Merlin l’enchanteur/Livre XI

Michel Lévy frères (1p. 359-407).

LIVRE XI

LA PASSION DE MERLIN


I

Des troupeaux de buffles qui vous disputent la voie Flaminienne, des chevaux effarés à travers les landiers ; des nuages de poussière qui se soulèvent (et cette poussière est celle de vingt peuples), un ciel de feu, une terre d’ivraie, çà et là une tour solitaire qui garde le désert, des torrents ensevelis sous les massifs de lentisques, des aqueducs rompus, de blanches cabanes assises sur de noirs tombeaux ; au loin la plaine hérissée de décombres ; plus loin un mur branlant, une porte basse, pour écusson une tête de mort dans une cage de fer, voilà Rome. Nos voyageurs y sont entrés par la porte du Peuple.

Déjà chacun a couru où son inclination le pousse. Turpin va d’église en église, de cloître en cloître, de Saint-Jean de Latran au Vatican. Jacques a entendu la musette des Pifferari qui descendent de la Sabine. Suspendu à ce concert rustique dans l’ombre de la madone, il a tout oublié ; il nage dans l’extase.

Merlin visite les fontaines sacrées, jaillissantes sur les places désertes, au pied des obélisques et des ruines ; il respire dans les giroflées et les plantes murales du Colisée, l’âme des ancêtres. Car il semble, en arrivant dans ces lieux, que ce soit assez pour les vivants de marcher sur la poussière de si grands morts.

Qui sait combien ce genre de vie se serait prolongé, au gré de nos pèlerins, sans un incident facile à prévoir ? La voix qui avait été entendue dans les Apennins avait retenti sur le Tibre. La rumeur se répandit dans Rome que Merlin était un sorcier livré à toutes les pratiques de l’enfer.

Comme notre enchanteur cueillait des marguerites des prés dans les Thermes de Caracalla dont il aimait particulièrement la sauvage grandeur, des soldats vinrent le saisir. Après l’avoir lié (car il les laissa faire), ils le conduisent au fort Saint-Ange, qui de sépulcre était devenu prison.

Comptant sur la faiblesse connue de Jacques, les juges le firent saisir presque en même temps ; c’est lui qu’ils interrogèrent le premier. À la vue des tenailles et des chaudières, Jacques sentit chanceler sa foi dans son maître. Quand un des docteurs lui demanda : « N’êtes-vous pas le serviteur de Merlin ? » il répondit : « Moi, son serviteur ! de qui voulez-vous parler ? Je ne connais pas cet homme. »

Satisfaits de cette réponse, les docteurs le comblèrent de caresses ; elles firent sur lui ce que n’avait pu la terreur. Le second jour, lorsque les juges lui demandèrent s’il n’avait pas été témoin de quelque œuvre infernale, il répondit :

« Je crois bien qu’il y a quelque peu de diablerie dans cet homme, et même une parenté éloignée avec Satan. »

Le troisième jour le même juge qui l’avait interrogé lui dit que l’on aurait besoin de deux fagots de ramée ; il rendrait au tribunal le service signalé d’aller en couper le nécessaire dans le bois d’Égérie :

« Tenez, prenez cette serpe, mon ami, et partez. »

En même temps, il lui indiqua le chemin, si bien qu’il était impossible de se tromper.

Jacques prit la serpe, l’aiguisa et se rendit à l’endroit indiqué ; deux heures après, il reparaissait portant sur son dos deux fagots de myrtes, d’orangers et d’autres bois odoriférants qu’il disposa en un petit bûcher sur la place Saint-Ange. À ce moment même Merlin était tout pensif, accoudé à la fenêtre de sa prison ; il le vit passer courbé sous la charge ; il soupira, mais ne fut point étonné. C’est à cette heure qu’il dit : Sancta simplicitas !

Avant qu’il se fût retourné, un ermite confesseur, la tête encapuchonnée, les reins ceints d’une corde, s’était glissé dans sa prison, et restait debout vers un prie-Dieu.

« Mon fils, dit-il, l’enfer vient encore à toi, puisque le ciel t’abandonne. »

Merlin, à cette voix, tourne la tête, il a reconnu son père déguisé sous le capuce.

« Vite ! vite ! mon fils ! je puis encore te sauver, suis-moi par cette rampe et prends ma main. Mes chevaux hennissent dans la cour. Viens donc, âme obstinée ! pas un moment à perdre !

— Non, mon père, ce n’est pas par vous que je veux être sauvé.

— Par qui donc ?

— Par moi !

— Ainsi, tu me refuses à ce moment suprême ?

— Oui.

— Eh bien ! soit, je suis du moins curieux de voir comment tu te rachèteras par ton propre génie. Essaie, mon enfant ! Tiens, regarde, vois-tu le sommet de ce chapiteau ? c’est là que je vais m’accroupir. De là, je verrai tout, caché sous le masque de pierre de ce ténébrion à trois gosiers qui rampe au haut de la colonnette ; si tu as besoin de moi, je serai là, cher fils, entends-tu ?

— Encore une fois, mon père, je veux me sauver ou me perdre moi-même. »

Pendant que l’incube allait s’asseoir au haut du chapiteau, parmi les salamandres et les goules de granit, Merlin chercha sa harpe autour de lui, pour fortifier son cœur à l’approche des méchants. Jamais elle n’avait retenti dans Rome ; il pensait que l’écho en serait plus puissant que nulle part, dans l’enceinte des sept collines, où la cendre de tant de peuples tressaillerait à sa voix. Qu’arriverait-il lorsque le chant d’Arthus ou celui de Brut le Breton (car il les avait tous deux sur les lèvres) entrerait dans les tombeaux de Roma Vecchia ? Brut réveillerait Brutus, la poussière serait renouvelée. Marcus Tullius, Numa et les anciens sages viendraient sous les cyprès écouter la chanson de Merlin qui ressuscite les morts. Mais où était sa harpe, la consolation des bons ? quelqu’un la lui avait enlevée ; peut-être même avait-elle été brisée par les méchants. Ni le geôlier, ni les guettes qu’il interrogea ne purent lui dire ce qu’elle était devenue. Première blessure de Merlin.

Du haut de sa prison, il voyait au loin le vaste horizon blanchi sous les pas radieux du matin ; et chaque fois que la poussière s’élevait sur le chemin ou sous les arcades basanées des aqueducs, il croyait que c’étaient les peuples qui arrivaient hors d’haleine à son secours. Combien de fois aussi, il crut voir, à travers les pins d’Italie, étinceler le hautbert et l’épée d’Arthus, qui, suivi de ses cent cinquante mille chevaliers, venait le délivrer ! Déjà, en pensée, il logeait les douze pairs dans le Panthéon. Tous les jours, au même lieu, il attendait et regardait du côté de la France et le cœur tourné vers elle, il disait :

« Ô France ! douce France, la louée, est-ce toi qui parais sous cet arbre verdoyant ? Hâte-toi ! me laisseras-tu périr ici, toi que j’ai tant aimée ? Ceins l’épée que j’ai forgée et place-toi à mes côtés ! N’attends pas que la nuit m’environne, que la mort descende sur mon front et me touche de l’aile ; il me tarde de revoir tes bocages fleuris dont j’ai enchanté les sources. Viens donc, France l’honorée, au beau visage, au corselet de fer ; ne me laisse pas davantage navrer par les méchants et insulter par les boucs. Vois comme ils se dressent ici contre moi, et je suis seul pour leur résister. Quoique je sois captif, ne me dédaigne pas, car tu te dédaignerais toi-même. Ce n’est pas ici que doit être mon tombeau ; c’est sous tes forêts ombreuses de chênes, semées de pierres sacrées. Si tu me délivres, je promets de ceindre à ton front les trente couronnes d’Arthus. Mais, au contraire, si tu me laisses périr ici, navré, oublié, consumé d’attente, muré dans ce tombeau avec les spectres des Césars, la honte en sera pour toi. De siècle en siècle tes ennemis diront : « Elle a laissé, sans pitié, mourir son prophète. »

C’est ainsi qu’il parlait et priait, mais vainement. La poussière seule des morts s’émut dans la campagne de Rome. Seconde blessure de Merlin.

La troisième fut plus profonde. Dès que les peuples avaient pu soupçonner qu’il n’était pas le plus fort, ils l’avaient pris en dédain. Sitôt qu’ils le surent captif pour leur propre cause, ils le crurent perdu et le renièrent. De tous les points de l’horizon, il vint contre lui, non pas seulement un Judas, mais des peuples entiers de Judas qui, se poussant les uns les autres, pleins de hâte, sous le soleil empourpré, agitaient à travers les plaines leurs rouges chevelures. L’espèce humaine prit, en ce moment, sur presque toute la terre, le visage d’Iscariote. Le père de Merlin en rugit de joie.

« Vois, mon fils, comme les tiens te restent fidèles ! »

Le ciel l’entendit ; il en fut enténébré jusque dans la région des bienheureux.

Ceux que Merlin avait le plus aimés vinrent les premiers pour le lapider avec les débris de la table de pierre sur laquelle il les avait nourris. D’autres faisaient le pèlerinage seulement pour le railler. On voyait de loin fourmiller leurs bannières sur lesquelles était écrit : Iterum crucifigi. Assis au haut de la tour, où il était renfermé, leurs cris, leurs moqueries, montaient jusqu’à lui. Ils lui reprochaient la rosée qu’il avait bue, les fruits sauvages qu’il avait mangés, comme s’il eût affamé le monde. Et la foule disait en autant de langues qu’il y en a sur la terre (car, quoiqu’ils ne se comprissent pas entre eux sur le reste, ils se comprenaient pour l’insulter) :

« Le voyez-vous ? — Je le vois. — Par ici ? — Non, par là. — Comme il est pâle ! — Bah ! il a peur de mourir ! — Compère, ajustez-le de votre arbalète. — Bien tiré ! le coup a effleuré le front. — Visez donc plus bas, compère, là, au cœur. — Tiens, Merlin, voilà mon présent ! — Faux enchanteur, où sont tes enchantements ? Descends donc si tu l’oses ! »

Disant cela, ils eussent voulu lui cracher au visage ; même ils l’essayèrent. Mais la tour était trop haute. Ils s’en consolèrent, pensant que le lendemain, ils le verraient brûler, ou démembrer, ou crucifier. Parmi ceux-là Merlin distingua quelques-uns de ceux qu’il avait le plus favorisés, Raoul de Cambrai, Yvain d’Avallon, le pieux Titurel. Fantasus aussi était parmi eux. Mais la curiosité semblait le pousser plus encore que la ferveur du reniement.

Dans le reste du monde, il n’y avait pas une nation, une créature d’où ne lui vint une injure, une flèche empoisonnée. Des forêts d’épées nues, à deux tranchants, marchaient contre lui. Parmi ces épées, il reconnut celles qu’il avait fourbies lui-même. Celle de France était la plus longue. Elle passa à travers les barreaux et il se sentit navré. Ah ! combien Durandale, Joyeuse et Haute-Claire frémirent de se voir tournées contre celui qui les avait forgées ! À cette vue Merlin ferma les yeux et pensa mourir. Ils crurent que c’était de peur. Ce fut le signal du plus grand reniement.

Quelques-uns, en effet, avaient apporté avec eux la coupe du saint Graal qu’il leur avait donnée, à demi-pleine encore de la sueur et du sang du Calvaire. Ils la remplirent de poison et l’approchèrent de ses lèvres ; puis, comme il détournait la tête, ils la lui jetèrent à la face, si bien que le sang du Seigneur fut encore une fois épanché sur la terre. Elle le but avidement. L’herbe aussi le but et se flétrit au loin. L’hysope commença à croître sur le Janicule et le Palatin comme sur le Golgotha.

Cependant, ils vinrent le prendre dans sa prison, et ils voulurent se faire de lui un jeu avant de le mettre à mort. Voilà pourquoi ils le conduisirent, la hart au col, au milieu des huées, jusqu’à la terrasse élevée du Capitole, d’où ils espéraient le montrer enchaîné à toute la terre.

« Triomphe ! triomphe à Merlin, criaient-ils. Allons, Merlin, renie-toi, comme nous avons fait tous. C’est ici ta voie Sacrée. »

Merlin sentit qu’ils parlaient et agissaient ainsi par lâcheté de cœur et vilenie plus que par méchanceté noire. Il ne put encore les haïr.

Les cloches sonnèrent un glas, et le jour baissait. Alors ils l’entraînèrent vers la roche Tarpéienne pour l’en précipiter (mais la roche se trouva trop basse à leur gré) ; de là, aux égouts de Tarquin (il les purifia d’une haleine) ; de là, au Colisée (ils eussent désiré le livrer aux lions, mais les lions étaient rassasiés). Voyant cela, ils le jetèrent dans les catacombes, où ils espéraient qu’il serait enseveli vivant, sans qu’ils eussent besoin de le tuer de leurs mains. Merlin retrouva son chemin dans le noir labyrinthe ; il reparut à la lumière du jour, devant la meute aboyante de ses ennemis.

Et du jardin du mont Palatin au Janicule, du Viminal à la porte Colline, partout où il jetait les yeux, il voyait une tombe fraîche ouverte. Jacques aussi en creusait une en sifflant, pour flatter les fossoyeurs.

« C’est trop, lui dit son maître en passant. Celles qu’ils ont creusées déjà auraient dû te contenter. »

Sur chaque place, il y avait un bûcher flambant ; et Jacques aussi en avait allumé un plus grand que les autres.

« Pour qui tous ces bûchers, quand un seul doit suffire ?

— Pour toi, Merlin, répondait la foule. Tu as trois vies. Un seul bûcher ne te suffirait pas. »

À cette réponse de la multitude, son père crut que sa dernière heure était venue ; perdu dans le grand nombre, il s’approcha de lui furtivement.

« Je suis encore là, mon fils ! j’ai peur pour toi. Tu n’as plus que ce moment. Partons, enfin.

— Moi, je reste ! Ils me font pitié ! »

II

Cependant les juges, docteurs, sages, les grands de la terre et des îles, tous ceux qui pratiquaient l’ancien art, astrologues de Chaldée, devins de Vortigern, nécromans de Tolède, s’affligeaient de ce que Merlin vécût encore. Craignant que la colère des peuples ne fût chose vaine autant que leur amour, ils s’assemblèrent et firent comparaître Merlin devant eux dans l’enceinte du Colisée. Les peuples s’assirent sur les gradins, les puissants de la terre sur des trônes d’émeraude, tous se réjouissant d’avance de voir la défaite de Merlin par les sages et son crucifiement.

On choisit pour lutter[IV.] contre lui le plus renommé des savants et des devins ; c’était Blasius, que le temps avait grandi. Sans paraître se souvenir de leur ancienne amitié. Blasius lui demanda où étaient cachés ses instruments de sorcellerie, car on n’avait trouvé dans sa demeure ni baguettes, ni bonnets de nécromant, ni aucune des choses les plus indispensables à son art. Seulement l’enchanteur portait ce jour-là une mitre à trois couronnes.

Merlin se frappa la poitrine :

« Ne cherchez pas ailleurs, répondit-il, c’est là qu’est la magie.

— Merlin, faux enchanteur, dis-nous comment tu apprivoises les lions des îles ?

— Par la justice.

— De quoi nourris-tu les dragons de Kylburn ?

— De lumière.

— Comment éteins-tu les bûchers embrasés ?

— Avec la rosée des hymnes.

— Comment as-tu ébranlé les rochers de Cambrie ?

— En y pensant.

— Que fais-tu pour apaiser une mer en fureur ?

— Je contiens ma colère.

— Pourquoi ta mitre a-t-elle aussi trois couronnes ?

— Parce que je suis le pèlerin des trois vies.

— De quoi vis-tu ?

— De liberté.

— Et encore ?

— D’avenir.

— Beau roi de l’avenir, que fais-tu ici ?

— Je brave le présent. »

Puis, ayant avisé les tenailles qui étaient là pour le torturer, Merlin s’interrompit afin de les regarder de plus près. Il les mania et en frappa les chaudières, qui retentirent sous les galeries colossales et sous les vomitoires du cirque.

« Grand Dieu ! qu’est ceci ? dit-il. Sans doute, ce sont vos chaudières magiques. Montrez-moi aussi un de vos enchantements.

— Curieux comme l’enfer ! s’écria Blasius qui commença à l’exorciser en ces termes :

« Anima Abyssi, nomine Merlinus, retrogredere in Abyssum ! »

En même temps la foule soulevait, agitait ses mille bannières. Elle disait aux sept collines, aux quatre vents : « Rendons à l’enfer son Christ infernal. » Et elle riait aux éclats.

La moquerie des peuples fit alors ce que n’avait pu leur colère. Ce froid ricanement partagea, mieux qu’un glaive, l’âme de Merlin. Ce fut là sa sueur de sang. Défaillant et mourant, il cherchait en lui le prophète ; et, ne le trouvant plus sous leur risée, il s’écria dans l’agonie :

« Pleurez sur moi, collines d’ivraie, ruines inhabitées, îles, maremmes, puisque les yeux des hommes restent secs ! Mon esprit m’abandonne. Dans les siècles des siècles, l’avenir désert ne m’offre pas un seul abri.

« Qui suis-je pour raconter ce qui n’est pas encore, ce qui peut-être ne sera jamais ailleurs que dans mes songes ?

« Qui m’assure que j’habiterai les palais retentissants de l’avenir ? Qui m’a dit : Voici les clefs, ouvre, entre ; ils sont à toi ?

« La terre ne me l’a pas dit ; et le ciel, quand s’est-il confié à moi de ses secrets ?

« Est-ce le jour où je suis né de l’enfer ? Est-ce celui où je suis descendu dans les gouffres des maudits ?

« Ai-je appris le secret de la justice avec les damnés, dans les lieux souterrains où il n’y a point d’espoir ?

« Abandonné de ceux qui m’ont aimé, j’erre parmi des fantômes qui ne me connaissent pas ; sur moi planent les vautours homicides qui portent un joug d’or. »

En l’entendant parler ainsi, tous ceux qui étaient là se réjouirent ; ils murmuraient entre eux :

« Voilà qui va bien ! il se décourage, il désespère. Maintenant nous le vaincrons sans peine. »

Alors Merlin :

« Où est l’ombre de mon verger aux pommes d’or, dans l’île Bienheureuse ? Qu’ils étaient beaux mes arbres sacrés, lorsque la plus belle des belles, aux longues tresses, aux dents blanches de perle, veillait sur eux et sur moi ! »

LA FOULE.

« Bon ! le voilà qui prophétise. Que veut-il dire avec cette jeune fille aux dents de perle ? Quelque bohémienne, sans doute ! Certainement la douleur lui a ôté la raison. Oui, cela crève le cœur, de voir un grand homme qui extravague. Écoutez ! écoutez ! sa manie le reprend. »

MERLIN.

« Entendez-vous, rois et peuples, ce que chantent les oiseaux de leur voix radieuse sur les cimes ondoyantes des forêts ?

« Ils disent : « La montagne ne s’est-elle pas dépouillée de son manteau de frimas ?

« L’aubépine ne s’est-elle pas revêtue de fleurons d’argent ? »

« Et moi je dis après eux : « Je veux espérer contre toute espérance. Je veux croire, contre le ciel et l’enfer réunis. »

« Mon chant prophétique annonce l’avénement du Juste au milieu des trompes retentissantes d’Armorique et de Cambrie.

« Je vois Morgane qui porte dans sa droite la forêt de Calédonie, et dans sa gauche les tours des Gaules.

« Elle ramènera l’équité sur la terre, la paix dans mon cœur. »

LA FOULE.

« Vraiment, il parait enivré du vin de l’avenir. »

MAÎTRE BLASIUS.

« Pense-t-il aussi nous ensorceler ? il ferait un bon bouffon de cour. Riez donc, peuples ! »

Les peuples se prirent encore une fois à rire de ce ricanement hébété, hideux, servile, qui n’appartient qu’à la mort édentée.

« Pitié, pitié ! murmura Merlin.

« Il demande grâce, répondit la foule ; non, point de grâce !

« Malheur à vous ! reprit Merlin, chez qui l’indignation acheva de réveiller le prophète.

« Peuples, vous avez ri de vous et de votre espérance ; car c’était pour vous et non pour moi que je demandais pitié.

« Vous avez ri de la douce chanson des oiseaux qui présageaient des jours diaprés.

« Écoutez donc le rugissement du lion de la justice ; il s’élance hors du cirque, dédaignant la poussière de ceux qui ne veulent plus renaître.

« Comme les dragons s’entre-dévorent dans les ruines, le désespoir et l’espérance s’entre-choquaient dans mon cœur.

« Mais vous qui me haïssez, réjouissez-vous ! l’espérance est aujourd’hui la plus faible, je la sens qui chancelle ; maintenant la voilà disparue sous vos rires homicides.

« Ô hommes, que vous êtes durs pour moi, et plus durs pour votre postérité ! vos enfants naissent orphelins de la justice ; ils ne verront pas son soleil, aveugles, ils entreront dans un univers aveugle.

« Mais moi, au bord des sources, sans eux, sans vous, moi seul, je déploierai la tente d’azur où viendra s’asseoir le bon, le sage, le droiturier, l’irréprochable Arthus. »

Quand le tonnerre gronde dans les forêts sonores, les grands chênes ont peur. Tremblants dans chaque feuille, ils chuchotent avec le brin d’herbe et la pâle bruyère perdus à leurs pieds ; quand Merlin eut parlé les rois s’abaissèrent vers les peuples, les grands vers les petits ; tous chuchotaient entre eux. Il acheva de les confondre par ces mots :

« Si la puissance des charmes est dans mon âme, si j’ai cueilli jamais le gui sur le chêne et puisé la rosée de France dans le bassin d’or, si le Christ est de la famille des enchanteurs, j’ordonne que ceux-ci restent enfermés dans ce cercle invisible. »

Et de sa main, il traça dans l’air un cercle sur l’assemblée des juges, des docteurs et des devins. Leurs têtes s’inclinèrent malgré eux sous le joug de Merlin, comme des taureaux de la Sabine, qui subissent et repoussent le joug du laboureur. Ils se sentaient emprisonnés dans un cercle magique ; depuis cette heure, nul d’entre eux n’est sorti de l’enceinte invisible où ils sont captifs sans voir même la barrière. Leur immobilité devint si profonde, que vous les eussiez crus pétrifiés, si leurs lèvres n’eussent continué à murmurer des discours qu’ils ne comprenaient plus. Les paroles qui tombaient de leurs lèvres appartenaient à la langue des morts, nul vivant ne pouvait y répondre. Ce qu’il y avait de plus effrayant, c’était le vide retentissant de leur intelligence, en sorte que rien ne donnait mieux l’idée du sépulcre de l’esprit.

Les mages, les devins, les anciens d’âge et les puissants du monde se regardèrent et pâlirent en même temps. Seul, le docteur Blasius ne s’avouait pas encore vaincu ; il s’écria, en s’adressant à la foule : Venite, populi ! Ces paroles parurent étranges et ne furent comprises par personne. Il eut alors la pensée d’évoquer quelque génie enchaîné dans les livres des docteurs. Plusieurs fois, il répéta sa formule d’évocation. Le ciel en colère resta fermé pour lui. Aucun esprit n’apparut, la terreur le saisit à son tour.

« N’ayez peur, Blasius, dit Merlin, je vous pardonne ; mais laissez là votre ancien art et pratiquez le nouveau. »

À ces mots, il sortit. Sans colère et sans fiel, il souffla sur les bûchers ; les bûchers s’éteignirent. Porté par des ailes invisibles, il rasait le sol. Quant à ceux qui auraient voulu lui fermer la voie, ils ne pouvaient même ramper.

III

Cependant, de la terre et du ciel, tous les esprits qui obéissent à l’enchanteur, en quelque lieu qu’ils se trouvassent, s’étaient ébranlés à la fois pour venir à son aide ; et, courant ou volant des extrémités du monde, quelques-uns même rampant, tels que les salamandres échappées des dolmens, ils arrivaient à la hâte pour lui faire un rempart. Les esprits des eaux venaient des forêts druidiques de France, ceux du feu venaient des gorges de l’Etna, ceux de l’air du haut des Alpes Pennines.

À mesure qu’ils apparaissaient, ils se rangeaient en légions, campaient sur le Campo-Vaccino dont ils eurent bientôt rempli l’enceinte ; alors ils débordèrent dans les jardins du mont Palatin en faisant crier les portes sur les gonds. Les gorgades au visage de femme, aux corps de bouc, formaient à elles seules deux légions ; puis venaient après elles les esprits follets qui en formaient plus de cent ; et ils s’abattirent sur la maremme et dans les îles du Tibre ; puis les sylphes ailés et les lutins d’Écosse ; ceux-ci s’assirent sur les degrés du Colisée qui restaient vides et le remplirent jusqu’au faîte, comme un essaim d’abeilles remplit sa ruche. Les ginns aussi arrivèrent de Perse ; les ailes membraneuses étendues, elles planèrent un moment sur la tête de Merlin et allèrent se reposer dans les Thermes de Dioclétien, en faisant résonner l’air du bruit de leurs gongs. Il vint aussi des gnomes en nombre infini, lesquels se partagèrent le quartier Transtéverin et le mont Testaccio. Pour les Elfes et les Farfadets, ils occupèrent la porte Salaria jusqu’au pont Lamentano où ils se baignèrent toute la nuit dans des ruisseaux fumants de soufre et de bitume.

Sur la colonne Antonine, sur la Trajane et sur les obélisques, les cobolds firent la vigie. Les fées de Bretagne choisirent pour se loger la villa Borghèse, la villa Pamphili, les cyprès du mont Mario, l’escalier de la Trinita dei Monti, le palais de Venise et nombre de cloîtres aux petites colonnades torses, cannelées où elles se plaisaient à se promener dans leurs chars de nacre, en regardant, sur les murailles, les vieilles mosaïques qui reluisaient d’or, de vermillon et de carmin au soleil. Pour les stryges et les sorcières de France, d’Angleterre, d’Allemagne, partie s’établirent dans les tavernes, partie dans les hôtelleries ; toutes, chevauchant sur leurs manches à balai, firent la ronde du sabbat autour des sept collines.

Cette armée couvrait ainsi la campagne de Rome ; l’air en était obscurci. Turpin s’oublia à en faire le dénombrement. Ce n’étaient que chuchotements, chamaillis de voix étranges : l’un criait, l’autre bramait ; tel essayait de rugir. On entendait à la fois siffler, piauler, glapir, coasser, croasser et criailler avec des mots humains ; tous semblaient dire en regardant Merlin : « Malheur à qui le touche ! »

Les aigles qui sortaient des rochers de Cambrie et qui avaient aiguisé leurs becs sur les tombeaux romains croyaient que le dernier jour du Christ était arrivé. Pleins de la colère dont les avait nourris les bardes, ils planaient, le cou tendu, au-dessus des sept collines, et ils disaient à leurs petits :

« Venez ! Ce n’est pas de la chair de chien, de brebis ou de païen qu’il vous faut aujourd’hui. C’est de la chair chrétienne. »

Ils s’apprêtaient à fondre sur la ville muette. Merlin en eut pitié, il leur cria :

« Oiseaux de proie, que cherchez-vous ?

— Le cadavre d’un dieu.

— Il est trop tôt, répliqua le prophète. Quand il y aura un vieux monde à dévorer, n’ayez peur. C’est moi qui vous ferai votre pâture. Je vous la distribuerai en parts égales ; jusque-là retournez dans vos aires. »

Et ils se retirèrent, confus, remplissant l’air de leurs glapissements, jusque par delà les Apennins.

Alors Merlin, se tournant vers les légions innombrables d’esprits qui de tant de mondes différents étaient accourus à sa défense, les remplit d’étonnement en leur apprenant qu’il ne les avait point évoqués, qu’il n’avait nul besoin de leur appui, que lui, lui seul, prétendait faire tête à la ville et au monde. D’un geste, il les congédia.

Tous s’enfuirent par les mille chemins tortueux qu’ils avaient pris pour sortir de leurs retraites. À peine si quelque gnome frileux du Nord, soudainement épris du soleil d’Italie, resta caché sous l’arc de Titus.

Qui les avait évoqués ? Peut-être fût-ce la patronne des bardes, Viviane. Plusieurs la rencontrèrent et la prirent pour une moissonneuse de la Sabine. Traînée sur un char attelé de bœufs, au milieu de gerbes de blé, elle précédait et protégeait son barde. Elle le voyait sans être vue, car elle avait la tête couronnée d’épis. Nulle autre n’ouvrit les portes de la ville éternelle ; mais alors elle monta sur une des tours égarées dans la campagne ; de là elle semblait régner dans le désert.

La ville et le monde se taisaient ; ces lieux qui avaient cru voir reparaître les sauterelles d’Attila ne savaient encore s’il fallait se réjouir ou se couvrir de cendre. Le premier, l’empereur Max rompit le silence, et, se tournant avec majesté vers un homme de Dieu, nommé Euchariste :

« Nos glaives, dit-il, se sont émoussés sur son cœur d’acier. Il nous dompte sans nous braver. Que nous reste-t-il à faire ?

— Redevenons apôtres, » dit le Saint.

Au même moment il prit congé de l’empereur, se dépouilla de ses joyaux, déposa sa croix d’or, reprit sa croix de bois et s’achemina vers le tombeau de Cecilia Metella, car il avait choisi ce lieu pour sa demeure ; y étant entré, il redevint simple ermite, et ferma pour toujours sa porte au monde.

Pour Merlin, la foule interdite n’osa le suivre. Il sortit de la ville éternelle, se disant dans son cœur :

« J’y reviendrai. »

Dès qu’il eut franchi le seuil, le désert se fit autour de lui ; il tourna encore une fois la tête vers les sept collines ; et, pensant que les nations l’avaient renié sept fois, il pleura ses larmes les plus amères. La campagne en est restée désolée et muette, si bien qu’aucun rayon de soleil printanier n’a pu la consoler jusqu’à ce jour.

IV

Pendant ce temps-là, que devenait Jacques au milieu de la foule ? Il se trouvait indigne de vivre, quoiqu’un reste de vanité l’empêchât d’en convenir. Tristement et machinalement, sans dire où il allait, sans prendre congé de personne, agité, bourrelé, oubliant et César et le pape, ne demandant pas même le chemin le plus court, il se mit à la suite de son maître ; mais, après l’avoir retrouvé, il n’osait l’aborder, encore moins lui adresser la parole. Tous deux, marchant à quelques intervalles, autour de la ville, gardaient le même silence.

Merlin eut la magnanimité de ne vouloir pas humilier son serviteur en présence du monde et même d’un gnome. Mais quand après avoir dépassé Saint-Paul-hors-des-Murs, il fut certain de ne pouvoir être entendu de personne du peuple, après avoir éconduit les cigales curieuses, écarté les roseaux, il s’arrêta à l’endroit le plus solitaire de la campagne, et dit tout bas, craignant que la terre ne l’entendît :

« Qu’avez-vous fait, Jacques ! Vous avez été bien prompt à me renier aujourd’hui. Ah ! que vous êtes faible, mon ami ! Vous vouliez donc, moi aussi, me crucifier dans Rome !

— Miséricorde !

— Attendez, mon ami ; je croyais votre éducation plus avancée qu’elle ne l’est en réalité. N’avez-vous point eu de honte, dites-moi, de livrer celui pour lequel vous aviez promis tant de fois de vivre et de mourir ! Qu’a-t-il fallu pour vous décider à me faire ici un calvaire ? Qu’on vous le demandât. Rien de plus.

— Le Calvaire est en Judée.

— Aujourd’hui, mon fils, il est partout où il y a un méchant. C’est vous, Jacques, qui m’avez creusé ma fosse.

— Je ne le nie pas, répondit Jacques, mais, qui n’y aurait été trompé ? Dites un mot, et je vais de ce pas mettre le feu aux quatre coins de cette ville de malheur, bien entendu que je ne toucherai pas aux reliques.

— Je ne vous demande pas ces violences, messire Jacques.

— Ah ! c’est que l’intention était bonne. Que voulez-vous, seigneur Merlin, l’air porte ici à la tête. Puis les cloches, les pèlerins, les vieilles murailles, tout m’a mis hors de moi. N’y a-t-il pas quelque sortilége dans ces masures et ces montagnes de pots cassés que l’on trouve ici partout ? Je soupçonne qu’elles m’ont ensorcelé.

— La chose n’est point improbable, répondit le bon Merlin en jetant ses regards sur les rocailles de Roma-Vecchia. Il est à croire que les anciens génies que j’ai vaincus partout ailleurs se sont blottis ici dans les crevasses de ces tours, de ces tombeaux, et sortent de ces temples que tu vois épars pour ton instruction. Je ne mets pas en doute, mon ami, que si tu frappais du pied ces murailles, les esprits du passé n’en sortissent en foule sous la figure de chats-huants et de chauves-souris ; tu les verrais, hébétés par la lumière des vivants, voltiger sur ton front avec des cris sauvages. »

En disant ces mots, il heurta un pan de vieux murs réliculaires dans la villa Adriani. Il en sortit une vieille pie qui alla se poser sur une arche d’aqueduc en criant d’une voix cassée : Ave, Cæsar !

« Vous l’entendez, dit Jacques en prêtant l’oreille. Elle parle latin !

— Il est vrai, reprit Merlin, mais cela ne t’excuse en rien. Un homme de bien peut toujours résister à une pie radoteuse, fût-elle même enchantée, comme celle-ci l’est sans doute ; ne t’ai-je pas enseigné ce qu’il faut faire en des rencontres semblables ?

— J’avais oublié, seigneur Merlin, votre livre de magie à la maison. Ils auront pris occasion de cela pour me jeter un sort.

— Fausses excuses, encore un coup ! Je t’ai appris, non une fois, mais cent fois, que si tu te trouves privé, par aventure, de tous les instruments de notre art, une bonne pensée, un seul battement de cœur te suffit, Jacques. Je te l’ai appris ; tu as tout oublié.

— La faute en est donc au pays, seigneur Merlin ?

— Assurément, il y a ici quelque chose de trop puissant pour ta cervelle que le moindre souffle ébranle en des sens opposés ; et je ne saurais m’étonner que les prestiges employés ici aient à demi renversé ta raison. Mais tu ne pourrais nier que les miens ne soient plus puissants encore. Dans tous les cas, il n’était pas si malaisé de rester homme de bien tel que je m’étais plu à te regarder jusqu’à ce jour. »

Entendant derrière lui un hurlement, il ajouta :

« Ah ! Jacques ! mon chien que voici m’est resté fidèle, et toi tu m’as livré. »

Ces derniers mots, prononcés avec bonté, mirent fin à l’endurcissement passager de Jacques. Il tomba en pleurant aux pieds de son maître :

« Malheur à moi ! Qui suis-je pour avoir livré mon bienfaiteur ? Du moins, je ne l’ai pas vendu pour de l’argent.

— Ne t’en fais pas même accroire sur ce point, pauvre Jacques !

— Non, seigneur, je n’ai pas reçu les trente deniers.

— Te les a-t-on offerts ? »

Ces paroles brisèrent le cœur de Jacques ; il reprit :

« Eh bien oui, seigneur Merlin, accusez, jugez, condamnez : j’ai mérité tout cela, pis encore. Il n’est que trop vrai que vous ne ferez jamais rien de moi. Je ne sais ce qui me pousse à mal faire. Je vois qu’il ne me reste qu’à me noyer. »

Sur cela, Jacques désespéré s’élança vers le pont Lamentano. Il allait se précipiter dans le Teverone quand Merlin, plus prompt que l’éclair, le retint d’une main forte.

« Tu te repens, pauvre Jacques ? Voilà tout ce que je demande de toi.

— Laissez-moi, seigneur, je suis un misérable, indigne de voir le jour ; laissez-moi mourir. Je ne mérite plus de vous suivre.

— Ta chute est grande, assurément, et ce n’est pas à moi de te la dissimuler ; pourtant elle n’est pas sans espoir ; fasse le ciel qu’elle ne se renouvelle pas !

— Oh ! pour cela, je le jure ! m’narmes !

— Ne jure pas, même en patois, pauvre Jacques ! Ton défaut a toujours été de passer trop vite de l’extrême découragement à l’extrême confiance.

— Eh bien, je vous le disais, il n’y a qu’à se noyer.

— Non, Jacques, il reste à vivre en honnête homme qui se souvient du mal pour pratiquer le bien. Sache donc, mon fils, que je ne l’ai point adopté pour t’abandonner sitôt. Hélas ! tu auras longtemps encore besoin de moi. Mais, d’abord, quittons ces lieux déserts, fiévreux, qui ne sont pas bons pour toi et où jamais Viviane n’a habité. »

Jacques, avec la facilité de changement qui était le fond de son caractère, avait déjà essuyé ses pleurs. À peine avait-il fait une lieue, qu’il avait rouvert son cœur à des espérances sans bornes. Merlin ne voulut point le rejeter dans les larmes, et c’est en gardant tous les deux le silence qu’ils traversèrent la campagne de Rome et perdirent de vue la ville de Saint-Pierre.

Tout était morne dans le vaste horizon, où rien n’a été changé depuis cette heure fatale. Vous diriez encore aujourd’hui que l’enchanteur vient d’en sortir, tant la stupeur est grande. Au loin, la terre est restée déserte. La pâle chaumine ploie encore sous la colère du prophète.

V

Le lecteur qui a suivi jusqu’ici les divers incidents de cet ouvrage, s’il y a mis l’attention nécessaire, me rendra la justice que je suis resté scrupuleusement fidèle au texte des chroniques. Voyez principalement celle de Monmouth, page 240, ligne 15, édition de Halle. Lorsque je me suis permis d’ajouter un détail, un ornement, ou de tirer une conclusion, je l’ai fait avec la plus grande réserve, liberté indispensable d’ailleurs et sans laquelle il faudrait renoncer à la profession d’historien, telle qu’elle a été exercée depuis la plus haute antiquité jusqu’à nos jours. Mon projet est de me renfermer de plus en plus dans ces sages limites que des écrivains sans frein ont trop de fois franchies. Plus j’avance dans la vie, plus je reconnais que l’imagination est le fléau des ouvrages d’esprit. Cette déclaration devait être faite au moment où j’entre dans la partie la plus historique de mon sujet.

Il est parfaitement établi aujourd’hui par la science que, dans ses pèlerinages, Merlin, en même temps qu’il suivait un peu sa fantaisie, avait reçu une mission diplomatique du roi Arthus auprès de l’empereur romain, qui était alors, si je ne me trompe, Lucius ; auprès de ceux du sénat, et, pour tout dire, auprès de chacun des dynastes de Grèce et d’Orient, tels que Épistrophius, roi de Grèce ; Æthion, duc de Béotie ; Palamède, roi de Messénie ; Évandre, duc de Syrie ; Hippolyte, duc de Crète ; Périclès, duc d’Athènes ; Sertorius, roi de Libye ; Xerxès, roi des Ithuréens ; Pandrasus, roi d’Égypte ; Polyctète, duc de Bythinie ; Aschillius, roi de Dacie. Car c’était alors l’époque la plus brillante de leur règne.

Autant qu’il est permis d’en juger d’après les pièces fort rares de cette ambassade, qui m’ont été confiées avec une admirable munificence, il s’agissait principalement d’obtenir que tous les empires et les monarques fissent promptement et sans ambage hommage lige au plus puissant des rois, au sanglier des Gaules, à Arthus de la table ronde, faute de quoi la guerre serait déclarée, lesdits princes et souverains détrônés, dépossédés et leurs sujets traités comme rebelles. L’ambassadeur pourrait adoucir les termes ; mais tel était le fond et la substance des lettres qu’il devait remettre, en gardant toutefois les formes convenables.

Merlin, à son entrée à Rome, n’avait eu garde de négliger une aussi importante affaire. Il s’était aussitôt informé de l’ordre du sénat. Mais n’ayant pu le découvrir, il jugea sainement qu’il serait plus heureux en le cherchant à la campagne ; outre que c’était alors la saison la plus chaude de l’année, moment où les grands vont s’abriter dans leurs villas contre le souffle brûlant du midi.

Après avoir parcouru la campagne romaine dans toutes les directions sans y avoir vu un être humain, il finit par rencontrer sous un aqueduc trois bergers vêtus de peaux qui gardaient un troupeau de buffles. Il s’approcha d’eux avec précaution, car leurs chiens s’élançaient avec fureur contre lui. Mais ils les rappelèrent en sifflant. Alors Merlin monta vers eux et leur dit :

« Tenez, prenez ces quatre ou cinq deniers et conduisez-moi vers l’ordre du sénat. Vous savez où habitent en ce moment Lucius Catellus, Marius Lepidus, Melellus Cotta et Quintus Carutius ; sans nul doute, vous êtes leurs esclaves.

— Nous, leurs esclaves ! répondit l’un des bergers. Nous sommes précisément ceux que vous cherchez. Moi, je suis Caius Catellus, ceux-ci que vous voyez sont Marius Lepidus et Metellus Cotta. Quant à Quintus Carutius, il est engagé pour la moisson à deux deniers par jour. »

Merlin, un peu interdit de sa méprise, s’excusa d’abord sur la simplicité des champs, il reprit aussitôt :

« Vous saurez ce qui m’amène, quand vous m’aurez montré l’empereur.

— Il faut donc l’appeler, dit un berger, car le voilà sur un pan de mur, qui joue de la musette, au milieu de ses buffles. » Puis il l’appela à grands cris.

Le pifferare arriva, se campa fièrement sur ses deux pieds et regarda Merlin avec un regard plein de fierté :

« Vous êtes Lucius, procurateur de la république ? dit Merlin.

— Sans doute, répondit le berger, je le suis.

— Par conséquent vous connaissez le grand roi Arthus. Sa gloire est arrivée jusqu’à vous.

— J’ai entendu parler de lui à la veillée.

— Voici les lettres qu’il m’a chargé de vous apporter ; elles commencent par ces mots : Lucio reipublicæ procuratori Artus rex Britanniæ. » Et il lui présenta le bref scellé du sceau de la table ronde.

L’empereur Lucius s’excusa de les recevoir sur ce qu’il ne savait pas lire. Sans témoigner aucune surprise, Merlin en expliqua le contexte avec une admirable clarté. On lui prêta une attention soutenue ; mais, quand il arriva à l’article de l’hommage lige, l’empereur et l’ordre du sénat déclarèrent nettement qu’ils ne reconnaîtraient jamais de maître. Ils étaient trop accoutumés à commander pour obéir. Ils espéraient bien au contraire reconquérir la Bretagne et les Gaules, et tout le nord de leurs provinces.

« Quoi ! s’écria Merlin avec étonnement, vous refusez l’hommage au sanglier des Gaules ?

— Oui, certes, répondirent les mendiants en se drapant dans leurs haillons.

— Si cela est, je prévois de terribles représailles et d’interminables malheurs.

— Qu’il soit ainsi, répliquèrent les bergers en sifflant. On sait que le monde nous appartient. »

Cette réponse ne les empêcha pas d’offrir à Merlin et à son compagnon du lait caillé et un petit morceau de pain noir. C’était tout ce qu’ils possédaient. Après quoi, sans ajouter un mot, ils se retirèrent pour faire la sieste dans un tombeau de Roma Vecchia.

Restés seuls, Merlin et Jacques se perdaient en réflexion sur l’issue de leur ambassade.

« Est-il bien sûr, disait Jacques, que ce soit là un empereur et l’ordre du sénat ?

— Rien n’est plus sûr, répondait Merlin en montrant les lettres qu’il tenait encore ouvertes dans sa main.

— Comment donc un empereur qui a été le maître du monde peut-il se nourrir si mal ? ajoutait Jacques en achevant de mordre son pain noir.

— Ne jugeras-tu jamais les hommes et leurs conditions que par leur façon de se nourrir ? Apprends donc que les plus grands hommes et même quelques demi-dieux, les Tagès, par exemple, n’ont jamais mangé que du pain de seigle qui certainement ne valait pas celui-ci. Élève ton cœur, ô Jacques ! instruis-toi. Regarde comme les États s’affaissent dans l’oisiveté et la superstition, comme les empires finissent. Réfléchis sur ce que tu rencontres. Il n’est pas donné à tous, comme à toi en ce moment, de voir le plus grand des empires s’endormir avec trois bergers et un joueur de musette dans un sépulcre. Profite des fautes d’autrui. Pense, Jacques, pense, si cela t’est possible.

— J’essayerai, monsieur.

— Aussi bien, ajouta notre héros, j’imagine que les dynastes de Grèce nous feront une tout autre réception que ces enfants de la louve ; car il serait inutile de se dissimuler qu’ils nous montrent de quel lait ils ont été nourris. J’ai la plus grande hâte qui se puisse concevoir de remettre mes lettres à Épistrophius, roi de Grèce. Occupe-toi de préparer le voyage et partons par le premier vaisseau qui se présentera sur la côte, pourvu qu’il soit bon voilier.

— Je vais le guetter, » répondit Jacques comme ils approchaient du port d’Ostie en suivant la maremme.

VI

Il y avait dans le port une petite felouque levantine qui, après avoir vendu à un taux équitable sa charge d’olives, s’apprêtait à retourner dans les États d’Épistrophius, roi de Grèce. Merlin et son compagnon se gardèrent de manquer une aussi rare occasion. Le prix du passage, fixé à soixante deniers, conditions modérées eu égard à l’extrême rareté des navires portant le pavillon d’Épistrophius, nos voyageurs s’embarquèrent par une bonne petite brise de nord-ouest, mer plane, toutes voiles dehors, excepté celle de perroquet que l’on tint en réserve par excès de prudence. Le cap fut mis sur le duché de Messénie.

Sauf un coup de vent en face des roses de Pæstum, la traversée fut heureuse. Merlin en profita pour lire son Homère tout d’une haleine, car avant de visiter les nations il s’informait exactement de leurs mœurs, de leur degré de richesse, de luxe et même de la moindre de leurs coutumes. Aussi, lorsque l’ancre fut jetée dans l’immense rade de Pylos, était-il parfaitement éclairé sur les institutions des royaumes qui allaient s’offrir à lui. Il n’était point exposé à laisser paraître une surprise qui est le signe d’un manque d’instruction, chose blâmable chez tous les hommes, particulièrement risible et funeste chez un ambassadeur.

Débarqués sur une plage sablonneuse, ils virent sortir d’une caverne quatre hommes demi-vêtus d’une fustanelle, les reins entourés d’une ceinture en lambeaux, une peau de mouton sur les épaules. C’était Épistrophius, roi de Grèce, accompagné de ses deux meilleurs amis, Æthion, duc de Béotie, Hippolyte, duc de Crète, et, je crois aussi, Auguselus, roi d’Albanie. Tous marchaient, en souriant, d’un pas léger qui laissait à peine une trace sur le sable. Ils murmuraient entre eux un faible chant qu’eux seuls entendaient.

Dynasties légères, souriantes, immortelles, les historiens vous ont laissées dans l’oubli ; heureuses encore quand ils ne vous ont pas reproché d’être imaginaires. Ils ne vous ont pas consacré une seule ligne, parce que vous n’avez pas rempli la terre de sang et de meurtres. Les fleurs qui croissent sur les ruines, les abeilles de Candie, les rossignols de Colone, les chœurs de cigale qui se posent au Sunium ou au pied de l’Ithôme, ou dans les landes de l’Arcadie, connaissent seuls vos annales. Vous avez régné sans bruit et sans scandale, comme l’arbre centenaire règne dans la forêt. Pour moi, j’entreprends ici d’arracher à l’oubli au moins une page de votre passé. Qu’est-ce qu’une page, il est vrai ? Rien ou presque rien. Mais les monuments authentiques ne m’ont pas permis de m’étendre davantage. La route que j’ouvre ici, à travers des régions où nul être humain n’a pénétré avant moi, un autre la suivra pour l’achever. Quel qu’il puisse être, je le salue d’avance.

Dès que Merlin eut complimenté le roi, il lui fit part de son message et lui apprit son nom.

« Mon cher Merlin, repartit Épistrophius en souriant, si vous le trouvez bon, nous ne nous occuperons d’aucune affaire sérieuse avant que je vous aie fait les honneurs de ma capitale et de mon royaume.

— Je brûle, poursuit Merlin, de voir le noble Ithôme, car j’en ai ouï dire des merveilles dans mon Homère.

— Nous l’appelons aujourd’hui Vourcano, et, quant à Messène, nous lui avons donné le nom de Mavromati, qui, certainement, est plus agréable à l’oreille que le premier.

— C’est juste, beau sire roi, » répond Merlin devenu déjà un peu courtisan.

Tels étaient les discours dans lesquels ils consumaient agréablement les heures en attendant les chevaux que l’on était allé chercher dans le marais. Ils arrivèrent enfin. C’étaient de petits chevaux pâles, à la longue crinière, sans selle ni bride. En revanche ils portaient un bât en bois, deux cordes servaient d’étriers, sans compter une troisième qui, passée dans la mâchoire inférieure, remplaçait les rênes. Ces détails sont indispensables pour la connaissance exacte des mœurs, objet que je ne perds pas un moment de vue.

Au signal du roi, tous, ducs, enchanteur, serviteurs, s’élancent à cheval et commencent à trotter, tantôt rasant la mer, tantôt s’élevant sur des montagnes parsemées d’arbousiers, d’agnus-castus et de figuiers d’Inde à la feuille couleur de limon. Dans les troncs entr’ouverts des vieux chênes se dressaient des bergers comme des statues dans une niche d’ébène. Sur la terre rampaient quelques tortues accompagnées de couleuvres à demi déchiquetées par les aigles. J’ai fait des observations sur la nature du sol de Sparte et d’Athènes : il est, en général, calcaire, friable ; il manque un peu d’engrais ; les cendres des héros, mieux aménagées, pourraient en tenir lieu. Mais le temps vole, l’espace grandit devant moi, je suis forcé d’abréger.

Le premier jour ils s’arrêtent à Coron, le second à Nisi, le troisième ils sont à Messène. Comme ils descendaient de cheval, Épistrophius eut un moment de légitime orgueil ; il dit à Merlin :

« Mon cher Merlin, vous voilà ravi de la beauté de cette capitale. Eh bien ! sachez que mon intention est que vous y disposiez à votre gré de tout ce qu’elle contient. Oui, je vous le répète, il n’est rien ici qui ne soit à vous. Et d’abord choisissez votre palais, votre temple. »

Merlin, fort étonné de ce qu’il entendait et plus encore de ce qu’il voyait se tenait, immobile, les yeux attachés sur les domaines d’Épistrophius. Il n’apercevait que colonnes renversées, fûts brisés, cachés dans l’herbe. D’ailleurs pas un toit, pas une masure. L’étonnement, peut-être aussi la crainte de déplaire enchaînaient sa langue.

« Puisque la discrétion vous empêche de répondre, reprit le roi, et que la nuit s’approche, mes serviteurs que voici vous conduiront reposer dans le palais le plus délicieux que je possède. Allez, Merlin, vous et votre serviteur ; le plus grand bonheur pour moi est de donner l’hospitalité à ceux qui passent. Que ne ferais-je donc pas pour l’envoyé du noble Arthus ? »

Merlin et Jacques suivirent les serviteurs qui les menèrent dans un champ désert où deux degrés de théâtre s’élevaient encore à fleur de terre non loin de la fontaine de Clepsydre. Un petit ruisseau baignait ces ruines en murmurant comme un acteur qui répète son rôle.

« Voilà, dirent les serviteurs, le palais le plus noble du pays. »

En même temps ils ramassèrent un peu de bruyère et quelques broussailles dont ils composèrent une sorte de chevet qu’ils posèrent sur l’un des gradins.

« Seigneur, dirent-ils à Merlin en se retirant, votre couche est préparée. Quant à celle de votre serviteur, elle sera, nous le pensons, sur le degré qui est un peu plus bas. Que les dieux, s’il en est, vous gardent des loups rôdeurs et des chacals. ».

Bientôt la fatigue contraignit Merlin et son serviteur de se coucher dans leurs lits de marbre. Mais il leur fut impossible de dormir. Jacques, après s’être retourné cent fois sur le côté, sans pouvoir fermer la paupière, rompit le premier le silence :

« Hélas ! pourquoi avons-nous quitté l’empereur Lucius et l’ordre du sénat ? Nous périrons ici de faim et de sommeil.

— J’avoue, dit gravement Merlin, que tout ce que je vois ici me donne beaucoup à penser ; sans vouloir porter un jugement téméraire d’après quelques paroles surprises à nos hôtes et qui me paraissent être de vrais sophismes, je crois que nous voyageons ici en compagnie des esprits des ruines. Je ne sais si tu as remarqué que nos hôtes ont précisément ce son de voix sourd qui convient aux décombres et ce tour de pensées vides, subtiles, sophistiques, byzantines, que l’on attribue généralement aux génies de décadence. Mais cela fût-il vrai et eussions-nous, en effet, affaire aux esprits des ruines, tu dois songer qu’ils n’en sont pas moins pour cela de véritables majestés, légitimes comme toutes les autres, dignes de ton respect. Garde-toi donc de leur manquer en quoi que ce puisse être. Car des dynasties n’en sont que plus vénérables pour être tombées, surtout lorsqu’elles supportent l’adversité en souriant comme nous l’avons remarqué jusqu’ici.

— Vraiment, répondit Jacques, tout ce que j’ai remarqué dans ces dynasties, c’est qu’elles ne boivent ni ne mangent. Si du moins le roi Épistrophius nous eût traités comme l’a fait l’empereur Lucius ! s’il nous eût donné un peu de pain noir, je ne me plaindrais pas. Mais non ! sans quelques mûres que j’ai ramassées aux buissons, je serais mauvaisement mort de faim.

— Je confesse, ami, qu’en cela j’ai agi comme toi, mais à la dérobée et avec plus de discrétion. Même j’irai jusqu’à dire que je ne serais pas fâché de faire à cette heure avancée de la nuit un repas frugal.

— C’est à quoi justement je songeais, dit Jacques.

— Dans ce cas, je te conseille de t’en occuper sur-le-champ et pendant que durent les ténèbres ; car si des êtres tels que nos hôtes, en les supposant aériens, nous surprenaient à boire et à manger, ils nous prendraient peut-être en grande pitié et nous trouveraient assurément fort ridicules. »

Ce conseil fut suivi immédiatement par Jacques, qui se mit à fouiller la campagne au clair de lune. Il rapporta bientôt un agneau, du cresson de la fontaine de Clepsydre et des amandes. Le chevet de bruyère servit à allumer un feu ardent où les viandes ne tardèrent pas à rôtir. Quelques moments après, nos deux voyageurs commencèrent à manger, comme si cela ne leur fût jamais arrivé de leur vie.

Ils n’avaient point achevé, lorsqu’au lever du soleil le roi Épistrophius, suivi de son cortége, parut inopinément devant eux.

En les voyant manger, il ne put s’empêcher d’éclater de rire.

« Ah ! s’écria le roi, voilà qui est tout à fait plaisant ! Vous avez donc faim et soif, vous autres ?

— Quelquefois, dit Merlin humilié.

— Excusez-moi, reprit Épistrophius ; j’aurais dû y songer. Pour nous, nous ne vivons guère que des blonds rayons du jour et un peu de la rosée des nuits, très-abondante dans ce pays, comme vous avez pu le voir.

— C’est vérité, » repartit Merlin en montrant son manteau trempé de l’humidité de la nuit.

Épistrophius s’éloigna alors de la troupe de ses courtisans, et, ayant pris Merlin par la main, il s’entretint le plus familièrement du monde avec lui, car il savait que Merlin ne faisait que passer ; cette familiarité ne devait point avoir de conséquences pour d’autres.

« Enseignez-moi, sire, de grâce, lui dit Merlin, par quel secret vous conservez une si magnanime sérénité au milieu d’un État en ruine. Je n’ai pas encore surpris un soupir sur vos lèvres, même dans le temps que nous foulons sous nos pieds les décombres et la poussière de votre empire. Sans doute, vous conservez l’espoir de relever ces murailles tombées, ces tours abattues ; dans ce cas, le secours de Merlin et de son roi ne vous manquera pas. Mais instruisez-moi, je vous supplie, des remèdes qui vous font supporter si légèrement une adversité aussi imméritée. Car, je l’avoue, une pareille sérénité est au-dessus de ma sagesse même.

— Votre étonnement ne me surprend point, répondit le roi Épistrophius. Tout sage que vous êtes, mon cher Merlin, vous êtes homme, à ce que je vois. Vous cédez en ce moment au préjugé humain. Sachez donc que, pour des êtres tels que nous, rien n’est plus scandaleux, plus odieux qu’une ville neuve. Sans aucune exagération, nous y étouffons. Tout édifice est pour nous une prison, à moins qu’il ne soit lézardé. S’il nous arrive par hasard de bâtir, c’est uniquement pour avoir le plaisir de renverser. Mon bonheur à moi, Merlin, c’est de marcher sans obstacles à travers une plaine jonchée de débris sans nom, fût-ce même de quelques ossements blanchissants sous les orties. Je m’assieds, je rêve, je sens alors que je règne en liberté sur le temps même qui devient mon sujet, mon ouvrier, mon esclave. Assurément, j’ai lieu d’être satisfait de mes palais de Mavromati, de Sparte, de Mégalopolis. Nul pan de muraille n’arrête, n’attriste, ne limite mes regards. Pourtant, j’apprends que mon frère Évandre, duc de Syrie, mon beau-père Micipsa, roi de Babylone, et Polyctète, duc de Bythinie, sont encore mieux logés que moi. Le travail chez eux est plus avancé ; le progrès beaucoup plus rapide, la civilisation plus parfaite. Car la trace même des édifices a disparu sous le pied des chèvres, résultat que nous ambitionnons tous, mais qu’un petit nombre seulement a pu atteindre.

— Est-ce là, sire, ce que vous appelez un progrès ? Ne craignez-vous pas que ce soit plutôt une décadence de votre empire ?

— Décadence ! interrompit vivement Épistrophius avec un peu d’aigreur. Vous en parlez bien à votre aise. Raisonnons un peu, s’il vous plaît. Il est de toute évidence que les États sont faits pour être minés : c’est là leur but ; ils y courent. Nous ne serons donc heureux que lorsqu’ils seront réduits en une poussière impalpable comme celle qui blanchit l’aile des papillons. Me nierez-vous cela ?

— À votre volonté, sire, répondit Merlin en s’inclinant. Toutefois j’ai la plus grande envie de voir vos peuples fleurir dans l’abondance. Je ne doute pas que vous ne gagniez beaucoup à en augmenter le nombre, car, si j’ose vous l’avouer, vos sujets m’ont paru affamés et déjà réduits à un nombre imperceptible.

— Encore une erreur, bon Merlin. Mesurerez-vous toujours les autres sur vous-même ? Autrefois, il est vrai, des peuples immenses, qu’on dit avoir été fort beaux, abondaient dans ces villes. Mais aussi, juste ciel ! quelle source de troubles, d’inquiétudes, que de bruit, quelle foule incommode, quelle anarchie ! La clameur en montait jusque dans les nues. Pas un jour sans tumulte, les nuits même pleines de tempêtes. Aujourd’hui, au contraire, quelle paix vraiment sacrée ! Quelle concorde ! quel silence religieux ! Il me reste encore à régir quelques chevriers que vous pouvez compter de la place où nous sommes. Ils ne m’importunent pas de leurs rumeurs. Je n’ai point à méditer sur les lois, ni à redouter les révolutions violentes. Mon empire n’a de disputes avec personne. Le seul événement à ma cour, c’est une pierre qui tombe, et je date les époques par ces chutes. Tous les rois de ma famille en usent de même. Nous vivons en frères, sans guerres ni querelles. Mais laissons ce profond entretien ; allons nous reposer dans ce joli sarcophage qui blanchit là-bas sous cette touffe d’arbousiers. »

VII

Merlin jugea que le roi Épistrophius désirait être seul. Il se sépara de lui et estima le moment propice pour visiter les environs. En s’égarant dans la campagne, il rencontra, couchées dans l’herbe, plusieurs statues qui, toutes, resplendissaient d’une beauté extraordinaire. Ce qu’il y avait de plus merveilleux, c’était, le croirez-vous ? le visage, la majesté, la naïveté et même un peu la froideur de Viviane.

Cette rencontre si inattendue jeta notre héros dans une perplexité inexprimable. « Quelles mains, pensait-il, quels artistes ont eu le privilège unique de reproduire ses traits ? Viviane est donc venue dans ces lieux ? Mais en quel temps ? En quelle occasion ? Par qui accompagnée ? Voilà ce qui m’échappe entièrement, car jamais elle ne m’a parlé de ce lointain voyage. »

Puis, à mesure qu’il considérait de plus près les statues qui jonchaient le sol et dont la plupart étaient mutilées :

« Oui, ce sont là, assurément, ses traits incorruptibles. Voilà donc comment elle portait alors ses cheveux noués en tresse derrière la tête ! Où étais-je ? que faisais-je ? Que ne l’ai-je vue ainsi, couronnée de ce bandeau ! »

Après un instant de silence, il reprenait avec un soupir :

« Il lui manque encore ici je ne sais quelle flamme. Ah ! il est aisé de voir qu’en ce temps-là elle n’avait pas encore aimé. Sans doute, ses jours se passaient chez sa marraine, dans une tranquille indifférence. Est-ce à moi de m’en plaindre ? »

Dans cette sorte d’extase, une seule chose le remplissait à la fois de surprise et de confusion : c’était de voir que les statues de Viviane étaient, à vrai dire, nues comme l’enfant qui vient de naître. Les plus voilées portaient à peine une tunique légère que le vent semblait agiter encore.

« Comment, reprenait notre enchanteur, pareille inadvertance a-t-elle été possible ? Il est de toute évidence que Viviane ne s’est point prêtée volontairement à un art aussi indiscret, à moins que, toutefois, l’on n’ait abusé de son extrême innocence. Il faut donc que les artistes, auxquels rien n’est sacré, l’aient aperçue lorsqu’elle se baignait, à l’approche des ténèbres, dans quelque ruisseau argenté, voilé de platanes comme il y en a dans ce pays, ou peut-être encore lorsqu’elle dormait, ainsi qu’elle a coutume, dans les tièdes nuits d’été, sous la garde des étoiles, dont la vigilance aura été trompée en cette occasion. Il n’est pas moins certain que voilà son cou de cygne, ses épaules d’ivoire. Quoi qu’il en soit, je ne puis souffrir que, sous le prétexte de l’art ou de la beauté divine, Viviane soit livrée ainsi plus longtemps aux regards indiscrets des sujets d’Épistrophius et peut-être de lui-même. »

La vérité est que le sage Merlin finit par céder à un accès étrange de jalousie, à l’aspect des pierres qui lui semblaient palpiter sous ses yeux. Sans perdre un moment, il les cacha dans le plus épais du bois ; non content de cela, il les couvrit lui-même de terre.

À son retour, le noble Épistrophius reconnut à son visage altéré qu’il sortait d’une vive émotion : il lui en demanda la cause. Merlin, auquel rien n’était plus malaisé que de dissimuler, confessa ce qu’il venait de faire, dût son action offenser le roi.

« Ne craignez pas, répondit Épistrophius. Rien n’entre mieux dans les intentions de mon règne. À tous mes sujets j’ordonne que les statues qui ressemblent à Viviane soient cachées aux regards sous dix ou vingt coudées de terre. Est-ce assez, Merlin ? Du reste, fiez-vous à mes peuples. »

Les ordres donnés par Épistrophius furent obéis sur-le-champ dans son vaste empire. Merlin lui-même y veillait. Tout au plus laissait-il surgir quelquefois hors de terre le bout du doigt d’une main ou d’un pied. Jamais rien de plus. Ceux qui passèrent furent étonnés de ne plus voir tant de beautés qui les avaient ravis :

« Sans doute les dieux les ont emportées ! »

Le lendemain ils les avaient oubliées. Du moins le bon Merlin était satisfait, sa jalousie était passée. Ainsi fut conservée à la postérité la figure de Viviane dans sa première adolescence, avant même qu’elle eût aimé notre enchanteur.

VIII

Depuis qu’il n’était plus possible à Merlin de douter du caractère de la royauté d’Épistrophius, et qu’il voyait clairement que la société dans laquelle le sort l’avait jeté était celle des esprits des ruines, sa curiosité n’avait fait qu’augmenter. Il ne perdait pas une occasion d’observer un peuple aussi étrange ; et soit auprès d’Épistrophius, soit auprès de ses courtisans, il s’informait sans cesse des institutions, des lois, des coutumes, principalement de la religion des esprits des ruines.

« Que croyez-vous ? quelle est votre foi ? » Telle était la question qui revenait sans cesse sur ses lèvres. À quoi le bon Épistrophius répondait ordinairement, d’une manière détournée, par des paroles telles que celles-ci :

« C’est, en vérité, une question délicate. Il y faut beaucoup de loisir ; je crains que nous n’en manquions aujourd’hui, car nous avons à semer tout un champ de bruyères dans la cella d’un temple.

— Précisément, répondait Merlin. Je demande quel est votre culte. En quoi consistent vos rites ? Avez-vous beaucoup de dogmes ? Comment parlez-vous à l’imagination du grand nombre ?

— Écoutons, mon cher Merlin, le chant du hibou qui se réveille, répliquait le roi. Ne troublons pas son hymne religieux. C’est, vous le savez, notre oiseau sacré. Je vais lui porter sa pâture. »

Sur cela, cherchant le Vide, il se retirait. Les courtisans rappelaient alors à notre héros qu’il n’est pas permis d’interroger le roi.

« Vous, du moins, leur disait Merlin, quel est votre dogme, votre livre sacré ? En quoi consistent vos cérémonies ?

— Des cérémonies ! répliquaient les courtisans. Nous en avons plus que personne. Tout est chez nous cérémonie, même de balayer la poussière. »

Puis ils se retiraient à leur tour.

Resté seul, Merlin fut abordé par un homme qui, à sa mine, lui sembla un esclave forain des esprits des ruines. Cet homme, voyant que ses maîtres s’étaient éloignés, s’approcha et lui dit à la hâte d’une voix convulsive :

« Ne les écoutez pas, Merlin. Ils vous trompent. Ce sont tous des traîtres, ennemis de la plèbe. Ils prétendent vouloir tout renverser, niveler ras de terre. N’en croyez pas un mot. Si vous les connaissiez mieux, vous verriez qu’ils ont chacun l’indignité de laisser subsister quelque chose, l’un, un demi-fût de colonne pour s’y appuyer en dormant, l’autre, un pan de mur, un troisième, un débris de tombeau ; celui-ci, un peu de poterie, celui-là, que sais-je ? une moitié de brique ou une médaille royale. Il n’y a que moi qui vaille ici quelque chose, car j’en veux même à la cendre et à la poussière des sépulcres.

— Seriez-vous un envieux, mon ami ? dit Merlin. Ne prenez pas ombrage d’une pincée de cendre. Hélas ! c’est notre lot à tous ! nous en sommes formés. Ils retiennent, dites-vous, dans le creux de leurs mains un peu de poussière. Soyez indulgent pour cette manie.

— Qu’appelez-vous manie ? reprit l’esclave des esprits des ruines. Sachez que ce privilége est des plus choquants, et je meurs de rage en y pensant.

— Si vous aimez vos frères… » répliqua Merlin ; il allait continuer, quand il s’aperçut que celui auquel il s’adressait était déjà loin.

Peu de temps lui suffit pour savoir que, dans l’agriculture, les esprits des ruines estimaient principalement l’ivraie ; dans le fer, la rouille. Le commerce était interdit à l’exception d’un peu de baume pour embaumer les héros. À l’égard des lois, ils en avaient beaucoup qui toutes se détruisaient les unes les autres.

Merlin demanda à voir les bibliothèques publiques ; on les lui montra ; elles étaient gardées par un tout petit esprit nommé Griffopoulos qui lui en fit les honneurs avec une complaisance inépuisable. C’est de lui qu’il apprit que les lois interdisaient d’exprimer dans un ouvrage une idée nette et décidée sur un sujet quelconque, les regardant toutes comme funestes.

« Quoi ! même l’éloge des mines est défendu ?

— Oui, si cet éloge est fait d’un certain ton. Nous craignons à l’excès ce qui peut rappeler la vie. Nous nous trouvons si bien d’en avoir perdu l’habitude !

— Avez-vous quelque philosophie ? reprit Merlin.

— Sans doute, répliqua le bibliothécaire en lui présentant un rouleau de papyrus fort rongé des vers. Nous avons une philosophie nationale. Nous l’appelons sophistique. Elle renaît d’âge en âge sans s’épuiser jamais.

— Et votre critique ?

— Très-riche. C’est là que nous brillons. Nous nous moquons de tout ce qui ne nous amuse pas. »

Merlin ouvrit quelques volumes et s’aperçut qu’ils étaient effacés depuis la première ligne jusqu’à la dernière :

« Est-ce ainsi des autres ?

— De tous.

— L’étrange littérature que voilà, biffée, effacée de générations en générations ! »

À quoi le bibliothécaire, d’un ton rassis :

« J’ai entendu dire par nos plus grands esprits que c’est là leur supplice. Quand ils ont trouvé quelque vérité capitale, hardie, telle que : deux et deux font quatre, arrive une autre génération qui efface proprement, à l’encre de Chine, ce qu’ils ont fait, et cela se trouve effacé des intelligences même. Tout alors est à recommencer et ainsi la matière ne manque jamais aux beaux ouvrages. Car il faut de nouveau s’ingénier, compiler, s’évertuer, se compromettre soi et les siens, se ruiner corps et âme, affronter geôle, exils, morts, pour démontrer, mais cette fois plus modestement, que peut-être, à en croire les anciens, sans trop l’assurer pourtant, ni sans vouloir offenser personne, le tout d’ailleurs remis à la décision des puissants, il se pourrait que deux et deux fissent quatre.

— Oh ! mon ami, l’étrange supplice pour un esprit qui veut avancer ! L’écureuil, dans sa cage de fer, fait plus de chemin en une heure que ceux-là en une vie… Et vos dieux ?

— Le plus souvent, nous sommes nos dieux à nous-mêmes. »

Cette dernière réponse jeta Merlin dans la plus noire mélancolie. Cette société privée du ciel lui apparut dans toute sa tristesse. La grâce même des esprits des ruines lui devenait chaque jour plus pesante. Il sentait le besoin de respirer sur les sommets sacrés.

Sans communiquer son projet à personne, il fit vœu d’aller en pèlerinage à la recherche des dieux perdus ; ce qu’il exécuta le lendemain, en profitant du moment où Épistrophius faisait la sieste, comme on le verra dans le livre suivant, lequel commence par une inspiration que j’ai puisée sur le mont Lycée lui-même.

Note du Livre XI

« On choisit pour lutter, » etc.

Le duel de Merlin et des devins du moyen âge appartient à la tradition. J’aurais pu emprunter quelques traits de plus aux prophéties latines. Ces traits auraient peut-être paru trop vifs à notre époque ; je m’en suis abstenu. Les lignes sur le verger aux pommes d’or et sur Morgane sont tirées des chants galliques.