Merlin l’enchanteur/Livre XVIII

Michel Lévy frères (2p. 167-198).

LIVRE XVIII

DOLORÈS


I

MERLIN À VIVIANE.

Colibri ! colibri ! portez ce message ! et que votre aile soit plus rapide que l’aile de la calomnie qui vole après vous !

Le jour de Sainte-Isabelle, patronne de Grenade, un écolier de ce pays, Lisardo, est venu me prier de me rendre à Cordoue auprès d’une jeune fille, Dolorès, sur laquelle de méchants génies ont jeté un sort. Pouvais-je refuser le secours de mon art ? Non, assurément. Sur-le-champ je me suis mis en voyage. Les sierras de Grenade à Cordoue m’ont retenu trois jours. J’arrive ; dans une cour, sous des colonnettes, au bord du Guadalquivir, une jeune fille voilée m’attendait. À mon approche elle laisse tomber de ses mains défaillantes un petit poignard.

Comme il est fréquemment question dans ce pays de femmes et de houris voilées qui vous entraînent d’escaliers en escaliers dans des rues tortueuses, et à la fin se trouvent être d’affreux squelettes, je résolus de me tenir sur la plus grande réserve.

« Qu’avez-vous, Dolorès ? Que demandez-vous de moi ?

— Seigneur enchanteur, faites que je sois aimée, ou je meurs.

— Volontiers ; mais je ne puis rien si vous ne levez votre voile.

— J’obéirai, seigneur. »

Sur cette réponse, je m’attendais à voir la face hideuse de quelque cadavre.

Ô éblouissement ! À peine dix-sept ans. Un front presque aussi blanc que le tien, si ce n’est pas un blasphème ; des cheveux comme les tiens, excepté qu’ils sont moins soyeux et plus noirs ; des yeux qui lançaient des éclairs, des lèvres qui rappelaient les tiennes, hormis qu’elles étaient tremblantes.

« Aimée ! Dolorès ! aimée ! oui, vous serez aimée, ou je ne m’appelle pas Merlin. Mais de qui voulez-vous l’être ?

— De vous, seigneur enchanteur. »

À ces mots, je sentis que par trop de précipitation je m’étais enchaîné moi-même. Que faire, Viviane ? la parole sacrée avait été prononcée. Voilà pourquoi je fus vaincu, mais seulement à moitié. Je lui représentai avec force que ce qu’elle demandait de moi était presque impossible ; mes engagements, mes promesses, mes liens de diamant, il n’en était pas de plus solides au monde. Non, jamais… que plutôt le ciel me… Enfin, je te nommai, Viviane. Elle n’en prit aucun souci et ne m’entendit pas. Ses yeux brûlants étaient cloués sur moi ; je fus forcé de baisser les miens, de regarder à ses pieds. Ce qu’elle aime de moi, dit-elle, ce n’est pas telle ou telle qualité : ce n’est ni mon corps ni mon âme : c’est la magie. Voilà pourquoi le mal est si profond. Ses mains tremblaient, ses genoux fléchissaient ; deux fois elle se roula devant moi sur le pavé de marbre ; deux fois je la pris dans mes bras et je la relevai ; mais je murmurai aussitôt : « Il est trop tard ! »

« Il faut donc mourir ! » s’écria-t-elle.

Il est certain que depuis ce moment, elle a essayé dix fois en une heure de se jeter par la fenêtre, dans le Guadalquivir, lequel malheureusement passe sous le balcon. Ce qui m’a obligé de mettre des barreaux ciselés à toutes les fenêtres andalouses. Mais qu’est-ce que cela ? mon Dieu !

Déjà son visage est pâle comme un vase d’albâtre à travers lequel rayonne une lampe sacrée. Pour peu que je m’éloigne, ses cris s’entendent du fond du patio. Car elle a la voix claire, argentine et même un peu africaine. Je lui apprends à jouer des castagnettes. Sa douleur passe alors comme les orages de ce pays. Ils sont terribles, mais ils font place aussitôt à une sérénité radieuse.

Cirques, corridas, toros embolados, je l’accompagne partout. Quand je vois ses regards de houri se repaître de l’agonie majestueuse des taureaux sanglants, en même temps qu’elle agite son éventail sur son sein, je tressaille.

J’ai pris aussi le parti de l’accompagner aux offices, au salut, aux vêpres, à l’Angelus dans l’immense mosquée. Qu’arriverait-il si je la quittais un moment ? Je ne puis y penser.


P. S. — Il est trop tard pour te faire aujourd’hui son portrait, quoique tu m’aies recommandé de ne pas manquer des occasions de ce genre. En voici au moins quelque ébauche : Sa taille est souple, élancée, grande (chose rare chez les Espagnoles). Elle a la démarche d’une déesse qui effleure des touffes de roses ; le col blanc de neige, une gorge toujours émue comme un oiseau effaré pris au filet ; de petites mains, de petits pieds (autrefois je ne discernais que le visage). Sa tête, un peu mignonne pour sa haute taille, la fait paraître plutôt gracieuse que belle. Avec cela un son de voix limpide, cristallin dont rien ne peut donner l’idée, si ce n’est un rayon de miel où l’abeille a laissé son aiguillon. Son unique défaut vient de ce qu’elle a toujours été entourée d’hommes soumis au moindre de ses regards. Elle ne peut souffrir que l’on ne prenne auprès d’elle l’attitude de courtisan ou au moins de suppliant. Son dépit se montre alors par une légère altération de voix.

II

Cordoue.

Que je la connaissais mal et quel abîme est dans le cœur des hommes ! Je l’ai revue hier ; c’était dans le jardin d’orangers et nous étions seuls. La nuit descendait sur nos têtes, à nos pieds le Guadalquivir roulait ses paillettes d’or. Jamais tant de paroles emmiellées, caressantes, tant de regards suppliants. Les citronniers aussi m’enivraient de folles bouffées. Elle s’en aperçut et joignit ses deux mains pour me faire une prière. Je les pris dans les miennes :

« Cher Merlin, dit-elle enfin à voix basse, devine-moi sans que je parle, toi qui lis dans les cœurs. Que vois-tu là-bas dans cette étoile ? »

Et ses yeux s’allumèrent au plus brûlant rayon de Cassiopée.

« C’en est trop ! lui dis-je, vaincu un moment par la magie qui, à cette heure nocturne, tombait du ciel sur son front de houri, et se glissait avec la rosée dans les anneaux de ses cheveux.

« Dans cette étoile je lis la félicité prochaine ! »

Et je pris sur ses lèvres un brin de myrte qu’elle serrait de ses dents de perle.

Mais elle aussitôt, se levant et changeant de ton :

« Mal deviné, bel enchanteur ! Vous vous trompez. Écoutez-donc, puisqu’il faut parler, et dans ce que je vais dire, voyez la franchise d’une âme espagnole. Je ne vous aime plus, depuis au moins deux jours.

— Pourquoi cela, bonté du ciel ? me suis-je écrié, en me levant à mon tour, en sursaut.

— Parce que celui que j’aime est don Juan de Tenorio. Je l’ai rencontré hier aux courses de taureaux. Je compte, Merlin, sur votre grandeur d’âme. Procurez-moi une échelle de soie, un manteau qui rende invisible et deux chevaux noirs ; qu’ils soient plus rapides que le vent. Don Juan doit m’enlever à la nuit tombante.

— Don Juan ? Y pensez-vous, Dolorès, le connaissez-vous ? »

Et je lui dévoilai tout ce que je sais de ce cavalier : qu’il se joue de tous les serments, qu’il est le scandale des enchanteurs ; l’Alhambra est plein de ses forfaits ; il la fera mourir de honte.

« Mourir, Merlin ! précisément il me plaît de mourir. »

Je lui représentai sa conduite envers moi. Était-ce donc un jeu, un caprice ? Était-ce un artifice pour enflammer un autre ? Quelle ingratitude, mon Dieu ! car enfin toutes les Espagnes m’avaient vu complaisant et soumis lui donner des aubades. Si du moins elle avait fait un autre choix, par exemple Lisardo ! Mais don Juan !… Et mille autres propos de ce genre, frémissant les uns d’indignation, les autres d’une tendre pitié.

Pour toute réponse elle se mit à jouer des castagnettes. De colère je cassai son éventail. Elle dansa un fandango. Je pleurai : elle éclata de rire. Sur cela, je me retirai en prononçant des paroles de colère qui, je le crains bien maintenant, retomberont sur la face des Espagnes, en fléaux tels que stérilité, guerres, famine, pluies de sang, car la colère d’un enchanteur stérilise tous les lieux où elle éclate.

Ô Viviane, qu’un enchanteur qui par un mot, un regard, s’est enchanté lui-même, est réduit à une étrange impuissance ! Comme il est le jouet des jeunes filles ! et que sa sagesse devient promptement folie ! Moi-même j’ai envoyé à la porte de Dolorès l’échelle de soie, le manteau qui rend invisible et les deux chevaux noirs plus rapides que le vent.

Viviane ! Viviane ! où es-tu ? Idéal éternel ! pureté, beauté sans caprice et sans tache ! de quelle hauteur tu domines toutes les belles que je rencontre dans ce pays et dans ceux que j’ai parcourus jusqu’ici ! Tu es leur reine ; elles sont indignes de dénouer ta ceinture.

Ciel ! ai-je bien pu dire que Dolorès avait la moindre ressemblance avec toi ? L’ai-je dit, en effet ? Mes yeux étaient donc aveuglés ? Ne crois pas, du moins, qu’il y ait eu la moindre étincelle d’amour dans tout ce que je viens de te raconter. Ne profanons pas ce mot, Viviane, tes lèvres seules sont dignes de le prononcer.

III

Séville.

J’ai poursuivi le ravisseur. C’est à Séville que je l’ai atteint, comme il entrait dans l’Alcazar. Là je l’ai vu de mes yeux cet illustre enchanteur, ce don Juan de Tenorio, qui met son art à tromper les plus belles et à jouer avec l’amour ; d’abord un nom seul put sortir de ma bouche.

« Dolorès ! Dolorès ! où est-elle ? Qu’en as-tu fait, maudit ?

— Dolorès ? Ah ! oui ! Je m’en souviens. C’est à peine si j’ai pu soutenir sa conversation jusqu’à moitié chemin d’Alcala-la-Reale.

— Don Juan ! tu surpasses Caïn ! Il tuait simplement : toi, tu flétris pour mieux tuer. »

Et sur ce ton je parlai le langage tantôt du dernier juge, tantôt d’un père indigné, sans oublier que par sa conduite il déshonorait notre art.

« Vous seul, seigneur, pouvez me comprendre, a-t-il répliqué sans colère. Vous savez ce que c’est qu’aimer, Merlin !

— Oui, je le sais. Je pourrais vous l’apprendre, don Juan.

— Ce qui m’entraîne, seigneur (et en prononçant ces mots il leva les yeux au ciel d’un air dévot), ce n’est pas un vain plaisir de briser les cœurs, encore moins une sauvage ardeur des sens. C’est une soif infime de l’idéal, laquelle ressemble à l’amour divin. Je ne puis rester fidèle à aucune femme, parce qu’aucune d’elles n’a ce comble de perfection divine que je cherche en toute chose. La mère des dieux, je crois, pourrait seule me satisfaire. Si j’avais été païen j’aurais voulu, comme Ixion, posséder l’épouse de Jupiter.

— Assez ! don Juan, assez de blasphèmes ! Ne continuez pas davantage ce hideux imbroglio d’amour et de théologie qui est aujourd’hui si fort à la mode, moyen assuré de se tromper soi-même et les autres.

— Seigneur Merlin, venez souper ce soir avec moi. Vous en apprendrez davantage ; il s’agit de magie : c’est votre place.

— J’y serai, don Juan, mais comme le remords qui s’assiéra en face de vous.

— Soit, cher Merlin. »

Puis, se levant, il accompagna ce mot d’un sourire je dois l’avouer, irrésistible.

En ce moment même je sors de ce souper mémorable dont s’entretiendront tous les siècles. Nous venions de nous asseoir et nous parlions de toi, Viviane. À ton nom, il a osé sourire avec une fatuité qui a mis l’enfer dans mon sein. Mais que ce sourire a été vite changé en un pleur éternel ! On frappe trois coups à la porte ; j’ouvre. Un homme de pierre entre à pas comptés ; je reconnais en lui la puissance inexorable des abîmes. Il tend sa main de marbre à don Juan. Don Juan lui donne la sienne. L’homme de pierre l’entraîne ; je reste seul à demi aveuglé dans les flammes paternelles.

Et le noir cobold, qui les attisait de son croc, me dit : « Es-tu content, Merlin ? Vois, cousin, ce que nous faisons pour toi et si nous sommes bons parents ? »

Voilà donc ce qu’il en coûte, Viviane, de médire de toi ! Quelle leçon pour l’inconstance, de quelque nom qu’elle se pare ! On se couvre de mots magiques : religion, martyre, héroïsme, infini, idéal, bonté, dévouement, et l’on se réveille abîmé dans l’Érèbe. Notre amour, Viviane, ne ressemble pas à celui-là. Grâce à toi, je vois enfin clair en moi-même ; je commence à comprendre ce que tu m’as toujours dit de la blanche sagesse des lis.

IV

Cordoue.

Comme je passais à mon retour, le soir, sur le pont de Cordoue, je rencontrai (chose on ne peut plus fréquente dans ce pays) une procession de revenants, et il sortait du milieu d’eux un long soupir brûlant de femmes.

« Qui êtes-vous, âmes errantes ? leur demandai-je.

— Nous sommes des âmes blessées par l’amour de don Juan, et nous allons en pèlerinage aux lieux où nous l’avons aperçu d’abord. Si tu veux en savoir davantage, parle à celle qui nous suit et dont le cœur est encore tiède des chauds rayons de la vie. »

Je me retournai et je reconnus Dolorès.

« Vous ici ! lui dis-je, dans ce triste chœur des morts ! Je pourrais peut-être vous ramener à la vie ; mais c’est le comble de mon art, et il faut que vous m’aidiez d’un désir infini.

— Non, Merlin, répondit l’âme consumée. Je ne désire pas revivre ; je veux marcher éternellement sur les traces de don Juan.

— Vous savez pourtant qu’il habite l’enfer ?

— Je le sais.

— Et vous l’aimez encore sous la cendre ?

— Plus que sous le soleil des vivants.

— Mais sa cruauté frivole ?

— Elle n’a fait qu’empirer.

— Et ses échelles de soie ?

— Il les suspend dans le gouffre éternel.

— Eh quoi ! il vous envoie encore des messages ?

— Oui, des messages écrits avec un rouge bitume qui brûle l’enfer lui-même.

— Et l’enfer n’a pu vous guérir ?

— Mon amour ne fait qu’augmenter avec ses crimes ; c’est mon plus grand supplice. Venez, Merlin ! ajouta-t-elle. Vous qui m’avez aimée, j’ai un secret à vous dire. »

Elle marche devant moi, je la suis. Des rues ténébreuses, retentissantes d’un bruit lointain de dagues qui s’entre-choquent dans l’ombre ; des hidalgos muets, enveloppés de leurs manteaux ; des mosquées, des chapelles, de grandes places vides, des croix funèbres clouées aux murailles, le tout accompagné du son mourant des cloches, enfin une vaste église qui couvre au loin la terre. Dolorès monte les degrés du perron ; elle entre et referme le grillage de fer qui grince lamentablement sur ses gonds.

« Ouvrez-moi, Dolorès ! »

Elle s’arrête ; j’entrevois un hideux squelette.

« Loin ! plus loin ! dit-elle. Je vous ai promis un secret ; écoutez : cette vaste église, où vous m’avez souvent accompagnée dans le jour, va s’abîmer. Ses murs sont lézardés ; fuyez ! vous n’avez qu’un moment. »

L’immense édifice s’écroule avec un fracas dont les morts s’épouvantent. Les cloches, en tombant, sonnent le glas d’un monde. Je ne distingue plus à la clarté de la lune que quelques moitiés de voûtes qui résistent, pour mieux montrer de quelle hauteur l’édifice a croulé. J’appelle encore une fois Dolorès. Tout avait disparu.

Que sont donc, ô Viviane ! les pensées, les promesses, les serments et même les religions des peuples ? Comme ils bâtissent sur le sable, et que tout est fragile quand nous n’y mettons pas la main !

Comment accorder la frivolité, la légèreté de Dolorès envers moi, et sa constance inflexible pour un enchanteur maudit tel que don Juan ? Que les âmes enferment de contradictions et de ténèbres ! Toi seule, encore une fois, tu es la lumière, la beauté, l’amour incorruptible.

Nos deux âmes sont éternellement unies. Quoiqu’elles semblent former deux êtres, elles n’en font vraiment qu’un seul ; et c’est notre destinée sur la terre de nous confondre toujours plus intimement l’un dans l’autre pour vivre dans le ciel, rayon formé de nos deux vies. Dis-moi si ce n’est pas là ta croyance ?

Seulement nous avons à faire l’éducation l’un de l’autre avant d’entrer dans cette vie mystérieuse d’éternité où nous nous tiendrons à jamais embrassés et inséparables. N’as-tu pas, Viviane, pleine confiance dans celle haute religion où je vis retiré avec toi ?

V

DIANE DE SICILE À MERLIN L’ENCHANTEUR.

Apprenez, Merlin, que moi seule je prends encore votre défense. Sans moi ma filleule vous aurait renvoyé vos lettres.

Est-il croyable que vous ne rougissiez pas de lui donner déjà quatre ou cinq rivales, toutes tirées de la lie des peuples, une Isaline, une Florica, une Nella, une Marina, une Dolorès, une sauvagesse même, si je ne me trompe, dont la meilleure ne mériterait pas de dénouer les cordons de ses souliers ?

Tout le monde, à ma cour, est indigné ; les hommes fourbissent leurs armes, les femmes pleurent. Plus de chansons, plus de chasses même. À peine si, en un mois, on a entendu une fois le cor d’Obéron dans le carrefour.

Vous osez dire, mon fils, que vous n’avez rien à vous reprocher ! vous prenez le ciel à témoin. Eh bien, moi, je vous crois, parce que je connais votre candeur jointe à votre science. Mais les autres vous croiront-ils ? Et n’est-ce rien que l’opinion des peuples ? Songez donc, Merlin, que vous m’exposez à la raillerie des mondes.

De bonne foi, est-ce là une vie d’enchanteur ? Répondez-vous aux espérances que la terre et le ciel avaient placées en vous ? Hélas ! Merlin, je vois encore bien des misères, et, si vous le permettez, bien des déserts autour de vous ! Que ne les fertilisez-vous au lieu de compter les cils des yeux de Dolorès ? Pendant les heures que vous avez perdues seulement avec Marina, vous auriez fait, sans peine, de l’Afrique un jardin.

Quant à la France l’honorée, il vous en coûtait peu d’en tarir les larmes, au moins pour trois siècles. Dites-moi, l’avez-vous fait ?… Vous vous taisez, Merlin ; il vaudrait mieux pleurer… Je laisse là le scandale. Il est grand, ô mon fils ! vous pouvez m’en croire.

Et le chagrin, la honte de Viviane, ne les comptez-vous pour rien ? J’ai vu ses yeux se creuser, j’ai vu ses joues pâlir, sans qu’elle ait dit un mot. Pour la distraire, j’ai voulu la mener à la chasse. Tout l’ennuie, tout la fatigue. Elle laisse courir la meute vagabonde et reste un jour entier, la tête dans sa main, au fond des grands bois.

Lui parlez-vous d’Oméania ? elle noircit ses cheveux à la manière d’une Indienne, avec le sang des mûres. De Dolorès ? elle se fait un éventail de fleurs et elle le secoue sur son visage brûlant. De Marina ? elle se fait une couronne d’ache et de lauriers sauvages. Je vous le répète en confidence, mon fils. Vous savez comme elle est fière. Si elle savait ce que je viens de vous dire, elle en mourrait de honte.

Vraiment, beau pèlerin d’amour, il vous sied bien de lui demander où elle était quand vous faisiez ceci, cela, je ne sais quoi, je ne sais où ! Qui donc vous a sauvé de tant d’embûches où vous alliez tombant, à chaque pas, tête baissée ? Sont-ce vos sept hautes sciences ? Nenni, Merlin ; c’est Viviane.

Qui, je vous prie, assembla les rois autour de la table ronde et rassasia les bonnes gens ? Est-ce votre sagesse ? Ami, détrompez-vous. Viviane fit le festin, vous en avez eu la gloire.

Qui, dites-le-moi, vous empêcha à Rome d’être vingt fois crucifié ? Est-ce votre gracieux visage ? Ne le pensez pas, Merlin. Sans vouloir être vue, Viviane était là, charmant vos bourreaux.

Qui évoqua encore à temps le peuple des génies et vous en fit votre ceinture ?

Qui sauva votre harpe que cent bardes félons voulaient mettre en pièces ?

Qui arracha votre coupe divine aux lèvres des nations ivres, et la garda quoique ébréchée ?

Qui ramena vers vous le bon Turpin et vous rendit avec lui les trésors auxquels vous tenez plus qu’à nous tous ?

Est-ce vous par votre art ? Oh ! que non pas, Merlin. Viviane a tout fait, Viviane a voulu tout cacher.

Depuis quelques jours elle est plus solitaire que jamais. Elle poursuit un projet et s’y attache comme elle fait à toute chose, c’est-à-dire aveuglément. Que peut-il être ? Je tremble à la voir si taciturne.

Les gazelles qu’elle nourrit de sa main s’aperçoivent comme moi de sa mélancolie et la suivent en pleurant. Les oiseaux lui disent à l’oreille : « Pourquoi es-tu si triste ? » et elle ne semble pas les entendre. Moi-même je n’ose l’interrompre dans ce long monologue, qui n’est pas près de finir. Je la connais, elle se réveillera de cet accablement. Mais par quel coup de tonnerre ! Puissions-nous ne pas y périr tous !

Ô Merlin ! qu’avez-vous fait de cette maison si sereine avant que vous y fussiez entré ? Les heures coulaient si doucement, qu’on ne pouvait les compter. Vous êtes venu : le trouble, l’angoisse ont commencé. Hélas ! c’est moi que je dois accuser. N’aurais-je pas dû ouvrir les yeux à Viviane sur les inconvénients de votre caractère, que vous êtes, à ce qu’il paraît, incapable de dompter ou même de corriger ? Et c’est moi, au contraire, qui ai patronné vos entreprises !

Mettez donc une fois, ô mon fils ! vos actions d’accord avec votre beau parler. Il est moins difficile d’enchanter les mondes, qui, vous le savez comme moi, sont très-aisément dupes. D’ailleurs, il y a aujourd’hui tant d’enchanteurs, que ce n’est presque plus la peine d’en être un. Pour ma part, je ne vous accorderais jamais ma filleule si vous n’aviez d’autre mérite que celui-là !

Écoutez-moi, Merlin, j’ai quelque expérience. J’ai vu, à ma cour, des magiciens, des princes, force rois, quelques dieux. J’ai vécu dans leur intimité, entendu leurs secrets, reçu leurs confidences. De tout cela j’ai retiré ce que je vais vous dire : Un jour de bonheur légitime donné à qui nous aime vaut toute la gloire du monde.

À force d’indiscrétion vous avez compromis ma filleule dans l’univers presque entier : un mariage honnête peut encore tout réparer. Le voulez-vous sérieusement ? Donnez-nous alors un gage. Prouvez-moi que ce besoin d’errer, lequel n’est rien autre chose que celui de fuir votre légèreté, votre instabilité, ne vous ressaisira pas quand nous aurons serré les nœuds de diamant. Quel regret, en effet, des deux parts !

Je vous avertis que ma filleule peut faire aujourd’hui même une alliance plus sortable que la vôtre, au moins par la naissance. La vôtre n’est pas sans inconvénients du côté paternel. Faites oublier cette tache (je ne vous la reproche pas) à force de complaisance, de bonne humeur. Il ne s’agira plus de voltiger de fleur en fleur, ni de vous dérober d’abîmes en abîmes. Jurez-moi que vous supporterez, en souriant, le poids journalier des soucis domestiques. Tel est sublime dans une nuit de sabbat ou de magie, sur le sommet du Hartz ou de l’Etna, qui est, ma foi ! fort petit au coin du feu dans son ménage. Rien n’est plus fréquent que ces esprits dont l’univers est amoureux, et qui sont les plus renfrognés des êtres, le soir, en tête à tête avec leurs femmes. J’en ai connu plusieurs ; le ciel nous en garde !

Combien de brouilleries, de bouderies, ont déjà gâté les meilleurs de vos jours ! Elle a voulu me les cacher ! Je les ai devinées. Jurez-vous qu’elles ne recommenceront pas ? Hélas ! tant de différences vous séparent ! Elle est si douce, quand tout lui obéit, vous si colère ! Elle est la colombe, vous le lion. Tous deux vous voulez commander ; c’est à faire trembler qui vous aime, de vous voir mariés.

Puis les enfants viendront, Merlin ! Merlin, y avez-vous songé ? Votre éducation n’est point celle que j’eusse désirée pour vous. Est-ce celle que vous leur donnerez ? J’exige qu’ils soient tous élevés dans ma religion que vous connaissez fort bien. Sinon, point de consentement. J’aimerais mieux, dame ! tomber vivante entre les griffes de feu votre père.

Parlons aussi de vos enchantements. Sur ce point, j’entends, j’exige que vous promettiez et juriez de ne plus rien céder à l’imagination ni à la fantaisie. Faites-vous enfin de votre profession un gagne-pain solide. Laissez là, je vous prie, du métier tout ce qui est agrément, caprice, futilité, fumée. Soyez utile, Merlin, à vous et aux autres.

Plus de ces épées enchantées qui éblouissent le monde et l’asservissent en l’aveuglant ! plus de ces fantômes de chevalerie dont vous avez rempli les cœurs. Plus de ces livres magiques qui vous ont, à vous-même, coûté tant de larmes.

Au nom du ciel, plus de ces messages de feu qui, sur l’aile d’un mot, font rêver tout un jour et le lendemain encore une jeune fille dans les carrefours des bois. Entre nous, bon an, mal an, que gagnez-vous à ce travail ? Des pleurs, m’a-t-on dit, et souvent des blasphèmes. Une vie bien réglée, un peu d’agriculture, de commerce, de sages épargnes, quelques lettres de change (c’est aussi là un grimoire enchanté), non pas un trésor, mais un honnête avoir, voilà, Merlin, ce que j’attends de vous.

Je prévois le moment où la profession d’enchanteur ne nourrira plus personne. Que ferez-vous alors ? Il ne faudrait pourtant pas que Viviane allât mendier son pain. Savez-vous qu’un enchanteur, sorti de l’Olympe, privé d’ambroisie, peut fort bien mourir de faim, lui et les siens. Hélas ! Merlin, je vous parle raison ; croyez-moi, il le faut.

Moi aussi, Diane de Sicile, j’ai cru un jour à la poésie (et c’était, ne vous en déplaise, sur la foi de Phébus-Apollon). J’ai cru aux cieux d’azur rassasiés d’encens, aux flots de nectar intarissables, aux chasses éternellement giboyeuses sur des nuages d’or, et j’avais, certes, mille raisons d’y croire.

Qu’est devenu ce beau rêve de jeunesse ? Demandez-le à ce premier Merlin, à cet autre enchanteur, Homère, votre confrère, je pense. Que ferais-je aujourd’hui, je vous prie, si je n’avais gardé par-devers moi quelques clous d’or de mon temple de Sicile et tout autant de celui d’Ionie ? Voilà pourtant le fond sur lequel je vivote. Je vous le dis, mon fils, profitez-en pour vous.

Venons au contrat, je l’ai dressé moi-même. Votre bien est peu de chose, cher ami, et votre père, entre nous, mange chaque jour votre héritage. Vous n’avez guère, ô Merlin ! que votre pensée ou, comme on dit, votre génie. La fortune de Viviane est claire et limpide au soleil.

Vous aurez pour votre lot, si vous le voulez bien, les perles, diamants, rubis et colliers de rosée ;

Les écharpes de soie de l’arc-en-ciel nué de sept couleurs ;

Tous palais ou demeures de corail bâtis par nous ou nos hoirs au fond des mers profondes ;

Les châteaux en Espagne, les cités et murs féeriques d’opale et d’émeraude construits dans les nuages ;

Plus, tous ruisseaux, fleuves et cours d’eau qui miroitent au désert ;

Plus, après leurs décès, les palais de nos parents, Alcine, Titania, Obéron, avec leurs meubles meublants de cristal et d’ambre ;

Plus, les forêts et hautes futaies d’argent et de givre, plantées sur les vitres par le gel, en hiver ;

Plus, l’or massif étincelant au soleil, sur le front des Alpes, couronné de glaciers ;

Plus, le domaine entier des songes avec ses tenants, aboutissants, cours, tours d’ivoire, puits sans fond, jours de souffrance, étangs en assec, clairières, verchères et chènevières ;

Plus un troupeau d’hippogriffes avec la bride sur le col ;

Le reste appartenant, comme il a toujours appartenu, à madite filleule et pupille, Viviane de Sicile et de France, sans que par procès, ni embûches, ni détournements, ni dons du matin ou du soir, vous en puissiez rien acquérir, ni retenir, ni saisir, à titre quelconque ;

Fait entre nous, Merlin et Diane de Sicile, et signé de notre main.

Voilà les conditions, Merlin ; pensez-y tout à votre aise. Pour rien au monde, je ne voudrais que votre décision fût prise à la légère. Cependant, sachez que les prétendants m’assiègent et qu’il faut en finir.

Si tout ce que je vous marque aujourd’hui a votre approbation, partez et revenez. Le mariage pourrait se faire sans trop de bruit ici dans mon château. Les fêtes dureraient peu. Tout le monde fait silence. J’ai fort peu de courtisans et pas un musicien dans les bois, à cent lieues à la ronde.

VI

MERLIN À DIANE DE SICILE.
Alhambra, tours Vermeilles.

Ô mon cœur, retiens-toi ! glace-toi ! Ne laisse échapper ni ta joie, ni la peine.

Une lettre de vous, Diane ! Je pars à l’instant. En vain peuples et rois essayent de me retenir. Je pars en dépit d’eux. Et que me fait le monde ?

Je la reverrais, je presserais sa main ! Cela se peut-il, Diane ? Non, je mourrai cent fois avant que d’arriver.

Bonté et sagesse, voilà votre lettre. Indulgente, parce que vous êtes parfaite, vous prévoyez tout ; que puis-je, hélas ! qu’embrasser vos pieds sacrés.

Des conditions, Diane ! des conditions ! un contrat ? Ces mots sont-ils faits pour nous ? Avec quelle magnificence vous choisissez, pour m’en faire don, tout ce qui m’agrée le plus dans l’univers ! Comment avez-vous pu vous rappeler si bien tout ce que j’aime, tout ce qui est dans mes goûts, mes habitudes, et sans quoi j’aurais peine à vivre ? Ma mère ferait-elle mieux ?

Mais posséder quelque chose qui ne soit pas à Viviane, je ne puis m’y prêter. Par exemple, le domaine des songes, le plus beau de votre avoir, ne m’aura pour maître qu’en l’ayant pour maîtresse. Revenez, je vous prie, sur votre décision. Qu’il soit commun entre nous, à la bonne heure ! C’est assez que je ne fasse aucune opposition aux autres articles, où vous me comblez sans mesure.

Rassurez-vous, Diane, sur les emportements de mon caractère. Le changement est complet, et, je puis le dire, tout à mon avantage. Mille témoins, au besoin, déposeraient pour moi. Interrogez (je vous y invite moi-même) les rossignols que vous rencontrerez, les papillons aux mille yeux, les perles au bord de la mer et les étoiles au collier de la nuit. Tous m’ont vu, tous ont pu me juger, quand moi-même je ne pouvais me voir. Il n’est pas une perle dans la mer, une étoile dans les nues, qui n’estime Merlin. Pressez-les, forcez leur confidence, quand vous serez seule avec elles. Interrogez même les songes. Qu’ils parlent librement ! et jugez-moi sur leurs paroles.

Vous-même, Diane, vous ne reconnaîtriez pas le Merlin que vous avez connu. Plus de fantaisies, plus de vague ; encore un peu d’impatience peut-être. Un signe de votre main, un rien, votre petit doigt levé m’en corrigeront. Croyez que les voyages, le temps, l’absence, les occupations assidues, la peine surtout ont mûri mon cœur. Je vous rapporte, Diane, un esprit assagi, dompté, à moitié, par tant d’épreuves.

Quelquefois l’ennui, la solitude, le désespoir m’ont obligé (je l’ai déjà avoué) de mendier çà et là un sourire même des étoiles du firmament. Un sourire, Diane ! m’entendez-vous ? Pas davantage. Interrogez, vous dis-je, tous vos messagers (j’en excepte les cigales menteuses). Pour moi, je ne crains pas le témoignage des mondes.

Quant à votre bonheur, je m’en fais garant. N’ayez plus aucun sujet d’alarmes. J’honorerai, comme il convient, votre vieillesse. Si vous aimez la chasse, vous irez pour votre plaisir, jamais pour le besoin.

Pensant de même sur presque toutes choses, nous vivrons ensemble sous le même toit. Le soir, au coin de l’âtre, quand vous commencerez une parole, c’est moi qui l’achèverai,

Je n’aime pas les courtisans ; d’avance, j’aime les vôtres.

Ne craignez pas que je diminue le nombre de vos gardes, estafiers, hallebardiers. Tous me plairont ; ils sont à vous, ils me seront sacrés.

Je promets que nul enchantement ne se fera sans votre conseil ; et pour commencer, mon premier souci sera de trouver la pierre qui change tout en or. La fumée sera pour moi et le trésor pour vous.

Ce qu’il y a de plus simple pour la noce est aussi ce qui me plaira le mieux. Une guirlande, une fauvette à tête noire qui chantera sur nos têtes dans la ramée. Point de festins, s’il vous plaît, ni d’ébats bruyants. Je les hais pour les autres ; les souffrirais-je pour moi ? Cependant une cérémonie grave qui témoigne pour tous.

J’arriverai avec les roses. Félicité ! félicité ! voilà ce que peut ajouter aujourd’hui.

Votre fils et féal,

Merlin l’enchanteur.


P. S. J’ai proposé tour à tour à Viviane de nous fixer soit au golfe de Golconde, soit à l’Alhambra, soit au Pérou. J’ai aussi quelque domaine dans l’Eldorado, quoiqu’il soit encore en friche. Décidez comme vous l’entendrez ; votre choix sera le mien.

Au besoin, si tout venait à nous manquer, je pourrais faire un cours de magie en Allemagne. Avec la connaissance que j’ai de ce pays-là, nous en vivrions fort à notre aise.

VII

MERLIN À VIVIANE.

Un dernier mot, Viviane ; non pas une lettre, mais un hymne ; non pas un hymne, mais une triade, notre épithalame !

Que disaient-ils que les bardes ne peuvent chanter les jours heureux ? Au contraire, le malheur appauvrit le cœur de l’homme. Rien de plus monotone que la plainte éternelle du roseau sur la grève.

Moi, je chanterai ma félicité sur tes lèvres et je le bâtirai un hymne que le temps ne pourra renverser. Les êtres heureux le répéteront d’âge en âge, dans la saison printanière, jusqu’à ce que la terre elle-même bondisse dans l’enfantement d’un jour nouveau.

Allez ! publiez cette nouvelle, vous, troupe bigarrée, oiseaux des forêts, qui possédez un trésor de chansons bocagères dans vos gosiers enivrés de la rosée du matin !

Dites, publiez au loin : « Merlin épouse aujourd’hui Viviane ! »

Qu’ils se réjouissent au fond de leurs cœurs, tous ceux qui aiment, et que les mondes consolés oublient les pleurs qu’ils ont versés.


P. S. Viens au-devant de moi, Viviane, par le petit sentier du bois ; c’est là que je veux te revoir.

VIII

À peine Alifantina fut instruit des projets de départ de Merlin, il mit tout en œuvre pour le retenir. Car chaque jour le roi appréciait davantage notre enchanteur, et peu s’en fallait qu’il n’eût remis entre ses mains la direction de l’empire. Aussi est-il reconnu que jamais les Espagnes n’avaient été si prospères.

Tantôt Merlin enseignait à un coutelier de Tolède l’art de tremper dans le Tage les bonnes lames recourbées, comme il l’avait vu faire à Damas ; tantôt il apprenait à un jardinier de la Véga à creuser une rigole, et il est manifeste que son projet était de changer les Espagnes en un vaste parterre, dont il avait dessiné, de Valence à Cintra, en passant par Murcie et Navarre, les allées et les carreaux bordés de gazons, de tulipiers et d’arbres de Judée. Le plus souvent, il enseignait de nouveaux boléros et fandangos et une quantité d’airs de danse, par exemple les Folies d’Espagne, sans parler de plusieurs coups d’épée, encore en usage aujourd’hui dans les corridas de taureaux.

En outre, il rendit une foule de décrets, lois, ordonnances souveraines, qu’il trouva sage d’écrire, non sur le parchemin, mais dans le cœur des peuples. Par exemple, il voulut et ordonna que tous âniers et muletiers fussent armés chevaliers, en sorte qu’un vagabond n’en rencontrât jamais un autre sans l’appeler caballero. De plus, il enjoignit, décréta que les castagnettes se mariassent à la guitare sous les voûtes ombreuses des hôtelleries, toujours ouvertes, que chaque fenêtre eût un balcon ciselé pour que les belles pussent y venir parler d’amour, dans les longues nuits d’été, à travers les jalousies, ou assister aux coups de dagues retentissantes dans les rues ténébreuses.

Il voulut encore que les regards des femmes eussent un éclat ressemblant, autant que faire se pourrait, au feu des pierreries qu’il ne manquait jamais d’énumérer en détail, telles que rubis, saphirs, topazes, émeraudes, améthystes, escarboucles.

Quant aux hommes, après peut-être mille essais pour juger de ce qui leur sied le mieux, il imposa aux Basques les cheveux tressés sur les épaules, aux Valenciens la couverture en guise de burnous, aux Catalans la large ceinture bariolée, aux Andalous les alpargatas, brochées d’aiguillettes d’acier, à tous la large Navaja, gardienne de leur honneur. Telles sont les lois de Merlin encore obéies aujourd’hui.

Ne soyez donc point surpris, si Alifantina chercha par tous les moyens dont peut disposer un souverain absolu, à retenir notre enchanteur dans ses royaumes. Il l’avait nommé son astrologue, il le fit grand d’Espagne ; à quoi il ajouta la prière, toujours si puissante dans la bouche d’un maître :

« Que deviendrai-je, Merlin, quand vous m’aurez quitté ? Je m’étais converti à votre bon génie. Chaque jour je rompais davantage avec l’esprit des ruines. Si vous me laissez, Merlin, je vous confie ma faiblesse ; je crains d’être ressaisi par l’habitude et de m’abandonner au torrent. Vous m’aviez appris à préférer des champs ensemencés à l’aride bruyère. Insensiblement je prenais goût à la prospérité publique. J’en faisais mon propre bonheur. Mais ces idées sont si nouvelles, si extraordinaires, que je n’oserai plus même les avouer, quand vous ne serez plus là. Mes conseillers intimes, je le sens, me ramèneront au désert. »

La reine joignait ses instances à celles du roi :

« Qui m’expliquera l’Alhambra, Merlin, quand vous n’y serez plus ? Qui me traduira les conversations embaumées des roses et des jasmins, sous mon tocador ? Sans vous, ô Merlin, le palais sera comme le rêve sans l’interprète. Hélas ! il me semble que ces murailles d’albâtre ne sont plus qu’un édifice de songes, et tout va s’écrouler, sans doute, quand vous aurez franchi le seuil. Vous m’aviez fait entrer dans la vie, moi, fille des esprits des ruines. Je crains, si vous me quittez, de m’exhaler moi-même aux rayons du soleil, comme la vapeur de ces jets d’eau qu’emporte la folle brise trempée des larmes du réséda. Déjà je vois la triste bruyère s’asseoir, dans la Véga, à votre place. »

Ces discours pleins de séduction, de sagesse, ces offres, ces regrets, ces larmes royales, tout fut inutile. Merlin s’obstina à partir.

Quand le jour du départ fut fixé, toutes les femmes d’Espagne se revêtirent tristement de longues mantilles noires. Merlin leur demandait :

« Pourquoi êtes-vous vêtues de deuil ? »

Elles répondaient :

« À cause du départ de Merlin. »

Il reprenait :

« Votre beauté n’y perdra rien. Vos fronts de marbre, vos yeux de flamme étincelleront davantage sous ce long manteau noir.

— Sans vous, Merlin, nous ne saurions sourire. »

Et il est de fait que, depuis le départ de Merlin, les Espagnes sont restées attristées, au point qu’il serait difficile de les reconnaître. Partout des bruyères, la solitude, le silence.

À Burgos, il reçut l’hospitalité du grand Cid de Bivar et de Chimène. Tous deux l’attendaient au seuil, près du petit arc triomphal, sur des chevaux piaffants, caparaçonnés de soie et d’or. Fêté dans leur château, qui dominait la plate-forme, il paya leur hospitalité en composant plusieurs romances à leur éloge, et il mit le diadème de pierre sur le front chenu de la tour de Burgos-la-vieille.

Quand Merlin eut atteint la frontière de France l’honorée, il pressa encore le pas. Les âniers et les muletiers, qui lui faisaient cortége en grand nombre, ne pouvaient se décider à se séparer de lui.

« Que deviendrons-nous ? disaient-ils. Déjà l’ennui nous gagne. Car nous commençons à nous apercevoir que nous sommes très-misérables, et nous l’avions oublié en vous voyant.

— Je reviendrai, seigneurs âniers.

— Cela est-il sûr ?

— N’en doutez point.

— Si vous ne pouvez rester avec nous, laissez-nous au moins votre serviteur que voici. »

Et ils montraient Jacques Bonhomme. Jacques refusa de se séparer, un seul moment, de son maître. Tout ce qu’il put faire, fut d’offrir à ces bonnes gens de leur laisser son chien noir.

« Il sait aussi beaucoup de magie, » dit-il.

Le chien, voyant Jacques s’éloigner, poussa de si lamentables cris que les Pyrénées en retentirent, et il alla rejoindre son maître.

Pour les âniers et muletiers, dès qu’ils se virent seuls, ils revinrent en Espagne, mornes et silencieux, comme s’ils avaient perdu chacun leur père.

Ici finissent les pèlerinages de Merlin. Moi seul je possède les documents, chartes, archives, lettres, monuments qui m’ont permis d’écrire ce livre. Quiconque tentera d’y ajouter ou d’en retrancher un chapitre, je déclare qu’il ne pourra le faire que poussé par une déplorable cupidité ou une envie plus criminelle encore. Et il ne réussira qu’à mutiler l’histoire, au plus pour un jour. Mais, à la fin, la vérité toute seule, sans martyrs, sans champions, sans défenseurs, sans appui, sans organe, brillera suffisamment de sa propre lumière, ainsi que cela est toujours arrivé.