Merlin l’enchanteur/Livre XV

Michel Lévy frères (2p. 85-108).

LIVRE XV

MARINA


I

Déjà les jeux étaient oubliés depuis plusieurs semaines. Fatigué de la contrainte des Grands, Merlin était impatient de se rapprocher de la nature. Dans ce dessein il prit congé des rois et des dieux. Tout petit, il avait fait un vœu. Et lequel ? De se retirer une saison, au milieu de ce qui restait des Grecs d’Homère, parmi les Pallichares, gens retombés en pleine barbarie et qui contrastaient le plus avec les habitants des cours. Ce vœu était sacré et l’empêchait de dormir.

« Ô femmes ! femmes ! Combien faut-il que l’ignorance et les ténèbres se soient appesanties sur ces contrées, jadis la patrie choisie de la pure lumière, puisque vous ne savez plus même que vous êtes belles ! Il convient que je vous l’apprenne de nouveau par un exemple mémorable. »

C’est ainsi que tout plein de ses derniers souvenirs, il se parlait à lui-même, en traversant la Magoula, dans un champ de Mistra, où il s’obstinait à chercher les traces de la maison d’Hélène. Au milieu d’un sillon pierreux marchait lentement une jeune fille attelée par une corde à une charrue, à côté d’un âne et d’une vache efflanquée ; le laboureur avait le fouet levé sur les épaules d’ivoire de la jeune Grecque.

« Avance donc ! » criait-il.

Merlin la voit. Commander au laboureur d’arrêter, se précipiter sur l’attelage, délier du joug la jeune fille, fut pour lui l’ouvrage d’un instant. Il la conduit au bout du sillon, et l’ayant fait asseoir sur des touffes de renoncules, d’orchis, d’immortelles et d’euphorbes, il lui dit :

« Comment se fait-il que vous traîniez ici la charrue dans ce champ même d’Hélène, en compagnie de cet âne et de ce bœuf, vous qui êtes la petite-fille de Miltiade, de Léonidas, d’Épaminondas, ou au moins de Philopœmène ? »

Ces paroles ne firent aucune impression sur la jeune fille. Les noms glorieux prononcés par Merlin ne semblaient pas même entrer dans son oreille.

« Au moins vous savez votre nom ?

— Marina, répondit une voix tremblante.

— Que tant de beauté soit plus longtemps profanée à ce joug abominable, dit Merlin, c’est à quoi je ne saurais consentir sans me déshonorer ; et dussé-je, pour vous affranchir, allumer moi-même de mes mains une guerre plus longue que celle qu’ont soutenue vos ancêtres dans les champs de Troie pour reprendre la belle Hélène, moins belle que vous assurément, je n’hésiterais pas à en donner le signal. »

Cependant il essuyait la sueur qui coulait du front de la jeune Grecque. À la vue de ses yeux humides, tantôt noirs, tantôt bleus, suivant qu’ils réfléchissaient la douleur ou l’espérance, il restait ébloui. Déjà il éprouvait comme un remords de la trouver si belle.

Les bras croisés sur la poitrine, elle tient sa tête penchée comme une anémone au souffle du matin. Vous diriez d’abord que toute sa personne se compose de deux yeux seulement, tant ils sont grands, ouverts, perçants, épanouis, envahissants, tant ils vous enveloppent d’éclairs et de splendeurs. Mais après le premier éblouissement, Merlin finit par découvrir dans ces nimbes de flamme, une tête fière, arcadienne, des cheveux soyeux qui descendent en anneaux sur le cou, et boivent la sueur d’un sein moite, haletant ; une taille svelte, serrée par un lambeau de laine ; un air de vierge chasseresse qui cherche un javelot dans son carquois. Telle pouvait être la marraine de Viviane à quinze ans dans les ravins de l’Etna ou la forêt d’Érimanthe. Par malheur, une entorse récente gonfle encore la veine bleue d’un des pieds de Marina et l’empêche de s’élancer, à la manière des déesses, en rasant, sans les courber, les touffes de serpolet. Autre qu’un enchanteur ne s’en apercevrait.

« Comment, dit-elle, enfin, oserais-je lever les yeux sur mon seigneur ? Peut-être il me prend pour une fille des ruines, sortie du Palœo-Chorio. Mais elles sont belles. Quand elles entraînent les jeunes hommes dans le fond des forêts, elles enchantent leurs cœurs, si bien qu’ils nous prennent en haine.

— Eh quoi ! dit l’enchanteur, personne ici ne vous parle d’amour ?

— Non ! répondit gravement la jeune fille en levant la tête en arrière, pour montrer qu’elle n’avait jamais entendu ce mot. Heureuses, les femmes de pierre couchées dans l’herbe épaisse ! C’est pour elles que sont faits les mots magiques, car elles aussi ensorcellent le cœur des hommes.

— Ces pierres, répondit Merlin, sont dignes de toute admiration. Ce sont les portraits les plus fidèles que j’aie rencontrés de Viviane. Mais celui-là se tromperait qui, pour des pierres inanimées, dédaignerait les créatures vivantes, à cause des imperfections que l’on peut découvrir en elles. »

Cela dit, Merlin détacha de sa propre ceinture un petit poignard :

« Tenez ! gardez-le en souvenir de moi. Il vous servira à défendre votre honneur. »

II

Telle fut en toute sincérité leur conversation. Pas un mot de plus ni de moins ; et qui pourrait y reprendre une seule parole ? Voici pourtant quelles en furent les conséquences.

Peu de jours après, trois ou quatre, pas davantage, Merlin était sur les côtes de Morée, prêt à s’embarquer pour les Îles. Il venait de descendre de Piada (c’est un endroit fort malsain et semé de flômos). À dix pas du rivage, un sac de peau distendu flottait à la surface de l’eau. Merlin croit s’apercevoir que ce sac s’agite par soubresauts, qu’un mouvement convulsif, tantôt le renverse au-dessus des flots, tantôt, hélas ! le plonge au fond du gouffre.

Sans délibérer, Merlin se jette à la mer. Le mouvement des lames chasse le sac palpitant sous une voûte basse, béante au pied d’un rocher rasant qui s’ouvrait en soupirail, à l’endroit le plus escarpé. Merlin suit à la nage ; il entre dans une caverne marine. Sous une coupole profonde, s’élève au fond une petite corniche, large au plus d’une coudée, seul endroit où le nageur puisse poser le pied. C’est là que vient échouer le sac de cuir. Merlin le saisit ; il le dépose sur la roche ; il l’ouvre à la hâte. Dieu du ciel ! le corps inanimé, glacé de Marina, retombe à ses pieds.

Que ne l’a-t-il laissée au milieu du sillon qu’elle aidait hier à creuser ? Elle serait encore aujourd’hui pleine de vie. Elle lutterait encore de couleurs purpurines avec la mûre, avec la grenade, avec la fleur du caroubier, de l’églantier sauvage, et même avec l’incarnat de l’ancolie, la plus belle des fleurs, ou aucun soleil ne peut faner. Et maintenant, la voilà le front glacé, les lèvres violettes, les cheveux souillés de sable, les yeux fermés pour toujours, sans souffle, sans mouvement. Pourtant, un dernier reste de chaleur n’a pas abandonné le cœur.

Disons encore qu’en rasant les flots et pénétrant par l’étroit soupirail, la lumière teint d’un sombre azur, violacé, ou plutôt cadavérique, tous les objets de la caverne, sans excepter le corps de Marina.

« Quel crime affreux ! s’écria Merlin, dès qu’il put parler. Mais il sera vengé ! Non, jamais la mort de Malvina dans la grotte de Fingal, ni celle de Lucrèce à Rome, ni l’enlèvement d’Hélène, ni celui de Briséis, ni celui d’Yseult la blonde, ou de Genièvre (car aucune ne fut si belle !), n’auront eu d’aussi terribles suites. Stamboul, tu seras ébranlée sur ta base ! »

En même temps qu’il proférait ces paroles, il frappait de ses mains celles de la jeune fille dans l’espoir d’y ramener un reste de vie ; et même il les couvrait de tièdes larmes. Il lui fit des frictions aux tempes, au front, à la nuque ; il lui fit respirer des touffes de serpolet, de thym, de lavande, qui heureusement tapissaient en abondance les flancs herbus de la grotte. Même il lui fit des piqûres au bras avec des tiges d’orties et de varech qui restèrent tachetées de gouttelettes de sang. D’ailleurs il n’avait pas oublié d’étendre sur elle son manteau et de le replier deux fois ; le tout en vain.

C’est alors que l’idée lui vint de souffler lentement, doucement son âme haletante d’enchanteur sur les lèvres décolorées de Marina.

J’ai dit et je répète que tous les moyens connus avaient été impuissants, frictions, odeurs pénétrantes, lotions d’eau salée. Mais quand les lèvres de notre enchanteur eurent touché les lèvres de Marina (fut-ce là une œuvre de magie, ou est-ce l’effet d’un spécifique dont l’emploi doit être recommandé dans les cas semblables ?) les paupières de la jeune fille frissonnèrent et parurent se rouvrir un moment.

Qu’est-ce que ce rapide espoir ? Presque aussitôt ses yeux mourants se referment, et cette fois, sans doute, pour toujours ; car ils sont scellés sous des grains de sable qui se sont collés dans l’interstice des paupières. Merlin aperçoit à travers les cils noirs le sable humide ; d’un souffle il le dissipe. Mais, hélas ! les paupières sont restées closes.

Pourtant il fallait savoir si le cœur recommençait à battre : rien de plus urgent que de s’en assurer. L’oreille attentive, collée sur le cœur de Marina (la mer implacable fit elle-même silence), Merlin compte d’abord quinze pulsations, lentes, inégales, fébricitantes, sensibles à peine. Il craint de s’être trompé : il recommence, et, cette fois, il en peut compter distinctement vingt, puis trente… il arriva jusqu’à soixante. C’était enfin la vie.

En rouvrant les paupières, Marina ne voit autour d’elle que bleu d’azur sur les voûtes, les piliers, les stalactites informes. Déjà elle croit habiter le ciel, et cherche, dans une niche, la Panagia. Quant à son sauveur, elle le prit d’abord pour saint Georges ; mais cette méprise ne dura qu’un moment.

La mer ayant soudainement fraîchi sous le mistral qui se fait sentir dans ces parages, l’ouverture se trouva bientôt fermée. Au lieu du jour de saphir qui inondait la grotte, tout fut rempli d’impénétrables ténèbres. Marina crut mourir une seconde fois.

« Vous vivrez ! cria Merlin.

— Panagia ! Panagia ! » murmura la jeune Grecque en se soulevant à demi ; et voyant que l’issue était fermée par une montagne d’eau, elle se laissa retomber sur le cœur du prophète.

Un long silence suivit ; puis, d’une voix éteinte, elle ajouta : « J’ai faim. »

Prononcés par une bouche ingénue, ces mois, j’ai faim, transpercèrent le cœur de Merlin ; il mesure le péril : nul moyen d’y échapper. Il cherche s’il n’a pas sur lui quelque reste de provision. Une datte sèche, deux amandes amères, trois grains de raisin des îles, mais pas une miette de pain, voilà ce qu’il parvint à découvrir dans un pli de sa ceinture ; et, franchement, qu’était-ce que cela pour deux personnes subitement ensevelies vivantes dans la saison de l’équinoxe ? car on était en septembre. Il donna tout à Marina… Lecteur, toi aussi tu es vraiment de pierre si cette situation ne t’arrache pas un soupir ! Pour moi, je la connais ; je la décris en détail pour l’avoir éprouvée.

Ils ne se parlaient plus : qu’auraient-ils pu se dire ? L’un et l’autre, en se taisant, cherchaient à se voir. Mais à peine s’étaient-ils entrevus, la nuit épaisse, immense, humide, les couvrait de nouveau ; et ils se perdaient, se retrouvaient pour se perdre cent fois encore en un instant. À la fin, l’obscurité l’emporta ; ils se sentirent murés dans les ténèbres par l’Océan.

Cependant ils se tenaient étroitement embrassés l’un l’autre ; et pouvaient-ils rien faire de plus sage s’ils voulaient empêcher que la nuit, le flot, le froid, ne les séparassent pour l’éternité ?

Merlin pousse un cri ; la terre s’émeut ; un bruit extraordinaire roule sur sa tête comme si tous les troupeaux de bœufs de la contrée lui eussent répondu par leurs mugissements. C’était le flot que vomissait avec furie la bouche de la caverne. Dieu sait quel écho l’horrible mugissement trouva dans leurs cœurs !

Ainsi le jour passa ; plus cruelle la nuit s’écoula jusqu’à l’aurore, et Marina tremblait sous le manteau de Merlin. Il voit, non pas une aurore, mais une ombre, une lueur, un point blafard, plus pâle, assurément, que la lumière qui apparut au Cyclope, quand son œil unique fut crevé et se répandit en un torrent de larmes.

Deux fois la vague, en se retirant par le soupirail, laisse glisser le jour ; deux fois elle l’engloutit presque aussitôt. Si nos deux naufragés doivent survivre, il faut qu’ils choisissent un de ces courts instants où le dos de l’Océan se creuse en vallée. Sinon, comment éviteront-ils d’être brisés tous deux contre la voûte dentelée du rocher ?… Mais déjà Merlin a saisi la jeune fille par la corde qui lui sert de ceinture. Profitant du remous des flots, tantôt s’aidant d’un bras, tantôt frappant des pieds, avalant, rejetant l’eau salée, il lui a fait revoir la lumière du jour. Sous la voûte du ciel, il l’a déposée sur la plage unie, près d’une tortue qui regagnait son gîte, parmi des ajoncs et des asphodèles.

« Saint Georges ! s’écrie Marina.

— Reconnaissez-moi, dit Merlin.

— Heureuses les filles des ruines ! Pour nous, il en coûte trop de vivre.

— Dût cette terre être ébranlée jusqu’en ses fondements, les choses changeront. Mais qui a fait le crime ?

— L’Émir ! »

À ces mots parut sur la grève un homme en turban de mousseline, l’œil vif, les joues pâles, qui vomissait d’affreuses imprécations. Tout ce que l’on pouvait démêler, c’est qu’il se plaignait avec fureur qu’on eût ouvert le sac qu’il avait cousu de ses propres mains et confié à la discrétion de l’Océan. Il s’apprêtait à le reprendre.

« Quel droit avez-vous sur cette femme ? demanda Merlin.

— Mes yeux l’ont rencontrée : voilà mon droit. »

Il s’élança pour la saisir.

Plus prompt que l’éclair, Merlin la couvre de son corps. Ici commence une formidable lutte. Rien de semblable ne s’était vu depuis le combat de l’ange et de Jacob. Les cimeterres des deux adversaires s’étaient brisés à la poignée. Restait à chacun d’eux un poignard recourbé, engagé dans leur ceinture. Mais quoi ! leurs bras entrelacés ne peuvent s’en servir. À ce moment suprême, Merlin renverse le Sarrasin et lui met le genou sur la poitrine.

« Vous l’aimez avec fureur ? lui dit-il.

— Les regards d’un autre ont souillé son visage, il fallait qu’elle mourût.

— Ces regards sont les miens… Vous vouliez donc l’épouser ?

— Par Allah ! c’est à peine si j’en ferais mon esclave. Elle est si maigre ! »

Indigné, Merlin pensa faire payer de la vie à l’Osmanli ce dernier blasphème ; mais, se ravisant par un effort magnanime, il le laissa vivre.

« Allez, vous qui blasphémez, soyez un vivant témoignage de la mansuétude de Merlin. Ce n’est pas dans un combat singulier que vous devez périr. Vivez, mais faites-vous chrétien. »

Et le mécréant, qui avait montré une si froide barbarie, allait mourir, quelques semaines après, de colère et d’impiété, dans le couvent de Vourcano.

III

Cependant, au cri terrible qu’avait poussé Merlin, les peuples du voisinage s’étaient émus, et ils se hâtaient d’accourir auprès de lui. Il en vint des crêtes âpres de l’Arcadie, des rivages de Coron ombragés de lentisques, des cimes nuageuses de l’Acro-Corinthe, des grottes de Souli, des îles guerrières d’Hydra et de Psara. Il en vint aussi de Parga, de Londari et des pieds nombreux du Taygète. Il en vint du Pinde et de la Roumélie, les uns coiffés de turbans, les autres de calottes rouges, presque tous les épaules couvertes de peaux de mouton.

Dès qu’ils furent rassemblés, Merlin déchira en lambeaux l’outre de cuir ; et, en faisant diverses parts, il les distribua à tous, en souvenir de la vengeance qu’ils avaient à exercer ; puis il leur dit :

« Si vos ancêtres ont combattu dix ans pour Hélène, vous n’hésiterez pas à commencer une guerre plus sanglante pour cette jeune fille (il montra Marina) dont la beauté surpasse infiniment celle de l’épouse de Ménélas. Préparez-vous donc à la lutte. Attendez seulement que je vous donne le signal.

— À quoi reconnaîtrons-nous, seigneur, que le temps est venu, dit le Klephte Yorghi de Parga ?

— Vous le reconnaîtrez aisément à ceci : Quand le temps approchera, je vous enverrai pour messagers deux des principaux de mes bardes. René sera le premier et il viendra de France. Harold sera le second et il viendra de Bretagne. Si la victoire est incertaine, j’arriverai moi-même. Ne craignez pas alors d’attaquer Mahomet, le prophète. Car, moi aussi, je suis prophète. Écoutez. »

Le cercle de la foule se resserra autour de Merlin ; il continua ainsi :

« Prophétie de Merlin sur la Morée et sur les Îles.

« Ô terre sacrée, tu es le trépied, je suis le barde. Je publierai d’avance ta victoire.

« Pourquoi ne suis-je pas né sur tes cimes ? Jamais la tristesse n’aurait approché de moi. Quand le vent d’hiver souffle sous mon toit, si ton nom seulement est prononcé, je souris même dans les pleurs, même dans la fièvre, dans l’attente de la mort. C’est ainsi qu’une coupe vide, si on la remplit d’un vin empourpré de Corinthe, sourit à l’échanson.

« Un cri partira des ruines de Caritène et toute la terre s’éveillera en sursaut. Les tombeaux de Mistra enfanteront des klephtes, dont les flèches seront cent fois plus rapides que les flèches d’Ulysse. Le lion de Némée rugira ; sa voix sera entendue dans la caverne de Souli.

« Les anémones des montagnes d’Arcadie seront enivrées de sang.

« Déjà je pourrais dire comment s’appelleront les chefs de guerre qui éveilleront la poussière des ancêtres. Je sais d’avance leur nom ; il plaît à mon oreille.

« J’ai entendu hier le dialogue de l’Olympe et de l’Œta. Tous deux se racontaient, l’un à l’autre, leurs victoires dans la langue frémissante des chênes. Cependant, les oiseaux au bec d’airain volaient sur le sommet. Ils becquetaient la tête des braves tombés dans les ravins de Souli et de Missolonghi.

« Du pied j’ai frappé les tombes des Palæo-Chorios et les morts m’ont dit :

« Nous voici. »

« Ô terre des bardes, comment t’es-tu laissée dépouiller du myrte ? Pourquoi lui as-tu préféré la ronce sauvage ? Je sème ici dans tes vallées, sur tes rivages ; l’herbe d’or qu’aucune tempête ne déracine. J’attache ici par la puissance de mon art, dans le gazon odorant ; dans le bois d’olivier, dans le flot limpide, dans le dur rocher, dans l’antre de l’écho, dans les pieds rapides des hommes, dans les regards des femmes, l’enchantement qu’aucun magicien n’effacera jamais.

« Au mugissement du taureau de Missolonghi, s’ébranleront les rivages de France et de Bretagne. Le vaste royaume d’Arthus s’embrasera d’amour pour le vautour de Souli.

« De la cour de Marc de Cornouailles et de celle d’Arthus, viendront des porte-glaives et des archers au cri de la bataille. Ceux qui boivent l’eau de la Seine étancheront leur soif dans la maremme de Navarin.

« Et les femmes au clair visage dans tout l’empire d’Arthus se pencheront sur les balcons, pour demander des nouvelles de la mer de Messénie.

« Et Harold, le roi des bardes, passera la mer sur un vaisseau ailé ; abordant à Missolonghi, il chantera sur ma harpe d’airain son chant du cygne.

« Et Zante, tu pleureras, comme Albion, en apprenant sa mort.

« Cependant, la terre des myrtes fleurira. Les vierges de Morée, échappées au yatagan, danseront en se tenant par la main, sur la cime aplanie de l’Itôme ; un peuple nouveau surgira de la poussière, à la place de l’ancien. »

À la voix de Merlin, Marina pleurait sans savoir pourquoi. Les autres tressaillaient jusque dans le fond de leur cœur ; car l’impatience du lointain avenir les avait tous saisis. Ils ressemblaient à des hommes dévorés d’une soif brûlante qui se hâtent vers des sources cristallines, avec la crainte de ne pouvoir les atteindre !

« Comment ferons-nous pour combattre ? Nous n’avons pas entre nous un yatagan, s’écria un klephte de Souli.

— Qu’importe ! répondit Merlin ; je vous en fournirai d’abord mille, et le lendemain, mille encore. »

En témoignage de ces paroles, il leur donna des balles magiques aussi promptes que la foudre, et dont il avait par bonheur une provision. En outre, il leur enseigna à se faire du soc d’une charrue cent épées, d’une faucille dix yatagans, et d’un clou un poignard ; à dresser des embuscades ; dormir debout ; se repaître d’herbes sauvages ; construire des brûlots ; y mettre le feu ; les attacher par des liens de fer aux flancs des noirs vaisseaux.

Après quoi il ajouta, en se tournant vers Marina qui ne pouvait encore se soulever qu’à demi de la natte où elle était étendue :

« De même que cette jeune fille a été cousue dans ce sac de cuir, qu’elle a été plongée dans la mer, qu’elle y a séjourné jusqu’à ce que mes mains l’aient arrachée au gouffre de la mort ; de même, cette terre d’Hellénie, aujourd’hui scellée dans l’esclavage, plongée dans l’abime dormant, sortira un jour des eaux profondes.

« Mais alors, n’attelez plus les femmes au joug. Moi-même je ne pourrais vous absoudre. »

Aussitôt les Grecs se retirèrent par cent chemins différents, et chacun obéit aux ordres qu’il avait reçus. Les uns aiguisaient en secret leurs couteaux ; les autres apprêtaient des torches de résine. Ceux-ci renflouaient les petits vaisseaux d’Hydra et les allongeaient en forme d’hirondelles de mer. Ceux-là préféraient la forme des alcyons et des procellarias. Quelques-uns retrouvaient le feu grégeois. Les femmes faisaient de la charpie et murmuraient d’avance les cantilènes de mort.

Tous, depuis que Merlin avait parlé, n’avaient entre eux qu’une pensée et une âme. Déjà l’oreille contre terre, plus d’un écoutait dans les bois d’oliviers si l’enchanteur n’avait pas donné le signal.

IV

Cependant Marina avait été emportée dans la cabane de son vieux père Démitri. L’intérieur était composé de deux compartiments séparés par un treillis de roseaux. Quelques filets, une calebasse, c’était là tout l’ameublement. Il y avait pourtant encore dans un coin obscur, un baril à demi rempli d’olives.

Dans l’une des chambres couchait Marina ; l’autre avait été réservée pour Merlin. Mais il était plus souvent dans la première. Et même, il n’en sortait presque pas, si ce n’est pour cueillir dans les bois voisins des fleurs de centaurées et autres fleurs magiques dont il composait un breuvage amer, qui devait rendre à Marina les couleurs rosées de la vie.

Lui-même il voulut la veiller. Dans les heures d’insomnie il était là debout pour lui soutenir la tête qu’il appuyait sur son sein. Se découvrait-elle en dormant, le bras ou seulement la main ? il ramenait sur elle la couverture faite d’un sayon de chèvre. Poussait-elle un gémissement ? il y répondait par un soupir. Rêvait-elle de vampires ? il l’éveillait en sursaut. Vingt fois en une heure, sur la pointe du pied, il s’approchait, faisait encore un pas, puis un autre, penchait l’oreille près du chevet ; et jamais il ne se retirait sans s’être assuré que Marina avait la respiration calme et fraîche d’un enfant.

Aussi bien c’était la tendresse d’un père, d’une mère, d’un frère, d’une sœur, et même quelque chose de plus.

Sitôt qu’elle fut capable de marcher, il voulut lui apprendre ses triades : elle ne put en retenir un seul mot ; les hymnes d’Homère : elle préférait ses vives chansons agrestes, pareilles aux éclats de voix du loriot et de l’hirondelle marine ; l’histoire grecque : elle n’y montra aucune disposition. Après ces essais divers qui ne produisirent que des larmes, il se contenta de lui apprendre à enfiler des chapelets de bois d’aloès ou de feuillet de roses trempées et durcies au soleil ; ramasser des coquillages ; broder des babouches ; fumer le narguilé ; chasser les tortues ; nourrir les moineaux sur ses lèvres ; regarder l’eau couler ; danser en rond au bord des précipices ; aiguiser un poignard. Telle fut l’éducation, qu’il lui donna.

Lui disait-il qu’il l’aimait ? Il ne le lui dit pas une seule fois ; tenez cela pour certain ; je réponds de lui comme de moi-même.

Il lui cueillait, il est vrai, des bouquets de mûres, sauvages ; il déterrait pour elle des médailles qu’il perçait par le milieu et qu’il enfilait dans sa noire chevelure ; il l’aidait encore, comme le plus modeste, le plus soumis des génies, à écrémer le lait dans les jattes, souffler le feu sous la cendre, puiser l’eau dans la cruche, allumer la lampe devant la Panagia, lancer le caïque à la mer, l’orner de violettes ; hisser, carguer la voile. Même, il la suivait le dimanche à la messe, dans la petite église où officiait derrière un voile d’or, un moine de Ligourio, aux cheveux flottants sur les épaules.

Si elle crut qu’il l’aimait, c’est qu’elle se l’imagina.

Une nuit que tout dormait dans la cabane, une lutte violente s’éleva dans le cœur de notre enchanteur. Continuerait-il ses pèlerinages ? quitterait-il Marina ? Voilà ce qu’il agitait en lui-même.

« Et pourquoi la quitter ?… Je serai son protecteur. Démitri est si vieux ! il va mourir à la chute des feuilles. Que fera-t-elle sans lui ?… D’ailleurs, elle est devenue indispensable à mon art. Dans ses yeux si limpides, je lirai les présages mieux qu’en aucune chose du monde. Ses lèvres vermeilles me serviront de talisman. Dans les battements de son cœur, je mesurerai le rhythme divin des mondes. »

Puis, après un court silence, en remuant les tisons du foyer :

« M’obstinerai-je donc à poursuivre, en Viviane, une enchanteresse qui, trop évidemment, se joue de moi ? Est-il sage de convoiter l’impossible ? Ici je trouverai sous ce chaume, non pas la félicité, sans doute, qui ne peut se rencontrer qu’avec Viviane, mais le repos, peut-être aussi l’oubli… Ce pays a été fréquenté par les plus illustres magiciennes, telles que Médée, Canidie, Simœthe, la blonde Périmède… Il conviendrait, assurément, d’y rester pour me perfectionner dans mon art. D’ailleurs, il est mille et mille exemples d’enchanteurs, lesquels se sont engagés dans des liens modestes, témoin Faust, qui a pu se mésallier avec Marguerite, sans que le monde en ait médit. »

Mais à peine ces mots étaient-ils sortis de ses lèvres, une voix, qui était celle de sa conscience, lui cria d’une voix formidable :

« Merlin ! Merlin ! est-ce ainsi que tu tiens tes serments ? est-ce ainsi que tu es fidèle à Viviane ? Souviens-toi de ce que tu lui écrivais hier encore. Lâche que tu es ! te lasseras-tu sitôt de poursuivre l’idéal ? Vendras-tu la gloire du monde pour deux lèvres de corail, il est vrai, mais qui ne savent pas même prononcer exactement ton nom ! Tu t’aveugles, Merlin ! Tu t’enchantes toi-même par des paroles et des regards magiques. »

À ce dernier mot, Merlin, dans un effort désespéré, rompt lui-même le maléfice qui l’enchaînait dans ces lieux. Il se lève, il s’apprête à sortir. Toutefois il regarde encore une fois en arrière ; encore une fois il marche, sur la pointe du pied, jusqu’à la natte où repose Marina. C’est pour s’assurer qu’elle dort d’un profond sommeil.

Un dernier reflet du foyer, mêlé à un rayon de la lune, éclairait la jeune fille dont le visage s’encadrait de ses nattes parsemées de médailles. Près de son chevet il y avait une petite image enluminée de la Panagia, suspendue à la muraille. Merlin prend cette image ; il la place à côté de Marina :

« Qu’elle te garde des vampires, des loups et des giaours ! Moi, j’ai besoin de tout mon art pour me garder moi-même. »

Sans rien ajouter, il sort de la cabane. De l’autre côté du seuil, il traverse un petit troupeau de chèvres couchées dans la cour en terrasse. Le bélier reconnaît l’enchanteur, et, soulevant vers lui une barbe d’argent, il mord, pour le retenir, le pan de son manteau. Ce fut en vain.

Le jour n’était pas encore né, les étoiles pâlissantes laissaient tomber leur lueur cendrée à travers les touffes d’oliviers et d’amandiers en fleurs. Çà et là les rossignols, assoupis et enivrés de leurs chants, répétaient languissamment : itys ! itys ! dans le Palæo-Chorio. Il y avait, en chaque chose, une paix virginale. Tout semblait dire : « Vois, au moins, Merlin, ce que tu perds. »

Le jour venu, Marina s’est assise sur le sable de la mer pour attendre celui qu’elle appelle son maître et son seigneur. Elle a attendu le lendemain et tous les jours suivants. À force de regarder l’azur de la mer, ses yeux sont devenus couleur d’azur. Plus d’un matelot, en la voyant de loin, a cru voir un marbre ciselé, tant elle est immobile. Moi-même, passant sur ces côtes, j’ai été dupe d’une illusion de ce genre.

Qui pourra dire jamais ce qui se passa dans le cœur de Merlin, si ce fut pure religion de la beauté, inspiration du devin, ou surprise des sens, ou nuage répandu sur son savoir, ou tout cela ensemble ? N’essayons point de connaître ce qui doit nous rester caché. L’important pour nous, c’est qu’il est sorti vainqueur de cette épreuve. Ne cherchez pas des taches dans le soleil. Plus amoureux que Roland, mon héros est jusqu’ici en réalité, sinon en imagination, aussi sage qu’Énée. N’en demandez pas davantage.

D’ailleurs il s’est expliqué ouvertement lui-même dans la lettre qu’on va lire.

V

MERLIN À VIVIANE.

Ils t’ont parlé de Marina, n’est-il pas vrai ? et, pour être cru plus aisément, ils l’ont calomniée ainsi que moi. Ne sais-tu donc pas que la terre et le ciel sont pleins de langues venimeuses qui souilleraient l’astre du jour si on les écoutait ; gens incapables de nous comprendre, et qui, pour s’en venger, veulent nous désespérer ?

La pure, la simple vérité, la voici, et mes occupations nombreuses, tumultueuses même, m’ont seules empêché de t’en instruire plus tôt. Il est certain que j’ai fait moi-même des efforts prodigieux pour t’arracher de mon cœur. Je ne m’en cache ni ne m’en défends, Viviane.

Oui, pour échapper aux maux que tu m’as infligés, j’aurais voulu engourdir, hébéter mon âme transpercée de mille glaives. Ma plainte la plus amère sera toujours qu’en me rendant insensé tu m’aies exposé à devenir indigne de toi. Dans quels amusements misérables j’ai traîné ce génie que tu admirais, il y a si peu de temps encore ! Rien n’est au-dessous de moi, pourvu que je réussisse à m’arracher à moi-même ! J’avoue que je me suis enivré de vains désirs inextinguibles au bord des volcans. Les peupliers d’Italie, entrelacés de vignes amoureuses, s’agitaient à mes pieds comme des thyrses. La cloche des Camaldules sonnait au loin comme pour les noces du printemps. La voile blanche épousait le flot bleu. Et moi, que faisais-je alors ? Que de souhaits insensés se déchaînaient dans mon cœur ? Descendu de la montagne, j’allais mendier un sourire de quelque belle, ou au moins d’une étoile ; et à peine l’avais-je obtenu ce sourire, je fuyais à grands pas, plein de terreur, comme si j’eusse éveillé un serpent ! Voilà la vérité. Tu vois que je ne dissimule rien.

Au milieu de cela, deux ou trois affections sereines, droites, honnêtes, que toi-même tu ne pourrais t’empêcher d’approuver. Ne parlons aujourd’hui que de Marina. Un frère n’a pas pour sa sœur une affection plus pure ; jamais un mot que tu n’eusses pu entendre. Pas une seule caresse, hormis peut-être un baiser fraternel en la revoyant le matin. Des occupations rudes, positives, un père fort avisé, toujours présent, point de rêveries, point de soupirs ; une seule fois une larme versée sur son front, mais elle allait périr. En un mot, rien de moins semblable à l’amour. Quiconque dit le contraire calomnie. Et pourtant le scrupule m’a saisi brusquement. Je l’ai quittée, pendant son sommeil, comme un voleur.

Je l’ai quittée à cause de toi, et aussi pour éviter les vils soupçons, les médisances ou même les commérages des cigales, qui, je ne le savais que trop, ne manqueraient pas de te porter d’autres nouvelles. Vois pourtant à quoi tout se réduit. Ah ! que je le hais ce peuple babillard, altéré de mensonges, qui me noircit pour te flatter !

Maintenant me voilà seul dans l’univers ! J’ai brisé le cœur d’un enfant. J’ai fait couler des larmes divines, et tu ne m’en sais aucun gré.

Que te dirai-je des ruines d’Italie et de Grèce, et de tant d’empires que je viens de visiter ? Moi-même je suis une ruine au milieu de ces ruines. Moi qui, autrefois, eus relevé si aisément d’une parole ce monde croulant, (tu étais alors près de moi !), je ne savais, pour déguiser mon embarras, que siffler avec le vent d’automne, parmi les pierres amoncelées, comme cela m’est arrivé, sur le seuil entr’ouvert de la porte de Mycènes. J’ai trouvé les cendres d’un petit feu de berger dans le tombeau du grand Agamemnon (quelle occasion pour un magicien !), et à ma confusion je n’ai pu même réchauffer une étincelle sous ces cendres blanchâtres que la pluie avait, il est vrai, détrempées les jours précédents. Plusieurs personnes, qui venaient auprès de moi pour entendre les plus graves entretiens ou pour me demander de ressusciter les villes mortes (chose si aisée néanmoins !), ont été étonnées et presque scandalisées de ne pouvoir tirer de moi qu’un soupir et qu’un nom. Aussi ce temps de ma vie a-t-il été le plus stérile. Ma renommée se perd ; eh ! qu’importe ?