un autre climat me rappelle ;
Aux vouloirs du bon Dieu fidèle,
J’arrive et je pars tous les ans ;
Car, moi, je suis sa ménagère,
Et je vais, sibylle légère,
Ailleurs annoncer le printemps.

Mon hôte à la voix tendre et pure.

Adieu ! Sous ton ardoise obscure,
Mon nid six mois me pleurera,
Mais, aux jours bleus, rouvrant son aile,
Sûre de sa route, et fidèle.
La voyageuse reviendra.

Mais le mal augmente, le solitaire ne quitte plus son ermitage. L’hirondelle, c’est ainsi que je l’ai vue, vêtue de noir et de blanc, s’installe au chevet de celui qui ne dort plus. Elle le promène doucement ; il semble qu’elle ait détourné ou arrêté les progrès du mal, car les deux amis ont encore ces innocentes occupations qui rappellent ce qu’il y eut de pur et de vrai aux Charmettes.

Quand le printemps, enfant folâtre,
Rend à nos bois leurs habits verts,

Nous allons, bien qu’épris de l’âtre.

Par les sentiers demi-couverts.
L’automne, en sa gaîté vermeille,

Orne de fruits les espaliers.
Nous allons vendanger la treille.

Joyeux comme des écoliers.
Que nous veut décembre et sa glace ?

Les sombres jours sont clairs pour nous.
Lorsqu’à ma main ta main s’enlace,
Ami, que le foyer m’est doux !
Des jeunes rêves d’un autre âge
Ton amour vient combler l’espoir,
Et, grâce à toi, de mon voyage,
L’heure la plus belle est le soir.

Il y a donc eu encore de beaux jours, des heures de bonheur et d’oubli dans cette longue agonie ? Une nouvelle absence forcée rend l’affection plus vive, presque passionnée.

Vous êtes triste, et loin de vous je pleure.
Ami, je compte un siècle dans chaque heure.
Mes yeux rêveurs cherchent votre regard,

Mon âme en deuil, une part d’elle-même.
Mais vous souffrez ! mais votre absente amie,

Sans les calmer, gémit de vos douleurs.
Ses yeux, que brûle une ardente insomnie,
Suivent en vain, dans la vallée en fleurs,

Tes pas lassés. Ah ! que son bras fidèle
S’enlace au tien ! Réchauffe sous ton aile

Ce bras frileux
Prends cet appui dont tu seras le guide.

Voici un très-beau sonnet qui est comme le Nunc dimittis de l’âme renouvelée :

Sous les tiédeurs d’avril s’épanouit la rose.
Un soleil plus ardent mûrit l’or des sillons,
Et l’astre fécondant garde de chauds rayons
Pour colorer les fruits dont l’automne dispose.

Même au foyer frileux, quand le soir nous veillons.
Quand, le front ceint de neige, accourt l’hiver morose,
Qu’on ne voit plus au ciel oiseaux ni papillons.
S’il survit une fleur pâle et tardive éclose,

C’est que le Radieux, en sa fuite arrêté,
Pour cette enfant débile a voulu luire encore.
Et d’un dernier regard lui fit signe d’éclore.

Ainsi, dans son printemps, dans l’hiver redouté,
Tout beau jour, toute joie accordée à la femme,
Naissent à ton aspect, amour, soleil de l’âme.

Par une matinée de mai 1849, elle est heureuse encore, car elle espère ; elle a déjà parlé de six ans déjà passés près de son ami.

… À l’horizon des bois, le jour renaît serein.
Espérons ! constamment le ciel n’est pas d’airain.
Aujourd’hui guérira les douleurs de la veille.
Allons revoir, ami, la forêt qui s’éveille.

La pièce suivante est de mai 1851. La douce muse est-elle restée muette pendant deux ans ? Quand elle se réveille, elle est seule. C’est le 27 lévrier 1851 que Henri Delatouche est mort. Il l’a bénie, il l’a appelée « sa mère et sa fille et sa sœur ». Il lui a légué son ermitage et tout ce qu’il contenait. Elle va vivre là silencieuse et calme, car tout lui rappelle celui qu’elle a tant aimé.

Je suis seule partout hors de ce cher asile.
Où sans effroi je passe et mes nuits et mes jours,
Car, pour me protéger contre tout être hostile.
Quelque chose de lui sur moi plane toujours.
En vain, au sombre appel de la cloche vibrante.
Ils me l’ont pris gisant sous le plomb du cercueil ;
En vain, environné d’une foule pleurante,
De son doux ermitage il a franchi le seuil ;

Il n’est pas tout entier là-bas, sous cette pierre.
Il est ici
Il me l’avait promis à cette heure suprême

Où l’âme voit au loin l’avenir dévoilé.
« Reste en ce lieu, dit-il, et, sous ce toit que j’aime,
Je reviendrai vers toi, pauvre cœur désolé. »
Et moi, me confiant en sa sainte promesse,
J’ai banni le sommeil de mon œil enflammé.
Toute la nuit je veille à genoux, et sans cesse
Je prie et je t’appelle, ô frère bien-aimé !

Ces vers font partie du second livre ; mais, à mon sens, ils sont d’un troisième livre, d’une nouvelle phase de cette existence insolite. Le talent s’élève encore, il atteint son apogée quand la douleur y arrive aussi. Car ce n’est pas aux premiers jours de la séparation qu’elle s’est révélée tout entière.

La délaissée a espéré mourir bientôt après avoir tant veillé et tant pleuré. Mais la vie est très-intense dans cette plante d’apparence fragile. Plus elle oublie et brutalise sa santé, plus la vitalité s’obstine. Elle s’aperçoit alors qu’elle est seule pour jamais, et le regret tourne au désespoir.

Du fond de ma détresse, ô mon Dieu, je t’implore.
Mes yeux pour se fermer ont bien assez pleuré !
Tu m’as souvent frappée et j’ignorais encore

Combien ton glaive est acéré.

Ma lèvre a sans murmure épuisé le calice
Que bien des fois ta main a rempli jusqu’au bord ;
Mais, ô Seigneur, Seigneur, pour ce dernier supplice,

Non, mon cœur n’est pas assez fort !…

Non, je ne pensais pas d’une seule existence
Que la mort pût trancher seulement la moitié.
Je n’avais pas prévu l’implacable sentence,

Et j’espérais en ta pitié !


Lui-même, hélas !…
En voyant mon espoir, il l’avait partagé.
Saisissant ma main froide, il crut tenir le câble

 Qu’on tend du bord au naufragé.

Et moi, je réchauffais la sienne sur ma bouche.
Et, confiante en toi, je t’implorais, mon Dieu !
J’inondais de mes pleurs le duvet de sa couche.

Sans croire à ce lugubre adieu !

Son souffle était, hélas ! brisé par l’agonie,
Que l’espérance encor n’avait pas fui mon cœur,
Car j’avais toujours cru ta clémence infinie,

Ô maître, et non pas ta rigueur.

Ah ! ne me dites pas d’avoir force et courage :
Laissez-moi, laissez-moi, ne me consolez pas.
Je perds tout, et je reste à gémir la dernière.

La nuit sombre a couvert mes jours purs et dorés.
Et mon front s’est meurtri contre la lourde pierre
Qui me cache un cœur tendre et des traits adorés.
Dans le jardin funèbre, ainsi qu’une âme en peine.
Je reste, je m’oublie et ne puis vivre ailleurs.
C’est là qu’à tout moment mon instinct me ramène.
Là de mes jours flétris s’écoulent les meilleurs.
J’habite chez les morts comme dans ma demeure.
Le sol bénit sait bien le poids de mes genoux.

Mes yeux se sont lassés depuis qu’ici je pleure.

Les années se succèdent. En 1853, la douleur ne s’est point calmée.

À l’absence, dit-on, le temps nous accoutume.
Erreur ! le temps aigrit le mal qui me consume.
Chaque jour je te pleure avec plus d’amertume.

Ami tant regretté !

Chaque jour plus avant ma blessure se creuse ;
Dans mon âme la nuit se fait plus ténébreuse ;
Ma plainte chaque jour jaillit plus douloureuse

De mon cœur dévasté !

Et si pour le revoir et pour l’entendre encore

Il faut qu’en longs soupirs tout mon cœur s’évapore
Et des ennuis rongeurs que la dent me dévore,

Je le veux s’il le faut !

Il manquait un soleil à tes soleils sans nombre,
Et tu m’as pris celui qui dorait mon jour sombre,
Et j’erre maintenant dans l’espace et dans l’ombre

Sans guide et sans flambeau.

Oh ! rends-moi mon fanal, mon trésor et mon guide ;
Phalène renaissant brisant ma chrysalide,
Laisse-moi m’élancer où mon soleil réside ;

Par-delà le tombeau !

Nous voici en 1872, et cette désolation profonde est devenue un état normal, nécessaire, comme certaines maladies chroniques qui semblent devenir des causes conservatrices de la vie par le contre-poids qu’elles apportent aux autres causes de destruction. L’ennui qui consumait jadis cette âme solitaire eût sans doute abrégé ses jours. Du moment qu’elle a aimé, elle s’est retrempée dans la faculté de souffrir. La mort, qui brise cruellement les liens du cœur, n’a rien brisé pour elle. Elle aime autant aujourd’hui qu’elle aimait il y a vingt ans. La vieillesse n’a pas touché ce cœur, doué d’une puissance exceptionnelle, et ce n’est pas seulement un amour mystique, c’est un amour réel et complet. Mademoiselle Flaugergues a enfermé le tombeau de M. de Latouche dans une chapelle au cimetière de Châtenay, et elle y demeure pour ainsi dire, puisqu’elle y passe toutes ses journées et souvent ses nuits. Elle y travaille, elle y médite, elle y vit, seule, muette, enfermée. Pendant longtemps, on l’a crue folle, et puis on s’est aperçu qu’elle était tout aussi sensée, aimable, intelligente et bonne que par le passé. Elle a conservé des amis dévoués, des relations dignes d’elle. Elle fait du bien, elle est aimée et respectée. Le temps a prouvé qu’il est, dans l’ordre moral, des forces qui ne s’usent point.

Pourtant un moment est venu où il lui a fallu quitter ce tombeau adoré. Comment elle en a été chassée par l’invasion et comment elle l’a reconquis au péril de sa vie, à travers des souffrances et des misères que nulle autre, à son âge et avec sa frêle organisation, n’eût pu supporter, voilà le récit qu’on va lire. Il est écrit en prose avec une simplicité et une candeur qui m’ont profondément touchée, car c’est pour moi qu’elle a bien voulu l’écrire. Ce récit méritait d’autant plus d’être publié qu’il est une des mille pages détachées de notre douloureuse histoire contemporaine. Il est, en même temps, le complément d’une biographie qui eût été admirablement faite par Sainte-Beuve et qu’on regrette de ne pas trouver dans l’inimitable galerie de ses portraits littéraires et philosophiques.

J’ai cru nécessaire à l’intelligence et à l’appréciation du récit que mademoiselle Flaugergues intitule Mes Campagnes, de la faire connaître autant qu’il m’a été possible. Tout le monde ne partagera pas ses croyances, et, moi-même, j’avoue que je n’entends pas comme elle le rôle de la Divinité ; mais, là où il y a un si beau caractère et un si beau talent à signaler, il faut accepter le point de vue où l’auteur se place. C’est une noble figure qui appartient au passé par ses idées, mais qui n’en est pas moins très-originale par ses sentiments et tout à fait digne de respect dans son archaïsme religieux et romantique. C’est une fille de Chateaubriand élevée par un girondin ; pieuse comme la reine Amélie qu’elle a beaucoup aimée, et finalement patriote énergique, vouée au culte d’un mort… qui était radical ! Et toutes ces apparentes contradictions prennent leur source dans un besoin et dans une puissance d’aimer qui offre, je pense, très-peu d’exemples à l’heure où nous vivons.


Nohant, 15 juillet 1872.




  1. Par Pauline Flaugergues.
  2. Henri de Latouche.