Calman Lévy (p. 255-258).


CHARLES DUVERNET


Ce n’est pas sous le coup d’une douleur personnelle très-profonde qu’il m’est facile d’apprécier par écrit le vieil ami que je viens de perdre, Charles Robin-Duvernet, quoique plus jeune que moi de quelques années, avait été mon camarade d’enfance. Nous ne nous étions jamais perdus de vue, jamais refroidis, et son mariage, en me donnant une fille adoptive de plus, n’avait fait que resserrer les liens de notre amitié. Son père, après avoir été l’ami du mien, était resté celui de ma famille. L’affection des familles entre elles crée une fraternité véritable entre ceux qui sont destinés à les perpétuer.

Dès son plus jeune âge, Charles Duvernet montra des goûts d’artiste. C’est peu de chose quand on n’y porte pas le goût qui discerne le beau du médiocre. Disons donc vite qu’il était homme de goût par excellence, qu’il comprenait et aimait de passion la nature et les arts qui en sont l’expression idéalisée. Il était fou de musique, et j’ai vu de grands artistes aimer à se produire et à s’épancher devant lui, parce qu’ils sentaient là une intelligence pleine à la fois d’enthousiasme et de discernement.

Il avait la même pénétration et la même lumière en littérature et en philosophie ; son commerce était donc substantiel autant qu’agréable.

Mais, avant tout, il était homme de bien et de dévouement. Dans sa conduite comme dans ses opinions politiques, il n’était préoccupé que de l’amélioration des esprits, et il a fait, pour répandre l’instruction, des efforts constants et ardents. Il avait des idées avancées jointes à une grande tolérance et à une douceur de relations qui le faisaient aimer et estimer de tous. Sa vieillesse, prématurément amenée par la cécité et par de graves maladies, fut surtout intéressante et respectable. Il supporta la nuit profonde, comme il appelait son infirmité, avec une résignation extraordinaire. C’est là que le grand fonds de philosophie religieuse et de bienveillante raison qu’il avait acquis vint à son secours et porta ses fruits. Jamais on ne l’avait connu aussi aimable, aussi sage et aussi enjoué. Cette héroïque gaieté fut une vertu réelle et une force souveraine. Elle fut un exemple de sérénité et de généreuse patience vivement senti et pieusement recueilli par tous ceux qui l’approchèrent. Disons aussi, pour l’enseignement de tous, que ses goûts et ses facultés d’artiste lui furent une immense ressource. Il se fit lire et dicta régulièrement plusieurs heures par jour. Il acquit ainsi une solide instruction et jugea son temps et le temps passé avec une sagesse lucide. Il dicta plusieurs ouvrages pleins d’observations justes et de réflexions saines, qui ne sont pas sans valeur et où règne une sensibilité vraie. Il est à remarquer que ses descriptions sont ce qu’il y a de plus exact et de plus vivant, et que, aidé d’une imagination pleine de logique et de comparaison intérieure, il a peint avec une fidélité charmante des sites et des localités qu’il avait traversés sans les voir. Il demandait à ceux qui l’accompagnaient : « Qu’y a-t-il là devant nous ?… et à droite ? et à gauche ? »

D’après la nature du terrain décrit par l’interlocuteur, il disait : « En ce cas, voici les plantes qui croissent sur ce rocher, celles qui sont au bord de la rivière, celles qui tapissent les dépressions de la colline. » Et il ne se trompait pas. Il pouvait décrire et affirmer.

Il laisse dans nos cœurs un vide irrémédiable. Ce pauvre cher aveugle était un centre, un lien. Toujours attentif à faire oublier son malheur, il vivait pour les autres et leur communiquait sa vie. Jusqu’au moment où une faiblesse extrême a fermé ses lèvres, il ne les a ouvertes que pour consoler ses proches, soutenir ses amis et bénir sa famille.


Nohant, 3 novembre 1874.