Merlin l’enchanteur/Livre XIV

Michel Lévy frères (2p. 57-84).

LIVRE XIV

LES JEUX


I

Véritablement, lecteur, tu as raison de te plaindre de moi ; et s’il n’est pas trop tard, je vais réparer immédiatement ma faute. Tu veux, avant tout, un esclave, au moins un courtisan dans l’auteur qui sollicite ta faveur. Rien de plus légitime. Et moi, pourtant, je n’ai jamais suivi tes fantaisies, caressé, comme je le devais, tes caprices souverains. Au contraire, le plus souvent je t’ai conduit où tu n’avais aucun désir d’arriver. Moi, moi seul, j’ai frayé ma route à mon gré, sans te consulter ni craindre de me brouiller avec toi pour toujours ; tant la liberté m’était douce alors ! Je ne l’aurais pas changée contre le trône du monde.

Il est temps de renoncer à des pensées trop altières. Je le sens, je l’avoue, lecteur. Vois mon repentir ; s’il est tardif, il est du moins sincère. De ce moment, je dépouille le vieil homme ; je change comme toi de couleur, de sentiments, d’idées, de drapeaux, et défère en tout à la moindre de tes volontés. L’expérience t’a changé, dis-tu ? — Moi aussi. — Tu es converti d’hier ? — Moi aussi. — Te voilà sage, enfin ? — Moi aussi. — Veux-tu changer encore ? Soit. Je me conforme d’avance à chacune de tes métamorphoses, dussent-elles surpasser celles de Protée. Feu, eau, terre, je te suis aisément sous ces masques divers. Il n’y a qu’une chose que je te prie de m’épargner. Il me serait absolument impossible de me métamorphoser en reptile.

Pour tout le reste, je te donne aujourd’hui d’une manière formelle le gouvernement de ma pensée. Tiens ! prends les rênes. Voici le frein argenté que je t’invite à serrer de plus près, et si, comme je n’en doute pas, tu veux te servir du fouet, voici les lanières encore neuves. Sois le phaéton de ce char qui n’est encore qu’à moitié de sa course. Ramène dans le chemin banal ce quadrige trop ambitieux. Choisis la route, le sujet, les personnes. Dis ! parle ! commande ! où te plaît-il d’aller ! Dans la voie Lactée ? Ou, comme je le suppose, dans les régions plus basses ? C’est à toi d’ordonner, à moi d’obéir.

Pour te prouver que ce ne sont pas des mots hypocrites destinés à te leurrer encore, je m’enchaîne désormais à l’imitation des bons modèles : Virgile, le cinquième livre de l’Énéide, l’épitre aux Pisons ; voilà, je pense, une voie sûre et des noms qui t’inspireront l’envie de connaître la suite de ce récit.

Depuis le retour de Merlin, sa sombre tristesse n’avait point échappé à Épistrophius. Le noble roi des ruines entreprit de la dissiper ; et comme il vit un jour notre enchanteur, la tête baissée, plus rêveur qu’à l’ordinaire :

« Vous voulez, lui dit-il, étudier les mœurs des esprits des ruines. Merlin, bénissez votre étoile. Il se présente pour vous une occasion incomparable. J’apprends que les jeux Néméens vont être célébrés dans quelques jours. Aucun des grands rois de notre famille et de leurs conseillers n’y manquera. Nos peuples aussi y seront rassemblés comme la poussière que l’on balaye dans l’aire. Vous pourrez les observer là tout à votre aise.

— Des jeux, sire, interrompit Merlin avec un soupir ! Ils ne sont pas faits pour moi. Je les attristerais.

— Nullement. Ulysse, malgré son désir de revoir Pénélope, n’a pas laissé de se mêler aux jeux du ceste ; Énée, malgré son amour pour Didon, a pris plaisir aux jeux des fils d’Évandre. De même, vous…

— N’achevez pas, sire, dit Merlin. J’y serai. Il suffit que vous l’ayez ordonné. »

C’est par la porte d’Arcadie qu’ils sortirent de la superbe Mavromati, dans le même ordre et avec le même équipage que j’ai décrits plus haut. Au delà des marais de Stényclare, ils commencèrent à gravir une des pentes du Lycée par de menus sentiers qu’avaient tracés les faunes.

Un orage les surprit. Ils s’égarèrent. Par bonheur un centaure vint à passer ; et la pluie dégoûtant de sa barbe touffue, il s’arrêta pour l’essuyer ; puis, sans attendre qu’on l’interrogeât, il leur montra le chemin, le bras tendu, avec un hennissement de joie sauvage auquel répondirent les centauresses. Au bruit de ces hennissements arriva Palamède, couronné d’une ronce. Ce roi conduisit les voyageurs dans sa vaste cité de Lycossure.

Il avait encore quelques soubassements de murailles dont il s’excusa. Ce n’était point, disait-il, paresse ni défaut de zèle, s’il n’avait pas mieux nettoyé le sol. Mais le lieu était désert, fort boisé, les matériaux rebelles : « Après tout, de ces immenses murs dont nous parlent les ancêtres, il ne reste guère que les blocs que voici. Ils serviront de siéges à mes hôtes. »

Épistrophius l’embrassa, le consola, le loua même. Il répondit que, bien loin d’avoir aucun reproche à lui adresser, ce qu’il voyait dépassait son espérance. On s’endormit près d’un petit feu de vieilles souches. Cependant les filles du noble Palamède bercèrent leurs enfants qu’elles tenaient sur le foyer, au risque de les noircir de fumée ; et, pour répandre le sommeil, elles chantèrent à demi-voix en alternant des hymnes très-doux, tels que peuvent en imaginer des esprits des ruines. À ces hymnes répondirent les miaulements des chacals, dominés par l’appel solennel du hibou dans les forêts sonores. Jacques trouva en ce lieu-là une sarcelle qu’il prit au lacet ; il en fit son régal en secret et celui de son maître.

Quant à la manière de vivre en usage dans cet empire, ils trouvèrent, outre la poignée de cresson qu’ils avaient découvert en Messénie, une laitue en Arcadie, cinq olives dans la creuse Lacédémone, une racine dans le plat pays des Tégéates, une châtaigne d’eau chez les Mantinéens, deux oignons chez ceux de Mégalopolis, un crabe dans l’Argolide, trois escargots dans la Corinthie, sans parler d’un fromage de chèvre oublié par un cyclope, probablement par Polyphème, dans sa cage d’osier franc, à l’entrée des voûtes de Tyrinthe.

Je ne décrirai pas le reste du voyage. Sachez seulement qu’ils goûtèrent partout la même hospitalité. Mais je n’omettrai pas de dire qu’à Sparte ils couchèrent chez Hippolyte, duc de Crète, dans une colonne taillée en auge ; à Mantinée, chez Évandre, duc de Syrie, dans un marécage ; à Mycènes, sur le seuil d’une porte entrebâillée et blasonnée qui conduit à la Maremme.

De là ils n’avaient plus qu’une demi-journée pour gagner les gorges de Némée ; ce qu’ils firent au petit pas, en suivant un ruisseau où se baignaient une foule de fleurs, couleur de flamme, comme autant de feux follets. Le nom du ruisseau et des fleurs m’échappe en ce moment. Voyez Strabon, l. IV, édition d’Oxford.

Ils venaient de gagner le sommet de la montagne. À leurs pieds, ils aperçoivent la multitude innombrable des esprits et génies des ruines qui se pressaient dans le val de Némée. (Figurez-vous la forme d’un stade à l’extrémité duquel surgissaient encore quatre ou cinq colonnes d’un temple.) Nos voyageurs reconnaissent avec regret que les jeux ont déjà commencé.

Épistrophius ne put s’empêcher de montrer un peu de dépit de ce qu’on ne l’eût pas attendu.

« Que voulez-vous, disait-il à Merlin ? Ils ne respectent rien, pas même l’étiquette. Mais ce défaut est une de leurs qualités. Peut-être sans cela seraient-ils impuissants. »

En même temps qu’ils descendaient dans la vallée, il reconnaissait la plupart des rois, des princes, des souverains qu’il appelait ses frères, et il les montrait de la main :

« Oubliez, Merlin, vos chagrins ; la fortune vous favorise. Car vous verrez ici nombre de princes qui n’ont pas accoutumé d’être ensemble. Regardez de ce côté, à ma droite. Celui que vous voyez assis sur une petite momie est Pandrasus, roi d’Égypte, le plus beau, le premier des génies des ruines, grand mangeur de peuples, robuste dans les armes, fameux par sa probité, en un mot, sans défaut, s’il ne s’était laissé envelopper de la peste de Sodome. Cet autre, qui est auprès de lui et qui porte la grande mitre étincelante de rubis et de saphirs, c’est Xerxès, roi des Ituréens. Ses ancêtres ont été brouillés avec les nôtres. Mais le temps qui arrange tout a éteint nos rancunes. Considérez ce beau vieillard aveugle, un rosaire à la main, qui me fait signe et me garde une place à ses côtés. C’est le puissant Teucer, roi de Phrygie… Mais, que dis-je ? des plus lointaines régions du globe, les rois, nos parents ou alliés, se sont donné rendez-vous à nos jeux. Qui se serait attendu à rencontrer ici pêle-mêle, Féravis, roi de Gor, Garamon de Cappadoce, et que dis-je, Alifantina, roi des Espagnes ? Ce dernier se joint à nous, sans doute, par le privilége de la misère et de la nudité de son peuple. Et pourtant, à moins que l’âge n’ait affaibli mes yeux, je les ai reconnus tous trois, là-bas, à telles enseignes que les chameaux des deux premiers ont commencé à brouter l’herbe fleurie dans la cella du temple. Me trompé-je ?

— Nullement, sire, répondit le premier des courtisans ; j’ai reconnu aussi les âniers du roi d’Espagne.

— Quel est celui-ci ? demanda Merlin ; je jurerais de l’avoir rencontré, sans pouvoir dire en quel endroit.

— Lequel ?

— Celui qui a le teint si jaune, l’œil évasif ! Comme il se hâte lourdement ! Tout bouffi, il semble encore s’enfler à vue d’œil…

— Passez sans le regarder davantage, répondit Épistrophius. C’est un bel esprit des ruines, un faux enchanteur qui a juré une haine terrible à tous les véritables. Il a essayé longtemps de rester homme de bien et de faire son chemin par son seul mérite. Mais, n’ayant pu réussir à rien par cette voie-là, il se hâte de prendre sa revanche avec tous les vices.

— Comme il a l’air chagrin !

— C’est vrai. Il lui reste, en fait de conscience, un peu de mélancolie. »

Pendant que le roi achevait ces paroles, le sage Merlin laissait errer ses yeux sur la foule rassemblée dans l’étroit vallon. Un seul coup d’œil suffit pour convaincre notre héros que toutes les dynasties qui se pressaient devant lui étaient de la famille d’Épistrophius et possédaient un même génie. C’était partout la même nudité non-seulement de corps, mais d’esprit.

« Je savais bien, se disait-il, que les illustres dynasties qui remplissent les temps obscurs où nous vivons ne sont point imaginaires. Il n’est pas moins très-utile que je les aie rencontrées dans cet endroit, afin que je puisse porter témoignage, un jour, en faveur de leur existence. Et vraiment, ajoutait-il en écoutant le murmure confus, discordant qui montait jusqu’à lui du fond de la vallée, je ne saurais dire, après tout, si elles ne font pas autant de bruit que les monarchies et les empires les plus accrédités dans l’histoire des hommes. »

Nos voyageurs étant entrés dans l’enceinte des jeux, il se fit un moment de silence. On conduisit Épistrophius sur une moitié de chapiteau brisé qui devait lui servir de trône. Il s’assit ayant autour de lui ses serviteurs. Aussitôt l’hymne national sortit de toutes les bouches.

Merlin fit des efforts surhumains pour saisir le nom du dieu qu’ils invoquaient. Il lui fut d’abord impossible d’y réussir, parce que la langue des esprits des ruines lui était encore trop nouvelle. Il en balbutiait à peine quelques mots qu’il prononçait fort mal, au point de ne pouvoir se défendre de rougir en parlant. Mais bientôt, s’étant assuré que ce qu’il entendait dans la foule était un hymne à l’hypocrisie, il le traduisit librement de la manière suivante dans une prose plus fidèle que les vers :

« Hypocrisie, déesse des esprits des ruines, aux paupières peintes de carmin, tu es la plus belle, la plus féconde, la plus secourable des immortelles ! Qui jamais t’a vue deux fois sous le même visage ?

« Ni l’oiseau qui rejette son plumage d’hiver, ni le serpent qui change de peau dans le buisson épineux de nopal, ni l’arc-en-ciel qui enveloppe de son écharpe irisée la face éplorée du jour, ne peuvent t’égaler.

« Tu ne t’enfermes pas à Délos ou à Égine entre les murailles d’un seul temple battu des flots de la mer. Partout, dans chaque temple, tu te fais ta demeure.

« Les portes closes, la nuit, tu pénètres dans l’intérieur sacré, avec l’oiseau nocturne. Tu t’accroupis dans le sanctuaire, sur le parvis de marbre ; et, quand l’aurore s’éveille, tu as précédé le dieu. S’il arrive, il est trop tard pour lui. Tu le chasses de son propre palais.

« Tes soupirs, Hypocrisie, s’entendent de plus loin que ceux du vent dans la maison dévastée d’Éole.

« Ton hymne est le plus bruyant de tous. Il éclate comme le marteau ardent sur l’enclume des forgerons qui réveille la cité endormie. »

Ce que Merlin discerna mieux encore, ce fut l’éloge des feuilles flétries et de l’ivraie pour insulter le froment. L’imitation était de même préférée à l’invention, le savoir-faire au génie, l’hiver au printemps, la mort à la vie. Mais rien ne l’étonna plus que le ton nasillard de l’hymne. Il ne put s’empêcher d’en faire la remarque à son plus proche voisin qui se trouva être Æthion, duc de Béotie :

« Pourquoi tous ici chantez-vous du nez les cantiques à la divinité ?

— Belle question ! Ne savez-vous pas que c’est là le mode byzantin ? Rien n’est plus religieux.

— Pourtant…

— Non, interrompit Æthion. Ne me parlez pas de vos voix jeunes, fraîches, évaporées, qui seraient une injure en face des ruines. Nous avons adopté et ordonné le chant nasillard parce qu’il a en lui une sénilité qui convient parfaitement à la décrépitude de nos empires.

— J’aurais dû le comprendre, » dit Merlin.

Ce dialogue fut interrompu au moment où se fit, sur l’autel, une offrande solennelle de toiles d’araignées.

L’hymne fini, les jeux recommencèrent. Ce n’était ni le ceste, ni la lutte, ni l’arc, ni la course, ni le disque, ni le grossier pugilat, ni le char fumant dans la carrière. Le premier jeu consistait à renverser une des colonnes du temple. Elle avait été élevée jadis par des mains grossières à la Bonne Foi.

Sertorius, roi de Libye, se présenta le premier pour disputer le prix. De ses bras nerveux il enlaça l’arbre de pierre. Longtemps on crut que la colonne allait fondre sur lui, et déjà les visages des esprits des ruines s’épanouissaient de plaisir. Mais ses forces s’épuisent ; il se retire, plein de douleur ; car il entend un sourd ricanement qui s’élève du milieu de l’assemblée.

Tandis qu’il va cacher sa honte, Polictète, duc de Bithynie, grimpe au faîte de la colonne. Comme un berger poursuivi par des loups furieux sortis de l’Hémus, monte de branches en branches, au sommet d’un chêne noueux, d’où il brave les gueules béantes et les crocs ensanglantés de la meute, de même le duc de Bithynie dominait l’assemblée. Il commença lentement à démolir l’édifice, pièce-à-pièce ; chacun admirait ou enviait sa bonne grâce, pendant qu’il détachait les pierres l’une après l’autre. Bientôt il eut fait disparaître l’orgueil du temple. Un immense applaudissement s’éleva de toutes parts. Il reçut en récompense une couronne de feuilles mortes et une momie de tortue artistement enluminée que Pandrasus, roi d’Égypte, avait apportées des bords du Nil.

L’émotion venait à peine de se calmer. Un héraut proposa la question suivante à la foule :

« Quel est le moyen le plus sûr de faire d’une cité ou d’un État la demeure des loups et des renards ? »

Sitôt que ces paroles furent prononcées, presque tous se levèrent précipitamment pour disputer le prix.

Comme on voit dans l’automne, en Bourgogne ou en Bresse, une bande de corbeaux, de sansonnets ou de pinsons posés sur la terre humide ou sur les buissons déjà dépouillés de baies et de mûres, si l’un d’eux, perché à l’écart, pousse un cri, tous aussitôt partent d’une aile rapide et l’air en est obscurci. Un seul, plus avisé ou plus glouton, reste immobile et continue à se gorger de nourriture. Ainsi, pendant que tous s’élancent inconsidérément, le seul Xerxès, roi des Ituréens, prend la parole et dit :

« Je sais ce qui amène le plus vite le désert dans une cité. C’est le feu, témoin l’incendie du temple de Persépolis. »

Ayant parlé ainsi, il rentra dans le silence. Sur cela, Sagremor, roi de Byzance, fit signe qu’il savait la vérité. Tous se turent pour l’écouter :

« Ce n’est pas le feu, dit-il, c’est l’eau qui rend les villes solitaires et muettes, témoin le déluge de Deucalion. »

Les esprits étaient ainsi partagés, lorsque Merlin s’approcha d’Épistrophius et l’interpella en ces termes :

« Et vous, beau roi des ruines, ne parlerez-vous pas ? Certes, la honte serait grande pour vous et votre peuple si vous vous laissiez lâchement dérober le prix sans combat.

— Assurément, je désirerais parler, Merlin, répondit Épistrophius. Mais je ne sais trop que penser, et je crains de provoquer le rire. »

Tous deux s’entretinrent encore quelques moments à voix basse ; après quoi, Épistrophius, comme s’il était emporté par une inspiration soudaine, montant debout sur son débris de chapiteau :

« Rois, monarques, dynastes des ruines, vous tous qui m’entendez ici, sachez que ni le feu, ni l’eau, ni même le fer ne détruisent les cités. Ce qui les fait crouler, c’est…

— Qu’est-ce donc ? interrompit la foule toujours trop impatiente.

— C’est d’en ôter la liberté et la justice, reprit avec calme Épistrophius. »

Merlin, qui avait soufflé cette réponse, baissa les yeux. Tous ou presque tous battirent des mains. Le bruit s’en répandit jusque dans le bois de pin de Dhervény qui est à cinq lieues de là. Épistrophius fut proclamé le roi des jeux. On lui donna la couronne de persil ; il reçut en outre, pour récompense, des urnes fêlées, pleines encore d’une cendre humide, dernier reste du peuple puissant des Ituréens. Tels furent les jeux qui remplirent la première journée.

Le lendemain, dès le point du jour, l’ambition des meilleurs fut excitée plus encore que la veille. On avait réservé, pour l’heure matinale, de disputer le prix du sophisme. Il s’agissait de prouver que le blanc c’est le noir, que le oui c’est le non, qu’il fait nuit à midi, en un mot, de jouer avec la conscience et la parole humaine, comme les anciens trop simples jouaient à la paume, au disque ou aux osselets. Les concurrents furent innombrables ; c’était l’industrie nationale.

Périclès, duc d’Athènes, prouva qu’il fait nuit en plein jour ; Simonide, roi de Pentapolis, que le despotisme est le père de la liberté ; Aschillius, roi de Dacie, que le mal est l’auteur de tout bien ; Hélicanus, seigneur de Tyr, que deux et deux font cinq ; Hirtacius, roi des Parthes, qu’envahir une nation c’est l’affranchir ; Mustansar, roi des Africains, que pour trouver la vérité il faut s’abêtir ; Bocchus, roi des Mèdes, que Dieu a commencé par être le diable ; Sagremor de Byzance, que le génie c’est une orgie ; Griffopoulos, qu’Homère n’a jamais existé, ni lui, ni aucun grand homme ; Pandrasus le Pieux, que le comble de l’art humain c’est de ramper ; Ergotérion, que le peuple des ruines ne se trompe jamais ; Hocus-Pocus le Madré, que les idées font leur chemin toutes seules, sans que personne s’en mêle ; Tohu-Bohu, roi d’Assyrie, que la vérité c’est le mensonge.

Il y eut une grande incertitude dans l’assemblée quand il fallut donner le prix. Tous l’avaient mérité à certains égards et le réclamaient avec la même violence. La routine prévalut. On le donna au roi de Byzance, parce qu’il l’avait obtenu, il y avait quatre ans à peine, aux jeux isthmiques. Il reçut la couronne de pavots et trois pièces de monnaie éginitique qu’on venait tout nouvellement de découvrir dans l’île.

Après cela, les rois et les peuples assemblés disputèrent entre eux le prix de poésie. Il s’agissait de rassembler le plus grand nombre possible de mots sonores, sans toutefois qu’il s’y glissât une seule pensée. En outre, il fallait éviter à tout prix le concours heureux de syllabes longues et brèves d’où était née la mélodie antique. On compterait, après coup, impartialement, sur ses doigts, le nombre des syllabes. Rien de plus.

Æthion, le Béotien, fut celui qui approcha le plus de la perfection. Il réussit fort bien à altérer la langue, mais, dans le reste, il échoua. On le vit prendre une espèce de guzla, à trois cordes, sur lesquelles il promena au hasard un petit archet. D’abord il avait l’intention sincère de n’assembler que des mots. Mais, soit le lieu, soit la circonstance, soit que la fatalité pesât sur lui, il se laissa entraîner à prononcer une vingtaine de vers, dans lesquels il y avait quelques images ingénues ou même énergiques de têtes coupées conversant avec les éperviers aux ailes d’or, le tout formant un ensemble plein à la fois d’inspiration et de grandeur sauvage.

« Arrêtez ! s’écria Polictète que l’envie dévorait. Arrêtez ! j’ai entrevu une pensée, un sentiment dans vos vers. »

Æthion s’en défendit avec indignation.

« Je n’ai pas eu la moindre idée, je le jure, poursuivait-il ; je n’ai pensé en rien.

— Si vous ne l’avez fait, repartit Polictète avec plus d’aigreur, vous l’avez du moins laissé croire. Il est trop tard pour s’en dédire.

— C’est donc sans l’avoir voulu, » dit Æthion.

Beaucoup d’autres s’essayèrent après lui. Aucun ne fut plus heureux. Tantôt leurs voix s’élevaient comme une plainte du vent dans un champ d’asphodèles, tantôt un soupir sortait de leur poitrine, et même à leur insu. D’autres fois les paroles qu’ils prononçaient en souriant éveillaient malgré eux de lointains échos. Bref, nul ne put s’élever à cet idéal parfait du vide, du sonore, du précieux, qu’ils poursuivaient avec tant de zèle. Les mots, en dépit d’eux, avaient un sens dans leurs bouches. Aussi les concurrents, pleins de honte, durent se retirer au milieu des huées de la foule.

La journée, déjà fort avancée, se termina par la lecture solennelle qu’Hélicanus, seigneur de Tyr, fit de la grande histoire qu’il avait composée des dynasties des ruines. Depuis Hérodote, c’était la première fois, peut-être, que la Grèce assistait à une semblable fête de la parole. Tous se pressèrent autour de l’historien. Il s’assit sur l’herbe fanée, et, tenant sur ses genoux le vaste volume, il commença ainsi :

« En ce temps-là les orties et les ronces commencèrent à pousser naturellement dans l’enceinte des temples ; les chardons se répandirent sur la face des royaumes, et ce fut une allégresse universelle.

« L’année suivante il y eut beaucoup de roseaux dans l’empire de Micipsa, et cette prospérité emplit de joie le cœur de chacun.

« L’année qui suivit fut plus favorable encore. Les murailles des villes s’écroulèrent avec un bruit harmonieux.

« Après cela nouveaux progrès, dont tous les gens de bien se réjouirent. À la place des hommes, les renards s’établirent dans Sparte. Le duc de Crète en fit, dans la citadelle, une chasse considérable, dont les vieillards se souviennent encore.

« Enfin, la civilisation fut portée à son comble. Les vautours nichèrent à Corinthe, à Sicyone. Sagremor, roi de Byzance, nourrit, dans les combles du Parthénon, des éperviers aux ailes d’or, tels que les hommes de nos jours ont peine à les élever. »

Pour conclure, l’historien voua à l’exécration de la postérité quelques esprits qu’il nomma par leurs noms, lesquels avaient essayé d’arrêter le sage progrès des ruines. Il montra, par une haute philosophie, combien est courte la sagesse des hommes, combien le fait accompli est toujours admirable, quelle calamité c’eût été pour le monde si, au lieu des ronces, on eût vu des peuples fleurir dans l’enceinte réparée des villes. Le cours des choses eût été interrompu, la fatalité contrariée, la nature violée, la majesté des ruines outragée…

« Où seriez-vous à cette heure ? » s’écria-t-il dans un mouvement qui enleva tous les cœurs.

Après avoir fait entrevoir le danger, il montra le salut dans le génie tutélaire d’Épistrophius et de ses principaux conseillers.

Ainsi parla l’historien. Il avait habilement promené les esprits de la quiétude à la terreur, de la terreur à la sécurité. Un enthousiasme dont on ne les eût pas crus capables avait saisi les peuples des ruines. Des larmes de plaisir roulaient dans tous les yeux. Quand l’historien eut fini, l’assemblée transportée le couronna de feuilles de persil. Plus d’un esprit silencieux se tenait à l’écart, perdu dans une contemplation profonde ; et ce n’était pas seulement une basse envie qui les agitait, mais bien plutôt le désir d’atteindre à une gloire semblable.

II

Pendant que les jeux faisaient oublier les heures, Merlin nourrissait de profondes pensées. Il avait attendu que la lassitude des uns, le dépit des autres, sans doute aussi la curiosité de fous, produisissent dans les esprits une diversion dont il comptait profiter pour exposer le sujet de son ambassade. Épistrophius lui ayant fait signe que c’était le moment de parler, il le fit en ces termes, non pas sans avoir invoqué d’abord le dieu inconnu dont il n’avait pu saisir le nom :

« Puissants rois et magnifiques seigneurs, je suis envoyé par le roi des rois, Arthus, pour nouer avec chacun de vous des liens de religion, de politique, de commerce et surtout d’amitié, car vous ne pouvez rester isolés plus longtemps dans ces déserts.

« Regardez-moi, s’il convient à Vos Majestés, comme l’ambassadeur de l’avenir ; ce titre est celui qui répond le mieux aux instructions que j’ai reçues.

« Quel que soit l’éclat de vos fêtes, vous ne pouvez vous faire une entière illusion. Il y a parmi vous un commencement de décadence, faible, si vous le voulez, imperceptible au regard du grand nombre, mais qui, néanmoins, ne laisse pas de percer sous la magnificence de vos solennités. N’attendez point que le mal s’aggrave. Nous vous offrons l’alliance avec des dynasties jeunes, vivaces, qu’aucun malheur ne courba jamais. »

Il conclut en proposant aux rois assemblés de payer un léger tribut ; dans le fond, il se contenterait, comme hommage, d’une pincée de poussière.

Tous les regards de l’assemblée s’étaient portés aussitôt sur Micipsa, roi de Babylone. C’était celui qui était réputé le plus sage. On attendait de lui qu’il répondit pour tous ; il se contenta de dire :

« Il n’est assurément personne de nous qui ne connaisse la gloire du grand Arthus. Dites-nous seulement s’il possède beaucoup de ruines.

— Il n’en possède aucune, répondit ingénument Merlin.

— Comment ! reprit Micipsa qui ne put cacher son mépris, et vous osez l’appeler le roi des rois !

— Il est vrai ; ses villes ne font que de naître. Vous ne trouveriez chez lui ni masures ni décombres. C’est un ordre tout nouveau dont rien ne peut donner l’idée. Figurez-vous un fleuve qui s’enrichit de mille rivières. Voilà l’image de son royaume.

— Ce que vous dites, murmura Micipsa, renverse toutes les idées connues. Vous appelez prospérité ce que tout le monde, jusqu’ici, a appelé désolation. Mais enfin, si Arthus est pauvre en ruines, il a du moins, j’imagine, en abondance de la poussière et des cendres d’anciens peuples ?

— Non, dit Merlin ; tout chez lui grandit, se développe. Où il n’y avait qu’un hameau, vous voyez le lendemain une ville. Où il n’y avait qu’une ville, vous trouvez le jour d’après un empire.

— Quel scandale ! et cet état de choses le satisfait ! il le tolère ! Le moyen d’avoir rien de commun avec un royaume semblable ! Ce doit être un beau désordre !

— La postérité en jugera !

— La postérité, dites-vous ? Nous l’empêcherons de naître. »

En signe d’assentiment, la foule pencha la tête, et l’on entendait chacun dire à son voisin :

« Un empire sans ruines !

— Vous figurez-vous cela, je vous prie ?

— Mais, de grâce, où siège donc cet étrange monarque ? »

Tout semblait rompu sur ces paroles, et les cœurs allaient de plus en plus s’aigrissant, quand les filles d’Épistrophius s’approchèrent de Merlin. Elles s’appelaient Euphrosine, Théone et Thaïs. Toutes trois avaient brillé dans les danses qui avaient servi d’intermèdes aux jeux. La plus âgée, Euphrosine (c’était aussi la plus sérieuse), ne paraissait pas avoir dix-huit ans :

« Avant de nous quitter, dit-elle à Merlin, parlez-nous, seigneur, des jeunes gens de la cour d’Arthus. Passent-ils leur temps, comme les fils des esprits des ruines, à sommeiller dans les champs de bruyères ? Sont-ils indifférents comme eux ? N’ont-ils des yeux et des oreilles que pour les hiboux et les renards auxquels ils ne font pas même la chasse ? Enfin, consument-ils leurs jours dans la plus maussade apathie, sans rien aimer, hors la stérile poussière que soulèvent leurs pieds indolents ? Car, telles sont, chez nous, les mœurs des jeunes princes et de tous les fils des esprits des ruines ?

— Rien n’est plus vrai, ajoutaient Thaïs et Théone. Ils ne savent plus ni aimer ni haïr.

— Il en est tout autrement chez nous, répondit Merlin. Les jeunes gens y sont toujours remplis d’amour. Ils abreuvent leurs regards dans les yeux des jeunes filles, témoin Tristan, Lancelot et une foule d’autres dont la vie entière n’est qu’une caresse.

— Ciel ! quelle différence avec notre sort, reprit Euphrosine. Ce que vous nous apprenez, seigneur, redouble le morne ennui qui nous ronge dans ces beaux lieux ! Mais aussi quelle implacable solitude ! Surtout quelle monotonie ! Notre vie se consume à épier le désert ; heureuses encore quand nous pouvons apercevoir, du haut d’une ruine, quelque beau pirate basané sur la mer azurée.

— Vous seules ici m’avez compris, filles des déserts. Vous n’êtes pas sans crédit sur l’esprit d’Épistrophius, votre père. Aidez-moi à le convaincre qu’il peut y avoir quelque bien ailleurs que dans les ruines.

— Ce sera difficile, seigneur ; mais nous l’essayerons. »

Elles tinrent parole et réussirent à demi. Le corps des dynastes des ruines déclara, il est vrai, le lendemain, qu’il ne pouvait rien céder de son principe sacré, la religion des décombres, la foi dans le ver du sépulcre, l’horreur innée des cités florissantes ; qu’ainsi il n’y avait pas à songer à une alliance, telle que l’entendaient le roi de l’avenir et son ambassadeur ; mais, nonobstant, les relations établies avec Arthus pour l’importation et l’exportation de la rouille et de la poussière ne cesseraient pas pour cela ; et même s’il se présentait quelque héros ou simple enchanteur, on lui offrirait la même hospitalité qu’à Merlin.

III

Avant que l’assemblée se dispersât, le mariage d’Euphrosine, la fille chérie d’Épistrophius, fut célébré à l’extrême contentement de notre héros. Il ne désirait rien tant que de savoir tout ce qui se rapporte à l’amour, aux fiançailles et au mariage entre les esprits des ruines.

J’ai dit qu’Euphrosine avait alors dix-huit ans ; elle n’en paraissait pas avoir quinze ; le front petit, le nez droit qui semblait ébréché à l’extrémité (c’était la trace d’un accident de son enfance). Ses yeux immobiles manquaient un peu d’âme ; mais ils eussent été un parfait modèle dans un atelier de peintre. La tête un peu étroite était admirablement attachée à un col de reine ; une poitrine qui ne venait que de naître, et déjà une incroyable fierté, un peu de sécheresse, de la dureté même. Sa beauté était presque sans défauts, et pourtant peu de gens en avaient été frappés. Du premier coup d’œil Merlin la découvrit parfaitement à travers un teint bronzé sous lequel elle était aux trois quarts ensevelie. Il la fit remarquer à d’autres ; et depuis cette heure, chacun s’écria :

« Quelle est belle ! puis, c’est la fille d’Épistrophius ! »

Tous les princes et souverains des ruines furent invités à étaler dans un champ d’asphodèles les nombreuses richesses qu’ils possédaient. Ils en formèrent de petits monceaux de cendre et de poussière sépulcrale, recouverte de quelques paillettes d’or. Le monceau d’Alifantina s’étant trouvé le mieux fourni, ce fut Alifantina qu’Euphrosine choisit pour son époux, sans même le regarder. Or, il était laid de visage, pauvre de cœur, rassasié d’années.

Merlin ne doutait pas que, dans cette cérémonie des cendres sépulcrales, il n’y eût quelque ancien sens mystique religieux, qu’il comptait bien découvrir par la suite. Il aurait surtout voulu apprendre l’histoire de la passion qui entraînait irrésistiblement l’un vers l’autre, les deux fiancés.

« Comment, leur disait-il, est né cet amour sacré qui a vaincu le temps ? Où et depuis quand ? sous quelle étoile radieuse ? Est-ce en présence du noble Épistrophius ? Quel regard, quelle parole, ou quel silence vous a d’abord révélés l’un à l’autre ? À quel signe avez-vous reconnu la flamme qui ne s’éteint jamais ?

— Ce matin, répondit Alifantina, nous ne nous connaissions pas même de vue.

— Il y a, seigneur, répliqua Merlin, des exemples de cette impétuosité de deux cœurs qui se précipitent l’un vers l’autre. La foudre est moins rapide : un clin d’œil renferme mille vies.

— Parlons raison, Merlin. J’ai déjà trois cents femmes. La convenance de fortune m’a seul conduit à en prendre une nouvelle.

— Il est vrai, ajouta Euphrosine. La convenance parlait ; elle est notre reine, la vôtre aussi, sans doute. Adieu, Merlin, gardez vos songes ; le temps en est passé pour nous. »

Après ces mots distraits, le cortége commença à s’ébranler. Il était précédé d’une troupe de jeunes filles qui faisaient résonner en guise de musique, des sacs de vieille monnaie rouillée, à l’oreille des épousés.

« Bon Dieu ! s’écria Merlin ! Quelle sordide harmonie ! Où allez-vous ? Est-ce ainsi que vous vous mariez ici entre vous, sans trouble, sans joie, sans passion, sans préférence ni amour ? Arrêtez ! que peut-il sortir de cette double avarice ? Quelle génération impure je vois naître de ces impures épousailles ! Vous perdez d’avance l’avenir du grand peuple des ruines. Ô profanation du lit nuptial ! la chair se révolte aussi bien que l’esprit. De ma vie, je ne soupçonnai que cela fût possible.

— C’est pourtant, interrompit Épistrophius qui l’avait entendu, l’usage immémorial établi chez tous les esprits des ruines que vous avez pu visiter.

— Se peut-il ? poursuivait le bon Merlin. Tant de légèreté unie à tant de convoitise ! Le mariage est donc chez vous un calcul, une occasion froidement saisie, un arrangement de fortune ?

— Précisément, c’est le plus constant de nos usages.

— Que m’apprenez-vous, ô roi des ruines ? Je vous avais pardonné tant de choses ! Je m’étais accoutumé à vos royautés de cendre. Mais une vie sans amour, qui peut se l’imaginer ?

— Vous êtes jeune et romanesque, Merlin, reprit Épistrophius visiblement piqué. Vous avez habité parmi nous, et vous ne nous avez pas compris. »

Merlin aurait voulu répondre : « Je m’en glorifie, » mais par respect il se contint ; et se plaçant dans le cortége, derrière Euphrosine, il lui dit tout bas à l’oreille :

« Arrêtez-vous ! il en est temps encore. Livreriez-vous vos charmes presque divins pour ce peu de poussière ? Que sont ces richesses étalées, au prix d’un seul de vos regards ? »

La pompe nuptiale s’arrêta un moment pour jeter des fleurs flétries sous les pas des épousés ; il continua :

« Savez-vous donc quelle félicité vous était réservée dans une union que le cœur eût choisie ? Souvenez-vous, Euphrosine, de vos rêves ailés, quand vous regardiez les nues : je me proposais de les réaliser tous. »

Le cortége se remit en marche ; Merlin poursuivit :

« Attendez seulement, Euphrosine. Foi d’enchanteur, je m’engage à découvrir celui que vous devez aimer, beau, jeune, bien fait, en tout semblable à vous. Que vous en coûte-t-il d’attendre ? Hier encore, vous parliez d’amour, et vous en parliez si bien !

— Parler dans un sens et agir dans un autre est le premier signe d’une bonne éducation parmi nous, répondit Euphrosine en se retournant avec un peu d’humeur. D’ailleurs je me sens vieille, j’ai déjà dix huit ans !

— La poésie n’est donc pour vous qu’un fard ? Elle est pour moi la vie même. Comment pourrions-nous nous entendre ? Pourtant, si quelqu’un pleure jamais sur vous, ce sera moi. »

Ici Merlin s’aperçut qu’on ne l’écoutait plus : il se résigna à garder le silence. La troupe des jeunes gens frappa l’une contre l’autre, — en guise de cymbales, de vieilles pièces d’argent retrouvées dans les décombres. Les deux époux échangèrent entre eux froidement un frêle anneau de verre ; puis ils franchirent le seuil de la chambre nuptiale avec un surcroît d’ennui qui n’échappa aux yeux de personne. Tous firent entendre ce long ricanement sec, forcé, particulier aux esprits des ruines ; il se confondit avec le bruit des feuilles mortes que le vent souleva autour des colonnes brisées du temple.

Cette vision d’un monde sans amour fut si nouvelle et si extraordinaire pour Merlin qu’elle acheva de le consterner, car il sentait qu’il n’aurait jamais aucune puissance sur ce peuple singulier. « Ils sont esclaves, pensait-il avec amertume, ils ne peuvent aimer : l’homme libre en est seul capable. »

De ce moment il trouva dans tout le royaume d’Épistrophius une odeur fade de catacombes qu’aucun parfum ne pouvait dissimuler ; pour s’éloigner de la cour, il cherchait un prétexte ; la lassitude produite par les jeux fut celui qui s’offrit de lui-même.

Dans le même temps, l’assemblée des esprits des ruines se dispersa. Chaque roi regagna son royaume. Mais la fortune ne fut pas égale pour tous. Polictète, duc de Bithynie, le jour même où il rentrait dans ses États, fut pillé par une horde qui lui enleva sa couronne de genêts. Pandrasus, après avoir fait naufrage à Andros, erra dix ans sur les flots et trouva son royaume occupé par un serpent et un lion. Il parvint néanmoins à rentrer en possession de son empire, mais non sans avoir reçu un coup de griffe que l’on crut longtemps mortel et dont il ne fut jamais entièrement guéri. Quant aux autres Dynastes, ils regagnèrent, sans aventures, leurs États, où ils eurent seulement à essarter quelques broussailles.

Tels sont les faits que j’ai pu dérober à l’oubli dans l’histoire des dynasties tenues jusqu’ici pour imaginaires. Heureux si les faits n’eussent pas été trop rares ! Du moins j’y ai appliqué une méthode rigoureuse ; et si cette méthode, honneur de notre temps, n’a pas failli dans mes mains, je puis me flatter d’avoir élevé un monument qui bravera les morsures d’une science envieuse.