Merlin l’enchanteur/Livre IX

Michel Lévy frères (1p. 281-317).

LIVRE IX

LA TABLE RONDE


I

Malheur à celui qui est forcé d’errer sur la terre étrangère ! Les hommes s’éloignent de lui, tant ils ont peur de la contagion de l’adversité. Le monde n’a pas toujours été ainsi ; sous des formes plus rudes, il a eu en d’autres temps un cœur meilleur ; témoin les pèlerinages que je raconte en ce moment. Mais que sert d’accuser l’univers ? Pardonnons-lui plutôt ; la colère la plus juste ne servirait qu’à l’endurcir encore.

Au moment où ils quittaient l’Allemagne et où ils mettaient le pied en France, il sembla à nos deux voyageurs qu’ils sortaient du pays des rêves pour entrer dans celui de la réalité. Merlin, en se retournant, ferma sur des gonds invisibles la porte des songes ; les gonds grincèrent à peine ; le bruit alla mourir dans les îles du Rhin plantées de peupliers et d’aunes.

Cependant Jacques Bonhomme se frotta les yeux, siffla son chien pour se prouver qu’il était éveillé ; il prit dans son sac et porta à ses lèvres une outre de vin que le Famulus de Faust lui avait donnée en partant. En même temps, il embrassa sur les deux joues un veau qui passait près de là et qui lui rappela subitement son troupeau.

« Dieu merci, dit-il, nous voilà sortis de la forêt de la Belle au bois dormant. Un peu plus, et je m’assoupissais comme les autres de leur sommeil enchanté. »

Merlin ne répondit pas. Tous deux étaient las d’avoir eu si longtemps commerce avec de purs esprits. Ils avaient hâte de s’éloigner du royaume des légendes et de retrouver enfin des hommes et des bêtes en chair et en os. Aussi s’attardaient-ils volontiers à la porte même des plus mauvaises hôtelleries, seulement pour échanger quelques paroles avec des êtres dont l’existence ne fut contestée par personne, tels que charretiers, ribauds, âniers, manants de toutes sortes. Ils n’allèrent pas très-loin sans qu’une aventure les rejetât en plein dans ce monde tout réel dont ils étaient avides, parce qu’ils en avaient été séparés quelque temps.

Au défilé des Vosges, le sentier se trouva étranglé entre deux tours qui dominaient la contrée. Deux hobereaux, bien montés, la brigandine au dos, fondent sur eux, et pour droit de péage s’apprêtent à les dépouiller de la vie. Mais, voyez ! Un ermite sort de la fente d’un rocher, un chapelet dans une main, une immense rapière dans l’autre. Il court, il crie, il frappe ; les hommes de proie tombent blessés. L’ermite puise dans le creux de sa main un filet d’eau à la source voisine ; il se hâte de les baptiser ; puis, voyant qu’ils étaient morts l’un et l’autre et que leurs gens étaient en fuite, il remet tranquillement sa dague dans le fourreau.

Sans doute, Merlin eût pu se défendre par sa seule puissance ; il ne laissa pas néanmoins de se montrer reconnaissant envers l’homme qui lui avait prêté un secours si généreux. Il le remercia avec effusion, puis tout à coup, après l’avoir considéré de plus près :

« Que vois-je ? dit-il. N’êtes-vous pas l’ermite que j’ai rencontré au bord du Rhin, le jour où le Christ passa sur les épaules de Christophe ?

— Moi-même ! répondit l’ermite. C’est moi qui tenais la torche. Je suis Turpin.

— Turpin, d’où venez-vous ?

— Du pays des légendes.

— C’est donc vous qui serez l’archevêque Turpin, célèbre entre tous par ses Chroniques ! Plus jeune que moi, vous vivrez plus longtemps. À vous seul, il sera donné, sur la terre, de voir, dans une même vie, la cour d’Arthus et celle de l’empereur qu’ils appelleront le grand Charles. Jeune sous le premier, vous serez vieux, mais encore assez vert sous le second, pour le protéger de l’épée ; et vous tiendrez ainsi par les deux bouts la chaîne des siècles d’or ; tant la trame de vos jours sera d’un fil tenace qui résistera au ciseau, et cette longue vie vous fera plus d’un envieux. Turpin, venez et suivez-moi ! je vous dicterai plus de choses que vous n’en pourriez écrire sur tous les parchemins des Gaules. »

Turpin se réjouit dans son âme de la longue vie qui lui était promise. Car, de l’humeur dont il était, prodigue aux autres de son temps, ne sachant pas son âge, facile, entreprenant, riche de cœur, candide, il prenait toutes choses, et même les tueries, par le côté le meilleur. Après sa rapière et son chapelet, ce qu’il aimait le mieux au monde, c’était son écritoire. Il était alors dans toute sa verdeur, ayant ou croyant avoir vingt-cinq ans à peine, grand, fort, le teint bistre, l’œil noir, le cou bref et replet, toujours prêt à tailler de l’épée, prier ou grossoyer. Il avait sur lui, comme on l’a vu, sa rapière et son rosaire. Il n’eut qu’à chercher dans son trou de rocher son écritoire, et le voilà marchant de son bon pas de guerre à la suite de Merlin. Son cheval hennissant sortit d’un taillis et s’élança derrière lui en quelques bonds.

Le jour ne se passa pas sans que l’on vît combien Merlin faisait tout à propos. Pourquoi entraînait-il avec lui Turpin, qui n’était pas encore archevêque et qui n’avait pour lui que sa bonne écriture gothique ? Vous allez l’apprendre.

Il se trouva que, dans la première ville où ils allèrent coucher, les remparts fumaient encore du sang de la plus grande partie des habitants. Avant de consentir à y mettre le pied, Merlin s’informa de ce qui avait été la cause de ces horreurs. Il apprit qu’une longue guerre avait éclaté entre les bourgeois et les seigneurs ; la guerre continuait parce que personne dans le pays ne savait assez bien l’alphabet pour écrire une charte de paix.

À peine il se fit connaître, vainqueurs et vaincus se pressèrent autour de lui pour le conjurer de composer cette charte.

« Je la dicterai à Turpin, répondit Merlin ; et vous y serez à jamais fidèles, de père en fils !

— À jamais ! » répliqua la foule.

Sur cela, Turpin prit la page de parchemin la plus blanche qu’on pût trouver en France ; il tailla avec précaution sa plume d’aigle, et voici ce que l’enchanteur Merlin dicta d’une haleine :

« Ce jour d’huy, a été convenu ce qui suit entre les bourgeois et manants de ce lieu, les seigneurs et le roi du pays : À partir de ce jour, sur l’heure de midi, tous ceux qui naîtront sur cette terre chérie, en qui j’ai mis mon cœur, seront et demeureront libres. Ils se nommeront Français, c’est-à-dire qu’ils seront francs de toute corvée, obligations, vexations, gêne, appréhension, inquiétude, douleur, infirmité ou misère, tant du corps que de l’âme, pour le présent et l’avenir. Étant bien entendu que quiconque touchera cette terre ou les attenants d’icelle, villes, villages, hameaux, bois, forêts, cours d’eaux et moulins, et vainc pâture, n’aura rien à craindre, sinon que le ciel tombe sur sa tête. Nul n’aura à envier dans ce parcours l’oiseau qui va où il lui plaît, ni le renard qui a son terrier ; étant de plus approuvé d’un chacun, que le seigneur sera partout comme le pasteur avec ses brebis, et que le roi ou prince, toujours débonnaire, veillera comme le chien à la garde du troupeau. De plus, aucun mécréant ni larron n’approchera de céans, ni médisant ni envieux ; tous ducs, comtes et barons, promettant de rester humbles de cœur et n’acceptant, recevant leurs duchés, comtés ou baronies, que pour couvrir le faible et nourrir l’orphelin.

« Le tout dicté par Merlin l’enchanteur ; en foi de quoi a signé Turpin et paraphé Jacques Bonhomme, lequel a déclaré pour lui et ses hoirs jusqu’à la dernière génération, ne savoir ni lire ni écrire. ».

« Est-ce là ce que vous promettez et jurez ? » dit Merlin au peuple.

Le peuple acclama.

« Et vous, sire roi ?

— Je le jure aussi ! »

Les comtes firent la même réponse. Jacques Bonhomme s’excusa d’avoir taché d’encre le contrat sur ce que la plume était mauvaise. On lui répliqua qu’il eût à faire une croix et qu’on s’en contenterait, ce qu’il fit aussitôt. À peine eut-il mis une croix sur deux barres, il se releva transporté et s’écria, en regardant l’assemblée :

« Voilà donc tout le monde heureux ! Cela est signé et paraphé. »

Et il allait montrant à chacun le parchemin noirci de l’écriture carrée, massive de Turpin, qui n’avait pas manqué d’ajouter sur les deux bords deux sceaux de cire rouge.

Sitôt que cette nouvelle fut répandue, toutes les villes entrèrent dans une fermentation extraordinaire. Il fallut que le bon Merlin, assisté de son scribe, se transportât de lieux en lieux ; et ceux-là étaient désespérés, qui ne pouvaient obtenir quelques lignes de l’écriture de Turpin. Tout le parchemin des Gaules s’y usa promptement. Mais l’on comprit alors pourquoi le sage Merlin s’était détourné de son chemin, pourquoi il était allé lui-même au-devant de l’embuscade, et pourquoi il avait dit à l’ermite : « Viens, suis-moi, et n’oublie pas ton écritoire. »

II

Si j’avais vingt langues dans ma bouche et vingt scribes autour de moi (tels que le siècle en possède quelques-uns), j’aurais peine à raconter tout ce que fit Merlin en parcourant la France. Une aventure marquera la sagesse qu’il montrait chaque jour. Plus il pénétrait dans le pays, plus il se reprochait amèrement d’avoir négligé les provinces.

« Hélas ! mon ami, j’en rougis, disait-il à Turpin. Comment ai-je pu les oublier si bien, qu’elles en sont presque nues ? J’ai tout fait pour Paris, et Paris m’oublie. Je l’ai trop mérité. Réparons, s’il en est temps encore, cette injustice.

— Mais encore nous faut-il une heureuse occasion ! répondait Turpin. Quand se trouvera-t-elle ?

— Plus tôt que tu ne penses, ami ! Retiens bien tout ce que tu vas voir aujourd’hui : tu l’écriras demain dans mon livre sacré. »

Voilà ce qu’ils disaient sous le ciel de Provence, près d’Avignon, plus près encore de la gorge de Vaucluse. Nos voyageurs, haletants sous le poids du soleil, venaient justement de remonter le lit du ruisseau de la Sorgue ; ils en cherchaient la source. Nul homme avant eux n’avait encore pénétré dans ces lieux sauvages. D’immenses rochers troués vers le faite, déchiquetés, dentelés en scies, servaient de barrière. Le torrent était à cette saison desséché dans son lit ; mais la source, où aucun regard humain ne s’était encore réfléchi, s’amassait en secret dans le flanc entr’ouvert de la montagne.

Nos voyageurs, ayant grand’soif, burent précipitamment, l’un après l’autre, dans le creux de leur main. Quand vint le tour de Merlin, dès qu’il eut approché ses lèvres de la source de Vaucluse, un frémissement prophétique le saisit ; et interpellant aussitôt ses compagnons :

« Ou j’ai perdu ma science, ou il est sûr que voilà une eau sacrée dans laquelle plus d’une âme se désaltérera. Entendez le bruit sourd des cascades souterraines, suivez dans le haut des airs ces ramiers poursuivis par le milan. Croyez-moi : une chose extraordinaire se prépare en ces lieux. Le hasard seul ne nous a point conduits ici. Que pensez-vous que je doive faire dans cette vallée ? »

Turpin, ayant observé ce qui l’entourait, répondit sans hésiter :

« Ce lieu est fait de toute éternité pour y bâtir mon abbaye. Prenons-en possession. La source est faite pour servir de vivier ; ici, le long des rochers, les pas des moines pourront creuser un menu sentier pour s’y promener à toute heure, outre que le soleil ne doit pas être importun dans ces lieux bas. »

Jacques décida au contraire que la place était faite pour y fonder une commune de Jacques. Les montagnes serviraient de murs à créneaux. Le torrent fournirait de truites les habitants. Il se faisait fort d’y tenir au besoin, pourvu qu’il fût suffisamment fourni de farine, contre toute la noblesse du pays.

Pendant qu’ils parlaient, Merlin se débarrassait de son bâton de voyage, lequel, ayant trouvé un peu de terre végétale, s’enracina et devint plus tard le laurier qu’on y montre encore. Il se mit de plus à tailler avec le tranchant de son épée les bords de la source, sans faire davantage attention aux propos de ses compagnons.

« Bien ! dit Turpin. Encore un coup de ciseau, Merlin ! et la source au pied de la montagne, ressemblera à un bénitier au bas du pilier d’une cathédrale. »

Merlin donna le coup de ciseau. L’immense bénitier apparut tel qu’on le voit aujourd’hui.

Turpin crut voir le baptistère de son abbaye ; Merlin s’écria :

« Oui, Turpin, croyez-moi ; plus d’une âme sera baptisée à cette source !

— Dans la vraie foi ? demanda Turpin.

— Dans la mienne, » reprit l’enchanteur en déposant sur la rive son bassin d’or ; puis il ajouta : « Plus d’un pèlerin visitera ces lieux ; mais ce seront des pèlerins d’amour ; et il en viendra un plus grand que les autres. De sa bouche découlera un fleuve plus abondant que la Sorgue. »

Pendant qu’ils devisaient ainsi, plusieurs passants se détournèrent de leur route et ils venaient demander à boire à notre enchanteur. Pour lui, il puisait dans la source et il leur donnait de quoi se désaltérer avec le boire amoureux. Alors ils s’en allaient, à demi enivrés et chantant dans une langue gazouillante comme celle de l’hirondelle

« Sovegna vus à temps de ma dolor. »

Merlin ne voulut pas se retirer qu’il n’eût construit une cabane de feuillage et pratiqué de petits sentiers dans les rochers, à quoi ses compagnons l’aidèrent de bonne grâce.

« Pour qui faites-vous ces sentiers ? lui demandèrent-ils.

— Pour Viviane. Assurément elle viendra s’asseoir ici, en supposant qu’elle n’y soit pas encore venue, ce qui est bien peu probable.

— Mais, reprenaient ses deux compagnons, les chèvres et les oiseaux pourraient seuls atteindre à ces pics escarpés. »

Et Merlin répondait :

« Viviane est plus légère que la chèvre, elle l’est autant que l’oiseau. »

Alors il se mit à graver sur les rochers une foule de vers que Pétrarque trouva plus tard et se contenta de traduire, sans jamais nommer l’auteur. Merlin ne pouvait s’arracher de ces lieux ; il fallut pourtant les quitter, car la pluie menaçait. Au moment de partir, il se recueillit, et s’écria de toutes ses forces :

« Amour ! »

Les rochers, après un long silence, répondirent :

« Amour ! »

Ils le redisent encore aujourd’hui.

C’est ainsi qu’a été enchantée pour toujours la source de Vaucluse. Passant, n’emporte pas le bassin d’or qui est resté sur la rive. C’est un don de Merlin.

III

Déjà ils approchaient de Lyon pour se rendre par le val Romey en Suisse et en Lombardie. Déjà ils apercevaient le clocher de Fourvières, les grands aqueducs d’Oullins festonnés de pampres sauvages, et l’endroit où le Rhône emporte dans son lit sa compagne trop lente ou trop timide, lorsque Merlin vint à penser qu’il n’avait pas encore demandé au futur archevêque Turpin comment, l’ayant laissé au bord du Rhin, il l’avait trouvé armé de pied en cap dans une niche des Vosges. Se trouvant de loisir dans la plaine, il le pria de l’en éclaircir.

Turpin s’attendait à cette question et la saisit au vol. Car, étant resté longtemps dans sa niche solitaire, il brûlait du désir naturel de délier sa langue.

« Tout se tient dans ma vie, dit-il. Ce que je pourrais vous apprendre vous serait incompréhensible si je ne commençais l’histoire dès le premier jour de ma naissance.

— Voilà justement ce que je désirais le plus, répondit Merlin, qui se serait peut-être passé de cette introduction.

— Il faut donc vous satisfaire, » repartit Turpin. Et il s’exprima ainsi, doublant le pas, sans que Jacques, qui suivait, perdit une seule de ses paroles :

« Je suis né dans le petit bourg de la Tranclière, province lyonnaise. Mes parents, qui n’avaient que moi d’enfant, étaient des paysans fort obscurs et même, si j’ose le dire, encore un peu païens.

— Continuez, interrompit Merlin ; je ne doute pas qu’ils n’aient été éclairés à propos.

— C’est ce que j’allais vous dire. Mon père avait une cabane et un champ. Nous aurions pu en vivre, si tous les mois un procurateur ne fût venu nous ôter le pain de la bouche pour César. C’est ainsi qu’il appelait le maître. Pour lui, je le vois encore, la face grasse, les cheveux plats et noirs, le nez en bec d’aigle.

— Poursuivez, dit Merlin, que l’impatience commençait déjà à gagner. Il eût suffi de dire que c’était un Romain.

— Pardonnez-moi, c’était le lieu ou jamais de tracer son portrait. Il fit si bien, que, nous ayant tout ôté, il remplit encore la cabane de garnisaires, tous Romains comme lui. Par désœuvrement, voyant en moi un garçon délibéré, prêt à tout, ils m’apprirent un peu de latin et de religion ; et comme j’avais une singulière inclination pour la lecture et l’écriture, ils s’amusèrent aussi à m’enseigner leur alphabet. J’y réussis à merveille. Bref, sans savoir comment, je me réveillai un jour tonsuré et prêtre.

« Notre vie était à peine supportable, quand une nuée de barbares s’abattit sur notre canton. C’étaient les Vandales, les pires des hommes, s’ils n’eussent été suivis de tous ceux que vous connaissez. Ils voulurent bien ne nous prendre que les deux tiers de la cabane et du champ et nous laisser l’autre tiers. Mais, si nous avions eu jusque-là tant de peine à vivre de notre mince héritage, je vous laisse à penser ce que nous devînmes après ce nouvel arrangement.

« Il est vrai que l’un de ces vagabonds, aux moustaches enduites de beurre aigri, me dit que je serais régi par la loi romaine, ce qui me consola d’abord en sauvant ma vanité. Car je ne voyais rien de plus beau que d’être Romain. Le même homme m’apprit en outre que ce n’était là qu’une horrible ironie, et que monter au rang de nos anciens maîtres, c’était tomber dans la plus vile poussière.

« Après tout, je me serais accommodé de mon sort s’il eût été stable. D’autres bandes arrivèrent, et non-seulement mon nouveau maître m’enleva le tiers qui me restait, mais, comme j’eus le malheur de lui paraître un garçon de capacité, il m’enleva moi-même ; de lieux en lieux il me transporta au loin, de l’autre côté du Rhin, en pleine barbarie.

« Imaginez ce que j’eus à souffrir dans cet éloignement ; non pas que ces barbares fussent des gens sans ressource. Quand ils avaient pillé ou tué la plus grande partie de la journée, le soir ils aimaient à rire, à jouer aux dés, à entendre des contes. Les repas étaient interminables. J’y avais ma place. Quant à mon maître, figurez-vous un homme grand, blond, qui n’avait qu’une tresse sur le haut de la tête et portait ordinairement des cornes de buffle ; avec cela, grand amateur de petits vers latins et de subtilités. Il voulut même que je lui apprisse un peu de théologie, à quoi je ne réussis que trop.

« Il m’enseigna en revanche à manier la francisque et la hache.

« Je connus là plusieurs des principaux barbares dont vous avez si étrangement défiguré les noms et les coutumes. C’est là que je vis Etzel, que vous appelez ici, je ne sais pourquoi, Attila, et qui était alors un vieillard de cent vingt-quatre années, le plus doux des humains et aussi le plus pieux, toujours les larmes aux yeux, très-assidu aux offices, chantant à matines d’une voix encore pleine et majestueuse ; au demeurant, vrai chevalier, et qui, certainement, a été calomnié.

« Il voulut que je fusse son chapelain. Je le fus. Je le serais encore sans une circonstance que je dirai bientôt.

« Je connus aussi Dietrich de Bern, que vous appelez Théodoric de Vérone ; galant homme s’il en fut, moins dévot qu’Attila, mais aussi courtois, et qui pourtant ne laissa pas d’être la cause involontaire d’un grand changement dans ma destinée.

« Un jour il jouait aux dés avec Etzel. Etzel était en veine. « Je joue, dit-il en m’avisant, mon chapelain. » C’était moi. Il perdit. Théodoric me jeta au col un collier d’or. Je lui appartenais, il m’emmena.

« Cette circonstance si simple me fit réfléchir, et, dans la foule de sentiments qui m’assaillirent, voici ce que je démêlai : d’abord un profond dépit d’être traité comme une pièce de butin ; le mal du pays, le désir ardent de revoir ma chaumière, si elle subsistait encore, et d’entendre ma langue. Je vous ai dit que j’avais la passion d’écrire sur de beaux parchemins, et nulle occasion ne s’en offrait jamais dans ces forêts ; outre que je ne pus jamais m’accoutumer à la cervoise ni à l’hydromel, seule boisson, comme vous le savez, des nations barbares.

— Se peut-il ? dit Jacques.

— Oui, répondit Turpin. Donne-moi, Jacques, quelques gouttes de ton outre de vin de Provence, car le récit altère. »

Après avoir bu modérément, il reprit :

« Jamais l’idée de m’échapper du milieu de ces barbares et de revoir mon pays ne s’était encore présentée à mon esprit, tant elle me semblait difficile à exécuter ; pourtant, dès que je vins à y penser, elle me sembla la chose la plus facile du monde.

« Mon habit de chapelain cachait mon haubert. Je m’accommodai le soir du meilleur cheval qui se trouva à la cour de Dietrich. J’y joignis les armes que vous voyez, épée, arc, flèches, et je partis à la nuit tombante. Tout dormait, selon l’habitude des barbares. Il vous suffira de savoir que je marchai ainsi chaque nuit ; le jour je m’abritais dans quelque grotte ou niche d’ermite.

« Que de fleuves je traversai sur une outre de cuir, sans parler du Danube et du Dniéper ! Que de forêts je parcourus, où les aigles étaient perchés plus pressés que les moucherons ! Des bergers de Moldavie me cachèrent les premiers dans leurs huttes au pied des Carpathes. En récompense, je leur appris le latin en gardant avec eux les troupeaux.

« Ils avaient pour reine une belle des bois, nommée Dokia, au cœur dur et glacé, qui se moquait de mes récits. On la trouva un matin, sur la plus haute cime des Carpathes, changée en rocher, elle et son troupeau de moutons. La source des fleuves les abreuve éternellement sans pouvoir les désaltérer. »

À cet endroit du récit, Merlin sourit comme s’il eût eu quelque part à cette merveille.

« Certes, dit-il, voilà une journée que je vous envie ; car, par tout ce que j’entends depuis peu de ces peuples qui boivent l’eau de la Bistritza, ils me semblent très-gens de bien. Chaque jour je regrette de ne les avoir point encore visités.

— N’en doutez point, Merlin ; ils méritent que vous les visitiez un jour, outre que les chevriers y parlent le meilleur latin de la chrétienté, seulement avec l’accent asiatique. Couché à l’ombre des sapins, que de longs jours je passai à les entendre chanter leurs Doïnas rustiques qu’ils accompagnent de la sampogne. Après tant de traverses, la douceur de ces bonnes gens me séduisit. Pendant qu’autour de nous la guerre rugissait dans les bocages rouges, j’ambitionnai de me faire parmi eux gardien d’abeilles. Au milieu du fracas des armées, il me semblait beau de semer des fleurs de réséda et de basilique autour des ruches, et de les entendre bourdonner. Les peuples m’offrirent cette charge réservée parmi eux à la prudence des vieillards centenaires. Durant trois mois, je gardai leurs abeilles, abrité dans une hutte de paille qui ressemblait elle-même à une ruche.

« Un jour, l’un de mes essaims s’envola : je le suivis en frappant d’un javelot d’airain sur un vase d’airain ; l’essaim continua de voyager, moi de le suivre. C’est ainsi que de forêts en forêts, de bruyère en bruyère, je fus conduit au pied des murs toujours sanglants de la superbe Sicambrie, la capitale de l’empire des Légendes.

« N’attendez pas de moi, seigneur, que je vous décrive ses merveilles, non plus que celles de Potentiana. Hélas ! ces reines des cités sont menacées ; bientôt elles n’existeront plus que dans la mémoire de Turpin. J’y reçus de nobles festins de chair de chevaux consacrés par les prêtres, surtout j’y vis la grande fabrique des nations. Par chacune des portes de Sicambrie sortaient incessamment des peuples qui allaient renouveler le monde. Ils semblaient couler comme des fleuves inépuisables, dont chaque flot serait un homme de fer. On entendait perpétuellement, sur la grande place, comme le bruit d’un fléau sur l’aire, et quand je demandai à un passant : « Quel est ce bruit ? » il me répondit : « D’où venez-vous ? Ignorez-vous que c’est le fléau de Dieu ? »

« Dans un autre endroit (c’était une forge enfumée) j’entendis le bruit d’un marteau gigantesque. Je me hasardai encore à demander : « Quel est ce bruit ? » Un autre passant me répondit : « D’où venez-vous ? Ce marteau est le marteau de Dieu dans la main de son bon forgeron. »

Turpin, visiblement ému, s’arrêta un moment, après quoi il acheva son récit dans ces termes :

« Pour me rapprocher de ma douce patrie, je pris mon chemin par les vertes forêts de la Bohême. J’y reçus l’hospitalité dans la hutte de Tchek. En chassant aux outardes, il venait de faire la découverte de tout le plat pays dont il était émerveillé. C’était un homme de bien, quoiqu’il adorât encore les arbres et les éperviers. Il était alors fort occupé à distribuer les plaines et les montagnes à toute sa race, ce qui ne l’empêcha pas de me recommander à Palémon, duc de Lithuanie, lequel m’accompagna jusqu’en vue du Rhin, sans que j’eusse rien à craindre des embûches de Hagen le Teuton.

« Vous vous expliquez maintenant, seigneur, comment je me trouvai, au lever du soleil, à l’entrée de la grotte quand le Christ vint à passer. Vous ne vîtes ni mon cheval qui paissait près de là, ni mes armes cachées dans les broussailles. Tantôt chevauchant, tantôt rampant, sachez que j’arrivai à la fin sur le tertre où avait été autrefois ma chaumière : mais sachez aussi que je ne trouvai plus rien qu’un tas de pierres roulées, et c’est la plus forte peine que j’aie jamais ressentie.

« Je cherchai la cabane, le toit, les murs : je ne vis que l’herbe épaisse ; j’appelai, pas un souffle ne répondit.

« De quelle argile est formé l’homme qui, après avoir été arraché de son foyer, en revoit soudainement la place, n’y trouve plus que ronce et poussière, et regarde cela sans pleurer ? De quel airain, encore une fois, cet homme est-il formé ? C’est ce que ma bouche ne peut dire.

« Je me précipitai vers le monastère voisin ; il avait été saccagé. Je n’y trouvai rien que cette écritoire et ces plumes. En cherchant avec plus d’attention, je découvris, éparses çà et là, des feuilles de parchemin en grand nombre écrites jusqu’aux bords. J’en fis bientôt un vaste monceau que j’enveloppai d’écorces d’arbre, et je chargeai le tout sur le dos de mon cheval.

« Depuis ce moment, craignant d’aventurer mon trésor, je n’ai guère fait de séjour parmi les hommes. J’ai continué de vivre sur le haut des rochers, avec les petits des aigles et des gypaëtes. Quand le jour vient, je déroule à l’entrée de ma grotte mes parchemins sacrés ; je les épelle. Quelquefois je dessine à la marge des oiseaux et des fleurs. Ma science ne va pas jusqu’à comprendre ce que renferment ces parchemins. Je me contente de les regarder et de veiller sur eux l’épée au poing. Mais aussi quelle écriture ! Ce ne sont pas les hommes de nos jours qui feraient rien de semblable. Vous seul, Merlin, pourriez les imiter. »

IV

Turpin donna ainsi à notre enchanteur le plus grand désir de voir son trésor. Il y avait au bord du chemin une prairie qui descendait en pente. Nos voyageurs s’y arrêtèrent.

Turpin détacha de son arçon les rouleaux de parchemin et les étala sur l’herbe nouvellement fauchée. À peine Merlin y eut attaché ses regards, il se jette au cou de Turpin, et, les yeux pleins de larmes :

« Turpin, lui dit-il, ton nom sera fameux entre tous les siècles ; car c’est par toi qu’ont été préservés les ouvrages des plus grands enchanteurs qui aient vécu avant nous. Sans doute ils eussent résisté à l’incendie, traversé les flammes, échappé à la rage de ceux que l’envie acharnait à les détruire. Mais tu n’as pas moins agi sagement de leur épargner cette épreuve ; et tant qu’il y aura des enchanteurs dans ce monde ta mémoire sera honorée parmi eux, quand même il me paraît que tu as quelquefois mêlé ton écriture à la leur, ce qui certes était une véritable profanation.

— Cela est vrai, répondit Turpin. Je m’en accuse. Mais ce fut lorsque le parchemin me manqua et que la main me démangea d’écrire. D’ailleurs, je ne savais pas que ce fussent les œuvres des enchanteurs.

— Ce sont leurs œuvres, à telles enseignes que leurs noms sont écrits en toutes lettres. Voici le plus ancien de tous et le plus puissant de notre famille, l’enchanteur Homère, dont la magie n’a pas été surpassée et dont moi seul, à cette heure, je me rappelle le nom. Regarde cette écriture qui brille comme autant de fleurs émaillées. Lui seul a possédé ce genre d’écrire. Beaucoup l’ont imité, qui n’ont pu l’égaler.

« Ici dans ces lettres onciales, voici l’un de nos frères, l’enchanteur Virgile, moins grand que le premier, mais dont le monde a conservé pourtant un vague souvenir, comme d’une ombre qui achève de chanter. Il était temps qu’il reparût sur la terre ; car il sait tirer des larmes, même des choses qui n’ont aucun sentiment, et, si je ne me trompe, voilà que le moment approche de pleurer.

« Voyons cet autre parchemin ; on dirait que les fées l’ont écrit de pur or. Ah ! je le crois bien ! Je reconnais l’écriture du plus savant des enchanteurs. À genoux, Turpin et Jacques ! Vous voyez ici le livre magique du grand enchanteur Aristote ; c’est lui qui nous apprend à connaître le secret des pierres et des métaux ; quiconque possède son livre tient le monde dans sa main. »

Jacques et Turpin étaient tombés à genoux. En courant d’un parchemin à l’autre, Merlin se mit à lire à haute voix les feuilles à mesure qu’elles tombaient sous ses yeux. Il enflait, il grossissait sa voix, qui tantôt était mélodieuse comme celle des rossignols dans les bois de Colonne et tantôt grondait comme le tonnerre sur le mont Olympe.

C’était la première fois, depuis de longs siècles, que les paroles des anciens enchanteurs retentissaient sur la terre. On eût dit qu’elle reconnaissait l’empire de ses maîtres passés : tous les vents firent silence, l’air se remplit d’une odeur de violettes et de safran comme dans un temple d’Éleusis. À cette évocation ne se joignait aucune épouvante ; au contraire, une sérénité inconnue brillait en toutes choses.

Jacques aurait souhaité que Merlin lui eût expliqué quelques-unes des paroles cadencées qu’il lisait. Merlin alla au-devant de sa pensée :

« Ton heure n’est pas venue, ô Jacques ! Il faut que tu visites encore le monde en ma compagnie avant que tu puisses profiter de ceux que j’aurais choisis volontiers pour mes maîtres si j’avais dû en avoir. Mais le jour viendra, mon fils, où tu liras comme moi dans leurs esprits. Tu me remercieras alors de n’avoir pas mis plus tôt entre tes mains ce que tu n’aurais pas la force de porter.

« Quant à vous, Turpin, voyez quelle est la puissance de ces enchanteurs ! Je ne puis assurer que ceux d’aujourd’hui les égalent jamais ; car, sans les comprendre, il vous a suffi de conserver près de vous leurs feuilles scellées et d’y jeter de temps en temps les yeux pour garder votre bonne humeur, au milieu de la sauvagerie de nos temps. Ayant vécu le plus souvent près de la demeure des ours et des aigles, comment ne seriez-vous pas devenu tout semblable à l’un d’entre eux, si vous n’aviez eu près de vous ce talisman ? Jugez donc de ce qu’il aurait fait si vous aviez eu des oreilles pour l’entendre. »

La conclusion fut que Turpin avait sauvé ce qui devait être la consolation des sages, qu’il veillerait mieux que jamais sur le trésor commun sans jamais se permettre d’y ajouter une ligne de sa main.

En récompense, Merlin lui promit tout le parchemin vierge dont il aurait besoin ; et le fait est qu’à partir de ce jour il n’en manqua plus une seule fois. En quelque lieu qu’il fût, à peine avait-il pris son repas, il copiait, copiait, quand nul n’avait besoin de sa rapière ; car jamais il n’en refusa le secours à personne.

V

Écoutez, bonnes gens ! Quand Merlin se trouva entre Gascogne et Bretagne, entre Ardennes et Brocéliande, au milieu de France la louée, il eût voulu se surpasser lui-même. Après avoir passé Gironde au port Saint-Florentin, visité Saintonge, Touraine et Berry et Bourgogne, erré dans la Beauce, le pays des Lorrains, des Francs-Comtois ; hanté la Champagne pouilleuse, la mauvaise Bresse, d’autres pays encore ; quand il eut vu tant de nations affamées, amaigries, qui se tenaient en grelottant sur le bord du chemin, une grande pitié le prit au cœur. Il fit vœu de les rassasier toutes à la fois et pour l’éternité. La promesse qu’il avait faite aux peuples le soir de la bataille lui revint en mémoire. Écoutez comment il tint sa parole.

Aidé de Jacques et de Turpin, voyez-le dresser au cœur de la France, entre blés et ramées, une table ronde. Pour qu’elle dure toujours, il la faut de pierre ; mais il la faudra ronde, pour que tous les affamés, soit de corps, soit d’esprit, s’y trouvent mieux à l’aise.

Les pieds furent de granit ; il y en avait plus de mille, tirés des carrières de Bretagne. Où manquait la grosse pierre se trouvaient des cailloux roulés. Où les cailloux manquaient, le tronc des chênes en tenait lieu. Sur ces pieds maçonnés, profondément enfouis en pleine terre de France, s’étendit la table de pierre, en mosaïques artistement polies à gros grains, d’ailleurs vaste, commode, ouverte à tous, quasi infinie. Des crampons de fer, forgés par Merlin en Armorique, raccordaient les jointures et les jambages.

Point de nappes, ni de Bruges, ni d’Anvers, brodées de dentelles. Où s’en fût-il trouvé de suffisantes ? Jacques se chargea de faire un treillis de paille de froment ou d’avoine. Ce serait pour les rois ; les peuples s’en passeraient. De grands siéges de pierre, quelques-uns arrondis au tailloir, la plupart non dégrossis, rangés en cercles, marquaient la place de chacun.

Pour le jour du festin, le roi Arthus prêta, outre son sénéchal, ses échansons, ses panetiers, ses nègres. Tous sur des chevaux caparaçonnés allaient, venaient, couraient, au galop gaillard. Les échansons portaient des plats de vermeil, les nègres, couleur d’ébène, tenaient dans leurs mains des hanaps, des amphores, des aiguières pour laver, et des cruches d’albâtre regorgeant d’un vin rouge écumant. C’était un don gratuit de ceux de Bourgogne et du Roussillon. Kay, le sénéchal, posait les coussins et les tabourets à la place des rois.

Mille bœufs engraissés ; la moitié blancs, la moitié noirs étaient étendus sur les plats d’argent massif ; alentour, dix mille sangliers, force chevreuils, cerfs et daims sur les plats de vermeil. Les forêts des Ardennes et de Brocéliande en avaient été presque dépeuplées.

Quand vint le jour des bonnes gens, Arthus, le premier, se plaça au milieu de la table, sur un siége de jonc verdissant, sous un dais de lames d’or qui traînaient jusqu’à terre. Deux coussins de satin rouge étaient à ses côtés. Pensif, il attendit, la tête appuyée sur son coude. Déjà il avait débouclé sa targe fleurie, délacé son heaume, ouvert sa visière jusqu’au nasal, désireux de manger.

Neuf rois couronnés arrivèrent les premiers ; c’étaient ses fidèles. Perceval les suivit avec son fils Lohengrin ; après eux, Odi le Frank, Tristan, puis Hoël, roi d’Armorique, Lancelot, Geoffroy de Montbrun, Yvan et Yvanet, le faucon sur le poing pour oiseler, Giffret, le petit roi de Poitou, le bon Mélian de Montpellier, cousin du chef des Bourguignons, Brut le Truand, Giron le Courtois, Olivier de Verdun, le comte Ganekin de Boulogne-sur-Mer, Isaie le Triste, Hugon, Ermelin, Ysembart, beaucoup d’autres encore ; tous s’excusant du retard, sur la forêt ténébreuse, sur le val bruyant, sur le mont dolent, les sentiers perdus, les destriers fourbus, les grandes aventures, et aussi sur les pays lointains, car plus d’un arrivait du bout de la terre ; celui-là de Jutland, cet autre de la mer de Syrie. Titurel le Pieux venait de Grenade.

Les rois, les chevaliers s’assirent, chacun sur une escabelle de pierre, à de longs intervalles, laissant entre eux la place pour des peuples entiers. Derrière eux, plantées en terre, leurs lances déroulaient sur leurs têtes des pennons à la langue de feu. Chacun rayonnait, sous son dais cramoisi, comme un soleil joyeux dans l’une de ses douze maisons du zodiaque.

« Attendrons-nous longtemps encore ? dit Arthus. Français, j’ai soif !

— Les voici, beau sire, a répondu le sénéchal. Le long chemin les a retardés. »

Voyant les convives étrangers arriver à la file du bout de la terre, Arthus se leva. Il fit trois pas au-devant d’eux, pour leur faire fête. Ceux-ci, mettant pied à terre, Allemands, Saxons, Grecs d’outre-mer et de Cappadoce, et des ports d’Espagne, Sarrasins de Gor et d’Arménie, Nègres de Nubie, hommes d’Albanie et de Kent, lui baisèrent les mains, saluant en lui le roi des rois. Pour les honorer, grailles et trompes sonnèrent et buccines d’airain. Jacques emmena par la bride leurs chevaux essoufflés vers des auges de marbre remplies jusqu’au bord d’orge et d’avoine. Il en ferra plus d’un. À tous il ôta le frein et les selles dorées.

Cependant Merlin, au gracieux visage, conduisait par la main ses convives et les rangeait, non par ordre de blason, mais à sa fantaisie. Chacun s’en trouvait bien. Comme un bon joailler mêle dans un collier les perles aux améthystes, les émeraudes aux turquoises, il mêla d’abord ceux qui venaient du Nord et ceux qui venaient du Midi. Après cela il joignit ses hôtes du Levant à ceux du Ponent.

Il fit asseoir le pâle Siegfrid, au heaume encore écartelé, à la droite d’Arthus ; Rustem, le shah de Perse, à sa gauche ; un peu plus loin, Antar des trois Arabies. À chaque Teuton sourcilleux il donna pour compagnon de table un bon Franc-Gaulois ; à Gontran de Worms, Lancelot du Lac ; au vieux prophète Gripir, Giron le comtois ; au farouche Hagen, toujours ivre de carnage, Tristan le Léonais, toujours à jeun ; à Hildebrand le Tueur, Gauthier d’Aquitaine, qui revenait d’outre-Rhin.

Brunhild était à côté d’Yseult aux blanches mains, Chriemhild la blonde à côté de Genièvre aux cheveux noirs de jais, Gudrun l’homicide à côté de Sanche la gracieuse, Hildegonde entre Blanchefleur et Énide à la robe d’azur.

Où était Viviane ? Elle eût fait des guirlandes de bluets et de lierre pour couronner les convives. Les filles du pays durent la remplacer. Même les Valkyries et les Houris, mêlées aux Ondines, apportaient des chairs rôties accompagnées de fruits confits, et présentaient à tous les pommes dorées du verger de Merlin. Les Valkyries versaient l’hydromel dans des cornes d’aurochs ; les Ondines, le vin de France dans des cruches d’or et tachaient de vermeil le bleu des lapis. Kay le sénéchal en fit avec elles maintes risées.

Et partout ruisselaient les fleurs avec les pierreries et les escarboucles ; les noces de Cana du bon maître de Vérone en sont éclipsées. Mais Viviane, où est-elle ? Nul ne l’a rencontrée des rois ni des reines, ni des barons, ni des pauvres gens ; c’est par là seulement que faillit la journée.

Quand chaque roi eut pris place, quand tous les barons furent assis, maints peuples arrivèrent. Merlin, les prenant par la main, les mena doucement vers leurs fauteuils de granit couverts de tapis.

« Asseyez-vous, dit-il, ô peuples ! »

Les peuples s’assirent, et c’était la première fois que cela leur fut arrivé devant les rois et les barons. Mais ils n’osaient pourtant manger devant le roi, quelque faim qui les pressât.

« Mangez, leur dit Merlin. Arthus vous l’octroie.

— C’est vérité, » dit Arthus.

Sur cela, ils commencèrent à se repaître sans lever les yeux.

À travers la prairie le chien de Merlin jouait avec les deux chiens d’Odin, et leur cédait les os. Autour de la table se tenait debout un peuple de chanteurs ; il y avait parmi eux des troubadours et des minnesaengers ; il y avait aussi des chanteurs d’Arabie, qui entremêlaient la prose aux vers. Même Robin Hood sifflait sa chanson, caché dans un groupe.

Les chanteurs de France vantaient les héros d’Allemagne et de Jutland, le pays des brumes, Odin, Baldur le Fort, les dieux Teutons nés de la terre ; les Minnesaengers vantaient le ciel de Provence, la mer de Bretagne, France l’honorée, Rome la sainte.

Ainsi, célébrant les héros les uns des autres, tous les cœurs étaient contents. D’ailleurs Merlin, se promenant autour de la table, nourrissait partout la paix, la concorde, principalement la bonne humeur. Voyait-il un front se plisser, il était là pour empêcher les querelles de naître.

Cependant Arthus restait pensif, comme si la table eût été vide ; il semblait encore à jeun.

« Merlin, s’écria-t-il, j’ai soif ; ton vin ne désaltère pas. Merlin, m’entends-tu, j’ai faim ; tes viandes ne me contentent pas. »

Fronçant le sourcil, les douze Pairs ajoutaient :

« Le roi l’a dit. Votre vin n’est pas des meilleurs. Plus nous en buvons, plus nous avons soif. »

Les peuples eussent voulu dire la même chose, et, ne l’osant, ils se prenaient à soupirer.

Alors Merlin, en souriant :

« Français, n’en gardez pas rancune. Voyez, barons. Voilà qui vous contentera mieux. Buvez-en tout à votre plaisir, la soif vous passera. »

À ce moment, il fit signe à Turpin. Celui-ci, sortant du cellier, apporta de ses deux mains une coupe profonde, gemmée, écumante, si bien que tous les yeux furent éblouis. On ne savait ce qui brillait le plus, ou l’escarboucle incrustée sur les bords, ou la liqueur vermeille.

« Le Graal ! la coupe du Seigneur ! crièrent-ils tous à la fois ; qui a trouvé la coupe ? »

Et ils étaient d’avance enivrés de joie.

Arthus dit : « Français, j’ai chevauché au nord, à travers les forêts ténébreuses, mais en vain ! je n’ai pu la découvrir. »

Et Perceval le Gallois : « Roi, j’ai visité la mer de Syrie. De ma lance sanglante j’ai fouillé le désert. Je n’ai pas trouvé la coupe. »

Chacun parlait ainsi, tous ajoutaient :

« Vous, Merlin, où l’avez-vous trouvée ?

— Dis-le-leur, toi qui le sais, » repartit le prophète en s’adressant à Turpin.

Alors chacun fit silence. Turpin, se plaçant au milieu des rois et des peuples, parla de cette sorte, tandis que chacune de ses paroles était doucement accompagnée d’un murmure lointain de harpes et de violes, si bien que les anges semblaient répondre à chaque mot :

« Oui, il est ainsi, comme il le dit.

« — Cette coupe, beaux sires, fut ciselée par les bergers et par les rois, et donnée en présent à l’Homme-Dieu pleurant sur la paille dans l’étable de Bethléem.

« — Il est ainsi, comme il le dit.

« — Quand Jésus fut sur la croix et qu’il eut soif, cette coupe l’a désaltéré.

« Le bon Joseph d’Arimathie l’a trouvée dans le sépulcre et l’a donnée aux Bretons.

« Rome a pillé la coupe et s’en est enivrée.

« Après Rome, les Goths y ont bu à loisir.

« Après les Goths, les Huns, sous le bon roi Humbert.

« Humbert me l’a donnée ; je la donne à Merlin.

— Et moi, interrompit Merlin, je vous la donne à tous. » Disant cela, il l’approcha des lèvres d’Arthus qui la passa à Siegfried, Siegfried à Gauthier, Gauthier à Hildebrand, Hildebrand à Lancelot, Lancelot aux infants de Lara, les infants à Antar d’Arabie. Elle fit ainsi le tour de la table, si bien que tous s’en trouvèrent désaltérés et satisfaits.

Des mains des héros, Merlin la reprit ; il la passa aux peuples et même aux plus petits :

« Comment la trouvez-vous ? peuples indigents !

— À notre gré, seigneur !

— Ne vous enivrez pas. » Et la sainte amitié entrait ainsi dans le cœur des plus farouches. Déjà Perceval essuyait sa lance qui jusqu’à ce jour était restée saignante du sang du Calvaire.

« Comment avons-nous pu nous entre-déchirer ? demandait Siegfried.

— Je m’en repens, disait Arthus à son neveu Mogred.

— Accordons-nous, disait la foule.

— C’est fait, » murmurait Jacques entre ses dents, pendant qu’il apportait les épices.

Tous étaient émerveillés de se rencontrer à table. Venus de si loin, l’avaient-ils jamais espéré ? Non, sans doute. Et pourtant que d’aventures leur seraient restées inexplicables, sans ce dénoûment ! Chacun racontait les siennes, modestement, hâtivement, impatient d’entendre celles d’autrui. Arthus parlait de la forêt de Brocéliande, Hagen, du manoir de Drachenfeld, Antar, du désert d’Afrique, Rustem, du ciel de Perse, parsemé de rubis, Perceforest, de la crau de Bresse, Hali-Hassan, des tours sarrasines ; tous s’entendaient à demi-mot, parlant en vieux français. Chrétiens et Sarrasins mangeaient au même plat.

À ce moment, arrivèrent Golfin de Tours, suivi de son lion qui rugit à l’approche des viandes, Frollon, de Paris, Ghérent, le fils d’Erbin, Morgan, le médecin, Gourdnei, aux yeux de chat, qui voit dans la nuit noire.

« Reste-t-il une place ? dirent-ils tous d’une voix.

— À votre plaisir, répondit Merlin. Asseyez-vous ici au large. Toi, Jacques, héberge le lion. »

Un peu après vinrent des nations en foule, pâles, exténuées, qui semblaient s’être trompées de chemin.

« Nous cherchons la coupe ! crièrent-elles, en essuyant leurs sueurs et leurs larmes ; on nous a dit qu’elle est dans le Sépulcre.

— Aveugles ! dit Merlin, la voici sur la table.

— Mais la table est remplie ! comment en approcher ! Il n’y a plus de place pour nous.

— Vos siéges sont ici ; peuples, asseyez-vous ! »

Les nations s’assirent, et la table allait toujours grandissant. Les peuples aussi grandissaient ; ils étaient pour la première fois à leur aise, ce qui les étonnait tous, vu que leur multitude augmentait d’heure en heure. Chacun admirait l’hospitalité de Merlin et se jurait tout bas de l’imiter un jour. Franchement, en comparaison de la sienne, qu’avait été jusque-là l’hospitalité des rois et des peuples ? Une vraie gueuserie. Souvent ils avaient marchandé l’air à leurs hôtes et surtout la lumière.

Vint aussi un homme errant, désespéré, et il marchait seul. Toutes les nations, à mesure qu’il avançait, le montraient du doigt, et s’éloignaient de lui.

« Pauvre Juif errant, dit Merlin qui eût voulu l’embrasser, en se souvenant qu’il l’avait rencontré autrefois et abrité de son manteau. Tiens, Ahasvérus ! bois, comme ils font tous, à cette coupe. C’est la coupe du Calvaire.

— Du Calvaire ! s’écria Ahasvérus en reculant d’horreur.

— Qu’il boive ! dit la foule.

— Est-ce, reprit Ahasvérus, un breuvage qui fait mourir ?

— Non, il nous fait immortels.

— Gardez-le donc pour vous votre odieux présent. »

Il se retira ; nulle instance des peuples ne put le ramener vers la table. Jacques le dévorait des yeux, sans oser approcher. Turpin, l’ayant accosté, essaya aussi vainement de le ramener. Mais, du moins, il apprit de lui tout ce qui a été raconté plus tard dans le livre d’Ahasvérus.

« Qu’il boive à la coupe, s’écriaient Arthus, Siegfried, Hildebrand, chez qui la haine recommençait à poindre.

— Oui, aboyait la foule ; sinon, lapidez-le.

— Gare à qui le touche, dit Merlin. Laissez-le, bonnes gens. C’est le premier que je n’ai pu guérir. Il a soif aussi, mais de douleur, et veut une autre coupe. Il la trouvera. »

Ces mots apaisèrent ceux qui reprenaient déjà goût à la haine ; l’homme errant qui l’avait réveillée était loin de leurs yeux. Chacun se rassit sur son siége de pierre. Les regards des rois et des peuples ne furent assombris qu’un instant.

Avant de se quitter, les convives réconciliés, rangés par nations, se firent des présents, gages sacrés de leurs promesses d’amitié. S’ils y manquaient jamais, le ciel tomberait sur leurs têtes. C’est ainsi qu’ils parlaient.

Perceval donna sa lance à Hildebrand ; il reçut en échange un bel archet d’acier, aiguisé en glaive. Les autres firent de même. Tous reprirent le chemin de leur pays.

Aussitôt les échansons emportèrent les restes du festin. Jacques avait déjà enlevé la part du roi et Turpin les flacons. Averti par Kay, le sénéchal, Merlin s’en courrouça. Il ordonna que tout fût remis à sa place, et voulut que la table restât, jour et nuit, éternellement dressée, au même lieu, sous le ciel de France, chargée de vins et de viandes et d’épices.

« Car, disait-il, m’assurez-vous qu’il ne se trouve pas sur la terre des peuples pèlerins, errants, mendiants ou malades, auxquels manque, à cette heure, le pain de la bouche ? Pour ceux-là, il importe que la table soit toujours mise, afin qu’ils se repaissent à loisir, soit qu’ils viennent du nord, soit qu’ils sortent du midi. La coupe aussi doit rester pleine à portée de la main. »

Cela dit, il confia la table aux Français, et voulut que les meilleurs d’entre eux la gardassent, jour et nuit, de père en fils, l’épée au poing. Presque tous étaient partis. On les rappela au son des grailles. Eux revenus, Merlin les plaça en sentinelles ; et il y en avait de toutes les provinces de France ; ils promirent de faire la guette, de génération en génération, se relevant les uns les autres.

« Veillez, Français, poursuivait-il ; veillez pour tous, hommes de bien de Normandie et de Gascogne, de Champagne, de Bretagne et d’Anjou. Je vous confie sur cette table la nourriture et le breuvage des mondes à venir. N’en laissez rien dérober, ni de jour, ni de nuit, par nul larron ou roi glouton, hormis par les oiseaux du ciel, s’ils ont aussi, comme nous, soif de Dieu le Justicier. Sénéchal, tu m’en réponds ! Vous, Turpin, remettez les flacons. Toi, Jacques, n’emporte pas ainsi la part du roi. »

À ces mots, Jacques et Turpin, humiliés, remirent chaque chose où ils l’avaient dérobée. Force épées nues, force targes dorées, force hauberts écarlates, flamboyèrent au soleil autour de la table ; Arthus y conviait de l’épée, chaque jour, le monde. Les oiseaux qui passaient, les taureaux indomptés buvaient dans sa coupe.

Le lendemain, sans tarder davantage, on vit arriver des nations pâles, haletantes, presque nues, mourantes, faute d’espérance ; et, trouvant cette table, dressée en pleine France, elles s’assirent en silence et se rassasièrent.

Après elles, d’autres vinrent plus affamées encore, et elles se gorgèrent à leur tour. La table, toujours grandissant, avait toujours des places vides.

« Qui nous a préparé ce banquet éternel ? disaient, d’une voix grêle, les peuples mendiants en secouant leurs manteaux troués, durcis par l’hiver.

— C’est Merlin, » répondirent les panetiers.

Et moi, après eux, je dis encore ceci :

Hommes, qu’avez-vous fait de cette table ronde ? Peuples, vous l’avez renversée ; rois, vous l’avez brisée ; sages, vous en avez ri ; fous, vous l’avez oubliée.

Il en reste quelques tronçons épars, sous les ronces, dans les craus, dans les charrières, sous les taillis épais et dans les mares où se lamentent les roseaux. Peut-être on pourrait encore la redresser ; et volontiers, le reste de ma vie, j’aiderais de mes deux bras à recoudre les pierres, rapiécer les bords, porter le mortier, remettre sur pied les chaises de granit.

Mais, hommes, ce que vous aimiez, vous ne l’aimez plus. Ce que vous honoriez, vous l’insultez maintenant.

Peuples, vous avez soif, pourquoi avez-vous brisé la coupe ? Peuples, vous avez faim. Mais c’est vous qui avez renversé la table.

Que ferez-vous demain ? Voulez-vous donc mourir ?