Mercédès de Castille/Chapitre 3

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 18p. 39--).
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CHAPITRE III.


Les meilleures coutumes plient devant les grands rois. Chère Kate, ni vous ni moi, nous ne pouvons être retenus par les faibles lisières des usages d’un pays. C’est nous qui formons les manières ; et la liberté dont jouit notre rang ferme la bouche à tous ceux qui aiment à trouver à redire.
Shakespeare. Henry V.



Malgré sa résolution, sa fermeté habituelle et une sérénité d’âme qui semblait se répandre dans tout le système moral d’Isabelle, comme un courant profond, mais tranquille, de saints enthousiasme, et qu’il serait plus juste d’attribuer aux principes élevés et permanents qui dirigeaient toutes ses actions, son cœur battit vivement et sa réserve naturelle, qui allait presque jusqu’à la timidité, prit cruellement l’alarme quand elle vit arriver le moment où elle allait voir pour la première fois le prince qu’elle avait accepté pour époux. L’étiquette castillane, non moins que la grandeur des intérêts politiques qui se rattachaient à cette union, avaient prolongé les négociations préliminaires pendant plusieurs jours, Ferdinand, durant tout ce temps, ayant à réprimer de son mieux son impatience.

Enfin pourtant, dans la soirée du 15 octobre 1469, tout obstacle étant aplani, don Ferdinand monta à cheval, et sans autre suite que quatre personnes, dont faisait partie don Andrès de Cabréra, il se mit en chemin, sans aucune marque extérieure qui indiquait son haut rang, vers le palais de Juan de Vivéro. L’archevêque de Tolède, prélat actif et belliqueux qui était du parti de la princesse, se tenait prêt à recevoir le roi de Sicile et à le conduire en présence d’Isabelle.

Isabelle, n’ayant auprès d’elle que Béatrix de Bobadilla, attendait don Ferdinand dans l’appartement dont il a été parlé ; et par un de ces grands efforts dont la femme la plus timide est capable dans les occasions importantes, elle accueillit son futur époux avec la dignité d’une princesse et la réserve d’une femme. Ferdinand avait été préparé à trouver en elle autant de grâce que de beauté ; mais le mélange d’une modestie angélique et d’un air d’amabilité qui surpassait presque celle de son sexe, formait un tableau tellement ressemblant plutôt à ce qui doit se trouver dans le ciel qu’à ce qu’on espère rencontrer sur la terre, que le prince, quoique accoutumé à se conduire avec circonspection et à voiler toutes ses émotions, ne put s’empêcher de tressaillir, et que ses pieds parurent un instant enracinés au plancher, dans le premier moment où cette vision glorieuse se montra à ses yeux. Revenant promptement à lui, il s’avança avec empressement, et prenant la petite main qui ne venait pas au-devant de la sienne, mais qui ne se retirait pas, il y appuya ses lèvres avec une ardeur qui accompagne rarement la première entrevue de ceux dont les passions sont ordinairement factices.

— Cet heureux moment est enfin venu, mon illustre et belle cousine, dit-il avec un accent de vérité qui alla directement au cœur tendre et pur d’Isabelle ; car nulle science du langage des cours ne peut jamais donner à la voix du mensonge la force et l’emphase qui appartiennent à la véracité. — J’ai cru qu’il n’arriverait jamais ; mais grâce à saint Jacques, dont je n’ai cessé d’implorer l’intercession, il me dédommage amplement de toutes mes inquiétudes.

— Je remercie le prince d’Aragon, et il est le bienvenu à Valladolid, dit Isabelle avec modestie. Les difficultés qu’il a fallu aplanir pour arriver à cette entrevue ne sont que l’emblème de celles que nous aurons à surmonter en avançant dans la vie.

Elle lui témoigna ensuite l’espoir qu’il n’avait manqué de rien depuis son arrivée en Castille, et après une réponse convenable, don Ferdinand la conduisit à un fauteuil et prit pour lui le tabouret sur lequel Béatrix de Bobadilla avait coutume de s’asseoir dans ses moments d’intimité avec sa maîtresse. Mais Isabelle, sachant quelles étaient les prétentions des Castillans pour proclamer la supériorité de leur pays sur l’Aragon, ne voulut pas consentir à cet arrangement, et refusa de s’asseoir avant que le prince eût pris lui-même le fauteuil qui lui avait été préparé.

— Il ne conviendrait pas, dit-elle, à une femme qui ne possède guère que le sang royal qui coule dans ses veines, et sa confiance en Dieu, d’occuper un fauteuil, tandis que le roi de Sicile serait à une place si indigne de lui.

— Permettez que cela soit ainsi, répondit Ferdinand ; toutes ces considérations de rang disparaissent en votre présence. Daignez ne voir en moi qu’un chevalier prêt à vous prouver sa foi dans tous les champs clos et dans toutes les cours de la chrétienté, et traitez-moi comme tel.

Isabelle, qui avait assez de tact pour savoir où doit finir la politesse à moins de voir commencer les grands airs, rougit, sourit, et ne refusa plus de s’asseoir. C’étaient moins les paroles de son cousin qui pénétraient son cœur, que l’admiration ouvertement exprimée par ses regards, le feu de ses yeux et la franche sincérité de ses manières. Avec instinct d’une femme, elle s’aperçut qu’elle avait produit une impression favorable, et avec la sensibilité d’une femme, son cœur, en faisant cette découverte, fut prêt à se pénétrer de tendresse. Une demi-heure ne s’était pas encore écoulée quand l’archevêque, qui, quoique censé par état ne pas connaître le langage et les désirs des amants, les connaissait suffisamment en théorie, emmena deux ou trois courtisans, qui avaient été présents à cette entrevue, dans une salle voisine, dont la porte demeura ouverte, et où il les plaça de manière à ce qu’ils ne pussent ni voir ni entendre rien de ce qui se passait ou se disait dans l’autre appartement. Quant à Béatrix de Bobadilla, dont l’étiquette exigeait la présence dans la même chambre que sa maîtresse, elle était tellement occupée à écouter don Andrès de Cabréra, qu’Isabelle et Ferdinand auraient pu disposer d’une douzaine de trônes sans qu’elle entendît un seul mot.

Sans perdre cette douce réserve et cette modestie féminine qui entourèrent sa personne d’une grâce si attrayante jusqu’à l’heure de sa mort, Isabelle devint peu à peu plus calme à mesure que l’entretien se prolongea ; elle se replia sur sa dignité et son respect pour elle-même, et puisant dans les trésors de connaissances qu’elle avait amassés avec soin, tandis que tant d’autres, dans la même situation, avaient perdu leur temps dans les vanités des cours, elle fut bientôt à son aise, sinon tout à fait dans cet état de tranquillité d’esprit auquel elle était habituée.

— J’espère qu’à présent il ne peut plus y avoir aucun délai à la célébration de notre mariage par la sainte église, dit le roi de Sicile, continuant une conversation commencée. On a observé toutes les formalités qui peuvent être exigées de nous, comme étant chargés du soin et des intérêts de ces royaumes, et je puis avoir le droit de songer à mon propre bonheur. Nous ne sommes pas étrangers l’un à l’autre, doña Isabelle, car nos grands-pères étaient frères, et, dès mon enfance, j’ai appris à révérer vos vertus, et à chercher à vous imiter dans l’accomplissement de nos devoirs envers Dieu.

— Ce n’est pas sans réflexion que j’ai consenti à vous épouser, don Ferdinand, répondit la princesse en rougissant, et avec l’air de majesté d’une reine ; et après que le sujet a été si pleinement discuté, que la sagesse de notre union a été si complètement établie, et que la nécessité à une prompte solution est si évidente, je ne serai personnellement cause d’aucun délai inutile. J’ai pensé que la cérémonie pourrait avoir lieu le quatrième jour après celui-ci, ce qui nous donnera le temps de nous y préparer, comme l’exige une occasion si solennelle, en assistant aux offices de l’église.

— Ce sera comme il vous plaira, dit le roi en la saluant avec respect ; il ne vous reste que peu de préparatifs à faire, et l’on ne nous reprochera pas d’avoir rien oublié. Mais vous savez, doña Isabelle, combien mon père est serré de près par ses ennemis, et je n’ai pas besoin de vous dire que ses coffres sont vides. De bonne foi, ma belle cousine, rien que le plus vif désir de me mettre en possession le plus tôt possible du précieux joyau que la Providence et votre bonté…

— Ne mêlez pas, don Ferdinand, dit Isabelle d’un ton grave, les desseins de Dieu et de sa providence avec les petits expédients de la prudence de ses créatures.

— Eh bien ! je dirai donc le joyau précieux que la Providence semblait vouloir m’accorder, reprit le roi en faisant un signe de croix et en inclinant la tête, autant peut-être par déférence pour les sentiments de piété de sa fiancée, que par respect pour une puissance bien supérieure. Je ne voulus admettre aucun délai, et nous quittâmes Saragosse, mal pourvus d’or, mais avec des cœurs pleins de loyauté pour le trésor que nous devions trouver à Valladolid. La seule bourse que nous eussions parmi nous n’a même servi, par suite de négligence ou d’accident, qu’à enrichir quelque valet d’auberge.

— Doña Béatrix de Bobadilla m’en avait déjà informée, dit Isabelle en souriant, et véritablement nous commencerons à vivre, après notre mariage, en gens qui ont peu des biens de ce monde en leur possession actuelle, car je n’ai guère à vous offrir, Ferdinand, qu’un cœur sincère et sur lequel je crois qu’on peut compter pour la fidélité.

— En vous obtenant, belle cousine, j’obtiens tout ce qu’il faut pour satisfaire les désirs de tout être raisonnable. Cependant il est dû quelque chose à notre rang et à notre perspective future. Il ne sera pas dit que vos noces se sont célébrées comme celles d’une sujette ordinaire de cette couronne.

— Dans des circonstances ordinaires, il pourrait paraître peu convenable qu’une personne de mon sexe fît les frais de ses propres noces, répondit Isabelle, le sang lui montant au visage de manière à colorer son front et ses tempes, mais conservant d’ailleurs ce calme sévère qui la caractérisait ; — mais le bonheur de deux États dépendant de notre union, il faut bannir une vaine délicatesse. Je ne suis pas sans joyaux, et les juifs ne manquent pas dans Valladolid : vous me permettrez de m’en défaire pour fournir à cet objet.

— Pourvu que vous me conserviez le joyau dans lequel cette âme pure est enchâssée, répondit galamment le roi de Sicile, je consens à ne jamais en voir un autre. Mais cela ne sera pas nécessaire. Nos amis, dont l’âme est plus généreuse que leur coffre n’est bien rempli, peuvent donner aux prêteurs des garanties qui me procureront les fonds nécessaires. C’est moi que ce soin regarde ; car désormais, ma cousine… ne puis-je dire ma fiancée ?

— Ce titre est plus cher qu’aucun de ceux qui appartiennent au sang, Ferdinand, répondit la princesse avec un ton de sincérité bien-supérieur bien supérieur à l’affectation ordinaire et aux sentiments artificiels de son sexe, tandis qu’il inspirait le plus profond respect pour sa modestie, — et l’on peut nous excuser d’employer cette expression. J’espère que Dieu bénira notre union, et qu’elle fera non seulement notre propre bonheur, mais celui de tout notre peuple.

— En ce cas, je puis donc dire, ma fiancée, que désormais nous n’aurons qu’une fortune commune, et que vous vous fierez à moi pour pourvoir à tous vos besoins.

— Imaginons tout ce qu’il nous plaira, Ferdinand, répondit Isabelle, nous ne pouvons nous imaginer que nous soyons les enfants de deux hidalgos sur le point de s’établir dans le monde, chacun avec un faible apport en mariage. Vous êtes roi dès à présent, et moi je suis solennellement reconnue par le traité de Toros de Guisando comme héritière du royaume de Castille. Nous devons donc avoir des ressources séparées, comme des devoirs distincts, quoique j’espère que nos intérêts seront toujours les mêmes.

— Vous ne me verrez jamais manquer au respect dû à votre rang, ni à ce que je vous dois comme chef de notre ancienne maison, après le roi votre frère.

— Vous avez bien examiné le traité de mariage, don Ferdinand ? j’espère que vous en avez approuvé cordialement les différentes conditions ?

— Autant que l’exigeaient l’importance de l’affaire et le prix de la faveur que je vais recevoir.

— Je voudrais qu’elles vous fussent aussi agréables qu’utiles ; car, quoique je doive être votre épouse dans si peu de temps, je ne puis oublier que je serai un jour reine de Castille.

— Vous pouvez être sûre, ma belle fiancée, que Ferdinand d’Aragon sera le dernier à l’oublier.

— Je regarde mes devoirs comme venant de Dieu même, et je me tiens responsable envers lui de leur strict accomplissement. Les sceptres ne sont pas des jouets, Ferdinand, ni des objets dont on doive plaisanter. Nul homme ne porte un fardeau plus pesant que celui qui porte une couronne.

— Les maximes de notre maison n’ont pas été oubliées en Aragon, ma fiancée ; et je me réjouis de voir qu’il en est de même dans les deux royaumes.

— En contractant notre engagement, ce n’est pas à nous-mêmes que nous devons principalement songer, continua Isabelle avec chaleur, car ce serait substituer les sentiments des amants aux devoirs des princes. — Vous avez lu sans doute, à plusieurs reprises, les articles du traité de mariage, et vous y avez suffisamment réfléchi ?

— J’en ai eu tout le loisir, cousine, car il y a neuf mois qu’ils ont été signés.

— Si je vous ai paru exigeante sur certains points, ajouta Isabelle avec cette aimable simplicité qui marquait sa conduite en toute occasion, c’est parce qu’il ne faut pas négliger les devoirs de la souveraineté. Vous savez, Ferdinand, quelle influence le mari a coutume d’obtenir sur sa femme, et vous sentirez la nécessité où je me trouve de protéger complètement mes Castillans contre ma propre faiblesse.

— Si vos Castillans n’ont à souffrir que par suite de cette cause, doña Isabelle, ils seront véritablement bien heureux.

— C’est un propos galant, Ferdinand, et je ne puis approuver que vous m’en adressiez quand il s’agit d’un sujet si sérieux. Je suis plus âgée que vous de quelques mois, et j’userai des droits d’une sœur aînée jusqu’à ce que je les perde en me soumettant aux devoirs d’une épouse. Vous avez vu dans ces articles avec quel soin j’ai protégé mes Castillans contre toute suprématie étrangère. Vous savez qu’un bon nombre de grands de ce royaume sont opposés à notre union de peur de tomber sous la domination de l’Aragon ; et vous avez remarqué avec quel zèle j’ai cherché à calmer leurs craintes.

— Vos motifs ont été compris, doña Isabelle ; et vos désirs à cet égard, comme à tout autre, seront respectés.

— Je désire être votre épouse fidèle et soumise, continua la princesse en le regardant d’un air grave, mais plein de douceur, mais je désire aussi que la Castille conserve ses droits et son indépendance. Quelle sera votre influence sur celle qui vous accorde volontairement sa main, c’est ce que je ne puis dire ; mais nous devons maintenir la séparation qui existe entre les deux couronnes.

— Fiez-vous à moi, ma cousine ; ceux qui vivront dans cinquante ans diront que Ferdinand a su respecter ses obligations et s’acquitter de ses devoirs.

— Il y a aussi la stipulation de faire la guerre aux Maures ; il ne me semblera jamais que les chrétiens d’Espagne ont été fidèles à leur foi, tant qu’il y restera un sectateur de l’imposteur de la Mecque.

— Vous et votre archevêque vous n’auriez pu m’imposer un devoir plus agréable que de mettre la lance en arrêt contre les infidèles. J’ai déjà gagné mes éperons dans une guerre semblable ; et dès que nous aurons été couronnés, vous verrez si je suis prêt à contribuer à repousser ces mécréants sur les sables d’où ils sont venus.

— Il ne me reste à vous parler que d’une seule chose, mon cousin. — Vous savez de quelle funeste influence mon frère est entouré, et que c’est ce qui a mécontenté une grande partie de ses nobles et de ses villes. Nous serons tous deux fortement tentés de lui faire la guerre, et de prendre le sceptre avant qu’il plaise à Dieu de nous l’accorder par le cours ordinaire de la nature. Je désire que vous respectiez don Henri, non seulement comme le chef de notre maison, mais comme mon frère, mon maître et mon roi. Si de mauvais conseillers le portent à faire quelques tentatives contre nos personnes ou nos droits, il nous sera permis d’y résister ; mais, je vous en prie, Ferdinand, ne prenez les armes sous aucun prétexte contre mon souverain légitime.

— Que don Henri prenne donc garde à sa Beltraneja ! s’écria vivement le prince. — Par le ciel ! j’ai, de mon propre chef, des droits qui passent avant ceux de cette bâtarde. Toute la maison de Transtamare a intérêt à arracher cette branche illégitime, frauduleusement entée sur sa noble souche.

— Vous parlez avec chaleur, Ferdinand, et l’œil de Béatrix de Bobadilla vous en fait lui-même un reproche. L’infortunée Joanna ne peut jamais nuire à nos droits au trône, car il y a bien peu de nobles en Castille assez indignes de leur naissance pour vouloir en placer la couronne sur la tête d’une femme dans les veines de laquelle on croit que le sang de Pelage ne coule point.

— Don Henri vous a manqué de foi, Isabelle, depuis le traité de Toros de Guisando.

— Mon frère est entouré de mauvais conseillers, Ferdinand ; et d’ailleurs nous n’avons pas nous-mêmes strictement exécuté ce traité, dont une des conditions était que je ne disposerais pas de ma main sans le consentement du roi.

— Il nous a forcés à cette mesure, et si le traité n’a pas été exécuté en ce point, il doit se le reprocher à lui-même.

— Je cherche à me le persuader, quoique j’aie fait bien des prières pour obtenir du ciel le pardon de cette apparence de manque de foi. Je ne suis pas superstitieuse, Ferdinand, sans quoi je pourrais croire que Dieu ne verrait pas de bon œil une alliance contractée en contravention aux conditions formelles d’un traité. Mais il est juste de faire une distinction entre les motifs, et nous avons le droit de croire que celui qui lit dans les cœurs ne jugera pas sévèrement ce qui est fait dans de bonnes intentions. Si don Henri n’avait pas tenté de s’emparer de ma personne, dans le dessein évident de me forcer au mariage contre ma volonté, cette démarche décisive n’aurait pas été nécessaire, et elle n’aurait pas eu lieu.

— J’ai à rendre grâces à mon saint patron, belle cousine, de ce que votre caractère a été moins souple que vos tyrans ne se l’étaient imaginé.

— Je ne pouvais engager ma foi ni au roi de Portugal, ni à monsieur de Guyenne, ni à aucun de ceux qu’on me proposait pour époux, répondit Isabelle ingénument ; il ne convient pas aux filles de race royale ou noble d’opposer les caprices de leur inexpérience aux sages avis de leurs amis, et ce n’est pas une tâche difficile pour une femme vertueuse d’apprendre à aimer son mari, quand la nature et son opinion ne sont pas trop ouvertement violées par le choix qu’on a fait pour elle ; mais j’ai trop à cœur le salut de mon âme pour vouloir l’exposer à une pareille épreuve en me soumettant aux devoirs du mariage.

— Je sens que je ne suis que trop indigne de vous, Isabelle ; mais il faut que vous m’appreniez à votre tour ce que vous désirez. Tout ce que je puis vous promettre, c’est que vous trouverez en moi un disciple attentif et de bonne volonté.

La conversation roula alors sur des objets plus généraux. Isabelle, cédant à sa curiosité naturelle et à son caractère affectueux, fit diverses questions sur les parents qu’elle avait en Aragon. Après une entrevue de deux heures et plus, le roi de Sicile retourna à Duéñas dans le même incognito qu’il en était venu. Isabelle et lui se séparèrent avec un redoublement d’estime et de respect, la princesse se livrant à ces douces anticipations de bonheur domestique qui appartiennent plus particulièrement aux sentiments de tendresse qui caractérisent une femme.

Le mariage fut célébré avec toute la pompe convenable dans la matinée du 19 octobre 1469, dans la chapelle du palais de don Juan de Vivéro, et deux mille personnes au moins, de haute condition pour la plupart, assistèrent à cette cérémonie. À l’instant où le prêtre allait commencer l’office du mariage, l’œil d’Isabelle laissa voir quelque inquiétude, et, se tournant vers l’archevêque de Tolède, elle lui dit :

— Vous m’avez promis que rien ne manquerait au consentement de l’Église en cette occasion solennelle : on sait que don Ferdinand et moi, nous sommes parents à un degré prohibé.

— Vous avez raison, Señora, répondit le prélat d’un air calme et avec un sourire paternel ; heureusement notre saint père Pie a écarté cet empêchement, et l’Église sourit à cette union heureuse sous tous les rapports.

L’archevêque tira alors de sa poche une bulle de dispense qu’il lut d’une voix ferme et sonore. Cette lecture fit disparaître toute ombre d’inquiétude du front d’Isabelle qui reprit sa sérénité, et la cérémonie commença. Quelques années se passèrent avant que cette princesse chrétienne, pieuse et soumise, découvrit qu’elle avait été trompée, la bulle qui avait été lue étant fausse ; ce qui avait été concerté entre le vieux roi d’Aragon et l’archevêque, peut-être même, comme on le soupçonne, avec la connivence de don Ferdinand, parce qu’ils étaient convaincus que le roi de Castille avait trop d’influence sur le souverain pontife pour que celui-ci accordât une dispense contre le gré de ce monarque. Il se passa plusieurs années avant que Sixte IV prît les mesures nécessaires pour obvier à ce manque de formalités.

Ce fut ainsi que Ferdinand et Isabelle devinrent époux. Maintenant il faut glisser légèrement sur ce qui se passa dans les vingt années suivantes, au lieu d’en faire le récit. Le roi de Castille, irrité, fit de vains efforts pour substituer sa fille supposée, la Beltraneja, à la place de sa sœur, et en faire l’héritière du trône. Il s’ensuivit une guerre civile, pendant laquelle Isabelle refusa constamment de prendre la couronne, quoiqu’on l’en eût souvent priée, et elle borna tous ses efforts à maintenir ses droits comme héritière présomptive du trône. En 1474, cinq ans après le mariage de sa sœur, Henri mourut, et elle devint alors reine de Castille ; mais sa prétendue nièce fut aussi proclamée par une faible partie de ses sujets. Il en résulta une autre guerre civile qu’on appela la guerre de la succession ; elle se termina au bout de cinq ans, Joanna, ou la Beltraneja, ayant alors pris le voile, et les droits d’Isabelle furent universellement reconnus. Vers ce même temps, le roi d’Aragon mourut aussi, et Ferdinand monta sur le trône de ce royaume. Ces événements réduisirent au nombre de quatre les souverainetés de la Péninsule, qui avait été si longtemps divisée en beaucoup de petits États, savoir : les possessions de Ferdinand et d’Isabelle, qui comprenaient la Castille, l’Aragon, Léon, Valence et plusieurs autres des plus belles provinces d’Espagne ; — la Navarre, petit royaume dans les Pyrénées ; — le Portugal, qui était à peu près ce qu’il est aujourd’hui, — et Grenade, dernière possession des Maures au nord du détroit de Gibraltar.

Ni Ferdinand ni la reine son épouse n’oublièrent l’article de leur contrat de mariage qui obligeait le premier à entreprendre une guerre pour détruire le pouvoir des Maures en Espagne. Cependant le cours des événements occasionna un délai de bien des années avant qu’ils pussent mettre à exécution un plan conçu depuis si longtemps ; mais quand le moment en fut enfin arrivé, cette providence, qui semblait disposée à conduire la pieuse Isabelle, par une suite d’incidents importants, de la condition où nous l’avons vue réduite à Valladolid, au sommet de la puissance humaine, n’abandonna pas sa favorite. Les succès suivirent les succès, — les victoires succédèrent aux victoires ; les Maures perdirent toutes leurs forteresses, toutes leurs villes, et se trouvèrent enfin assiégés dans leur capitale, seule place qui leur restât dans toute la Péninsule. La réduction de Grenade était, aux yeux des chrétiens, un événement qui ne le cédait en importance qu’à la conquête du Saint Sépulcre sur les infidèles, et elle fut distinguée par des traits singuliers qui ne se présentèrent probablement jamais dans le cours d’aucun siège. Cette ville se rendit le 25 novembre 1491, vingt-deux ans après le mariage d’Isabelle ; et l’on peut remarquer ici que la date de ce jour et de ce mois est devenue célèbre, trois siècles plus tard, dans les annales de l’Amérique, comme étant précisément l’époque à laquelle les Anglais évacuèrent à contre-cœur leur dernière possession sur les côtes des États-Unis.

Pendant le cours de l’été précédent, tandis que les forces espagnoles étaient campées devant Grenade, et qu’Isabelle et ses enfants suivaient de leurs propres yeux le cours des événements, il arriva un accident qui fut sur le point d’être fatal à la famille royale et aux progrès des armes des chrétiens. Le feu prit au pavillon de la reine, qui fut entièrement consumé, ce qui mit tout le camp dans un grand danger, car l’incendie se communiqua à beaucoup de tentes des nobles, et leur causa une perte considérable en joyaux et en vaisselle d’argent. Cependant le mal n’alla pas plus loin. Ferdinand et Isabelle, pour éviter le retour d’un accident semblable, et regardant probablement la conquête de Grenade comme le grand événement qui devait marquer leur règne, — car le temps couvrait encore l’avenir de son voile, et il n’existait qu’un seul homme qui prévît le plus grand de tous les événements de ce siècle, et que la Providence tenait en réserve, — les deux souverains, disons-nous, résolurent de tenter une entreprise qui suffirait seule pour rendre ce siège à jamais mémorable. On fit le plan d’une ville régulière, et des ouvriers commencèrent à construire des édifices solides pour y loger l’armée, changeant ainsi le siège en une sorte de guerre d’une ville contre une autre. En trois mois de temps cette œuvre merveilleuse fut achevée, et la nouvelle ville, ayant ses rues et ses places, reçut le nom de Santa-Fé, ou Sainte-Foi, nom aussi conforme au zèle qui avait pu exécuter cet immense travail au milieu d’une campagne, qu’à cette confiance générale en la Providence qui soutenait tous les chrétiens pendant cette guerre. La construction de la ville porta la terreur dans le cœur des Maures, car ils y virent une preuve que leurs ennemis ne renonceraient à leurs projets qu’avec la vie ; et il est très-probable qu’elle eut une influence directe et immédiate sur la soumission de Boabdil, roi de Grenade, qui rendit l’Alhambra quelques semaines après que les Espagnols eurent pris possession de leur nouvelle ville.

Santa-Fé existe encore, et le voyageur va la voir comme une place dont l’origine est curieuse, et qui est rendue remarquable par le fait, réel ou supposé, que c’est la seule ville tant soit peu considérable en Espagne qui n’ait jamais été au pouvoir des Maures.

Les principaux incidents de notre histoire vont maintenant nous transporter à cette époque et sur cette scène ; tout ce qui a été dit jusqu’ici n’étant qu’une sorte d’introduction pour préparer le lecteur aux événements qui vont suivre.

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