L’Offrande (Sand)

Calman Lévy (p. 249--).


L’OFFRANDE[1]


À MESSIEURS LES MEMBRES
DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES


Mes chers confrères,

Rien ne m’est plus pénible que ce que vous me commandez. En prenant la plume pour vous obéir, car certes vous avez le droit d’exiger qu’on fasse pour nos réfugiés tout ce qu’il est possible de faire, je ne sais pas encore si je parviendrai à vous dire quelque chose d’utile et de bon.

Il est des douleurs dont ne se relèvent pas aisément certaines natures, et je suis de celles qui ont besoin d’espérance. Devant un désastre comme la perte de nos deux nobles et vaillantes sœurs, l’Alsace et la Lorraine, à quel espoir prochain se rattacher ? Je ne sais pleurer qu’en secret, car les preuves de découragement sont funestes, la douleur est contagieuse ; il ne faut la montrer que quand elle peut réveiller le courage et rendre l’indignation féconde.

Que faire ici ? Nos justes colères ne peuvent qu’aggraver le sort de ceux que le devoir enchaîne encore au sol des provinces conquises. Ceux-ci nous intéressent aussi profondément que les héroïques émigrants à tout prix. Dirai-je que leur situation morale me paraît encore plus navrante ? J’en sais qui ont subi l’horrible nécessité de l’option allemande avec un véritable héroïsme comme des martyrs dévoués volontairement au pire supplice. Je sais un pasteur protestant[2], auteur de nombreuses publications où le plus pur sentiment religieux s’exprime avec la simple et véritable éloquence du cœur, père d’une nombreuse famille, entouré du respect et de la tendresse de son église — qui, au moment de partir, s’est sacrifié. Il est resté pour soutenir et consoler ceux qui, ne pouvant le suivre, l’ont retenu par leur cri de douleur.

Et combien d’autres ont agi en ce sens ! Quel déchirement pour ceux qui restent ! Toute famille brisée, tout foyer dégarni, toute intimité rompue, toute étude locale abandonnée, tout travail stérilisé ! et le contact inévitable, incessant avec le vainqueur insolent, attristé ou aigri lui-même et comme honteux au milieu de cette désertion ! J’ai vécu à Venise, à une époque où nulle espérance de salut n’apparaissait encore. Je me rappelle la morne tristesse de la cité déchue. Hélas ! ces jours de deuil commencent pour nos frères.

Leur parlerons-nous de revanche ? Il n’en faut pas parler à cette heure de désolation. Le joug qui courbe tant de nobles fronts serait rendu plus lourd et plus serré par des mains brutales ; c’est presque en secret, dans le secret de nos cœurs, qu’il nous faut rêver de meilleures destinées pour la France, aujourd’hui paralysée par l’antagonisme des idées et l’ambition des partis rétrogrades.

Vous voyez, je ne dis rien, je ne sais rien dire. Mon cœur est comprimé dans un étau et je ne veux pas qu’il éclate. Je cherche dans la famille et dans l’étude l’aliment moral qui, seul, soutient la vieillesse ; mais, quand les spectres de l’Alsace et de la Lorraine se dressent devant moi, la nuit m’enveloppe et ma main n’écrit plus. Dirai-je à ces victimes ce que je puis me dire à moi-même, qui n’ai perdu ni mon toit, ni mes enfants : « Contentez-vous de peu, regardez la nature, vivez de l’affection de vos proches ? » Eh ! mon Dieu, ils ont tout perdu, ces malheureux qui viennent se jeter dans nos bras, et, devant leur infortune sans remède, tout bonheur domestique, tout recueillement intime, toute jouissance d’artiste nous paraissent illégitimes ; c’est comme une usurpation que notre destinée a faite sur la leur, comme une meilleure part que nous ne méritions pas, et ce pain qui nous est resté nous semble amer.

Et, pendant que ces choses se passent, pendant que des populations entières fuient la flétrissure de l’étranger et que des centaines de mille émigrants livrent leur existence au hasard, sur la terre française, l’idée monarchique travaille à nous ôter la liberté sociale et politique, sans laquelle nous ne recouvrerons jamais la liberté nationale pour nos frères brisés et pour nous-mêmes !

Je ne veux pas parler de cela non plus, je ne le dois pas ; votre livre est un appel à tous les cœurs, et, dans tous les partis, il y en a un grand nombre qui sont brisés, et qui veulent s’unir à nous pour offrir l’hospitalité du dévouement aux victimes de l’invasion.


Avril 1873.



  1. Volume collectif publié par la Société des gens de lettres au profit de plusieurs Lorrains.
  2. M. Leblois, pasteur au temple neuf de Strasbourg.