Michel Lévy frères (1p. 319-358).

LIVRE X

MERLIN ENCHANTE LES ALPES ET LE JARDIN D’ITALIE


I

Où fuirai-je le bruit des haines, l’écho hargneux des reproches empoisonnés, les paroles de sang, les grincements de dents ? Je monterai sur cette cime herbue du Noirmont tapissée de sapins, ou plutôt sur le pic dentelé qui se dresse pour fermer le Léman ; et si mes pieds ne peuvent m’y porter, je m’envelopperai de l’ombre traînante au pied des tours trapues de Chillon.

Ici, dans un âge de pierre, ma conversation est avec les rochers amassés sur ma tête. Seul, oublié, enseveli, j’ai fait amitié avec eux. J’ai compris leur langage, ils comprennent le mien. Quand mon cœur est près de murmurer, je regarde leur face immuable. La honte me prend, alors, de me sentir si fragile.

Quand mon âme est ébranlée, ils me soutiennent de leur âme de pierre ; ils font descendre sur moi leur pensée inaltérable qui a résisté, sur ses fondements de granit, à toutes les tempêtes du ciel. Par mille voix sonores échappées des antres, ils me disent : « Tu es à ta place comme nous à la nôtre. Restons-y. Garde-toi d’en chercher une meilleure. »

Qu’irais-je faire parmi les hommes ? Comment plierais-je ma langue à leurs pensées subtiles ? Comment façonnerais-je mon visage et mon cœur à tous leurs reniements ? Je me sens défaillir en y pensant.

Ici, dans cette enceinte crénelée jusqu’au ciel, je reçois un bon message ailé de chaque point de l’étendue. Ici, les sommets roses me sourient dès la pointe du jour ; nul d’entre eux ne songe à me faire une injure. Ici, je contemple, dès la première heure, les lieux hauts où ne montera jamais aucune pensée servile. Ici, je puise la sérénité des jours limpides dans la coupe bleue du Léman, qui s’ouvre pour faire au Rhône une entrée triomphale.

Avec l’aube, j’ai vu une voile blanche émerger du fond des eaux ; à son pavois j’ai reconnu la barque de Merlin. Pendant qu’il avance lentement, la Dent du Midi élève devant lui un trépied de neige préparé pour ses évocations. Où va-t-il aborder ? Les deux rives se disputent entre elles pour l’attirer. Laquelle préférera-t-il ? À sa droite, les montagnes d’Oche laissent rouler jusqu’à leurs pieds des rubans argentés de neige ; mais, à sa gauche, voyez-vous Montreux toujours baigné d’un soleil printanier et ce collier noir de forêts qui s’enlace autour de la cime du Cubli, si bien que toutes les autres en sont jalouses ?

Pour fêter mon héros, les quatre saisons se sont rassemblées à la fois autour de moi : le printemps aux doux yeux changeants de pervenche, de violette et de jonquille dans le lit abrité de la Verraye ; l’été dans la lumière embrasée du matin, qui sort de la gorge du Valais comme de la gueule d’un four ; l’automne dans les grappes cramoisies du sorbier qui pendent sur l’arbre effeuillé ; l’hiver avec ses glaces sur le front de Noirmont, de Jaman et de Naye. À leurs pieds est le village d’où je fais signe à Merlin pour qu’il aborde :

« C’est ici, ô maître ! c’est ici qu’il faut plier la voile pour toujours. Viens, prophète, sous mon toit, où j’ai fait préparer le repas du matin. Apporte-nous la patience dans l’attente, la victoire du juste, la sainte paix qui la suit ; apporte-nous aussi la force et la santé des chênes ! »

Mais ma voix n’arrive pas jusqu’à lui. Debout dans sa barque, il contemple les rochers de Meillerie aiguisés en soc, Vevey, les ombrages naissants de Clarens, les murs alors nouveaux et blancs de Chillon, qui servaient en ce temps-là de palais aux Ondines et aux femmes des eaux, sitôt que le jour tombait. À cette vue, deux ruisseaux de larmes coulent de ses yeux ; il aurait voulu s’en cacher, car il était honteux de pleurer devant Turpin. N’ayant pu se déguiser, il lui dit :

« N’avez-vous jamais pleuré sans savoir pourquoi, Turpin ?

— Jamais, » répondit Turpin en donnant un robuste coup de rame.

Jacques prétendit que cela lui était arrivé deux ou trois fois en sa vie.

« Eh bien, continua Merlin, je ne vous le cacherai pas, amis ! à mesure que je considère ces lieux sacrés, ces âpres rochers, ce lac bleuâtre et même ces guirlandes de vignes encore vierges qui lui font sa ceinture de Vevey à Clarens, une invincible tristesse envahit mon cœur. Si c’est une faiblesse, excusez-la ! Pourquoi cette mélancolie cuisante ? Ne me le demandez pas. Il me semble que j’entends une âme qui se plaint de mourir ! Dites ! n’entendez-vous pas des gémissements sortir d’une poitrine oppressée ? Ah ! si c’était Viviane qui habite dans la tour de Vevey, où serpente le lierre ? Si elle était venue se retirer dans ces lieux inconnus ?… N’entendez-vous pas, sur l’autre bord, à Meillerie, un bruit insensible, comme d’une âme amoureuse qui se penche sur un torrent ?

— Je n’entends que le cri des aigles au-dessus du chalet de Chamosal, répondit Turpin, et la hache du bûcheron dans les bois de Chillon. Est-ce donc que vous voulez, seigneur Merlin, jeter un charme à cet endroit du lac ? Pour moi, je ne vois ici, grâce à Dieu, aucun sujet de mélancolie ; au loin, de verts vignobles qui annoncent la joyeuse vendange ; partout un air salubre qui emplit les poumons. Quel motif de s’attrister ? Je ne fus de ma vie plus disposé à me réjouir. Allons, buvez-moi de ce broc et noyez ces fantômes.

— Je le voudrais, ami, repartit Merlin ; mais, quoi que je fasse, ils reparaissent. Oui, oui, des deux côtés du lac j’entends une plainte d’amour qui sort des eaux. Écoutez. C’est Viviane qui appelle. Courons où cette voix retentit. »

Tous trois abordèrent à l’endroit où blanchissent les rochers de Meillerie. Ils parcoururent avec le plus grand soin le Chablais, burent l’eau fantastique d’Évian, où Merlin jeta un heureux sort, interrogèrent les contrebandiers d’Amphion, vendangèrent avec eux, s’oublièrent autour du pressoir, firent amitié avec les Savoyards porteurs de hottes, amis des bonnes gens, cueillirent en liberté des brindées de noix et de châtaignes. Mais nulle part ils ne trouvèrent ce qu’ils cherchaient.

« Je l’avais bien prévu ! disait Turpin.

— C’est donc un songe ? disait Merlin en regardant tour à tour l’eau, le ciel et les rochers.

— Croyez-moi, seigneur Merlin, laissez reposer votre cerveau. Les imaginations qui passent par la tête des hommes sont des feux follets ou des filles de l’enfer. Malheur à qui s’y fie !

— Qui sait ? » interrompit le prophète en soupirant. Et il entra par la porte de Scex dans le Valais, où il guérit quatre goitreux et un lépreux de la cité d’Aoste. Il guérissait aussi les âmes en les touchant seulement d’un regard.

Puis, se détournant vers les monts Bernois, il gravit, le premier, les pics vierges, cherchant des yeux, au loin, la blanche demeure de Viviane, partout frayant le sentier aux nations engourdies, partout cueillant des simples pour les peuples infirmes. Il passa la Furca, descendit la Reuss, perça le trou d’Urseren, franchit d’un saut le pont du Diable, enchanta le Grutli, reçut dans le pré le serment des trois jureurs ; de là il monta au Righi, escalada le Titlis, s’abreuva aux cascades du Hazli, hiverna dans la tour de Resti, s’égara dans une Alpe de Linthal ; et, durant ces longs jours, pas une heure perdue, pas un sentier qu’il n’ait tracé sur le bord des abîmes, pas un chalet où il n’ait fait entrer avec lui la liberté, la concorde, au moins de sages avis. Tout chasseur de chamois marche encore sur ses traces.

Le moindre de ses travaux, dans un vieux canton d’Uri, fut l’arbalète qu’il tailla de bois d’érable. Quatre fois il l’essaya, debout les pieds dans la neige, sur le sommet du Titlis. De la première flèche, il atteignit l’ours noir à Morgarten, de la seconde à Sempach, de la troisième à Granson, de la quatrième à Morat, et dix fois plus loin encore, par delà les vastes cimes. Enfin, trouvant l’arbalète à son gré, forte, noueuse, tendue d’un fil d’airain, il en fit don à un enfant nommé Tell, qu’il rencontra gardant les chèvres, chantant un ranz des vaches sur le chemin étroit d’Altorf à Glaris.

II

Alpes sublimes aux dents de glace, au col de neige, s’il est vrai que je suis né au pied du dernier et du plus humble de vos degrés (et c’est pour cela, sans doute, que mon cœur prend si aisément l’essor vers tout ce qu’il y a d’inaccessible ici-bas), dites-moi où, comment, de quelle pensée occupé, de quelle espérance enivré, Merlin a traversé vos cimes pour descendre dans le jardin d’Italie.

Car, alors, vous étiez vraiment les vierges voilées depuis le matin de la création. Aucune route n’avait encore déshonoré vos sommets. Il n’y avait ni hospice, ni refuge, ni chiens de Terre-Neuve portant au col le salut des voyageurs errants dans la tourmente.

Éternellement immobiles, les esprits des glaciers furent les seuls témoins du passage de Merlin. Ils firent effort pour s’approcher de lui, quand il suivit la trace des chamois. Mais ils ne purent descendre de leurs cimes, tant ils étaient étroitement liés par des chaînes de cristal et de diamant qui luisaient au soleil. Accroupis sous leurs blancs manteaux, ils essayèrent de les secouer. Le sommeil fut plus puissant que la curiosité.

Seule, l’avalanche, toujours au guet, que le moindre bruit réveille, se précipite du milieu d’eux, en hurlant :

« Qui es-tu, toi, qui le premier oses tenter ce sentier ?

— Je suis Merlin, » s’écria l’enchanteur assez haut pour dominer la tourmente.

L’avalanche passa et roula dans le gouffre. Il ne resta qu’une vapeur humide, avec une explosion qui se perdit en une vainc rumeur dans les abîmes. Turpin, très-courageux, ne fit aucune difficulté d’avouer qu’il avait eu grand’peur. Jacques demanda, sans sourciller, si de pareilles rencontres se répétaient souvent.

« Nous avons franchi le pas difficile, mon fils, dit Merlin ; le reste n’est qu’un jeu. Nous voilà sur les cimes. »

Sans doute, si Merlin eût voulu être transporté à son aise dans les plaines qui s’étendaient alors sous ses yeux, il n’eût eu besoin que de commander. Parmi tant de dragons toujours prêts, les ailes déployées, à l’appel du moindre des devins, il n’eût certes pas manqué de s’en trouver un grand nombre qui eussent répondu à sa voix ; et, assis, lui troisième, sur la croupe bondissante d’un taureau ailé, vous l’eussiez vu planer quelque temps sur le jardin de la Lombardie, puis descendre lentement et majestueusement sous les pins d’une villa où se seraient rencontrés une foule de peuples pour le recevoir, ou, au moins, une dogaresse, le col chargé de perles, ou une fille de podestat, puisque l’une et l’autre de ces dignités étaient déjà connues de l’autre côté des monts.

Je dirai même qu’il eût dû se montrer ainsi dans sa pompe, d’autant mieux que les peuples aiment à être frappés par le merveilleux ; et même un peu de duperie est loin de leur déplaire à l’origine des choses.

En se privant de ces moyens de succès, il s’exposait à être méconnu même des meilleurs. Mais, si l’on a compris notre héros, on a dû voir qu’il préfère à tout la simplicité, bien que le contraire lui ait été fort reproché ; et il avait principalement horreur du charlatanisme. Voilà pourquoi, contrairement à la plupart des hommes de son art, il n’employait jamais le merveilleux et le surnaturel qu’à la dernière extrémité.

C’est par l’âme qu’il faisait ses prodiges. Il se riait (c’était là son tort) des baguettes enchantées, des bonnets de nécromants, des chaudières magiques, des manches à balais, même des chars ailés de Médée, des langues de chat-huant, des dents de crapaud, héritage des autres enchanteurs, en un mot, de tout ce qui n’était qu’apparence extérieure, masques, habits, métier, routine.

Erreur capitale, la plus grande de sa vie, dont il s’aperçut, hélas ! lorsqu’il était trop tard pour s’en corriger. Que lui servit alors de savoir que c’était précisément ce masque qui gouverne les hommes !

Il s’ensuivit que Merlin préféra à tous les monstres de l’Apocalypse le moyen le plus naturel, l’équipage le plus simple ; il descendit les Alpes à la ramasse. Des flèches et de l’arc de Turpin, entrelacés de quelques branches d’osier et de rhododendrons, les trois voyageurs formèrent une claie grossière. Merlin et Turpin s’y assirent. Devant eux se plaça Jacques Bonhomme, chaque main armée d’un bâton. Les préparatifs achevés, tous trois se lancent perpendiculairement dans l’abîme.

Rapides comme l’éclair, ils rasent les bords du précipice. Mais, au lieu de s’y engouffrer, il suffit, pour s’en détourner, que Jacques appuie sur l’un des bâtons, et le gouffre est évité. Deux ou trois fois ils sont renversés. Aussitôt ils enfoncent leurs bras jusqu’au coude, dans la neige molle et nouvelle, et s’y tiennent suspendus ; puis, en rampant, ils regagnent la claie, non pas sans échanger entre eux un de ces rires ingénus, radieux, qu’avaient seuls connus avant eux les divinités d’Homère, lorsque, elles aussi, traversaient l’espace en un clin d’œil.

Mais, de plus que les dieux, Merlin et ses compagnons avaient le sentiment qu’ils étaient hommes. À mesure que les abîmes mouvants tournaient, se creusaient, s’effaçaient, se comblaient sous leurs regards, toute peine était oubliée dans cette ivresse sereine. Merlin fut obligé d’en convenir. Il partagea la joie de ses compagnons, et se prit à sourire comme eux, au moment où ils atteignirent le fond de la vallée. Ce premier sourire espiègle de Merlin s’est conservé intact dans l’endroit où ils s’arrêtèrent. C’était justement en face des îles lilliputiennes de Borromée. Voyez-les ! Tout vous y sourira de cette joie fantasque, connue seulement des enfants et des dieux, et que Merlin retrouva ce jour-là.

III

Il arriva que les portes d’Italie se trouvèrent fermées de barres de fer, comme une geôle ; le seuil était obstrué par tout un peuple d’exilés auquel il était interdit d’entrer. Quelques-uns se frappaient la tête contre un mur d’airain, d’autres, tout courbés, contre l’angle d’un soupirail. Dans cette foule, des milliers de voix s’appelaient, se répondaient, s’interrompaient, se mêlaient, parmi lesquelles on discernait celles-ci :

« Nous sommes exilés de la douce patrie vers laquelle tournent leurs regards ceux-là mêmes qui ne la connaissent pas.

— Comme les feuilles arrachées du citronnier et du pin d’Italie, que la tempête promène de lieux en lieux, nous allons sans savoir où ; mais toujours nous revenons à ce seuil adoré qu’il ne nous est plus permis de franchir.

— Ah ! que l’heure fut cruelle où il nous fallut dire adieu à tout ce que nous aimions ! Aujourd’hui plus qu’alors, elle retentit d’un son funèbre dans notre cœur brisé !

— Depuis ce moment, pas une joie n’est arrivée jusqu’à nous. Étrangers dans un monde étranger, nous avons vu les jours succéder aux jours ; et l’attente fiévreuse a consumé nos âmes. Maintenant, que tout nous a trompés, nous attendons encore.

— Ô vous qui passez sur ce chemin, s’il vous est permis d’entrer, ne nous laissez pas gémir sur le seuil.

— Pendant que l’espérance soutient encore cette chair fragile, travaillée de tant de douleurs, ouvrez-nous, par pitié ! ces portes désirées. Peut-être demain nous ne vivrons plus ; personne ne pourra trouver nos os, pour les porter dans la terre bénie qui nous a fait naître. »

Ils se turent. Merlin s’arrêta un moment à écouter cette foule d’hommes, aux visages hâlés, aux yeux noirs, creusés, où la source des larmes semblait avoir tari.

« Certes, dit-il enfin à ses deux compagnons, leur attente a été assez longue. C’est pleurer et gémir trop longtemps. Toi, Jacques, ôte-moi ce verrou qui me gêne ! Toi, Turpin, cette forte barre transversale qui tient la porte si bien enclose aux misérables. M’entends-tu ? Allons, amis ! Hardi ! Courage ! »

Et lui-même, ébranlant la porte, il la fit d’abord crier sur ses gonds séculaires ; puis il l’ouvrit toute grande à ceux qui gémissaient et n’osaient en croire leurs yeux.

« Entrez chez vous, bonnes gens ! » s’écria-t-il.

Tous, aussitôt, se pressèrent sur ses pas, et il y eut une place suffisante pour chacun d’eux. Ayant retrouvé leur patrie, leurs champs, leurs enclos, l’escalier de pierre de leurs maisons, et les tombeaux de leurs parents, ils s’assirent sous les oliviers et ils pleurèrent. Car de la Brenta à l’Arno, du Tessin au Tibre, on avait peine à les reconnaître dans le pays, tant ils avaient passé d’années à l’étranger. Leur visage en était changé, leurs cheveux avaient blanchi. Plusieurs de leurs meilleurs amis étaient morts en leur absence ; ils les cherchaient partout des yeux : nul ne pouvait dire où était leur tombeau.

IV

Merlin prit tant de plaisir dans la compagnie de ces justes, qu’il en oublia le boire et le manger ; il ne voulut pas s’arrêter qu’il n’eût gagné Vérone, où l’attendait le bon Roméo. Un soir d’été, comme l’enchanteur y entrait par la porte de France, il se trouva que l’empereur tudesque, Max, y entrait triomphalement et emphatiquement par la porte d’Allemagne ; l’équipage pompeux de ce Max contrastait avec l’équipage modeste de Merlin. D’un côté, ce n’était que lansquenets aux armes d’or, chevaux piaffants du Mecklembourg, richement enharnachés de housses de velours écarlate traînant jusqu’à terre, rivières de diamant et d’ambre au col des sénéchaux, plumes ondoyantes de coq de bruyère aux chapeaux des Tyroliens ; de l’autre côté, vous n’eussiez vu que simplicité, candeur, à peine une broderie sur un court manteau d’azur.

Pourtant la vraie royauté était avec Merlin ; pouvez-vous en douter ? À peine l’empereur, qui allait prendre possession de l’Italie et se faire couronner à Rome, apprit que mon héros était dans un des faubourgs de Vérone, il lui dépêcha son globe d’or, son épée, son baudrier, sa hache, sa main de justice et sa couronne de plomb, à la charge d’avoir à les enchanter et ensorceler, sur-le-champ, sans demeurée. Telle fut la formule déjà gothique dont se servit le seigneur tudesque.

Accoutumé à voir tout plier devant lui par delà les monts, il ne mettait pas en doute que notre enchanteur ne se hâtât de lui complaire. Naturellement il attachait à ce sacre populaire qui lui répondait de l’amour des peuples d’Italie, cent fois plus d’importance qu’à la cérémonie de Rome.

Jugez, lecteurs, de sa fureur, de sa stupeur, quand ses messagers lui apprirent que Merlin avait prêté très-peu d’attention à eux et à leur globe ; qu’en outre il avait obstinément refusé d’attacher à la couronne tudesque le moindre charme, le plus misérable enchantement.

À cette nouvelle, l’empereur se sentit ébranlé. Néanmoins, il fit bonne contenance, à cause des Rhingraves qui l’entouraient. Suivi des plus considérables, il se rendit à pied, tête nue, sans appareil, dans le modeste réduit où notre enchanteur était descendu. Il le trouva mangeant des figues. Merlin, quoique toujours si poli, se contenta de le saluer à peine d’un signe de tête.

Terrible échec pour l’orgueil d’un souverain habitué à tenir l’Italie sous ses pieds ! S’il dévora cet affront, c’est qu’il savait mieux que personne tout ce qu’il y avait à gagner ou à perdre de la complaisance de Merlin.

Caressant du bout des doigts sa longue barbe fauve, l’empereur lui dit :

« Voulez-vous, seul, ô Merlin, me résister ? Si vous m’aviez suivi, vous sauriez que cette terre est à moi. Je la tiens de Jules César, qui me l’a léguée de père en fils.

— Savez-vous le latin ? répliqua froidement Merlin.

— Non ; mais, moi aussi, je m’appelle César. »

Puis, voyant que ces paroles restaient sans effet, l’empereur espéra gagner l’enchanteur par un peu d’adulation, ce qui fit qu’il ajouta familièrement, à voix basse :

« Malgré tout, entre nous, je ne me croirai qu’à demi maître et empereur de cette contrée tant que me manquera le suffrage de Merlin. Un coup de sa baguette de coudrier ferait plus, à mes yeux, que tous les vains applaudissements qui m’ont accueilli en sortant du Tyrol.

— Vous avez raison, répondit Merlin décidé à laisser de côté, ce jour-là, toute fausse modestie. Vous savez trop bien l’art de commander pour ignorer qu’aucun sceptre ne peut se passer du sacre de Merlin.

— Je le sais. Tout royaume est poussière si Merlin n’y attache son charme.

— N’espérez donc pas jouir en paix de ce jardin d’Italie, repartit avec fierté notre enchanteur ; car, tant qu’il y aura un Merlin sur la terre, sachez, sire empereur, que celui-là vous refusera l’hommage.

— Rendez-moi ma couronne de fer.

— Elle est à moi ; c’est moi qui l’ai forgée.

— Assurez-moi Vérone.

— Oh ! que nenni, beau sire ! le bon Roméo et Juliette en pleureraient tous deux des larmes trop cuisantes.

— Mais Venise ?

— C’est moi qui ai nourri son lion de mer ; il n’obéit qu’à moi. Je le déchaînerai. »

À ce mot, l’empereur frémit de la tête aux pieds. Tous les seigneurs allemands hésitèrent s’ils supplieraient Merlin ou s’ils le mettraient en pièces. Quelques Italiens mêlés dans le cortége sentirent leur courage renaître.

Merlin ne laissa à personne le temps de l’interrompre. Ses paroles coulaient à flot, comme un torrent de l’Engaddine :

« Oui, sire empereur, il ne manquera pas de faux devins qui, mendiants sous vos pas, prendront le plomb pour l’or. Ceux-là, de leur gosier altéré, acclameront le soleil blafard de Germanie ; ils légitimeront le faux héritage, ils vous appelleront César. Mais, au milieu de leurs rauques acclamations, votre cœur ne jouira pas d’un moment de repos ; car Merlin, tout seul, sera plus puissant que tous les faux enchanteurs, il allumera la haine jusque dans le cœur des femmes, et elles enfanteront la justice. Ne cueillez pas, beau sire, une seule fleur dans votre chemin : il y aura versé un poison. Ne vous asseyez pas sur l’herbe des prairies : il y cachera la couleuvre lombarde. Et, certes, ce ne sera pas trahison, puisque je vous en avertis. Que de combats seront livrés dans ces plaines ! Que de larmes versées pour vous donner une couronne qui tremblera toujours sur votre tête ! Ni paix, ni trêve ; pas une bouche ne s’ouvrira, si ce n’est pour vous maudire.

— Et si Merlin le voulait, tout se changerait en bénédictions !

— Moi, vous bénir, grand Dieu ! ce serait me maudire moi-même. »

À ce moment, il reconnut dans la suite de l’empereur plusieurs des personnages qu’il avait rencontrés dans la vallée du Rhin, entre autres le roi de Thulé ; et, s’adressant à eux :

« Que viennent faire ici les manteaux blancs ? Ce n’est point leur pays. Ils offensent les regards comme un sapin revêtu de frimas dans un jardin d’orangers. »

Puis, descendant jusqu’aux plus intimes détails, il eut la patience de montrer que le prétendu testament de César était un faux, que le globe d’or était de cuivre.

Cela acheva de convaincre les courtisans qu’ils ne pouvaient rien tirer de la complaisance de l’enchanteur, et ils se tournèrent en secret vers Jacques, avec l’espoir de le gagner. Que de cadeaux ne lui firent-ils pas ! Jacques eut l’indiscrétion de les accepter tous, sans remercier. On lui donna, par exemple, des cailloux du Rhin pour des émeraudes, et quelque peu de verroterie qu’il prit pour les joyaux les plus précieux de l’Inde.

Ce clinquant l’éblouit ; tout ce qui brillait aux yeux l’aveuglait aussitôt. Déjà les raisonnements des Teutons lui paraissaient sans réplique, lorsque heureusement Merlin s’aperçut à temps de ce manége ; il rompit l’entretien, sans égard pour l’étiquette tudesque ; brusquerie qui lui fit autant d’ennemis que son refus. Hagen le Mayençais déguisa sa haine et son fiel germanique sous un sourire douceâtre qui laissa voir les brèches de sa bouche édentée.

Depuis cet instant, l’empereur Max sentit que la terre d’Italie tremblait sous ses pas. Il en perdit le sommeil, ses rares cheveux blanchirent. Partout il voyait, dans les choses les plus secrètes, la main de Merlin. Mais, en le haïssant, il estimait un enchanteur qui avait su résister intrépidement aux caresses plus fortes encore que les menaces. Les principaux de sa suite s’occupaient déjà des moyens de se venger. Quant aux peuples italiens dont Merlin avait défendu le jardin, ils conçurent pour lui, ce jour-là, autant d’amour qu’ils avaient eu de crainte ; même ils ne tardèrent pas à lui prouver leur reconnaissance, comme vous le verrez dans le chapitre suivant.

V

Sans prendre aucun souci des menaces des Allemands ni des piéges qu’ils pourraient lui tendre, Merlin s’avança en Italie. La seule vue du ciel bleu ramenait je ne sais quelle folle espérance dans son cœur ; plus il marchait, plus il sentait son âme mollir. À la descente des Apennins, en respirant l’odeur des citronniers et des myrtes :

« Je reconnais, murmura-t-il, l’haleine de Viviane ; assurément elle habite quelque part dans ce pays. »

Et depuis ces paroles, il forma le projet sérieux de la chercher jusqu’à ce qu’il l’eût retrouvée.

En ce temps-là, Léodegarius, consul de Bologne, était podestat et gonfalonier de Florence la Superbe. Dès que Merlin eut pénétré dans la ville, comme il se reposait sous l’arcade des Loges, le gonfalonier lui apporta le grand registre des arts majeurs et des arts mineurs, et lui demanda où il fallait l’inscrire et à quel titre.

« Enchanteur, répondit Merlin.

— Je l’avais deviné, s’écria le gonfalonier. C’est le premier des arts majeurs. Le poëte vient après. »

Puis il écrivit en lettres d’or le nom de Merlin en tête des Popolani Grassi et du Popolo Minuto.

Cette cérémonie accomplie, notre héros demanda aux cinq prieurs, au grand conseil, à tout le peuple maigre assemblé, s’ils n’avaient pas vu passer Viviane dans la vallée de l’Arno. « Car, eut-il soin d’ajouter, il y a ici, dans la plus chétive broussaille, une senteur embaumée que sa chevelure seule peut exhaler. »

Piqués de curiosité, les cinq prieurs, revêtus d’une longue robe rouge, lui demandèrent à quoi ressemblait Viviane.

« Viviane ressemble à tout ce qu’il y a de plus ravissant sur la terre. Ses cheveux flottants sont pareils au feuillage agité d’une forêt sacrée, ses yeux, à deux saphirs nouvellement sortis de la main d’un lapidaire de Florence.

— Vous parlez comme un amant, interrompirent d’une seule voix les prieurs et Léodegarius. Ne pourriez-vous nous la peindre ?

— Volontiers, » dit Merlin.

Il prit deux pinceaux et une palette qui se trouvaient dans un coin du Palazzo Vecchio ; et, s’approchant de la muraille blanche, en quelques traits rapides il ébaucha une figure divine qui excita un murmure d’admiration dans la foule béante, longtemps même avant que l’image fût achevée.

« Qu’elle est belle ! disait la foule. Nous n’avons encore rien vu de semblable ; et Dieu sait si les Florentines sont belles ! »

Les vieux prieurs avouèrent qu’ils voudraient recommencer de vivre seulement pour rencontrer une aussi ravissante personne. Léodegarius s’en expliqua à peu près dans les mêmes termes.

« Que serait-ce donc si vous l’aviez vue elle-même, et non cette misérable ébauche ? » répétait Merlin.

Et il s’en alla, de lieux en lieux, peignant la figure adorée, tantôt à la fresque, tantôt en mosaïque, le plus souvent au simple crayon. J’ai vu moi-même une de ces figures, ainsi ébauchées par Merlin, dans l’église de San Miniato, à droite du maître autel, au fond du chœur. En y pensant, je ne sais quel trouble me saisit encore.

Ce que les hommes de nos jours auront peine à croire, tout un peuple devint amoureux des images peintes par Merlin. On ne rencontrait plus que des hommes pris de passion pour cet objet inconnu, dont l’enchanteur leur avait montré imprudemment peut-être le portrait altéré. Il se trouva des milliers de peintres qui ne respiraient que pour reproduire quelques-uns des traits de Viviane. À la vérité, ils étaient réduits à copier le modèle qu’en avait donné Merlin. Mais chacun espérait découvrir une beauté cachée de ce modèle inconnu.

Souvent Merlin poussait la complaisance jusqu’à conduire lui-même la main du peintre ou du sculpteur qui avait le mieux réussi. Aux uns il disait : « Voilà bien ses lèvres vermeilles ; mais où est son sourire et son baiser ? » Aux autres : « Je reconnais ici son nez de médaille. C’est encore là à peu près la ligne incorruptible de son front, l’arc léger de son sourcil. Mais, grand Dieu ! que ce buste grêle est loin de la vérité ! »

Merlin corrigeait alors de ses propres mains les défauts de l’imitation. Il ajoutait, il retranchait, il changeait ; mais il laissait la gloire à d’autres.

Cela fit que Florence fut couverte bientôt de portraits de Viviane. Églises, monastères, palais, tout en était rempli. Même les ermites voulurent en posséder la copie enluminée. Pas une retraite ombreuse de Camaldules, sur un mont des Apennins, où cette image n’embellit le désert. C’était la grande affaire de tout le pays. Chacun s’intéressait à l’amour de Merlin ; que dis-je ? chacun le partageait. — « Mais, enfin, où est-elle ? Qui est-elle ? Où vit-elle ? » s’écriait souvent le menu peuple, au milieu même de ses éblouissements.

Un jour, un jeune peintre, nommé Thaddeo, qu’aucune de ses tentatives n’avait pu satisfaire, tomba dans le découragement. Il prit en haine ses pinceaux. Plein d’amertume et de dégoût, il alla trouver Merlin :

« Êtes-vous bien sûr qu’elle existe, ô maître ? Ne nous condamnez-vous pas à poursuivre une ressemblance imaginaire, impossible ? Voyez ! j’ai follement perdu mes jours à vouloir la peindre, sans l’avoir jamais vue. Maintenant, je vais mourir. Ah ! Merlin, que vous seriez coupable si vous nous aviez trompés !

— Moi, vous tromper, Thaddeo ! répondait Merlin. Ah ! grand Dieu ! si Viviane n’existe pas, j’existe bien moins encore. Si elle est un songe, je ne suis pas même une ombre. »

À ce moment le gonfalonier annonça qu’ayant répandu le portrait de Viviane dans toute l’Italie, on avait fini par découvrir, à Venise, le modèle vivant. Ce n’était, il est vrai, qu’une simple batelière ; mais dans ce pays-là tout le monde était noble.

« Qu’importe ! s’écria Merlin, la noblesse est dans le cœur. Partons, Turpin. »

Ils partirent ce jour-là même.

Rien de remarquable ne se passa dans le chemin, sinon qu’en sortant du faubourg de Ferrare nos voyageurs trouvèrent un hippogriffe tout sellé dans la prairie. Il avait la bride suspendue au cou, mais le frein hors de la bouche, ce qui lui permettait de paître. Ses deux grandes ailes, pourpre et or, ployées sur le flanc, il se laissa approcher à la distance de six pas. Puis il commença à battre de l’aile, comme s’il eut attendu quelqu’un et l’eût invité à partir. Turpin, toujours en quête de grandes aventures, saisit la bride. Il allait mettre le frein à l’hippogriffe et l’enfourcher, lorsque Merlin s’y opposa par les paroles suivantes :

« Non, Turpin ! laisse paître ici cet hippogriffe, jusqu’à ce que le cavalier attendu sorte de Ferrare. Car ce cavalier, aux éperons de diamant, viendra, et il cherchera sa monture, et ce serait un grand malheur qu’elle lui fût dérobée. D’autant que tu pourrais aisément te laisser choir des arçons et périr sans honneur ; au lieu que son maître légitime le conduira, non sans péril, à travers les plaines de l’air ; et il n’y aura pas un point de la terre et des cieux qui ne sourie en le voyant passer sur le cheval aux ailes étendues. Pour nous, jusqu’à ce que nous ayons retrouvé Viviane, il convient à notre mauvaise fortune de marcher modestement à pied. »

Ayant entendu cette réprimande, Turpin lâcha la bride de l’hippogriffe, et rentra dans le même sentier qui le conduisit à Venise.

VI

Quand pour la première fois Merlin l’enchanteur aborda à Venise la Belle, on ne voyait encore ni tours, ni dômes argentés, ni palais ducal, ni lion à la crinière d’or, rugissant au sein des mers d’azur.

Il y avait cent îlots de sable aride, la demeure des oiseaux de tempêtes ; çà et là, une cabane de chaume, peuplée de pauvres gens ; pas un donjon ; à peine une barque amarrée sur la plage par une corde de chanvre.

Le doge était un batelier. Il vivait sous son toit de pêcheur, avec sa fille Nella, du produit de ses filets, et, je pense aussi, d’un peu de piraterie.

Nella avait dix-sept ans, peut-être moins, mais non pas davantage. Le duvet était encore sur ses joues. Ses yeux brillaient déjà comme l’étoile encore trempée des pleurs de l’Océan.

Une simple batelière ! un enfant ingénu, content de son sort, et qui chantait sur le rivage de joyeuses barcarolles !

Ce n’était pas Viviane ; mais elle lui ressemblait, autant que la terre peut ressembler au ciel.

Un soir, Merlin était assis auprès d’elle, sur le banc de bois, au seuil de la cabane. Ils raccommodaient ensemble la même maille du même filet.

Deux fois Merlin lève les yeux sur Nella ; deux fois il s’étonne, dans son cœur, de la trouver si belle.

« Nella ! Nella ! que votre sort est triste ! Un foyer si désert ! une chaumière si petite ! un filet si rompu ! Vous êtes faite pour un sort meilleur. Dites-moi ce que vous désireriez ; foi d’enchanteur, je le fais sans demeurée.

— Que me manque-t-il, seigneur ? Je ne le sais, en vérité. Ma cabane est petite ; elle est assez grande pour mon père et pour moi. Mon filet était rompu : les mailles sont refaites.

— Nella ! Nella ! pensez-y encore. Dites-le-moi, que voulez-vous ?

— Je voudrais, seigneur, un batelet léger, à la proue d’acier, pour couper les flots et les herbes des lagunes.

— Un batelet ? Rien de plus. Vous l’aurez, Nella. »

Le lendemain, Merlin attacha au seuil une gondole à la proue luisante, armée de douze dents d’acier poli, pour mordre la crinière hérissée des flots en colère. En la voyant, la jeune fille sourit.

« Dites, Nella, que désirez-vous encore ?

— Je voudrais, seigneur, une église aux coupoles d’or, pour prier, et une tour de cent coudées pour voir à mes pieds dormir les cent îles.

— Vous aurez l’église pour prier, avec la tour de cent coudées. »

Et, sans rien ajouter, il bâtit Saint-Marc, avec le campanile prosterné aux pieds de l’ange d’or.

« Est-ce assez, Nella ? Donnez-moi, en récompense, un sourire de votre bouche.

— Non, pas encore, seigneur.

— Eh quoi ! batelière, que vous faut-il encore ?

— Je voudrais un pont d’albâtre pour marcher sur la mer profonde.

— Vous l’aurez le pont d’albâtre. »

Et sur-le-champ il lui fit, en gémissant, le pont des Soupirs.

« Eh bien, Nella la batelière, vos vœux sont-ils remplis ?

— Tant s’en faut, répond-elle les yeux pleins de larmes. Ne me ferez-vous pas un palais de fées, brodé de votre main, comme celui de Viviane ? »

Merlin fit ce palais ; c’est le palais des doges.

« Vous voilà enfin comblée. Maintenant, donnez-moi cette fleur d’oranger mêlée à vos cheveux.

— Pas encore, dit-elle. Je voudrais, pour me promener sur la mer sans rives, un vaisseau pavoisé qui pût porter tout un peuple.

— Ô batelière, que vos souhaits ont grandi en peu de temps ! le vaisseau, vous l’aurez pour vous bercer sur la mer sans rives. »

Sans plus tarder, il fit le Bucentaure, pavoisé d’argent, d’or et de soie.

« Ô batelière, vous ne désirez plus rien. Mais, moi, que mon cœur est altéré d’une soif étrange ! Je n’ai pas encore baisé une fois votre joue vermeille.

— Un moment, dit-elle, je voudrais voir à mes pieds le lion rugissant qui court dans les sables.

— Batelière, batelière, voici le lion à la crinière épaisse. Il se couche à vos pieds. Déjà son rugissement a fait trembler à la fois Zante, Cérigo et Candie. Payez-moi, maintenant, d’un baiser, oui, d’un long baiser de vos lèvres.

— Attendez, seigneur, un souhait encore ! Ce sera le dernier. Je voudrais votre anneau magique.

— Tenez, » lui dit-il.

Et son anneau magique, Merlin l’a ôté de son doigt, et il le lui a donné.

Nella l’a jeté, en riant, dans la mer sans fond ; et maintenant l’enchanteur est resté seul, dépouillé, pleurant sur la rive déserte.

Il regarde les vastes palais qui se mirent au fond des eaux dormantes. Les roseaux moqueurs l’insultent en sifflant.

VII

Tout sage qu’il était, notre héros pouvait donc entasser fautes sur fautes ? La dure expérience le lui avait assez montré. Cette découverte lui eût ôté l’ancien orgueil, si c’eût été là sa pente. Dans le trouble où il était, il perdit encore sa harpe au bord du Lido, ce qui mit le comble à sa détresse.

Du moins, s’il eût pu racheter sa chute par quelque entreprise héroïque ! Mais, où en trouver l’occasion, en des temps si avares ? Elle va d’elle-même s’offrir libéralement à lui. Fasse seulement le ciel qu’il sache, la saisir !

C’était dans les Apennins, par delà Bologne ; une nuit d’été, sans souffle, sans murmure, étouffante, orageuse, pleine encore des feux inextinguibles du jour. Au plus haut du ciel, Cassiopée ensanglantée s’inclinait sur Orion. De moment en moment, un rapide éclair ; puis l’horizon palpitait, s’ouvrait, se fermait, comme une paupière divine. Pour rendre le chemin plus étroit, des rochers noirs de basalte se dressaient en colonnes lisses, effilées ; vous les eussiez prises pour la demeure des beaux songes italiens, surtout quand les lourds papillons de nuit se heurtaient en aveugles contre la nuée dorée des lucioles dont les ténèbres étaient illuminées.

Merlin et ses deux compagnons venaient de gravir en silence la crête la plus âpre. Deux lieues encore les séparaient du petit bourg de Taglia-Pietra ; c’est là qu’ils devaient trouver leur gîte. Soudainement, à leur gauche, à mi-côte, des flammes bleues, rouges, violettes, des fleurs de feu émaillées d’or, jaillissent des flancs maigres de la montagne. On entend un soupir immense s’exhaler lentement d’un cratère :

« Merlin ! Merlin ! » crie une voix qui sort des antres ; et tout redevient silence.

En proie à mille pressentiments, il ordonne à ses deux compagnons de le précéder à Taglia-Pietra. Pour lui, seul, il se dirige à grands pas vers l’endroit où son nom a retenti. Il arrive. À l’angle du rocher, ses yeux sont éblouis par les flammes folles qui courent sur des sillons de cendres. Une forme étrange est là ! Un homme assis (est-ce vraiment un homme ?) se lève en sursaut à son approche :

« Ne renie pas ton père, dit l’incube. Oui, c’est bien moi, Satan, Bélial ou Belzebuth, comme tu voudras m’appeler, car moi aussi je suis triple en un seul et j’ai les trois couronnes. Je règne dans la nuit et je veux bien encore t’initier à l’empire grandissant des ténèbres. Tu le vois, je me fais vieux, ajouta-t-il d’une voix cassée. Te voilà en âge de me soulager, mais il est urgent de prendre un parti. Assez de folies, Merlin ! il est temps d’être sage. »

Disant cela, il creusait de son pied la terre d’où sortait un feu follet. Son visage composé passait de la menace au sourire. Avec la ferme intention de faire sentir à Merlin le joug de l’autorité paternelle, il craignait de le terrifier, et il conservait au dehors je ne sais quelle bonhomie plus hideuse cent fois que tous les éclats de sa fureur.

Dès les premiers mots, Merlin reconnut le cavalier qu’il avait si longtemps honoré comme un père. Nul doute possible. C’était bien là le roi des ténèbres, tel qu’il l’avait revu dans sa descente aux enfers : même front basané, même œil couleur de cendre, même collier d’airain. Merlin frissonne ; il eût voulu s’enfuir jusque par delà les limbes. Une puissance secrète lie ses pieds et sa langue. Tout ce qu’il put faire fut de répondre : « Je vous reconnais. »

Par un reste d’habitude d’enfance, il faillit ajouter : « Ô mon père ! » Heureusement la parole lui manqua sur les lèvres avec le souffle.

« Quelle vie est ceci, Merlin, je vous prie ? continua l’incube en branlant la tête avec autorité ? Où sont mes instructions, mes conseils ? Est-ce pour cela que j’ai tant veillé sur votre berceau ? Ingrat, pourquoi me suis-je donné la peine de t’engendrer moi-même de mon propre sang ? Que fais-tu depuis que tu respires ? Tu t’es amouraché des hommes et des peuples, tu écoutes leurs criailleries le plus sérieusement du monde. Ils avaient deux voies ouvertes. À tous propos tu leur enseignes la meilleure, et tu voudrais les y tenir claquemurés. Tu sais pourtant fort bien que celle-là ne mène personne à moi. Tu prêches les patients, amadoues les violents, amorces les maudits à l’appât de ridicules vertus. Veux-tu donc, s’il te plaît, me ruiner, me déshonorer, moi, ton père !

— Souffrez que je m’explique, interrompit Merlin en levant timidement les veux.

— Laisse-moi achever, reprit l’incube ; tu parleras après, tout à ton aise, et surtout ne me dévisage pas ainsi… Oui, voilà ce que tu fais chaque jour pour les hommes : tu les patronnes ; pourrais-tu t’en défendre ? Chancelants, tu les soutiens ; tombés, tu les relèves ; gueusants, tu les rhabilles ; damnés, tu prétends les sauver. Quel noble emploi pour un fils de l’enfer ! Tu leur donnes le goût de la lumière et du bon sens. Es-tu fou, Merlin ? Non, tu n’es qu’un fils dénaturé. C’est par haine de tes parents que tu nous traverses en toutes choses. Tu fais état de me désespérer, et ton projet, je le vois, est de me faire mourir de chagrin. Aussi bien, je suis dégoûté de vivre depuis ces derniers temps ; ce coup fourré qui m’est porté par toi, par toi, mon sang, ma chair, mon tout, m’est vraiment trop sensible. Je n’y résisterai pas. »

Ici le diable éclata en sanglots, mais il lui fut impossible de pleurer. Il cacha ses yeux de ses deux mains crispées et fit semblant d’essuyer ses larmes.

« Vous pleurez ? dit Merlin.

— Tu le vois ! tu m’arraches mon dernier pleur. Aïe ! aïe ! qu’il est cruel pour un père de se savoir renié par l’enfant de sa prédilection ! Sans doute, dans quelque vie précédente, j’ai mérité ce châtiment. Je l’accepte à mon dam ! mais il est au-dessus de mes forces. »

Chose incroyable ! Merlin fut ébranlé par le désespoir de l’incube, qui avait commencé par jouer avec les larmes, et qui avait fini par des cris suffoqués, au point de hurler. Voir pleurer le roi de l’enfer est un spectacle si nouveau, que le bon Merlin éclata à son tour. Je ne sais quelle voix du sang lui parlait encore, car il entreprit sérieusement de consoler le monarque de l’abîme, qu’il voyait alors si caressant et si humble.

Cette ingénuité de Merlin fut mise aussitôt à profit par l’incube.

« Ô mon petit Merlin, reprit-il d’une voix brisée, que je t’ai aimé, que je t’aime encore ! car tu es le portrait fidèle de ta mère Séraphine. Que de fois, en Bretagne et en Bresse, sur le seuil de sa porte, je t’ai fait sauter sur mes genoux ! T’en souviens-tu, petit ? Ce jour, par exemple, où tu jouais aux osselets et où je t’appris à tricher ! comme cela t’amusait ! et que tu promettais alors d’égaler ton vieux père ! Et cet autre jour plus ancien, où je t’appris à mordre le sein de ta nourrice, en riant, t’en souviens-tu ?

— J’en ai un vague souvenir, murmura Merlin.

— Eh bien, s’il est ainsi, mon fils, tu ne voudras pas crucifier ton père. Vois, mon ami, je le parle avec douceur, quand je pourrais rugir. De bonne foi, dans quel désordre es-tu tombé ? N’est-il pas bien séant, pour le roi légitime des abîmes, de rencontrer son propre fils errant à pied dans la compagnie d’un ermite et d’un ribleur ? Tel que je te vois, tu pourrais, cependant, me faire encore honneur à mes côtés.

— Mon sort me plaît, car je le fais moi-même. Je vis libre : c’est le premier des points.

— Ton sort ! je te conseille, l’ami, de t’en vanter. Qu’est-ce que ces ridicules prodiges où n’entre pas la moindre diablerie ? Qu’est-ce que cette prétention nouvelle de se passer de baguettes et de mettre l’âme par-dessus la matière ? Où veux-tu parvenir en répandant autour de toi la sérénité des anciens jours ? Sottes idées, caduques, usées jusqu’à la corde, qui ne rapportent plus ce qu’elles coûtent. Tu vis trop solitaire, tu ne comprends plus ton époque, elle te dépasse de cent coudées, elle te devance, mon cher. Te voilà encore à regretter la lumière, malheureux ! Quelle vieillerie ! Allons, rends-toi donc au moins possible, que diable ! Tu ne connais pas les joies nouvelles, les délices des abîmes nouvellement découverts par moi, ni l’ivresse de celui qui se nourrit des derniers fruits des ténèbres. Tu n’imagines pas la volupté d’être bercé sur le giron de la nuit immaculée, notre mère commune, de rouler, de surprises en surprises, dans les gouffres issus des gouffres, d’embrasser, de creuser, d’amplifier, de perfectionner le néant, car l’enfer est en progrès. Nous y avons beaucoup ajouté : des galeries entières qui surplombent l’une sur l’autre à l’infini, des lacs et des mers d’angoisses qui n’ont point de rivage. Le ver du sépulcre aussi a grandi ; tu ne le reconnaîtras plus, et ce n’est encore là qu’un commencement… Mais, que dis-je ? avoue que tu as maintenant du goût pour la clarté correcte. Fais-moi seulement cette confession.

— Je l’avoue, je tâche de voir clair, au moins en moi-même.

— Bien ! Cette extravagance manquait à toutes les autres. Mais quoi ! cervelle éventée, veux-tu donc ramener l’Éden ?

— Ce serait un de mes mille désirs.

— Tout beau, Merlin ! Ramener l’Éden ! Oh ! regarde, ce mot seul m’a fait blanchir les cheveux. Cher fils, fruit de mes entrailles, par tout ce qu’il y a de plus puissant au monde, par le pied bot de ton père, par la chaudière ardente, par le soufre de Gomorrhe, par le premier des vices, par le premier des faux serments, par le premier des meurtres, écoute la voix paternelle qui ne t’a jamais trompé. Sois enfin positif ; cherche en tout le solide ; ta jeunesse se passe ou est passée pendant que nous parlons. Laisse les illusions aux esprits de travers. Congédie les songes niais ; or sus ! revêts la robe virile des forts. Tu manques de monde, mon cher ; c’est là une question de convenance et de bon goût. Ne peux-tu donc te débourgeoiser ? Un peu de souplesse, sinon tu te perdras et nous avec toi… Prends-y garde aussi, c’est du dévouement que je te demande pour tes cousins, tes neveux. Il est si aisé de faire l’homme de bien, le Romain, aux dépens de sa propre famille !

— Je serais inconséquent.

— Qu’est-ce à dire ? L’espèce humaine, qu’est-ce autre chose qu’une inconséquence ? La tête dans la nue et les pieds dans la boue. Elle plane comme l’épervier, mais elle rampe mieux encore comme la limace ; elle a les yeux du lynx pour compter les étoiles filantes, et, pour le reste, plus aveugle que la taupe. Va ! tout ce qu’il y a d’inconséquence, de non-sens, partagé entre tous les êtres, se trouve rassemblé dans ce chef-d’œuvre que l’on appelle l’homme.

— Vos paroles me brûlent.

— Et tes actions me crucifient. Je ne rencontre plus ici, sur les murailles, que des mosaïques, des fresques, qui toutes représentent une beauté achevée, quoique un peu fade. Tu sais pourtant que rien ne m’est plus odieux que la beauté ; même endiablée, elle me semble encore un défi et un reproche. Et c’est toi, oui, c’est toi qui leur apprends à charbonner sur les murailles ces traits, dont seuls, ils étaient incapables d’inventer le modèle. Tu veux donc que chaque pan de mur m’accuse et me foudroie ? Des regards célestes, édeniques, s’allument sur le bois, sur la pierre, sur l’airain. Chacun d’eux me transperce ; et celui qui a inventé pour moi ce supplice, le voilà ! c’est mon fils !

— Si ces traits sont divins, pardonnez-moi. Je n’ai point songé à vous en faire un tourment.

— À quoi donc as-tu songé, bourreau ?

— À Viviane.

— Ta future, n’est-ce pas ?

— La plus belle des belles.

— Oui, j’entends ; encore quelque idéal de charpentier ! Car, sans doute, pauvre niais, tu crois toujours à l’idéal. Vraiment, je te croyais plus d’esprit !

— Tout ce que je fais, je le fais par amour

— Quel mot prononces-tu là ? Merlin !

— Je dis que je n’ai agi que par pur amour.

— Tout de bon ?

— En vérité.

— Ainsi, toi, mon Merlin, que j’ai porté dans mes bras, tu crois à l’amour ?

— Plus qu’à moi-même.

— Tout doux ! ose répéter ce que tu viens de dire.

— C’est là ma foi.

— Tu crois à l’amour ! ce mot réveille toute ma haine. Jure-moi de haïr ce que tu aimes.

— Jamais.

— Reviens à moi. Je suis la porte d’airain qui mène à tout. Même pour entrer dans ce qu’ils appellent le bien, c’est par moi qu’il faut passer.

— Vous avez toujours dit cela. Mais vous m’avez appris que ce que l’on dit doit être toujours le contraire de ce que l’on pense.

— Ainsi, tu abuses de mon secret ?

— J’en profite.

— Tu me prends mes armes ?

— Pour me défendre.

— Tu raisonnes ?

— C’est vous qui m’avez appris la logique.

— Obéis.

— On n’apprend pas l’obéissance à votre école.

— Tu renies ton père ?

— Comme vous avez renié le vôtre.

— Trahison ! C’est moi qui t’ai engendré.

— Vous avez engendré votre fléau.

— Je te déshérite.

— Je vous en prie.

— Je te maudis.

— Voire malédiction est mon salut.

— À merveille, homme de bien ! Au moins, il me reste la force.

— Non, pauvre incube souterrain, qui exploites la chair faible.

— Assez. Puissances inexorables du gouffre, noirs enfants des ténèbres ! Cobolds, nains armés de tridents, gnomes aux griffes aiguisées ! Légion de la mort, génies de la nuit éternelle, à la triple paupière, aux ailes de soie ! venez, courez, volez, saisissez le maudit, cet enfant parricide !

— Génies du jour, à la chevelure rosée ! Amour qui précèdes l’aurore ! Dieu mystérieux des triades ! Toi aussi, grand roi des Elfes, Christ immaculé, couvrez-moi !

— Quel mélange fais-tu là, Merlin ! Ton évocation ne vaut rien, elle n’amènera personne. Tu es hérétique, mon cher. Tu brûleras sottement. Mais tu seras dans la plèbe des damnés, quand tu aurais pu être assis à mes côtés… Arrivez donc, cobolds, hydres, ténébrions rampants ! Que vous tardez à venir !

— Puissances des forêts ! Âmes des chênes centenaires ! Génies qui marchez par trois, armés de faucilles ! Et toi, le premier et le dernier des esprits, Jésus de Nazareth, hâtez-vous ! Venez ! entourez-moi !

— Encore une fois, mon ami, tu brouilles tout. Tu confonds l’Olympe et le Paradis. Tu ne sais pas ton Évangile. Viens avec moi, tu l’apprendras en caractères de feu.

Vade retrò, Satanas !

— Que dis-tu là, mon petit Merlin ? Mon enfant, mon fils premier né ! Tout ce que tu voudras, mon Benjamin ; mais, ne le prends pas sur ce ton avec moi !

Vade retrò, Satanas !

— Je t’en prie, ne me parle pas latin. Cette langue m’est insupportable ; elle fait sur moi le même effet que le bourdonnement des cloches ; elle m’ôte mes idées. Dis-moi des injures ; j’y consens, pourvu que ce soit en français. Dans cette langue, je souffre tout.

Vade retrò, Satanas !

— En voilà trop, je cède ; mais je te maudis encore ! Merlin ! c’est toi qui crucifies ton père ! »

À ces mots, l’incube se plonge dans le gouffre. Il disparaît, et les flammes errantes recommencent leurs folles danses magiques qui durent encore. Moi-même, dans une nuit étoilée, je les ai vues de mes yeux, au même endroit, en témoignage de ce que je viens de raconter.

Au moment de l’évocation de Merlin, les sommets dentelés des Apennins parurent s’abaisser et se creuser en entonnoir, comme les cercles d’airain dans la cité dolente. Les deux mers qu’ils séparent l’une de l’autre, vers Ravenne et Caprara, s’émurent et blanchirent d’écume. Telles, dans une nuit de sabbat, deux chaudières, pleines jusqu’au bord, d’herbes ensorcelées, bouillonnent sur l’âtre de la devineresse.

Merlin venait de soutenir une lutte pire, cent fois, que celle de Jacob et de l’ange. Haletant, il descend la montagne et rejoint à Taglia-Pietra ses deux compagnons que l’inquiétude avait empêchés de dormir. Quoiqu’ils vissent, à son visage altéré, que la nuit ne s’était pas écoulée tranquillement pour tous, ni l’un ni l’autre n’osa l’interroger. Quant à lui, il ne s’ouvrit que longtemps après sur ce qui venait de se passer.