Merlin l’enchanteur/Livre XVII

Michel Lévy frères (2p. 139-166).

LIVRE XVII

L’EL-DORADO


I

Ô douce sérénité, vertus patientes des anciens jours, qui vous ramènera parmi nous ? En ce temps-là les hommes consumaient les heures sans les compter. La moindre odyssée durait au moins dix ans. Jamais il n’arriva à la foule suspendue à un récit, de dire : C’est assez.

Si j’eusse vécu dans ce temps-là, que d’aventures eussent été ajoutées au pèlerinage de Merlin ! Sans doute j’aurais suivi sa barque par delà les Hespérides et jusque dans l’île perdue de l’Atlantide aux pommes d’or.

Mais aujourd’hui une impatience fiévreuse agite l’esprit des hommes. La soif de l’or les empêche de prêter plus d’une heure d’attention aux récits des conteurs. Il me faut abandonner la riche matière qui se présentait à moi.

Comme le navigateur qui cingle en pleine mer, s’il est saisi tout à coup par le mal du pays, ou mieux encore par la crainte d’une banqueroute imminente, vire de bord et dit adieu à la tempête, de même je cargue ici la voile et j’entre dans le port.

Aussi bien, dès la fin du chapitre précédent, j’ai reconnu les Colonnes d’Hercule pavoisées des couleurs du roi d’Espagne. Voici déjà la blanche Cadix qui ressemble à une mouette assise sur les flots ; un peu plus loin c’est Séville. J’entends le bruit pétillant des castagnettes qui, dans tout le royaume, salue le retour d’Alifantina et de l’enchanteur Merlin.

La soirée était une des plus belles qu’on eût vues cette année-là sur les côtes d’Andalousie. Il avait plu le matin ; et, soit l’effet des nuages irisés, dispersés vers le ponant, soit plutôt une révélation anticipée des continents encore inconnus de l’Amérique, il est certain que des paysages d’or, d’opale ou de carmin bordaient tout l’horizon à l’Occident.

Un peu avant d’arriver à Cadix, Merlin invita le roi Alifantina à se retourner du côté de la pleine mer et il lui dit :

« Sire, regardez au loin ces royaumes magiques qui étincellent au large. Ce sont les empires que nous autres enchanteurs avons appelés jusqu’ici l’Atlantide ou les îles Heureuses, mais qui doivent changer de nom quand vous les posséderez ; car je vous en investis. Oui, sire, je vous les donne ; et même je vous en indiquerai volontiers le chemin, à condition, toutefois, que vous me promettiez de n’imposer à ces peuples nouveaux qu’un joug de fleurs. »

Alifantina se prit à rire :

« Mon cher Merlin, la joie du retour vous aveugle, je pense. Car les royaumes que vous me montrez là-bas, amoncelés l’un sur l’autre, sont de beaux nuages qui n’ont besoin d’autre pasteur que du vent d’Arabie.

— Me croyez-vous enchanteur ?

— Oui, certes.

— S’il en est ainsi, poursuivit Merlin, je vous répète que ces nuages sont de beaux et plantureux royaumes où abondent les fleuves, les forêts, les mines d’or, de rubis, principalement les solitudes telles que vous les préférez.

— En effet, balbutia Alifantina après avoir considéré le spectacle qui s’offrait à ses yeux, il me semble que j’aperçois là-bas sur cette plaine d’opale un trône d’or, à mille degrés de topaze. Je croirais volontiers que mon ancien royaume n’est rien en comparaison de celui que vous me montrez, pourvu qu’il soit réel. D’ailleurs il est bien loin d’ici ; comment y aborder ?

— Quand vous le voudrez, sire, je serai votre pilote.

— Où mettrons-nous le cap ?

— Au ponant. »

Pendant qu’il parlait, Merlin jetait dans la mer une rame, un aviron, trois touffes de nymphæa qu’il venait d’arracher, son vieux bâton d’enchanteur, une gourde de pèlerin, et il souffla sur la face des eaux dans la direction du couchant.

« Maintenant, ajouta-t-il, la route est tracée ; vienne le pèlerin ! »

Comme on dresse aujourd’hui des pigeons qui portent en une heure, de Paris ou de Londres en Hollande, non plus des lettres ailées d’amour, mais le lourd Banknote de la place, Merlin avait, dès ce temps-là, dressé des nichées d’oiseaux qui allaient et revenaient sans cesse des promontoires les plus avancés de l’Atlantide aux rivages d’Europe. Ils apportaient incessamment sur leurs ailes les messages des solitudes ignorées. Mais personne n’y faisait la moindre attention. Une de ces bandes vint à passer à tire-d’aile.

« Voilà, sire, vos ambassadeurs, » dit Merlin.

Le roi était visiblement ébranlé. Peu s’en fallut qu’il ne donnât l’ordre d’obéir à l’avis du prophète. Mais un de ses conseillers, qui craignait le mal de mer, s’approcha de lui et lui dit à l’oreille :

« Sire, écouterez-vous ces visionnaires, ces poëtes, la peste des États ? Voulez-vous qu’on dise un jour : « Le sage Alifantina a quitté les Espagnes pour conquérir un royaume de vapeurs ? »

Le roi, qui ne craignait rien au monde, avait peur du ridicule ; l’observation du conseiller le décida à entrer à Cadix, non pas sans avoir ordonné qu’il fût fait mention de tout ce que je viens de rapporter dans les archives de la couronne, déposées à Séville ; et c’est ainsi que la découverte de l’Amérique fut ajournée de plusieurs siècles.

Du moins la peine de Merlin ne fut pas toute perdue : sa rame, son aviron, sa gourde de pèlerin, surtout son bâton d’enchanteur, continuèrent de flotter et de marquer la route. Christophe Colomb les rencontra plus tard, un peu avariés et surchargés de mousse, mais très-reconnaissables encore. Grâce à ces bâtons flottants, il trouva l’Amérique.

II

Courses de taureaux, boléros et fandangos, rien ne manqua aux fêtes qui suivirent le retour du roi. Il fit défiler une grande partie de son peuple devant Merlin. Notre enchanteur remarqua que ce peuple se composait principalement d’âniers, de muletiers, qui tous chantaient des romances.

« Quelle jolie coutume ! » disait Merlin en leur faisant signe de s’arrêter devant lui. Et il prenait la peine de leur apprendre de nouvelles romances qu’il rapportait d’Orient.

« Ne vous méprenez pas sur leur compte, interrompait Alifantina. Je ne puis, il est vrai, vous offrir les mêmes décombres pittoresques que mes frères de Grèce et d’Orient. Pourtant, grâce à la misère et à la nudité de mon peuple, je crois mériter l’honneur qu’ils m’ont fait de me placer au rang des bons esprits des ruines. »

Puis, montrant de la main les âniers qui défilaient avec une majesté souveraine, il ajoutait :

« Ils chantent, il est vrai ; ils ont le port superbe ; mais ne vous laissez pas abuser par l’apparence. Je vous assure que sous leurs manteaux ils sont presque aussi nus que les peuples rassemblés à Némée. Pour la sobriété, elle est la même, sauf une gousse d’ail, que j’ai autorisée dernièrement dans mes États.

— De grâce, sire, pourquoi Votre Majesté met-elle son honneur à être confondue avec les esprits des ruines ? La nature s’y oppose. Quel avantage trouvez-vous à imiter la décadence qui chez les autres est l’œuvre de la fatalité ?

— Je te l’avouerai, Merlin, tu touches en ce moment à la plaie la plus secrète de mon cœur. Dans ce désir d’imiter les esprits des ruines il peut y avoir quelque faiblesse. Je tiens à faire partie de ces familles vénérables qui siégent solitairement sur les débris. C’est là ce que je convoite avec orgueil. Je me croirais déchu si elles m’excluaient de leur parenté. Voilà pourquoi, Merlin, je contrefais autant qu’il est en moi la décrépitude des empires que tu viens de visiter. Ne pouvant les égaler par la majesté des cités en poussière, je prends, comme tu le vois, ma revanche sur mes peuples, que je crois avoir amenés sur la pente des ombres. »

Merlin se garda de contredire ouvertement le roi. Il répliqua néanmoins par les raisons les plus propres à guérir chez ce monarque une si étrange manie. Il dit en substance que l’imitation ne vaut jamais le modèle ; qu’Alifantina avait trop de génie pour avoir besoin de contrefaire personne, non pas même le très-juste Épistrophius ; puis il amena habilement un rapide tableau de la cour d’Arthus, où les femmes, les chevaliers, les paroles amoureuses, les armes, les bardes, les rendez-vous, les éclats de joie des peuples naissants remplissaient si dignement les jours.

« Avouez pourtant, ô sage, concluait Alifantina, que rien ne vaut le silence éternel de la cour d’Épistrophius, à la réserve d’une maudite cigale qu’il n’a pu faire taire encore.

— Sire, cette cigale altérée qui crie toujours, c’est la justice ! »

III

En traversant Séville, Merlin apprit que l’on dressait dans le cimetière une statue au Commandeur, et il eut la fantaisie de la visiter. À son approche, la statue lève vers le ciel son bras de marbre, et dit de sa voix de tonnerre :

« Reviens, Merlin, Merlin ! Il n’y a d’autre enchanteur que Dieu. »

Personne n’était moins superstitieux que notre enchanteur. Mais le mot de Dieu n’était jamais prononcé devant lui sans l’émouvoir ; il profita de cette circonstance au moins singulière pour conseiller au roi de fonder une église, en commémoration de son heureux voyage. Le roi y consentit à la seule condition que Merlin bâtirait, de ses propres mains, cet ex-voto, sur la place de Cordoue. Le goût de notre héros s’était altéré dans ses voyages : au lieu d’une cathédrale, il fit, par distraction, une mosquée.

Était-il donc devenu mécréant ? était-ce le fruit qu’il avait rapporté de ses lointains voyages ? Dieu me garde de le penser ! Avait-il donc perdu entièrement la foi gravée dans son cœur par sa mère Séraphine, au sortir du couvent ? Je ne dis pas cela.

Et pourtant, tenez pour certain qu’il avait alors un grand faible pour le Coran. Il en aimait la simplicité éblouissante. Le cimeterre recourbé d’Allah le séduisait ; il eût voulu en aiguiser le tranchant. Et pour ne rien cacher (car où ne vont pas les arrière-pensées chez les hommes, même les meilleurs ?), qui sait si les promesses des houris n’avaient pas ébranlé son ancienne croyance ? De tout cela, il s’ensuivit qu’il bâtit l’église de Cordoue sur le plan musulman des forêts de palmiers qu’il venait de visiter.

Cependant Alifantina se mourait d’impatience de revoir ses femmes dans l’Alhambra, qui n’était encore qu’une humble masure. Aussi prirent-ils le chemin le plus court, à travers les montagnes tigrées de bruyères d’Alcala-la-Réale, quoiqu’il fût, disait-on, le rendez-vous des principaux bandits de la province. Figurez-vous une longue gorge nue, armée de dents de rochers, qui s’ouvre çà et là sur des lacs de poussière et de sable. Cette gorge conduit en trois jours à la Véga de Grenade. (Si jamais vous suivez ce chemin, n’oubliez pas, lecteur, comme cela m’est arrivé, vos provisions de bouche.)

À mesure que le voyage touchait au terme, Euphrosine était tombée dans la plus noire tristesse. Elle s’en ouvrit à Merlin.

« Hélas ! lui disait-elle, j’ai possédé jusqu’ici presque à moi seule le cœur du roi, et le moment est venu où je devrai le partager avec trois cents et peut-être trois cent cinquante femmes. Comment, seigneur, ne pleurerais-je pas ? »

Merlin lui répondit :

« Ne voyez pas, madame, tous les malheurs à la fois. Il arrivera peut-être beaucoup de choses qui feront tourner votre tristesse en joie. On ne peut être heureux qu’à force de raison.

— Vous me fortifiez toujours, Merlin. En ce moment surtout je voudrais vous croire. »

Une chose remplit d’étonnement Alifantina dès qu’il se vit près de Grenade : aucun de ses muets ne vint au-devant de lui. Ce mystère s’expliqua lorsqu’il entra dans l’Alhambra. Les plus belles de ses femmes, Carmen, Lindaraja et plusieurs autres, avaient été enlevées les nuits précédentes, et les ravisseurs avaient eu l’impudence de laisser les échelles de soie pendantes encore aux balcons des fenêtres. Euphrosine en versa des larmes de joie. Alifantina ordonna de coudre dans des sacs de cuir tous les habitants et de les jeter dans le Darro, nouvellement grossi par les pluies d’automne.

Merlin l’en dissuada : « Pourquoi ensacher et engloutir tout un peuple ? Passe encore pour ceux qui tressaient des échelles de soie ! » Il se faisait fort de prouver que les meilleures appartenaient à un jeune étranger nommé don Juan de Ténorio. Et puis qu’avait à regretter celui qui possédait Euphrosine ?

Alifantina apaisé convint de tout. « Mais, dit-il, je renonce désormais aux longs voyages. C’est ici, dans ces lieux, que je veux passer ma vie. »

Il dit, et commanda à Merlin de lui bâtir un château de plaisance où il pût se consoler de la fragilité humaine.

S’inspirant des sentiments du roi des Espagnes, Merlin éleva une première enceinte de tours guerrières, qui jetaient l’épouvante autour d’elles, tant elles paraissaient menaçantes et jalouses. Mais dans l’intérieur de cette enceinte il rassembla tout ce qu’il put imaginer de plus voluptueux : chambres de marbre, voûtes d’albâtre, jets d’eau murmurants dans des rigoles de porphyre, fleurs d’émail épanouies sur des murs de jaspe.

Quand l’édifice fut achevé : « Sire, dit-il au roi, voilà ton palais. C’est à toi de faire qu’il te ressemble : au dehors la fierté, la puissance, la jalousie et même la sainte colère ; au dedans la paix, la douceur, la sérénité inaltérable du juste et la senteur divine qui accompagne ses pas. »

Ayant ainsi prodigué les ressources de son art pour enchanter ces lieux, Merlin s’abandonna lui-même à tout leur charme. Il perdait ses jours à errer de chambre en chambre, au bruit éternel des jets d’eau, comme s’il eût habité déjà le ciel des houris. Jamais son âme ne fut en plus grand danger, et je ne sais s’il n’eût fini par se convertir au mahométisme, sans un incident qui l’arracha à ses vains songes pour le rejeter en plein dans la réalité. Il était dans la cour des Lions, et il dorait leurs crinières, lorsque l’ombre d’un nuage passa à ses pieds. Ce nuage venait du levant, peut-être de France ; sans doute, il avait passé sur la tête de Viviane. Il n’en fallut pas davantage pour le décider à renouer sa correspondance, seul monument positif qui nous reste de ces jours de rêverie et d’entière solitude. Sans ces monuments épistolaires, il m’eût été impossible, malgré les recherches les plus obstinées, de retrouver la trace des pèlerinages de Merlin, et moins encore de ses pensées. Mais par un bonheur extraordinaire, quand les matériaux de cette histoire manquent tous à la fois, mes héros eux-mêmes portent témoignage.

IV

MERLIN À VIVIANE.
Alhambra, tour Vermeille.

Aux Colonnes d’Hercule, pas un message de toi, Viviane, pas même ce simple mot que je t’avais demandé en suppliant ! Malgré cela, en dépit de toi, mon cœur est dans les nues. J’ai une force d’espérance que tu ne dompteras pas.

En ce moment j’habite les tours vermeilles de l’Alhambra. C’est un palais que je viens de construire à la demande du roi de ce pays. La vérité est que je l’ai bâti à mon gré pour toi, pour moi, comme si nous devions en être les seuls habitants.

Tu sais, Viviane, combien est doux le babil de l’eau sous les ombrages. J’ai placé des jets d’eau dans toutes les chambres, et j’ai ordonné à des lions de pierre de laisser tomber de leurs gueules, nuit et jour, des sources embaumées dans des bassins de vermeil. Bien entendu je n’ai pas davantage oublié les fraîches, paresseuses alcôves de marbre, si favorables aux songes et dont tu m’as toi-même donné autrefois l’idée. Tu penses aussi que je n’ai pas négligé les balcons et les tocadores, d’où tu pourras te mirer à ton aise dans l’eau torrentueuse du Darro. D’avance j’ai gravé le mot de félicité sur toutes les murailles, en caractères antiques mêlés de tulipes et de jasmins, parce que ce sont les fleurs que tu aimes le plus. Par ces préparatifs, juge s’il est vrai que je n’ai que des pensées éphémères, comme tu m’en as trop souvent accusé.

Oui, j’ai construit ici, de mes mains, le palais de ma félicité, en marbre et en granit ; déjà je te cherche dans ce labyrinthe d’amour. Je t’appelle de salle en salle, de chambre en chambre, comme si tu étais là pour m’entendre. Au bruit de mes pas je me retourne et je demande : Est-ce toi ?

Les jasmins exhalent ici une odeur que je n’ai senti qu’une fois en ma vie. Où est le bouquet que tu tenais à la main quand je te rencontrai dans la bruyère, près des sources ?

Mettrons-nous donc toute notre puissance à nous désespérer l’un l’autre ? Nos fiançailles n’ont-elles pas duré assez longtemps ? Que tardes-tu ? Que veux-tu que le monde dise ? Il s’étonne que notre mariage soit ainsi différé ; si tu entendais les médisances des roses et des rossignols dans tes propres jardins, ici, sous tes fenêtres, tu n’hésiterais pas davantage à leur donner un démenti nécessaire… En ce moment même, j’ai été obligé de m’interrompre pour leur imposer silence.

Ô ravissement ! enchantement ! volupté sacrée ! Tours vermeilles, ouvrez vos portes pour recevoir ma bien-aimée ! La voilà qui arrive. Je sens déjà le parfum de ses lèvres. Jets d’eau, répandez au-devant de ses pas vos perles et vos rubis. Lions, secouez après elle vos crinières ruisselantes ! Murailles jalouses, élevez vos créneaux dans les nues pour cacher au monde nos premiers embrassements. Houris, prosternez-vous aux pieds de votre souveraine. Pierres du seuil, pavé de marbre, alcôves d’albâtre, prenez une voix, écriez-vous : félicité ! félicité !

Je te jure, Viviane, qu’il n’est pas dans le monde un lieu mieux fait que celui-ci pour être témoin de notre réconciliation, soit que tu veuilles seulement y célébrer nos noces, soit, comme je le préférerais, que tu aies dessein d’y fixer notre séjour éternel. La raison, l’imagination, tout confirme ce que je te dis : un air pur, une nourriture salubre, des orangers en pleine terre, mais point de simoun ni de sirocco ; jamais un orage ; à nos pieds une Véga où retentissent les romances des Zégris ; plus bas le Xéril ; plus bas encore le Darro ; en face de nous, les cimes blanches et arrondies des Alpuxaras, rayées de bleu, de violet, d’orangé et de pourpre. D’ailleurs un peuple toujours en fête, pourvu que je lui répète ton nom ; des femmes aux longues paupières, qui, à travers de grands cils noirs, dardent des regards acérés comme la flèche emplumée que la corde a lancée. Tu ne pourrais en souhaiter de plus belles pour ton cortége. Que te dirai-je enfin ? l’Arabie Heureuse, étincelante à l’ombre du bouclier d’Arthus.

Je te répète que j’ai élevé les murs de l’Alhambra pour en faire ton palais d’hiver. Je ne pense pas avoir oublié une seule des choses que tu préfères. Si, par hasard, j’en avais omis quelqu’une, il serait aisé de te la procurer. Chaque pierre, chaque inscription, chaque colonnette, si tu l’interroges, te dira à toute heure dans cette langue des fleurs et des pierreries que tu connais si bien : « Vois, Viviane, s’il t’est resté fidèle ! »

Peut-être est-ce la première fois que mon art sert à me consoler au lieu de me faire souffrir. Je suis moi-même dupe de ces murailles crénelées que j’élève si aisément à une félicité imaginaire : quand j’entasse pierre sur pierre, il me semble que je donne des fondements solides à mes rêves. Je bâtis sur le granit les songes de mon cœur. Je les crois invulnérables, parce que je les environne d’une aveugle forteresse.

V

VIVIANE À MERLIN.

Pauvre Merlin, tu me fais pitié avec ton Alhambra. Est-ce avec des murailles peintes, est-ce avec des tours vermeilles que tu prétends m’éblouir ? Ah ! que n’ai-je trouvé dans ta lettre un mot, un seul mot de notre langue d’autrefois ! tu aurais pu te dispenser d’élever jusqu’aux nues tes merveilleux donjons, où je sens l’air me manquer.

Qu’est devenu le temps, Merlin, où tu n’avais que toi-même ? Tes Alhambras, tes tours géantes étaient alors dans ton cœur. Que tu aurais ri de la prétention de remplacer un mot, un sourire, un silence, un regard par un palais de marbre ! Te voilà donc déjà comme ils sont tous, indigent de cœur, riche de clinquant, infatué de ta misère !

Garde-le ton Alhambra ; il ne saurait me plaire. J’y rêverais de sultanes, de houris et d’Andalouses, dans tes alcôves d’albâtre.

Au moment de me rendre au golfe du Bengale, j’y ai subitement renoncé ; c’est là un monde trop vieux pour nous, Merlin, trop chargé de reliques, et, d’ailleurs, sur le chemin banal de tous les souvenirs. Je voudrais, s’il en est encore, un lieu entièrement nouveau, ceint d’un infranchissable océan, où nous seuls pourrions aborder.

On m’assure que l’El-Dorado, qui est une des îles Heureuses, remplit toutes ces conditions. Les îles Heureuses ! je suis prête à m’embarquer sur la foi de ce nom. D’ailleurs, je désire ne plus voir les étoiles qui m’ont trompée ; et j’apprends que, dans ces lieux innommés, d’autres étoiles meilleures se lèveront sur ma tête et me verseront de meilleurs sorts.

Telles sont, Merlin, les raisons qui me décident à t’appeler du côté où le soleil se couche dans la mer inconnue. Puissent-elles te sembler, comme à moi, sans réplique ! Si nous trouvons cette île heureuse, n’en sortons plus. Je veux que la rive soit si haute et l’abîme si profond qu’aucune créature de la vieille terre ne puisse venir nous épier de ses regards jaloux. Oh ! que je te tiendrai alors étroitement renfermé et que mes bras t’envelopperont d’une douce chaîne éternelle ! Mais peut-il y avoir de semblables enceintes autour de deux âmes amoureuses dans le monde des vivants ? Ou est-ce dans la mort qu’il faut chercher cette île sacrée ? Voilà ce que nous saurons bientôt, Merlin.

Penses-y, je t’en prie. Ne joue plus avec le ciel et la terre. Songe aussi que ce pèlerinage est peut-être le dernier.

VI

MERLIN À VIVIANE.
Colonnes d’Hercule.

Écoute, Viviane ! j’ai un grand secret à te dire. Je ne le confie qu’à toi. Aussi je me sers, pour t’envoyer cette lettre, de petits oiseaux qui n’ont point encore porté de messages. Ce sont des oiseaux-mouches et des colibris que je viens de rapporter de mon excursion. Ils sont si petits qu’ils échapperont aisément à l’œil des curieux.

Il y a à peine quelques mois, sur la plage de Cadix, je relisais ta dernière lettre. Je voyais à mes pieds le flot bleu souriant, baiser et déraciner les Colonnes d’Hercule, rugueuses, fendillées, pétries de coquilles, si bien qu’elles sont toutes branlantes et ne tarderont pas à s’écrouler dans le gouffre. C’est ainsi, Viviane, que par tes paroles décevantes tu caresses et détruis en même temps mes robustes espérances. Incertain, je me disais tout cela, et dans le même moment je pensais aux îles Heureuses qui sont précisément en face, dont tout le monde parle, où personne n’a abordé, pas même toi, qui m’invites à t’y chercher. Comme mes regards erraient au bout de l’horizon, j’entendis de l’autre côté de l’Océan le soupir d’un monde qui s’éveillait. Ce ne fut d’abord qu’un soupir, puis un chuchotement des flots, puis une voix à peine articulée, toute tiède des parfums de l’immensité virginale. Elle disait :

« M’entends-tu ?

— Oui, répondis-je. Je t’entends, mais l’infini me sépare de toi !

— Viens à moi ! reprit la voix partie des extrémités de l’univers et que je crus reconnaître pour la tienne.

— Es-tu dans les îles Fortunées ?

— Plus loin !

— Dans l’Atlantide ?

— Plus loin, dans un monde nouveau. Viens, Merlin, je l’appelle ! »

Cette conversation de deux âmes, à travers l’Océan, ne fut entendue que de l’abîme.

Au dernier mot je n’hésitai pas davantage à aller te rejoindre par delà tous les mondes connus. Je me fis une petite barque, mal pontée, munie de deux rames, bonne marcheuse, sur le modèle de celle que nous avons vue ensemble dans le chantier de Gulliver. T’en souviens-tu ? Dès qu’elle fut prête, je partis le cœur ivre de joie, d’espoir, poussé par une brise de terre, enflée de l’haleine des orangers, qui se leva à ce moment même, des côtes d’Andalousie.

La route est très-facile, il suffit de se diriger constamment au Ponant. Des bandes de procéllarias, de frégates, d’orfraies, d’albatros et quelques alcyons qui volaient devant moi me montraient le chemin, si bien qu’il était impossible de se tromper.

Que de rêves, Viviane, m’assaillirent pendant cette traversée solitaire ! De loin à loin, une baleine apparaissait, comme un récif, en lançant jusqu’au ciel une colonne d’eau ; quelquefois un peu d’herbe arrachée, ou mon bâton flottant, ou un tronc d’arbre annonçaient la terre. Puis, de nouveau, le désert, l’immensité sans bornes. Tel est le spectacle que j’eus constamment sous les yeux. Des vagues noires se croisaient et se soulevaient autour de moi. Je suivais leurs vallées profondes en soufflant sur la mer lorsque la tempête était trop forte, et la mer s’apaisait. Cependant, je me demandais pourquoi tu n’étais pas là avec moi dans cet esquif, et s’il est vrai qu’il existe des îles Heureuses. « Sans doute, m’écriais-je avec un soupir, c’est là un des mille mensonges dont les hommes bercent leur triste vie ! Que deviendraient-ils s’ils ne se trompaient eux-mêmes ? »

Voilà avec quelles pensées, deux mois, jour pour jour, après m’être embarqué, un lundi, à cinq heures de relevée, j’abordai une terre inconnue, basse, plantureuse, qui forme à elle seule tout un nouveau continent. Quel moment, Viviane ! La voile était carguée et j’avais laissé tomber la rame ; mais la marée montante me poussait vers une plage unie. Le soleil se levait. Figure-toi un autre univers qui émerge à mes yeux, du fond de l’abîme, à mesure que j’approche. Ton haleine peut seule donner l’idée de l’haleine embaumée de ce monde naissant.

C’était peut-être le premier jour qui eût lui sur ce continent emparadisé ; car la première rosée n’était pas encore essuyée sur la chevelure des vastes forêts, malgré le souffle tiède de l’aurore qui commençait à poindre. Je pris possession de cette terre en prononçant ton nom ; à mesure que je m’enfonçais dans les bois, où nul homme, que je sache, n’avait encore pénétré, je m’imaginais que tu étais la reine de ces lieux, et je cherchais d’abord ton trône virginal au milieu de lianes inextricables. Là dormaient encore, du sommeil du chaos, de grands condors et des oiseaux-mouches, les uns à côté des autres sur la même branche, la tête pliée sous leurs ailes. J’appelai et j’eus quelque peine à les réveiller, tant ils étaient plongés dans un songe profond. Il en fut de même des fleurs que je rencontrai. Je dus moi-même ouvrir les calices et les courtines diaprées de mille couleurs qui leur voilaient le jour nouveau. Elles me remercièrent par leur premier sourire.

Dans le silence de toutes choses je m’arrêtai, un doigt sur la bouche, et me recueillis pour mieux entendre le secret de ce monde naissant. Fier d’en connaître seul l’existence, j’étais impatient de t’en parler. Toi et moi, Viviane, nous sommes, à ce moment, les seuls êtres de l’ancien monde qui sachions qu’il en existe un nouveau. Gardons-nous mutuellement ce grand secret. Je croirais le souiller en le faisant connaître prématurément aux hommes de notre temps. Il faut, pour cela, qu’ils en soient plus dignes qu’ils ne sont aujourd’hui.

Jouissons donc tous deux de cet univers. Toi seule es digne de le fouler sous tes pieds, car il te ressemble, serein comme toi, innocent comme toi, immaculé comme toi. Et puis c’est un grand lien entre nous de posséder seuls le mystère d’un monde inconnu.

Depuis que j’ai assisté à la naissance de cet autre univers, il m’est difficile, Viviane, de dire combien l’ancien me semble usé, flétri, décrépit, si j’ose l’avouer. Je n’ai pu m’empêcher de tresser ici, en simple osier, le berceau de divers peuples au milieu de nombreux troupeaux de buffles, de vigognes, de lamas, qui me regardaient faire d’un air à la fois confiant et sauvage.

Dans cette innocence de la création, je me figurais que j’étais un nouvel Adam, parmi les forêts d’un autre Éden. J’ai mis le feu à de vastes savanes, pour préparer le séjour des hommes qui peut-être ne sauront pas même que j’ai existé. J’ai donné leurs noms à une foule d’animaux, de fleuves, de montagnes. Déjà l’aigle et la fourmi savent aujourd’hui comment s’appellent le Chimborazo et le Meschacebé.

Le plus difficile pour moi a été de comprendre la langue des fleurs, qui est très-différente de celle des fleurs de nos pays. C’est un idiome formé seulement de voyelles emmiellées, savoureuses, sans aucune consonne nasale, comme en Bretagne. On le dit inventé par les magnolias et les acacias ; tu l’apprendras aisément en un jour. Les tamarins, les dattiers, les cocotiers entremêlés de lianes, s’étonnaient et murmuraient de voir passer un enchanteur à leurs pieds. Ils ne savaient même ce que c’est qu’un enchanteur, tant ils sont nouveaux en toutes choses. Ils m’ont avoué que l’ennui les ronge dans une solitude si profonde, où ils ne voient jamais passer personne. « Elle viendra ici, sous vos ombrages ! » leur ai-je dit. Et ils en ont frissonné d’aise jusque sous leur épaisse écorce.

Chose singulière ! on ne rencontre ici ni fées, ni génies d’aucune sorte blottis dans le creux des vieux chênes. La solitude n’en est que plus majestueuse. Tu sais combien ces sortes de gens sont souvent indiscrets et malfaisants.

J’ai vu, il est vrai, quantité de volcans sur les flancs des Cordillères. Mais ces volcans qui brûlent jour et nuit n’éclairent personne. Je leur ai demandé qui les a allumés dans l’extrême solitude où ils sont, et ils n’ont pu me répondre. Je crains qu’ils ne s’éteignent sans gloire, faute d’une étincelle, si personne n’est là pour entretenir leurs vastes chaudières magiques. Nous pourrons y veiller.

Ici nous serons maîtres absolus de nous-mêmes, cent fois plus que dans le vieil univers plein de jaloux qui ne cherchent qu’à nous brouiller tous deux. Si tu crains l’isolement, rassure-toi, je me sens assez d’amour pour remplir l’immensité nouvelle. Déjà j’ai réglé l’emploi de nos journées. Nous nous éveillons au cri des colibris, auxquels j’ai appris à répéter, de leurs petites voix perçantes : Viviane ! Viviane ! Les premières heures se passent à apprivoiser des vigognes, des lamas, qui mangeront dans ta main au bout de quelques jours. Nous parcourons nos domaines ; s’il se rencontre un torrent, je te fais un pont de lianes et je te vois passer sur des arcades de fleurs. Quant aux fleuves, tu les traverses dans une pirogue de bois de liége, qui, heureusement, abonde dans ces contrées. Pour les bêtes fauves, n’en aie aucune peur. Les lions sont ici sans crinière, et si j’en juge par l’apparence, tu les dompteras d’un regard. Au besoin, nous allumons un feu de bois d’aloès.

Posséder pour nous seuls un monde entier (et, quand j’y songe, ce n’est pas trop pour un si grand amour), n’y rencontrer que nous, y vivre loin des médisances de l’univers vieilli, nous y rajeunir chaque jour de la jeunesse des choses, ne plus rien attendre de celles qui passent, laisser le vieil abîme aux vieux magiciens, nous abreuver à la source des aurores inconnues, trouver partout la liberté que j’aime presque autant que l’amour, entendre le Niagara se précipiter d’une fuite éternelle dans l’éternel repos, épier les dialogues des perles et des diamants au bord des îles Heureuses, cueillir en tout les prémices d’une terre nouvelle, dis-moi, Viviane, ce projet ne te transporte-t-il pas de joie ? Pour moi, j’en fus tout d’abord si rempli, si obsédé, que je n’hésitai pas à repasser la mer sur ma pirogue, afin de t’en instruire. Mon esquif avait été détruit un peu auparavant, sur la côte, par un furieux ouragan, seul fléau à redouter sous ce climat.

Ne sens-tu pas, comme moi, le besoin d’oublier et de renaître ? N’espérons pas y réussir ici. Tant que nous serons dans l’ancien monde, il pèsera sur nous, il nous accablera de son poids. Quittons donc, Viviane, le pays des ruines, et laissons aux morts leurs tombeaux. C’est aux vieux génies ridés à demeurer sur une terre ridée. La vue des anciens lieux nous rappelle trop de mauvais jours. À des âmes aussi neuves que les nôtres il faut un univers nouveau.

Que sont, dis-moi, les îles d’Alcine, de Morgane, les palais d’Armide ou de Psyché, au prix des contrées où je t’invite ? Ce que sont les visions de la fièvre à côté des créations de la nature. Plus je vis, plus je me dégoûte des chimères pour m’attacher à la réalité toujours plus belle que l’invention. Je suis si las de rêver, d’imaginer ! Je suis si impatient de goûter enfin une joie vraie dans un monde vrai !

Ne cherche plus en moi ce Merlin qui vivait de vapeurs. Le temps des songes est fini, Viviane. Jouissons de l’univers tel qu’il est. Il est si beau !

Le bonheur que je demande aujourd’hui est un bonheur simple, paresseux, uniforme, composé surtout de bon sens, et qu’il est si facile de rencontrer ; plus de troubles ; point de tempêtes ; une île, ou, si tu l’aimes mieux, un continent ombragé où n’abordera aucun des soucis du passé ; de vastes pampas où nous serons maîtres et seigneurs ; sur l’Amazone, un petit bateau ; quelques vieux livres ouverts dans les savanes vierges ; au Pérou, une cabane, un serpent familier ; point de mines d’or, ou, tout au plus, une seule. Tout cela te semblera bien misérable au prix des anciens domaines infinis de l’enchanteur que tu as connu.

Qu’est devenu le temps où, pour le moindre de nos caprices, pour une fantaisie, pour un froncement de sourcils, nous allions remuant le ciel et la terre ? Aujourd’hui je dédaigne les palais de diamant dont nous avons été peut-être trop prodigues autrefois. Je reviens au vrai, à la nature. Accuse-moi, si tu le veux, de ramper à mon tour. Il est vrai, j’ai appris à me borner. Mais, dis-moi, Viviane, qui m’a brisé les ailes ?

Si la description très-fidèle que je viens de te faire peut enfin te convaincre, laissons là pour toujours les cours, les barons, les paladins, les ruines gothiques et même l’Alhambra. Allons loin des hommes, que nous connaissons trop, enfouir notre bonheur sous des lianes éternelles, au pied des Cordillères. Je t’envoie des graines de cocotiers, d’ananas, de vanilliers, de manguiers, de cannes sucrées et de maïs. Cette dernière plante, vert-gai, tirant sur le jaune, entrecoupée de nœuds, aux feuilles en fer de lance, produit de gros épis recouverts d’une touffe soyeuse qui s’épanouit en panache orangé ou purpurin. Sème la dans la Crau, au bord des eaux dormantes.

Ne dis à personne, pas même à ta marraine, d’où viennent ces plantes nouvelles. Notre secret est à ce prix. Je tremble maintenant qu’une indiscrétion, un messager égaré ne divulgue prématurément le secret de notre Éden.

J’allais oublier de te dire qu’en fouillant cet univers, j’ai fini par rencontrer des pas humains ; sur le sable. Combien j’en ai tressailli ! C’étaient les pas d’une jeune Indienne que j’ai atteinte à la course. Elle m’a paru, comme tout ce que j’ai vu ici, fraîchement sortie du berceau des choses. Son nom est Oméania. Ses cheveux, encore humides de l’haleine du chaos, sont étendus en lisses aplaties sur ses épaules ; ils ont la teinte de l’aile du corbeau ; sa taille est aussi souple qu’une liane ; pour ses yeux, tu t’en feras aisément une idée en regardant ceux de tes gazelles. Elle vient d’apparaître au jour, et déjà elle sait danser la danse de l’aigle dont elle imite fort bien les mouvements effarés autour de l’aire, dans le même temps qu’elle manie une petite hache de pierre avec une admirable dextérité.

« D’où venez-vous ? » lui dis-je.

Elle n’a su que répondre.

« Vos parents ? »

Même silence.

« Êtes-vous née de la terre ? »

Elle m’a montré le ciel.

Je lui ai donné quelques grains de verroterie ; pour cela elle a voulu m’adorer. Je l’ai suppliée de n’en rien faire.

Là-dessus, elle m’a conduit dans sa hutte et m’a offert de la partager avec moi, ce que je n’ai pu refuser, à cause de la saison des pluies qui approchait et qui est très-redoutable dans cette contrée. Tu trouveras dans cette Indienne, selon que tu le voudras, ou une compagne ou une esclave. Il ne serait pas bon que tu fusses entièrement seule ; je craindrais pour toi le mal du pays.

En fouillant mieux encore le continent, à l’autre extrémité, j’ai découvert un homme nommé Vendredi, Je l’aurais pris à mon service (car il paraît empressé de servir) si je n’avais déjà sur les bras Jacques Bonhomme, tête dure, qui ne s’entend pas avec tout le monde et m’a suscité mille affaires.

En finissant, j’ajoute que j’ai les plus graves raisons de me dérober aux poursuites de mon père. Lui, qui est si répandu dans le vieux monde, n’a point encore mis le pied dans ce canton véritablement inviolé que je viens de découvrir. C’est à mes yeux une considération décisive pour nous y établir, à l’abri de son amour, pire pour moi que sa haine.

Puisses-tu, Viviane, ne connaître jamais ni l’un ni l’autre !