Merlin l’enchanteur/Livre XVI

Michel Lévy frères (2p. 109-138).

LIVRE XVI

LE PARADIS RETROUVÉ


I

Après avoir envoyé cette lettre par l’un de ses messagers ordinaires, Merlin alla s’embarquer à Épidaure. Sur la plage marécageuse il trouva Mustensar, roi du désert, et Alifantina, roi des Espagnes, qui l’attendaient en respirant l’haleine fiévreuse des asphodèles. Épistrophius n’avait pas manqué de lui offrir le secours de sa flotte, formée des deux caïques les plus vermoulus qu’on eût pu trouver dans ses États. L’équipage de l’un de ces caïques était seul complet ; il se composait des deux meilleurs esprits follets du pays ; tous deux nés dans les tempêtes, étaient accoutumés à s’en jouer en riant. Les deux rois et Merlin s’assirent à fond de cale. Le petit esquif sorti de l’anse, rasa les flots avec la rapidité de la procellaria.

Il ne s’arrêta que pour s’échouer dans un port d’Orient, entre Russicada et le mont Azara.

Depuis longtemps le roi du désert ne songeait qu’à rendre Merlin favorable aux vastes contrées brûlées du soleil, sur lesquelles s’étendait son empire.

« Ne soyez point injuste envers mon royaume, lui dit-il, au moment de prendre terre. Si je ne puis vous offrir les mêmes fêtes que le roi Épistrophius (car, excepté le djérib, les jeux sont ici en médiocre honneur), il me sera peut-être, permis de vous intéresser à d’autres spectacles. »

Et, voulant tout d’abord frapper son esprit par une grande impression, il ajouta :

« Connaissez-vous, Merlin, le prêtre Jean ?

— Le prêtre Jean ! s’écria notre héros, en s’élançant hors du caïque, la merveille de l’Orient ! l’enchanteur du pays où se lève le soleil ! la perle des hommes de notre art ! mon maître, si je pouvais en avoir !

— Vous l’avez dit, repartit le roi. Il habite dans mes États ; j’ai fait vœu d’aller en pèlerinage auprès de lui, avant de dormir même sous un toit de roseau.

— Le prêtre Jean ! répétait encore Merlin. J’eusse fait le voyage uniquement pour entendre parler de lui.

— Si vous ne craignez le scandale, je puis vous le montrer.

— Hâtons-nous, sire, » dit Merlin.

À peine débarqués, ils étaient repartis sans même s’être rafraîchis du verre d’eau accompagné de fruits confits que leur présenta un icoglan. Tous étaient montés sur des chameaux. Euphrosine seule avait choisi une blanche haquenée. Ayant cheminé dix jours à travers le haut pays, ils atteignirent dans un lieu désert l’abbaye du prêtre Jean. De loin, l’architecture frappa Merlin d’étonnement. Car il y régnait un mélange incroyable de pagode, de temple grec, romain, de synagogue, de mosquée, de basilique, de cathédrale, sans compter une foule presque innombrable de marabouts, de minarets, de chapelles bysantines et gothiques, qui donnaient à ce monastère l’aspect d’un panthéon moderne ouvert à toutes les religions du monde.

« Attendez, dit le roi du désert, qui jouissait de la surprise de Merlin. Ne condamnez pas ce goût bizarre ayant de m’avoir écouté. »

Comme ils s’étaient assez rapprochés pour juger des moindres détails, ils s’arrêtèrent sur un petit tertre en face du portail. Le roi du désert reprit :

« Chaque jour de la semaine a sa fête particulière dans cette abbaye. Le lundi est à Brahma, qui est le plus ancien, le mardi à Boudha, le mercredi à Wischnou, le jeudi à Jésus, le vendredi à Allah, le samedi à Jéhovah ; c’est pourquoi vous trouvez ici dans le même cloître une pagode, une synagogue, une mosquée, une basilique, une cathédrale. Quant au dimanche, le prêtre Jean réunit tous les cultes en un seul. Ce jour-là, il leur prêche la paix, la concorde, au nom du Dieu de tous.

— Cela est singulier, dit Merlin. Le prêtre Jean serait-il panthéiste ?

— Peut-être.

— Vous savez que c’est la plus terrible accusation dont on puisse noircir un homme dans nos pays brumeux ?

— On me l’a rapporté, répliqua le roi du désert, qui cherchait en toute occasion, à montrer son royaume par les plus beaux endroits. Rappelez-vous seulement, Merlin, votre promesse de ne pas vous scandaliser avant d’avoir tout vu.

— Je m’en souviens, ô roi. »

Alors Merlin sonna d’une main ferme à la porte de l’abbaye. La clochette retentit deux fois dans le silence du désert ; la porte s’ouvrit.

On vit paraître au milieu du préau un vieillard auguste dont la barbe de neige descendait jusqu’à la ceinture. Sur sa tête, il portait un turban enrichi d’une croix de saphir. À son cou, pendait un croissant d’or, et il s’appuyait sur un bâton blanc à la manière d’un brahmane. Trois enfants le suivaient qui tenaient chacun un livre ouvert sur leur poitrine. Le premier était le recueil des Védas, le second la Bible, le troisième le Coran. À certains moments, le prêtre Jean (car c’était lui) s’arrêtait, lisait quelques lignes de l’un de ces livres sacrés qui restaient toujours ouverts devant lui. Après quoi il continuait sa promenade, les-yeux attachés sur le ciel.

Il venait de se tourner du côté de la porte quand les étrangers entrèrent.

« Ce sont des pèlerins, dit-il. Allons voir ce qu’ils croient. Et que chacun reçoive ici l’hospitalité de son Dieu. »

Alors, avec une imposante gravité, le prêtre Jean salua de la main les voyageurs.

« Soyez tous ici les bienvenus. Avant que nous ne lavions vos pieds, apprenez-nous quel est votre Dieu ; car il vous plaira sans doute d’être traités en toutes choses ainsi qu’il l’ordonne. »

Le roi répondit le premier :

« Je suis le roi de ce pays, et mon dieu est Brahma.

— C’est bien, mon fils, » dit le prêtre Jean.

Aussitôt une troupe de brahmanes s’approcha de Mustensar et l’emporta dans un palanquin.

« Pour moi, dit Alifantina, mon Dieu est Allah ; Mahomet est mon prophète.

— C’est bien » répondit encore le bon prêtre.

Des derviches s’approchèrent d’Alifantina et le conduisirent en dansant vers la mosquée.

Merlin se taisait ; Jacques ne put attendre qu’on l’interrogeât ; il s’écria l’œil en feu :

« Mon Dieu est Jésus, mon église est à Rome !

— C’est bien, mon fils, » dit pour la troisième fois le prêtre Jean.

Sur-le-champ, une procession de moines sortit de dessous les arcades du préau avec une bannière semblable à celle du village de Jacques. Son cœur tressaillit quand il reconnut de loin le grand saint Christophe peint d’or sur un champ d’azur, tel qu’il l’avait vu flotter à travers les buissons d’aubépine dans les charières. Mais il resta stupéfait en voyant que celui qui portait la bannière n’était autre que Turpin.

Jacques pousse un cri, se jette dans ses bras. Turpin le reconnaît à son tour. Il appelle son maître. Merlin se retourne… Ce moment seul paya toutes les fatigues de la route.

Pendant ce temps, le prêtre Jean avait les yeux fixés sur Merlin ; il finit par lui dire :

« Vous, mon fils, où vous conduirons-nous ? Quelle est votre église ? Par quel livre jurez-vous ? Quel nom donnez-vous à votre Dieu ? Est-ce le Dieu inconnu ? Nous l’adorons aussi, la pompe de ses cérémonies ne le cède en rien chez nous aux autres cultes.

— Si vous ne l’aviez nommé, peut-être aurais-je gardé le silence. Mais, puisque vous êtes allé au-devant de mes souhaits, je confesse que le Dieu inconnu remplit mon âme.

— N’en soyez point honteux, Merlin. Son église est tout près d’ici ; vous en voyez blanchir le toit de marbre. Personne autre que moi ne vous y conduira. »

Durant le séjour des voyageurs dans l’abbaye, rien ne fut changé à l’ordre accoutumé. Voici comment étaient réglées les premières heures du jour. Avant le lever du soleil, un grand feu de bois de sandal, allumé par les brahmanes, saluait le réveil d’Indra et parfumait la terre. À cette clarté subite, le chef des derviches montait dans le minaret et disait la prière d’Allah ; à quoi un cénobite chrétien, creusant une fosse dans son jardin, répondait : « Frère, il faut mourir. » Puis un hymne des Rig-Vedas s’élevait avec langueur du fond des préaux, porté par des voix argentines auxquelles s’ajoutait bientôt l’accent guttural des ulémas qui nasillaient un verset du Coran ; le tout finissait par se perdre dans la majesté du Te Deum romain, soutenu de la gigantesque basse-taille de Turpin.

Après cela un silence solennel se faisait dans l’abbaye. Le prêtre Jean se montrait à un balcon, au milieu d’une troupe armée de parasols ; d’une voix qui retentissait jusque dans le moindre recoin du désert, il prononçait la prière suivante :

« Dieu qui te plais au bord du Gange, parmi les troupeaux de vaches rousses attelées au char de l’aurore ; toi qui jaillis dans le feu sacré que vient d’allumer le parsis errant près des sources de naphte ; soit qu’au sortir du désert tu te bâtisses ton temple choisi des pierres blanches de Sion, soit que tu aimes mieux te reposer dans l’ombre rafraîchissante des cathédrales, ou que tu te complaises à faire la veillée sur la tour des mosquées, au milieu des anges armés de flèches d’or ; soit que tu aies été allaité par la vierge bleue dans le désert de Cobi, ou par la vierge de Judée, dans la crèche de Nazareth, donne-nous la paix, la lumière, la concorde et l’amour !

— Amen ! » répondait la foule.

Les murailles des différentes églises étaient recouvertes de fresques peintes par les Raphaël et les Michel-Ange qu’avait formés le prêtre Jean. On admirait surtout un tableau qui décorait le grand cloître. Sur le premier plan était le petit Bouddha dans les bras de la vierge éternelle ; il jouait avec l’enfant Jésus, et Marie, pleine de joie, semblait retrouver une sœur dans la vierge indienne et lui dire : « Quoi ! vous aussi, ma sœur, vous avez enfanté un dieu ! » Un peu plus loin, sur les lieux hauts, Brahma souriait à ce spectacle ; bercé sur un blanc nénufar épanoui, il abordait dans l’Éden de Jéhovah, qui lui tendait la main et l’aidait à monter sur le rivage. Cependant qu’Allah se plaçait au milieu d’eux, et en remettant pour toujours son cimeterre dans le fourreau, il les invitait l’un et l’autre à se reposer sous sa tente surmontée d’un croissant dont l’ombre plongeait dans une source transparente.

Chaque jour les habitants de l’abbaye s’arrêtaient devant ce tableau et d’autres du même genre. En voyant l’union de leurs dieux, ils apprenaient à rester unis eux-mêmes, et c’est là ce qui causait l’admiration de Merlin. Car il est à remarquer que, pendant son séjour au milieu d’hommes si opposés d’origines et de croyances, ni rixe, ni malentendu, ni plainte, ni soupçon, ni figure chagrine, n’attristèrent un seul moment ses yeux ou son esprit. Il y avait, au contraire, entre tant de croyants, une singulière émulation à imiter ce qu’ils appelaient la réconciliation de l’Éternel.

« Comment avez-vous pu établir cette paix ? demandait chaque matin Merlin au prêtre Jean.

— À force de patience, mon fils, » répondait le vieillard ; puis il ajoutait :

« Les Romains sont ceux qui m’ont donné le plus de peine. Longtemps j’ai cru que je serais obligé de les renvoyer de l’abbaye. Maintes fois je leur en ai fait la menace. L’abstinence complète à laquelle je les ai réduits est venue à mon aide. Ils avaient l’habitude de commander. J’ai dû leur apprendre à oublier qu’ils avaient régné. Tout cela ne se fait pas en un jour.

— Que ne venez-vous avec moi en Occident, mon père ? On y a les idées les plus fausses sur ce qui vous concerne.

— Je le sais, Merlin. Mon temps n’est pas encore venu ; vous m’y précéderez. »

Si Merlin admirait la concorde qui régnait dans l’abbaye, il en était tout autrement de Jacques, Cette paix profonde le scandalisait chaque jour davantage. Il ne put s’empêcher d’éclater au retour d’une cérémonie où le prêtre Jean avait expliqué lui-même les Védas aux Brahmanes, les Izeds aux Sabéens, le Coran aux musulmans, le Talmud aux juifs, l’Évangile aux chrétiens, le catéchisme aux Romains.

« Horreur ! s’écriait-il. Si, du moins, les chrétiens faisaient ici la guerre aux hérétiques ! s’ils couraient sus, la dague au poing, les uns contre les autres ! Mais non ; bons compagnons, sans soucis ni rancunes, ils vivent en frères, ils officient, ils prient, ils adorent tous ensemble : n’est-ce pas là l’entrée de l’enfer ? Je ne sais ce qui me retient d’aller arracher son turban et son bâton au prêtre Jean qui, certainement, est le prêtre du diable.

— Ne connaîtras-tu donc jamais que la violence ? lui répondit Merlin avec douceur. Veux-tu payer par un crime l’hospitalité si généreuse que nous recevons ?

— Mais si cette hospitalité est celle de Satan ?

— Écoute-moi, poursuivit son maître. Assurément beaucoup de choses sont à blâmer parmi les esprits des ruines ; et tu as pu voir que j’ai dit librement ma pensée, au risque de m’attirer la colère du puissant monarque qui règne dans ces contrées. Mais parmi tant de défauts, sur lesquels je me suis franchement expliqué, il est quelques qualités que nous ne devons pas méconnaître parce qu’elles sont enfouies dans la poussière. Telles sont leur sobriété (puisses-tu l’avoir toujours en mémoire, pour qu’elle te serve d’exemple !), leur amour du silence, de la solitude, le petit nombre de leurs besoins, leur mépris du luxe (tu as vu quels palais leurs rois habitent !). Songes-y quand tu te plaindras de ta chaumière. Ce sont là de vraies vertus, Jacques, quoique ensevelies sous la cendre. Mais celle que j’estime le plus, retiens-le bien, c’est leur tolérance, puisqu’ils mêlent dans la même urne sacrée toutes les cendres ; et je ne verrais rien qu’à louer en cette affaire, si je ne les soupçonnais d’un peu d’indifférence, chose dont je remets à m’assurer plus tard. »

Ce discours ne réussit pas à persuader Jacques. Mais, par amour pour l’enchanteur, il consentit à ne pas mettre le feu à l’abbaye. Les mages lui offrirent en don de la myrrhe, les brahmanes du corail, les musulmans un rosaire.

« J’accepte, dit-il, le corail et le rosaire pour ma sœur Jeanne, et la myrrhe pour la fête des trois rois. »

Au moment où ses hôtes prenaient congé de lui, le prêtre Jean détacha une petite lampe suspendue à la voûte du cloître, et, la présentant à Merlin :

« Vous avez entendu parler de la lampe merveilleuse ?

— Mille fois.

— La voici, Merlin, je vous la donne, puisque vous êtes le roi des enchanteurs. »

Merlin voulut d’abord refuser par modestie. Le bon prêtre l’embrassa et continua :

« Prenez-la, Merlin ! elle est à vous. Elle n’aide pas seulement à trouver les trésors cachés sous la terre, mais bien plutôt les vertus enfouies au fond du cœur des hommes. Allez ! allumez-la ! Éclairez la terre ; partout, dans le moindre réduit, vous trouverez des trésors. »

Merlin reçut la lampe merveilleuse et la remit à Jacques qui ne put se défendre de la porter. Mais, comme il ne doutait pas qu’elle ne vint de l’enfer, il eut soin de ne l’allumer que lorsqu’il ne put faire autrement, c’est-à-dire, sur l’ordre exprès de notre enchanteur, lequel l’oublia lui-même en diverses circonstances, comme on verra plus tard.

Ayant salué leur hôte, nos voyageurs s’éloignèrent, non pas sans s’être retournés plusieurs fois pour voir encore l’abbaye.

« Que pensez-vous du prêtre Jean ? demandait le roi du désert.

— Sire, répondait le prudent Merlin en s’apercevant que les génies du désert, tous courtisans, l’épiaient, s’il n’était qu’athée, j’en dirais mon avis ; mais panthéiste ! »

Pendant ce temps-là Turpin racontait son histoire. Il disait comment, s’étant aperçu trop tard du départ de Merlin, il avait interrompu sa lecture pour le suivre. Sur le bruit public, souvent fort mensonger, il l’avait longtemps cherché vainement dans la compagnie des sages. Du moins il avait été assez heureux pour retrouver la harpe de Merlin, dans un bois harmonieux de pins de Ravennes ; et il la rapportait intacte, sauf quelques cordes détrempées par la rosée, et qu’il serait aisé de remplacer.

Je laisse à penser la joie de mon héros en revoyant cette harpe sacrée qu’il n’espérait plus retrouver jamais. Il la reçut des mains de Turpin en pleurant. Comment avait-elle été égarée dans ce bois de Ravennes ? Par qui oubliée ? À quelle occasion ? Je le sais parfaitement, je pourrais le redire. Mais je ne saurais suffire à tout, dans un sujet où à chaque pas s’ouvre la perspective d’un monde nouveau. C’est au lecteur à faire ici un effort de génie ; il est bon, après tout, qu’il aille quelquefois au-devant du vrai par ses propres conjectures.

Le long récit de Turpin n’était pas achevé que nos voyageurs arrivèrent près des sources de l’Euphrate, dans le voisinage du paradis terrestre. Ici, je cède la plume à Merlin. Lui seul peut dire ce que lui seul, de toute la race humaine, a retrouvé dans ces lieux.

II

MERLIN À VIVIANE.
Éden, jour de Pâques fleuries.

Non, Viviane, cette date ne te trompe pas. Je suis au milieu de l’Éden, dans ce jardin fameux que nos premiers parents ont perdu par leur faute et que je viens de retrouver. Près de moi est l’arbre du bien, plus loin l’arbre du mal ; ici, le premier berceau ; là, les quatre fleuves de délices. Mais, autant que le permet le trouble où je suis, je veux te raconter fidèlement ce jour unique entre tous les jours que j’ai vécus.

Comme je venais de traverser le mont d’Assyrie, entre la tour de Séleucie et Thélassar, je me trouvai si près de l’Éden que je ne pus résister au désir de le voir de mes yeux. Nul ne voulut ou n’osa me servir de guide. Car les peuples n’osent approcher de cette enceinte bienheureuse. Ils sont retenus par la crainte et par l’ancienne renommée.

Mes compagnons eux-mêmes refusèrent de me suivre. Je m’avançai seul, et n’emportai avec moi que ma harpe pour me défendre des serpents et des méchants esprits qui peuvent être restés couchés sous les épaisses broussailles dont ces lieux sont couverts.

L’enceinte est encore presque entière, à la réserve de quelques endroits où la palissade a été dévastée par l’épée de flamme. Sitôt que je distinguai l’entrée, je fus saisi de peur ; je crus voir arriver à ma rencontre quelque esprit armé du glaive ; pour me préserver de ses coups, je tirai de ma harpe un de ces accords puissants que tu connais. L’écho retentit dans l’enceinte sacrée. Mais nul gardien n’apparut sur la muraille ; j’entrai sans trouver d’obstacle, soit que les archanges aient quitté ces lieux en même temps que le premier homme, soit que la suite des siècles ait produit quelque négligence, soit enfin que la puissance de Merlin s’étende jusque par delà l’Éden et lui en ouvre les portes.

Je franchis le seuil. Dire quelles émotions nouvelles, inconnues aux enchanteurs et aux prophètes m’assaillirent en ce moment me serait impossible. Ce qui me frappa le plus, ce fut le silence. Quoiqu’il y eût autour de moi une multitude d’oiseaux, aucun ne fit entendre le moindre chant. Comme s’ils étaient encore épouvantés du souvenir des choses qui s’étaient passées dans ces lieux, stupéfaits, ils semblaient dire :

« Êtes-vous le nouvel Adam ? »

Des fruits pendaient au-dessus de ma tête ; je n’osai y toucher, tant je craignais de manger, par hasard, celui qui a perdu déjà un plus sage que moi.

Tout était embarrassé de lianes et de vignes vierges. L’herbe haute avait crû sur les traces de nos aïeux Comme je m’engageais sous les ombrages épais, je trouvai sur la terre une épée flamboyante abandonnée en cet endroit. Je m’en emparai pour me frayer un passage.

Chose étonnante ! l’herbe touffue recouvrait même les traces de l’Éternel, si bien que j’eus peine à les reconnaître, quoi qu’elles soient chacune au moins de dix coudées. Sitôt que j’eus découvert les vestiges de ces pas gigantesques, je m’appliquai à les suivre, et je tremblai jusque dans mes os. Sous chaque massif de verdure je craignais et désirais à la fois apercevoir l’hôte divin de ces lieux ! Et que devenais-je lorsqu’à travers le bruissement des feuilles je croyais entendre une langue sifflante ?…

Cette première crainte se dissipa quand je vis que personne n’apparaissait ; et les traces des pas me conduisirent vers un antre que les lions avaient abandonné. Combien les bêtes fauves qui passèrent près de moi, étonnées et muettes, me causèrent moins d’épouvante que n’eût fait le murmure d’un esprit invisible !

Ainsi se passa le premier jour. J’errai sans repos, et c’est vers le soir seulement que je découvris le berceau de nos premiers parents. Je vis, oui, je vis la couche nuptiale où fut engendré le premier fils de l’homme. Elle était peu changée ; les fleurs y avaient remplacé les fleurs. Les mousses odorantes s’y étaient renouvelées d’âge en âge ; et c’était le seul endroit qui ne portât aucune empreinte de l’injure des ans et de la colère du ciel.

Quelles pensées, Viviane, en entrant dans ce berceau sacré ! Il semble fait pour toi, et attendre que tes pieds s’y reposent. Nous visiterions le monde entier sans trouver un lieu si digne de te faire ta chambre nuptiale. Pour moi (vois ma crédulité), cette idée m’assaillit avec une si grande force que je ne pus me défendre de croire que c’était là l’endroit béni où mes yeux devaient te retrouver.

La fatigue m’ayant accablé, je m’endormis sur ces fleurs virginales ; j’étais persuadé que je te reverrais, à mon réveil, là près de moi sous ces voûtes embaumées. Aussi, dès que mes yeux se rouvrirent, j’étendis les bras pour te saisir. Je te cherchai, je t’appelai. Quelle douleur de ne retrouver que moi ! Ce fut la première qui me saisit dans ce lieu de délices.

Quand j’eus perdu l’espoir de te rencontrer dans l’enceinte bienheureuse, le sentiment de l’éternelle solitude me remplit tout entier. Au moment où je m’abandonnais moi-même, deux êtres vivants se présentèrent à mes yeux. Ah ! que leur vue me fut à la fois douce et cruelle ! C’étaient deux vieillards, chargés d’années, que dis-je ! chargés de siècles, et qui s’étaient arrêtés prosternés devant l’entrée, sans oser la franchir. J’arrivai bientôt auprès d’eux ; dès qu’ils m’eurent aperçu ils m’adorèrent en se prosternant, et me dirent :

« Ô le plus heureux des enfants de la terre, il vous est donc permis à vous seul d’entrer en ces demeures chéries où nous avons connu la félicité et d’où nous avons été précipités par une faute commune !

— Qui êtes-vous, leur répondis-je, pour regretter avec tant d’amour ces lieux où personne n’habite ?

— Ces lieux, repartit le vieillard, n’ont pas toujours été aussi déserts. Mon nom est arrivé jusqu’à toi, mon fils ; car, qui que tu puisses être, je suis ton père, et voici ta mère Ève qui pleure à mes côtés. Chaque siècle nous venons à pareil jour respirer le parfum de cet Éden sans oser en franchir la barrière. Le parfum des jours anciens nous fait renaître ; nous y puisons la force de supporter notre éternel labeur. »

Alors celle qui avait gardé le silence le rompit à son tour :

« Ô mon fils, me dit-elle, puisque tu as pu pénétrer dans ces lieux, qui devaient être notre héritage, apprends-moi si tu y as retrouvé quelques traces de la félicité passée ? As-tu revu notre première demeure ? Les fleurs se marient-elles encore aux fleurs sur la couche nuptiale où je reçus la première parole de celui qui m’accompagne dans la douleur, après m’avoir accompagnée dans la béatitude ? La même odeur d’encens s’exhale-t-elle de l’arbre résineux ? Les cascades de délices s’échappent-elles encore des bassins où je vis pour la première fois mon visage ? L’arbre funeste, aux fruits d’or, que je ne peux nommer… »

Elle allait continuer ; mais une rougeur subite couvrit son visage ; et, tombant dans les bras de son compagnon, elle cacha sa honte. Tous deux pleurèrent en même temps, quoique leurs yeux semblassent être épuisés de larmes.

À cette vue, je me hâtai de répondre :

« Ô Ève, ô ma mère, laissez-moi baiser vos pieds. J’ai visité l’Éden. Les fleurs s’y souviennent de vous ; elles ont gardé la mémoire de votre félicité. Les gazelles que vous avez nourries se souviennent des noms que vous leur avez donnés. Venez, suivez-moi, ô ma mère. Rentrez avec moi dans l’enceinte bienheureuse. »

À ce moment je tirai un accord de ma harpe. Tous deux furent ébranlés, ils s’apprêtaient à me suivre ; mais presque aussitôt ils frissonnèrent de tout leur corps, et en s’éloignant ils me dirent :

« C’est assez que nous ayons entendu les paroles de celui qui a revu l’Éden ; une plus grande joie n’est pas faite pour nous. »

Et comme si la seule pensée des lieux aimés eût déjà rassasié leur cœur de trop de joie, ils se retirèrent. Pour moi, je restai seul dans le paradis terrestre ; les habitants du ciel ni ceux de l’enfer ne tentent plus de s’en approcher.

Telle fut, Viviane, la rencontre que je fis de nos premiers parents ; elle m’a laissé le cœur plein d’angoisse, si bien que j’hésite maintenant à t’attirer vers ces lieux, tout divins qu’ils me paraissent. Le souvenir d’une si grande infortune ne nous suivrait-il pas jusque dans le bocage d’Éden ? Nous-mêmes, sommes-nous assez ingénus pour ces lieux ingénus ! Cette vie printanière de nos premiers parents nous suffirait-elle ? Que de besoins, hélas ! que de désirs nouveaux sont entrés dans nos cœurs et qu’ils ne connaissaient pas ! Quel supplice de se sentir dans l’Éden et d’y trouver l’enfer ! Déjà cet horizon me semble trop étroit ; il me pèse, il m’oppresse de tous côtés. Mille épées flamboyantes s’allument dans mon cœur. Le croirais-tu ? j’ai hâte de sortir de ces lieux où les infortunés que je viens de quitter brûlent de rentrer au prix de mille vies. Il est donc vrai que le cœur des enchanteurs est insatiable. Le paradis terrestre ne peut rien pour le combler !…

… Malheureux ! qu’allais-je faire ! où ai-je failli t’attirer, Viviane ? Cet univers n’est-il donc qu’un piége sous les pas des prophètes ?… Comment achever ce qui me reste à dire, et que vas-tu penser de moi ? Au moment où je revenais vers le bosquet de délices, un serpent s’est glissé devant moi, la tête droite, sous les chèvrefeuilles. Je me suis mis à sa poursuite. J’allais l’atteindre de l’épée ; mais il s’est retourné vers moi, et m’a dit d’une voix douce, peut-être ironique :

« Prenez garde, mon fils ; voulez-vous tuer votre père ? »

Sur cela il a disparu.

Lui mon père ! moi sa postérité ! Que veut-il dire ? Quels abîmes se rouvrent devant moi ! Ainsi c’est dans l’Éden que j’ai trouvé l’enfer… Non, non, Viviane, je lui montrerai que je ne suis pas son fils.

III

VIVIANE À MERLIN.

Plus loin ! plus loin, Merlin ! Eh quoi ! vous arrêter si tôt ! Y songez-vous ? Le bonheur digne de vous est beaucoup plus loin, vous dis-je ; il ne peut se trouver qu’au bout de la terre.

En vérité, votre paradis abandonné, dévasté m’a fait peur. Qu’y ferions-nous ? Tout me consterne en y pensant. Avez-vous bien pu désirer un moment vous enfermer dans ces ruines de la félicité perdue ? Quoi ! recommencer ce songe évanoui de l’Éden, et voir, au bout, la même épée de flamme, le même serpent, la même porte d’airain qui s’ouvre et se ferme pour toujours ? Vouliez-vous faire de moi une Ève maudite, sans l’ignorance du lendemain ? Non, non ! c’est par delà ce vieil Éden détruit que s’élève l’édifice de la félicité inconnue dont votre cœur a soif.

Continuez donc votre marche triomphale. Mais gardez-vous de revenir parmi nous sous nos froides brumes de Bresse et de Bretagne. Une âme brûlante telle que la vôtre a besoin d’un ciel de feu.

N’avez-vous pas ouï parler, Merlin, de la vallée de Cachemire et du golfe de Bengale, à l’extrémité du royaume de Cathay ? C’est là, dit-on, qu’à l’ombre des palmistes, une âme amoureuse peut contenter ses désirs infinis, sans être troublée par aucun souci du monde. Là les roses sont sans épines ; la nuit est une volupté, tout souvenir est embaumé. Ce n’est pas encore le palais bleu, étoile de l’écliptique, dont vous avez tant rêvé, mais c’en est le chemin. Souffrez donc que je vous y donne rendez-vous, à l’endroit où la terre finit, sur la plage, que baise jour et nuit, sans se lasser jamais, la vague tiède, amoureuse comme vous. Là nous échangerons quelques mots, à l’embouchure du Gange ; ce moment décidera de notre avenir.

Pars donc, Merlin, et viens ! ou plutôt vole ! Mais attends-toi à me trouver bien pâlie et changée par les pleurs. Tu me reconnaîtras de loin à mon long voile de soie que je tiendrai baissé jusqu’à mes pieds. Plût au ciel qu’il en eût été toujours ainsi !

IV

MERLIN À VIVIANE.
Golfe du Bengale.

Des sables, des déserts, des sources de naphte, des antilopes, des gazelles moins promptes que toi à fuir au bout de l’horizon ; des monts sourcilleux, des plaines dévorantes, des villes abandonnées, des dragons de pierre debout dans les ruines, des inscriptions mystérieuses en fer de lance, auxquelles j’ai ajouté ton nom ; des danses de derviches, d’aimées, de bayadères ; des caravanes, des chameaux chargés de péris, de houris, de dieux basanés : que tout ce monde est différent de l’empire d’Arthus ! Mes yeux sont éblouis, mais mon cœur s’épuise et tarit à mesure que j’avance.

Je vais errant comme un pèlerin qui n’a plus d’autel, sans oser regarder au fond de ma pensée. Je fais comme ceux qui passent au milieu d’une forêt ou d’un jungle. Ils détournent les yeux de chaque broussaille de cousa, car ils ont peur d’en voir sortir la tête d’un boa constrictor.

D’ici je contemple les cimes d’argent de l’Himalaya, et je me perds dans cette immensité.

J’ai été bien reçu par les enchanteurs de ce pays, dont quelques-uns sont si vieux que la mousse a recouvert une partie de leur visage ; ils m’ont montré dans leurs étables ces fameux troupeaux de vaches rousses qui traînent ici le char de l’aurore ; j’ai formé avec eux de nombreuses relations qui nous seront fort utiles, Viviane, quand nous seront établis, si cela doit arriver enfin !

Au milieu du gazouillement des bengalis, j’ai conversé avec des dieux-enfants éternellement baignés dans des mers de lait. Je leur ai parlé de toi. Je leur ai promis que tu leur apporterais des mûres de la Crau, des pommes de Normandie, des nèfles, des châtaignes d’eau, des poires sauvages, dont ils sont d’autant plus friands qu’ils ne les connaissent pas. Au reste, quelle paix ! quelle solitude ! quel repos inviolé ! Tous s’étonnent de ma perpétuelle inquiétude. Combien ils s’étonneraient davantage s’ils me connaissaient mieux !

Viviane ! Viviane ! que faisons-nous de nos jours ? Nous nous poursuivons et nous nous fuyons l’un l’autre dans une continuelle angoisse. Ne saurons-nous jamais ce que nous devons désirer ? Nos pensées se consument en caprices d’un moment. Pour eux, ils ont le repos et la durée des baobabs, qu’aucun orage n’a ébranlés.

Que ferais-je ici de mes enchantements ? L’idée ne me vient pas même de les exercer. Tu sais, Viviane, qu’il n’est rien de plus funeste dans notre art que de venir après d’autres enchanteurs. On veut faire mieux ou du moins autrement qu’eux, et l’on tombe dans le fantasque. Voilà pourquoi, après mûres réflexions, je me suis décidé irrévocablement à ne faire ici rien au monde que rêver à toi, chose à laquelle les lieux sont infiniment propices.

Je me lève tard, je me couche avec l’ombre. Des Cingalais me bercent dans un hamac, en promenant au-dessus de mon front leurs éventails de plumes de paon ; c’est une oisiveté pleine de toi. Je ne désespère pas encore de te rencontrer à l’improviste soit dans les vastes forêts de palmiers panachés de sagou, soit sur une cime déserte ; et cette frêle espérance, dont je n’ai pas la force de me défendre, me nourrit, m’exalte, m’abat, me relève, me terrasse dans le même moment.

Ne perdons pas le bonheur pour la vaine gloire de le poursuivre sans cesse.

Que gagnes-tu, dis-moi, à cette fuite perpétuelle ? N’espère pas, au moins, lasser mon cœur. Je ne rencontre pas ici une reine, une sultane ou même une bayadère cachée sous son voile, sans m’informer des chameliers si ce n’est pas toi qui me fuis et m’appelles en même temps : curiosité pleine de difficultés et même de dangers dans un pays où il y va de la vie pour la moindre indiscrétion. J’ai quelquefois parcouru ainsi des royaumes entiers, entraîné par deux yeux qui avaient quelque ressemblance avec les tiens. Figure-toi ce que j’éprouvais lorsque après avoir suivi, d’oasis en oasis, l’image adorée, je la voyais tout à coup disparaître dans un harem ou dans un marché d’esclaves ; heureux encore quand je pouvais l’y suivre et l’acheter moi-même !

Les péris, les apsaras, qui sont très-malicieuses dans ce pays, connaissent fort bien ma détresse ; elles en abusent cruellement, jusqu’à me donner le vertige. Il n’y a pas longtemps, j’en rencontrai une à travers des prairies bordées de fleurs de malatis. La taille, le port, la démarche… c’était toi ! Un serpent familier, bleu de ciel, la précédait à la distance de quinze pas. Elle allait du côté du golfe de Golconde, chantant à demi-voix cet air que tu connais si bien : « Merlin, Merlin ! » Je la suis, j’approche. Elle s’éloigne. Je tends les bras, j’appelle. Enfin j’arrive. Elle lève son voile. Grand Dieu ! quel visage éblouissant de tous les feux de l’aurore ! Pourtant ce n’était pas toi. Elle voit mon mécompte ; elle serre les lèvres avec dépit et se venge par un éclat de rire ; après quoi elle me laisse seul égaré dans la forêt de bambous, de palmistes, de raquettes épineuses, qui sépare l’Euphrate de l’Indus. Tous les jours il m’arrive quelque chose de semblable.

De leurre en leurre me voici relégué à l’endroit où l’univers finit, au bord de la mer du Bengale, où séjournent les illusions vêtues de pourpre dans des grottes d’émeraudes, sous des forêts de corail. J’ai été assez vain pour croire que tu m’attendais à cet endroit, et il est certain qu’à peine descendu sur la rive j’ai cru voir ton collier de diamants dénoué et épars dans les sables. Était-ce le tien, en effet ? Je m’en suis fait un chapelet que je porte à ma ceinture. Ainsi, Viviane, tu t’es jouée de moi jusqu’au bout de la terre !

Où irai-je désormais, à moins de me plonger dans l’abîme insondable ou m’appellent tant de voix cristallines qui se répondent d’écueil en écueil ? Reviendrai-je sur mes pas ? Repasserai-je sur les mêmes traces décevantes par qui, cette fois, je ne me laisserai plus égarer ? Tout me devient insipide. Les dieux-enfants que je rencontre ici, partout, nageant sur des feuilles de lotos, ne m’intéressent plus. Je ne puis souffrir leur éternel vagissement ; je hais maintenant leur sourire hébété !

Comment étouffer en moi, Viviane, ce feu qui renaît de lui-même, cette pauvre âme qui se dévore sans pouvoir s’anéantir ?

Si tu es vraiment la vierge des Alpes, comme plusieurs le disent, refroidis mon cœur à ton souffle.

Dis-moi de douces paroles pour m’endormir, comme tu en dis aux bruyères de Bretagne. Je suis, moi aussi, une bruyère déracinée qui n’a jamais fleuri.

Si tu le voulais, il en serait temps encore. J’ai visité dernièrement, dans un bois de sandal, près du jardin d’une jeune fille nommée Sacontala, un enclos de bananiers, un véritable Éden. Dis un mot, un seul, et je construis là ma cabane, dans l’ombre vénérable du baobab, où le premier enchanteur de ce pays, Valmiki, a écrit ses gigantesques œuvres sur l’écorce d’un bambou. Puissé-je un jour l’imiter !

Le Gange prendrait sa source dans notre domaine. Il y a dans ce canton des milliers de bengalis, gris de perle, dont les chansons, la pétulance, les yeux étincelants, te plairaient tout d’abord. Sacontala, au milieu de ses antilopes, de ses gazelles, serait notre unique compagnie. Pour moi, je n’en voudrais pas d’autre. Elle t’attend avec une grande impatience sur le seul portrait que je lui ai fait de toi. Tu ferais bien, je crois, de te munir pour elle de quelques étoffes de Lyon et de Bruges, bien assorties, d’un dé à coudre, de quelques paquets d’aiguilles d’Angleterre, dont elle est entièrement dépourvue. Elle apprivoise pour toi une gazelle, et je sais qu’elle te prépare en secret une calebasse, une natte de jonc, dont elle veut te faire la surprise.

Ici nous oublierions le monde trop agité d’Arthus et les soucis des cours. Bientôt le monde nous oublierait nous-mêmes. Le temps passerait sans nous rencontrer sur ses pas. Nous serions comme ces solitaires dont je connais ici un grand nombre. Je leur demande quel est leur âge ; ils répondent :

« J’ai le même âge que la forêt. »

Encore une fois, qui nous empêche de commencer ici l’éternité ? Pourquoi ajourner d’heure en heure ce qu’il nous est si facile de saisir aujourd’hui ! Nous aurions un éléphant favori qui s’agenouillerait à ta porte, pour le recevoir dans une tour d’ivoire ou d’ébène. Il n’est besoin que d’une liane pour le conduire. C’est le plus doux des êtres. Quand tu passes au bord du Gange, je vois d’avance le Roi des fleuves te suivre et baigner la plante de tes pieds en les couvrant de perles.

Nous n’aurions qu’un seul serviteur, un paria, qui cultive le cousa et dont la chaumière est cachée dans les massifs d’un jungle. Nul asservissement, d’ailleurs, nulle contrainte. Des bananes, des fruits de l’arbre à pain en abondance. Quant à tes vêtements, tu n’auras pas même besoin d’y songer. Une écorce de manguier, de cocotier, une feuille de baobab te ferait aisément toute une saison.

Si cette lettre te parvient, comme je n’en doute pas, marque-moi exactement ce que tu penses de mes projets d’établissement. Écris-moi aux Colonnes d’Hercule. C’est un endroit pour lequel les occasions sont fréquentes. J’y serai au plus tard dans le mois des tempêtes.


P. S. J’ai longtemps attendu sur la rive du Malabar un petit peuple vaillant, les Portugais, qui doivent venir ici joindre par une chaîne magique le Tage et l’Indus. J’espérais d’heure en heure voir blanchir leurs voiles latines à l’horizon ; mais ils tardent trop à mon impatience.

Adamastor, le génie de la tempête (tu le connais), avait juré de leur barrer le passage. Je lui ai ordonné de leur ouvrir lui-même les portes d’Orient sur leurs gonds de rubis ; et il m’a promis d’obéir.

Qu’ils viennent donc, ces fils de Lusus, vers lesquels je tends les bras ! Qu’ils viennent ! Je respire d’avance la gloire de ce peuple sans peur, comme on respire de loin la moite odeur des fleurs d’eaux d’un continent longtemps avant de le voir émerger du sein des tièdes plaines océaniques.

Tout ici est préparé par mes soins pour que le mal du pays ne les prenne pas au cœur. J’ai suspendu sur la rive embaumée ton collier de pierreries et de perles, comme autrefois la toison d’or, insigne récompense de ces nouveaux Argonautes. C’est pour eux que le muscadier, le sandal fleurissent, et que les dattiers Se couronnent de lianes sauvages.

Non content de ces dons, j’ai gravé leur éloge en vers dans la grotte harmonieuse de Goa. Quel étonnement sera le leur, en voyant que la renommée de leurs actions les a précédés à cette extrémité du monde et que l’écho des Maldives retentit déjà des fanfares du clairon portugais ! Ce jour-là, ils se consoleront de l’absence de la douce patrie chérie. Ils se demanderont quelle main a pu écrire leur histoire dans ces lieux avant qu’ils y eussent abordé. Peut-être une jeune fille portugaise, aux yeux humides, couleur de la mûre sauvage, répondra :

« C’est Merlin ! Pourquoi ne suis-je pas celle qu’il aime ? »

Telle est la seule récompense que je désire de ces fils de l’Occident pour prix des royaumes étincelants de l’aurore que je leur abandonne en partant.