Mercédès de Castille/Chapitre 2

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 18p. 25-39).
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CHAPITRE II.


Laisse au rossignol ses bois ombragés ; de la région de lumière où tu vis en secret, tu fais pleuvoir sur le monde des flots d’harmonie qui causent des transports encore plus divins ! Type du sage, qui prend son essor, mais ne s’égare jamais, quel que soit l’espace qu’il parcourt entre le ciel et la terre.
Wordsworth.



Tandis que don Juan, roi d’Aragon, avait recours à de pareils moyens pour mettre son fils en état d’échapper aux vigilants et vindicatifs émissaires du roi de Castille, il y avait à Valladolid des cœurs inquiets qui en attendaient le résultat avec le doute et l’impatience qui accompagnent toujours l’exécution des entreprises hasardeuses. Parmi tous ceux qui prenaient cet intérêt profond aux mouvements de Ferdinand d’Aragon et de ses compagnons, il s’en trouvait quelques-uns qu’il devient nécessaire de faire connaître au lecteur.

Quoique Valladolid n’eût pas encore atteint cette magnificence à laquelle elle arriva dans la suite comme capitale du royaume de Charles V, c’était une ville fort ancienne, où régnait ce qu’on pouvait appeler pour ce siècle du luxe et de la magnificence. Elle avait ses palais, comme ses demeures inférieures. Le plus beau de ces premiers était la résidence de Juan de Vivéro, seigneur distingué du royaume, et c’est là qu’il faut nous transporter en imagination. Nous y sommes attendus par une compagnie plus agréable que celle que nous venons de quitter, et elle attendait elle-même avec beaucoup d’inquiétude l’arrivée d’un messager qui devait apporter des nouvelles de Duéñas. L’appartement particulier qu’il serait nécessaire de se figurer, réunissait à la splendeur grossière de cette époque toutes les aises qu’une femme manque rarement de donner à la partie d’une maison qui lui est particulièrement destinée. En 1469, l’Espagne approchait rapidement de la fin de cette grande lutte qui avait déjà duré pendant sept siècles, et dans laquelle les chrétiens et les musulmans s’étaient disputé la possession de la Péninsule. Les derniers avaient maintenu longtemps leur autorité dans les parties méridionales du royaume de Léon, et avaient laissé après eux dans les palais de la capitale quelques traces de leur magnificence barbare. Les plafonds élevés et ornés d’arabesques n’étaient pas aussi splendides que ceux qu’on voyait plus au sud de l’Espagne, mais on reconnaissait que les Maures avaient été là, et le nom de Veled Ulid, transformé ensuite en Valladolid, rattache évidemment cette ville aux souvenirs laissés par les Arabes.

Dans la salle dont nous venons de parler, et qui faisait partie du principal palais de cette ville, celui de don Juan de Vivéro, se trouvaient deux femmes occupées d’une conversation animée qui semblait les intéresser vivement. Toutes deux étaient jeunes, et quoique leur genre de beauté fût très-différent, toutes deux auraient été regardées comme belles dans tous les siècles et dans tous les pays. L’une d’elles avait un air d’amabilité que rien ne pouvait surpasser. Elle venait d’entrer dans sa dix-neuvième année, âge où les formes d’une femme ont reçu leur entier développement dans un climat aussi chaud ; et le poëte ayant le plus d’imagination de toute l’Espagne, pays si renommé pour la beauté, n’aurait pu concevoir l’idée d’une femme plus parfaite. Ses mains, ses pieds, son buste et tous ses contours étaient un modèle de grâce ; et sa taille, sans s’élever à cette hauteur qui lui aurait donné un air masculin, suffisait pour ennoblir un maintien qui annonçait une dignité tranquille. Celui qui la voyait ne savait trop d’abord si l’influence qu’elle exerçait sur lui venait de la perfection du corps ou de l’expression qui l’animait. Sa figure était, sous tous les rapports, digne des belles formes de son corps. Quoique née sous le soleil brillant de l’Espagne, son lignage la reportait, par une longue suite de rois, aux souverains goths, et les alliances fréquentes avec des princesses étrangères avaient produit sur sa physionomie ce mélange des attraits brillants du nord et des charmes séduisants du sud, qui porte la beauté d’une femme au point le plus rapproché de la perfection.

Son teint était d’une blancheur éclatante, et ses longs cheveux blonds étaient de cette nuance qui s’approche d’une couleur plus marquée, sans en prendre la teinte distinctive : — ses yeux bleus, pleins de douceur, dit un éminent historien, rayonnaient d’intelligence et de sensibilité ; — c’était dans ces miroirs de l’âme que se trouvaient ses plus hauts droits à l’amabilité, car ils annonçaient autant la beauté intérieure que celle des dehors, et donnaient à des traits d’une délicatesse et d’une symétrie exquise, une expression calme de dignité et d’excellence morale qu’adoucissait encore une modestie qui paraissait alliée à la sensibilité d’une femme autant qu’à la pureté d’un ange. Pour ajouter à tous ces charmes, et quoique issue de sang royal, quoique élevée dans une cour, une sincérité franche, mais douce, présidait à tous ses regards et à toutes ses pensées, de même que ses pensées se peignaient sur sa physionomie et ajointaient l’éclat de la vérité au lustre de la jeunesse et de la beauté.

La parure de cette princesse était simple, car heureusement le goût du siècle permettait à ceux qui travaillaient pour la toilette des dames de consulter les formes que leur avait données la nature ; mais l’étoffe en était riche, et convenable à son rang élevé. Une seule croix de diamants brillait sur un cou de neige, auquel elle était suspendue par un petit collier de perles ; et quelques bagues, enrichies de pierres précieuses, ornaient ou plutôt surchargeaient des mains qui n’avaient pas besoin d’ornements pour attirer les regards. Telle était Isabelle de Castille dans les jours de sa retraite et de sa jeunesse, tandis qu’elle attendait le résultat des changements qui devaient mettre le sceau à sa destinée future et à celle de sa postérité, même jusqu’au temps où nous vivons.

Sa compagne était Béatrix de Bobadilla, l’amie de son enfance et de sa jeunesse, et qui continua d’être l’amie de son âge mûr, son amie jusqu’à son lit de mort. Doña Béatrix avait une physionomie décidément plus espagnole, car, quoiqu’elle fût issue d’une maison ancienne et illustre, la politique et la nécessité n’avaient pas obligé ses ancêtres à contracter autant d’alliances étrangères que ceux de la princesse de Castille. Ses yeux noirs et étincelants annonçaient une âme généreuse et une fermeté de résolution à laquelle quelques historiens ont donné le nom de valeur ; et ses cheveux étaient aussi noirs que l’aile du corbeau. De même que sa maîtresse, elle montrait, dans toutes ses formes, la grâce et l’amabilité de la jeunesse, développées par la chaleur généreuse du climat de l’Espagne, quoiqu’elle eût une taille un peu moins noble et des contours qui n’offraient pas tout à fait la même perfection. En un mot, la nature semblait avoir tracé entre les grâces physiques et les attraits moraux de la princesse, et les charmes de sa noble amie, quelque ligne de distinction semblable à celle que les idées des hommes établissent entre leurs rangs respectifs, quoique, en les considérant séparément et comme femmes, chacune d’elles eût été regardée comme éminemment attrayante. À l’instant que nous avons choisi pour l’ouverture de la scène qui va suivre, Isabelle, dans toute la fraîcheur de sa toilette du matin, était assise sur un fauteuil, sur un des bras duquel elle était légèrement appuyée, dans une attitude qu’elle avait naturellement prise par suite de l’intérêt que lui inspirait la conversation et de la confiance qu’elle avait en sa compagne. Béatrix de Bobadilla était assise sur un tabouret aux pieds de la princesse, le corps un peu penché, avec un air d’affection respectueuse, et de manière à permettre aux chevaux blonds d’Isabelle de se mêler aux tresses noires des siens, tandis que la tête de la princesse semblait se reposer sur celle de son amie. Comme elles étaient tête à tête, le lecteur en conclura, d’après l’absence totale de l’étiquette castillane et de la réserve espagnole, que leur entretien était strictement confidentiel et suivait les impulsions de la nature plutôt que les règles artificielles qui président au commerce des cours.

— J’ai adressé des prières à Dieu, Béatrix, dit la princesse en réponse à quelque observation précédente, pour qu’il guidât mon jugement dans cette affaire importante, et j’espère que j’ai en vue le bonheur de mes sujets futurs autant que le mien même, dans le choix que j’ai fait.

— Nul n’aura la présomption d’en douter, répondit Béatrix. S’il vous avait plu d’épouser le Grand-Turc, les Castillans n’auraient pas contrarié votre désir, tant ils vous aiment.

— Dis plutôt que telle est ton affection pour moi, qu’elle t’inspire cette idée, ma bonne Béatrix, répliqua Isabelle en souriant et en relevant sa tête qui était penchée sur celle de son amie ; nos Castillans pourraient fermer les yeux sur ce péché, mais moi, je ne me pardonnerais pas d’oublier que je suis chrétienne. Béatrix, j’ai été cruellement mise à l’épreuve dans cette affaire.

— Mais l’heure de l’épreuve est presque passée. Sainte Marie ! quel manque de réflexion, quelle vanité, quelle ignorance de soi-même doit exister chez l’homme, pour donner tant de hardiesse à quelques-uns de ceux qui ont osé aspirer à devenir votre époux ! Vous étiez encore enfant qu’on vous avait déjà promise à don Carlos, prince qui était assez vieux pour être votre père ; et comme si cela n’eût pas suffi pour révolter le sang castillan, on vous a choisi ensuite le roi de Portugal, qui pouvait passer pour être d’une génération encore plus éloignée. Malgré toute mon affection pour vous, et quoique mon âme me soit à peine plus chère que votre personne, rien ne m’inspire pour vous plus de respect que la noble fermeté avec laquelle, toute jeune que vous étiez, vous avez refusé ce méchant roi qui voulait vous faire reine de Portugal.

— Don Henri est mon frère, Béatrix, et ton maître ainsi que le mien.

— Ah ! vous leur avez dit bravement à tous votre façon de penser, s’écria Béatrix les yeux étincelants et avec un sentiment d’exaltation qui lui fit oublier la réprimande que sa maîtresse venait de lui faire avec douceur ; et votre réponse était bien digne d’une princesse du sang royal de Castille. — On ne peut, leur dîtes-vous, disposer de la main des infantes de Castille sans le consentement des nobles du royaume. Et ils furent obligés de se contenter d’une réponse si convenable.

— Et pourtant, Béatrix, je vais disposer de la main d’une infante d’Espagne sans même consulter les nobles du royaume.

— Ne parlez pas ainsi, mon excellente maîtresse. Il n’y aura pas un brave et loyal cavalier, depuis les Pyrénées jusqu’à la mer, qui n’approuve votre choix du fond du cœur. Le caractère, l’âge et les autres qualités du prétendant font une différence sensible dans ce genre d’affaires. Mais quelque indigne que fût et que soit encore don Alphonse de Portugal d’être l’époux d’Isabelle de Castille, que dirons-nous de celui qui osa prétendre ensuite à votre main royale, — don Pedro Giron, le grand-maître de l’ordre de Calatrava ? Fi ! un Pachecho aurait pu se croire honoré s’il avait trouvé une Bobadilla pour relever sa race !

— D’indignes favoris avaient abusé de leur influence sur mon frère pour amener cette union mal assortie ; mais Dieu, dans sa sainte providence, jugea à propos de déjouer leurs projets en retirant inopinément de ce monde leur protégé.

— Oui, et s’il n’eût pas plu à sa bienheureuse volonté d’en disposer ainsi, d’autres moyens n’auraient pas manqué.

— Ta petite main, Béatrix, dit la princesse d’un ton grave, quoique avec un sourire d’affection, en prenant la main de son amie, n’était pas faite pour exécuter les menaces de celle à qui elle appartient.

— Les menaces de celle à qui elle appartient, s’écria Béatrix, le feu jaillissant de ses yeux, cette main les aurait exécutées avant qu’Isabelle de Castille fût sacrifiée au grand-maître de Calatrava. Quoi ! la plus pure et la plus aimable vierge de toute la Castille, — une princesse du sang royal, — l’héritière légitime du trône, aurait été condamnée à épouser un infâme libertin, parce qu’il avait plu à don Henri d’oublier son rang et ses devoirs et de prendre pour favori un lâche mécréant !

— Tu oublies toujours, Béatrix, que don Henri est mon frère, et notre maître le roi.

— Je n’oublie pas, Señora, que vous êtes sœur de notre maître le roi, et que don Pedro de Giron, ou Pachecho, n’importe quel nom l’ancien page portugais voulût prendre, était complètement indigne de s’asseoir en votre présence, et bien plus encore de devenir votre époux. Quels jours d’angoisses que ceux où les genoux vous faisaient mal à force de les avoir pliés pour prier le ciel de détourner cet événement ! mais Dieu n’a pas voulu le permettre — et je ne l’aurais pas permis moi-même. Ce poignard lui aurait percé le cœur, avant que son oreille pût entendre les serments d’Isabelle de Castille !

— Ne parle plus de cela, Béatrix, je t’en prie, dit la princesse faisant en frémissant le signe de la croix. Ces jours furent vraiment des jours d’angoisses ; mais qu’étaient-ils en comparaison de la Passion du fils de Dieu, qui se sacrifia pour nos péchés ? N’en parle donc plus. C’est pour le bien de mon âme que j’ai subi cette épreuve ; et tu sais que ce malheur a été détourné de moi, plutôt, comme je n’en doute point, par l’efficacité de nos prières que par celle de ton poignard. S’il te plaît de parler des prétendants à ma main, il en est d’autres qui méritent mieux d’être nommés.

Un éclair brilla sur l’œil noir de Béatrix, et un sourire se dessina sur sa jolie bouche ; car elle comprenait fort bien que la princesse entendrait volontiers parler de celui sur qui son choix était enfin tombé. Quoique toujours disposée à faire ce qui pouvait plaire à sa maîtresse, Béatrix, avec la coquetterie d’une femme, résolut d’approcher peu à peu de la partie la plus agréable de ce sujet, par une gradation naturelle des événements, et en suivant l’ordre dans lequel ils étaient arrivés.

— Eh bien ! il y avait M. de Guyenne, frère de Louis, roi de France ; lui aussi, dit-elle en affectant un air de mépris, aurait bien voulu devenir l’époux de la future reine de Castille. Mais même nos plus indignes Castillans virent bientôt l’inconvenance d’une telle union. Leur fierté ne voulait pas courir la chance de voir leur pays devenir un fief de la France.

— Ce malheur ne serait jamais arrivé à notre chère Castille, dit Isabelle avec dignité. Quand j’aurais épousé le roi de France lui-même, il aurait appris à me respecter comme reine et maîtresse de cet ancien royaume, et ne m’aurait pas regardée comme une sujette.

— En ce cas, Señora, continua Béatrix, regardant Isabelle en face et en riant, il y avait aussi votre parent Richard de Glocester[1], celui qui avait, dit-on, des dents en naissant, et qui porte déjà un fardeau si pesant sur le dos[2], qu’il peut remercier son saint patron de ne pas être chargé en outre des affaires de la Castille.

— Ta langue est caustique, Béatrix. On assure pourtant que le duc de Glocester est un prince d’un caractère noble et généreux ; et qu’il est probable qu’il épousera un jour une princesse dont le mérite le consolera aisément de ne pas avoir réussi en Castille. — As-tu quelque autre chose à dire sur les prétendants à ma main ?

— Que puis-je dire de plus, ma chère maîtresse ? Nous voici arrivées à don Ferdinand, littéralement le premier de tous les prétendants à votre main, quoique le dernier en date, et, comme nous le savons, le meilleur de tous.

— En choisissant don Ferdinand, dit Isabelle avec douceur, quoique, en dépit de ses idées royales sur le mariage, elle se sentît mal à l’aise en discutant ce sujet, je crois avoir été guidée par les motifs qui conviennent à ma naissance et à mes espérances futures ; car rien ne peut mieux assurer la paix de notre cher pays et le succès de la grande cause de la chrétienté, que la réunion de la Castille et de l’Aragon sous un seul souverain.

— C’est-à-dire, en unissant leurs souverains par les saints nœuds du mariage, ajouta Béatrix avec un air de gravité respectueuse, quoiqu’un sourire cherchât encore à se montrer sur ses lèvres. — Qu’importe que don Ferdinand soit le plus jeune, le plus beau, le plus vaillant et le plus aimable prince de toute la chrétienté ? Ce n’est pas votre faute ; ce n’est pas vous qui l’avez fait : vous ne faites que l’accepter pour époux.

— Ceci passe les bornes de la discrétion et du respect, ma bonne Béatrix, répliqua la princesse en affectant de froncer les sourcils, tout en rougissant de l’émotion qu’elle éprouvait, et quoiqu’elle parût satisfaite des louanges accordées à don Ferdinand. — Tu sais que je n’ai jamais vu mon cousin le roi de Sicile.

— Cela est très-vrai, Señora ; mais le père Alonzo de Coca l’a vu, et personne, dans toute la Castille, n’a l’œil plus sûr ni la langue plus véridique.

— Béatrix, j’excuse ta licence, quoiqu’elle soit injuste et peu convenable, parce que je connais ton attachement pour moi, et que je sais que tu songes à mon bonheur plus qu’à celui de mon peuple, dit Isabelle dont aucune apparence de faiblesse naturelle ne diminuait alors la gravité, car elle se sentait un peu offensée. — Tu sais ou tu dois savoir qu’une princesse de sang royal, en accordant sa main, est principalement tenue de consulter les intérêts de l’État, et que les petites fantaisies des filles de village n’ont rien de commun avec ses devoirs. J’irai encore plus loin. Quelle damoiselle de noble extraction comme toi songerait même à autre chose qu’à se soumettre aux conseils de sa famille, en prenant un mari ? Si j’ai fait choix de don Ferdinand d’Aragon parmi plusieurs autres princes, c’est parce que cette alliance convient mieux aux intérêts de la Castille qu’aucune autre qui m’ait été proposée. Tu sais, Béatrix, que les Castillans et les Aragonnais sont de la même souche ; ils ont les mêmes habitudes et les mêmes préjugés, ils parlent la même langue…

— Ah ! ma chère maîtresse, ne confondez pas le pur castillan avec le dialecte des montagnes !

— Eh bien ! lance ton sarcasme, si bon te semble, belle capricieuse ; mais il nous sera plus facile d’apprendre notre plus pur espagnol aux nobles Aragonnais qu’aux Gaulois. Ensuite don Ferdinand est de ma propre race ; car la maison de Transtamare vient de la Castille et descend de ses monarques, et nous pouvons du moins espérer que le roi de Sicile sera en état de se faire comprendre.

— S’il n’en était pas capable, ce ne serait pas un vrai chevalier. L’homme à qui sa langue manquerait quand il s’agit pour lui d’obtenir une épouse de race royale, — d’une beauté qui surpasse celle de l’aurore, — d’une vertu qui touche presque déjà au ciel ; — et une couronne…

— Béatrix ! Béatrix ! — ta langue t’emporte trop loin. — De pareils discours ne conviennent ni à ta bouche ni à mes oreilles.

— Et cependant, Señora, ma langue est proche voisine de mon cœur.

— Je te crois, ma bonne Béatrix ; mais nous devons penser l’une et l’autre aux saints conseils que nous avons reçus dans le confessionnal. Ces discours flatteurs semblent trop légers quand nous nous rappelons toutes nos fautes et le besoin que nous avons de pardon. Quant à ce mariage, tu devrais faire attention que je n’y ai songé que par des considérations et des motifs dignes d’une princesse, et non par caprice ou légèreté. Tu sais que je n’ai jamais vu don Ferdinand, et qu’il n’a pas même jeté une seule fois les yeux sur moi.

— Assurément, ma chère maîtresse, je sais tout cela ; je vois, je crois et j’avoue qu’il ne conviendrait pas, même à une fille de noble naissance, de contracter les obligations importantes du mariage sans meilleur motif que les inclinations d’une villageoise. Il est parfaitement juste que nous soyons également tenues de consulter notre propre dignité et les désirs de nos parents et de nos amis ; et notre devoir et l’habitude de soumission dans laquelle nous avons été élevées sont de meilleurs gages de notre affection conjugale que les fantaisies de l’imagination d’une jeune fille. Cependant, Señora, il est très-heureux que le sentiment de vos devoirs vous indique un prince aussi jeune, aussi brave, aussi noble, aussi chevaleresque que l’est le roi de Sicile, comme nous le savons d’après ce que nous en a dit le père Alonzo, et que tous mes amis soient d’accord pour dire que don Andrès de Cabrera, tout écervelé et tout extravagant qu’il est, fera un excellent mari pour Béatrix de Bobadilla.

Isabelle, quoiqu’elle montrât en général de la réserve et de la dignité, avait ses moments d’abandon avec ses confidentes, et Béatrix était celle qu’elle préférait. Elle sourit de cette saillie, et, séparant de sa belle main les boucles de cheveux noirs qui tombaient sur le front de son amie, elle la regarda à peu près comme une mère regarde sa fille, quand son cœur est agité par un mouvement soudain de tendresse.

— Si un écervelé doit épouser une folle, tes amis ont jugé sainement, dit-elle. — Et après un moment de silence, pendant lequel elle parut réfléchir profondément, elle ajouta d’un ton plus grave, quoique la modestie qui brillait sur ses joues animées, et la sensibilité que ses yeux exprimaient, la trahissent, en faisant voir qu’en ce moment elle était émue par les sentiments d’une femme plutôt que par ceux d’une princesse destinée à porter une couronne et qui n’est occupée que du bonheur de ses sujets futurs :

— À mesure que l’instant de cette entrevue s’approche, j’éprouve un embarras dont je n’aurais pas cru qu’une infante de Castille pût être susceptible ; et j’avouerai, à toi, ma fidèle Béatrix, que, si le roi de Sicile était aussi vieux que don Alphonse de Portugal, ou aussi efféminé que M. de Guyenne, — en un mot, s’il était moins jeune et moins aimable, je me sentirais moins embarrassée au moment de le voir.

— Cela est fort étrange, Señora ! moi, j’avouerai que je ne voudrais pas rabattre une seule heure de la vie de don Andrès, qui, telle quelle est, a déjà été suffisamment longue ; — pas une seule des grâces de son extérieur, si l’honnête chevalier peut se vanter d’en posséder quelques-unes ; pas une seule de ses perfections physiques ou morales.

— Nous ne sommes pas dans la même position, Béatrix. Tu connais le marquis de Moya ; tu as écouté ses discours ; tu es habituée à ses louanges et à son admiration.

— Bienheureux saint Jacques ! ne craignez rien d’un manque d’expérience dans ce genre d’affaires, Señora ; car, de toutes les sciences, celle qu’on apprend le plus facilement, c’est d’aimer les louanges et l’admiration.

— Cela est vrai, ma fille, — car Isabelle, quoique la plus jeune, appelait souvent ainsi son amie ; et même plus tard, quand elle fut devenue reine, elle continua à employer, en lui parlant, ce terme d’affection : — cela est vrai, quand les louanges et l’admiration sont accordées avec franchise et véritablement méritées ; mais je n’ose croire que j’aie des droits bien fondées à cet égard, et je ne suis pas sûre des sentiments qu’éprouvera don Ferdinand en me voyant pour la première fois. Je sais, — je suis même certaine qu’il est plein de grâce, noble, vaillant, bon, généreux, bien fait, strict à remplir les devoirs de notre sainte religion, aussi illustre par ses belles qualités que par sa naissance, et je tremble en songeant combien je suis indigne d’être son épouse.

— Justice du ciel ! — Je voudrais bien voir l’impudent noble d’Aragon qui oserait donner à entendre une pareille chose ! — Si don Ferdinand est noble, ne l’êtes-vous pas plus que lui comme issue de la branche aînée de la même maison ? — S’il est jeune, ne l’êtes-vous pas autant que lui ? — S’il est sage, n’êtes-vous pas encore plus sage que lui ? — S’il est bien fait, ne ressemblez-vous pas à un ange plus qu’à une femme ? — S’il est vaillant, n’êtes-vous pas vertueuse ? — S’il a de la grâce, n’êtes-vous pas la grâce même ! — S’il est généreux, n’êtes-vous pas la bonté et la générosité même ? — S’il est si exact à suivre les préceptes de notre religion, n’êtes-vous pas une sainte sur la terre ?

— En vérité, Béatrix, tu es une excellente consolatrice ! — Je pourrais te gronder pour ces paroles oiseuses ; mais je sais qu’elles partent de ton cœur.

— Ce n’est que votre modestie excessive, ma chère maîtresse qui vous fait toujours apercevoir le mérite des autres plus aisément que le vôtre. Que don Ferdinand y prenne garde ! Quoiqu’il arrive avec la pompe et la gloire de toutes ses couronnes, je garantis qu’il trouvera dans l’infante de Castille de quoi rabattre sa vanité, quand même elle se présenterait à lui sans autre parure que la douceur de son caractère.

— Je n’ai point parlé de la vanité de don Ferdinand, Béatrix, et je ne le crois nullement enclin à une telle faiblesse. Quant à la pompe, nous savons fort bien que l’or n’est pas plus commun à Saragosse qu’à Valladolid, quoiqu’il ait déjà plusieurs couronnes en sa possession, et d’autres qui l’attendent. Malgré toutes les folies que ton affection vient de dicter à ta langue, je me méfie de moi-même et non du roi de Sicile. Il me semble que je pourrais voir tout autre prince de la chrétienté avec indifférence, ou du moins l’accueillir d’une manière convenable à mon rang et à mon sexe ; mais j’avoue que je tremble à l’idée de m’exposer à l’opinion de mon noble cousin et de rencontrer ses yeux.

Béatrix l’écoutait avec intérêt, et quand la princesse eut fini de parler, elle lui baisa avec affection une main qu’elle pressa ensuite contre son cœur.

— Que don Ferdinand craigne plutôt de rencontrer les vôtres Señora, lui répondit-elle.

— Non, Béatrix, nous savons qu’il n’a rien à craindre, car la renommée ne parle de lui que trop avantageusement. — Mais pourquoi rester ici plus longtemps dans le doute et l’appréhension, quand l’appui sur lequel il est de mon devoir de compter est prêt à recevoir son fardeau ? Le père Alonzo nous attend sans doute, et nous irons le joindre.

La princesse et son amie se rendirent dans la chapelle du palais, où le père Alonzo, confesseur d’Isabelle, célébrait la messe tous les jours. Les saints rites calmèrent l’agitation que la méfiance d’elle-même élevait dans le cœur de la modeste princesse, ou plutôt firent qu’elle se réfugia sur ce roc où elle avait coutume de déposer toutes ses inquiétudes avec l’aveu de ses fautes. Lorsque la petite réunion sortit de la chapelle, un messager, échauffé par sa course rapide, apporta la nouvelle non inattendue, mais dont on doutait encore, que le roi de Sicile était arrivé en sûreté à Duéñas ; et que, comme il était alors au milieu de ses partisans, il ne pouvait plus y avoir aucun doute raisonnable sur la célébration prochaine du mariage projeté.

Cette nouvelle remplit encore d’agitation le sein d’Isabelle, et il fallut les soins plus qu’ordinaires de Béatrix de Bobadilla pour rétablir en elle cette douce sérénité d’esprit qui rendait ordinairement sa présence aussi attrayante qu’imposante ; après une heure ou deux passées en prières et en méditations, elle sentit enfin un doux calme renaître dans son cœur, et les deux amies se retrouvèrent seules dans le même appartement où nous les avons d’abord présentées au lecteur.

— As-tu vu don Andrès de Cabrera ? dit la princesse, prenant à son amie une main sur laquelle se reposait un front qui était un labyrinthe de souvenirs.

Béatrix de Bobadilla rougit d’abord, et se mit ensuite à rire avec une liberté dont la longue affection de sa maîtresse ne lui fit pas de reproche.

— Pour un jeune homme de trente ans, et un cavalier qui a si longtemps fait la guerre contre les Maures, répondit-elle, don Andrès a encore des pieds agiles. Il a apporté ici la nouvelle de l’arrivée du prince d’Aragon, et il y a apporté en même temps son aimable personne, afin d’en prouver la vérité. Pour un homme qui a tant d’expérience, il aime beaucoup à parler ; et pendant que vous étiez enfermée dans votre cabinet, il m’a fallu écouter les aventures merveilleuses du voyage. Il paraît qu’il était temps qu’ils arrivassent à Duéñas, car la seule bourse qu’ils eussent entre eux tous s’était égarée, ou avait été emportée par le vent, tant elle était légère.

— J’espère qu’on a remédié à cet accident. Peu de personnes de la maison de Transtamare ont beaucoup d’argent en ce moment d’épreuve, mais il n’en est point qui en soit entièrement dépourvue.

— Don Andrès n’est ni mendiant ni avare, Señora. Il est maintenant dans notre Castille. Je ne doute pas qu’il ne connaisse les juifs et les prêteurs d’argent ; et comme ils savent fort bien quelle est la valeur de ses terres, le roi de Sicile ne manquera de rien. J’ai appris aussi que le comte de Tréviño s’est conduit noblement envers lui.

— Le comte de Trévino se trouvera bien d’avoir agi avec cette libéralité. Mais, Béatrix, donne-moi tout ce qu’il faut pour écrire. Il convient que j’informe don Henri de cet événement, et de mon dessein de me marier.

— Mais, ma chère maîtresse, cela est contre toutes les règles. Quand une fille, noble ou non, veut se marier contre le gré de ses parents, l’usage est de conclure d’abord le mariage, et d’écrire, quand le mal est fait, pour demander la bénédiction.

— Assez, assez, esprit inconsidéré ! Tu as parlé, maintenant donne-moi des plumes et du papier. Le roi est non seulement mon seigneur et mon souverain, mais mon plus proche parent, et il devrait être mon père.

— Et doña Joanna de Portugal, sa royale épouse et notre illustre reine, devrait être votre mère ? Ce serait sans doute un excellent guide pour toute vierge modeste ! — Non, non, Señora, la reine votre mère était doña Isabelle de Portugal, et c’était une princesse bien différente de son indigne nièce.

— Tu te permets trop de licence, doña Béatrix, et tu oublies ce que je t’ai demandé. Je veux écrire au roi mon frère.

Il était si rare qu’Isabelle parlât d’un ton sévère, que son amie tressaillit et que les larmes lui vinrent aux yeux. Elle lui prépara tout ce qu’il fallait pour écrire avant d’oser lever les yeux sur elle pour s’assurer si elle était réellement en colère. Tout était calme et serein sur le front de la princesse, et Béatrix, voyant qu’elle était entièrement occupée de ce qu’elle avait résolu de faire et qu’elle avait déjà oublié son mécontentement, ne jugea pas à propos d’y faire allusion.

Isabelle écrivit alors sa célèbre lettre, dans laquelle elle parut oublier sa timidité naturelle pour parler uniquement en princesse. Par le traité de Toros de Guisando, qui avait déclaré nulles les prétentions de la fille de Joanna de Portugal au trône et déclaré Isabelle héritière de la couronne, il avait été stipulé que celle-ci ne se marierait que du consentement du roi. Elle excusa donc la démarche qu’elle allait faire d’après le motif que ses ennemis n’avaient pas exécuté la condition solennelle qui avait été convenue de ne la forcer à aucun mariage inconvenant ou qui lui serait désagréable. Elle parla ensuite des avantages politiques qui résulteraient de l’union des couronnes de Castille et d’Aragon, et pria le roi de donner son approbation à la démarche qu’elle allait faire. Cette lettre, après avoir été soumise à Juan de Vivéro et autres seigneurs formant le conseil de la princesse, fut envoyée au roi par un exprès. On s’occupa alors des arrangements préliminaires à une entrevue entre les futurs époux. L’étiquette castillane était proverbiale même dans ce siècle, et la discussion amena une proposition qu’Isabelle rejeta avec sa modestie et sa discrétion ordinaires.

— Il me semble, dit don Juan de Vivéro, que cette alliance ne doit pas avoir lieu sans que don Ferdinand reconnaisse d’une manière quelconque la supériorité de la Castille sur l’Aragon. La maison qui règne sur ce dernier royaume n’est qu’une branche cadette de la maison royale de Castille, et il est reconnu que le territoire du royaume d’Aragon était autrefois une dépendance du nôtre.

Cette proposition fut fortement appuyée ; mais la princesse intervint, et, en exposant ses sentiments aussi naturels que louables à ce sujet, elle fit sentir la faiblesse et les défauts d’un tel avis.

— Il est indubitablement vrai, dit-elle, que don Juan d’Aragon est fils du frère puîné du roi mon aïeul, mais il n’en est pas moins roi. Indépendamment de son royaume d’Aragon, pays qui, si vous le voulez, est inférieur à la Castille, il porte les couronnes de Naples et de Sicile, pour ne rien dire de la Navarre qui est en sa puissance, quoique ce ne soit peut-être pas à très-bon droit. Don Ferdinand lui-même est roi de Sicile par suite de la renonciation de don Juan ; et lui, qui est souverain couronné, fera-t-il des concessions à une simple princesse qu’il peut ne jamais plaire à Dieu de placer sur le trône ? D’ailleurs, don Juan de Vivéro, je vous prie de vous souvenir du but qui amène le roi de Sicile à Valladolid. Lui et moi, nous avons deux rôles à jouer et deux caractères à soutenir, — ceux de prince et de princesse, et ceux de chrétiens unis par les saints nœuds du mariage ; il conviendrait mal à une femme qui est sur le point de se charger des devoirs et des obligations d’une épouse, de commencer par imposer des conditions qui seraient humiliantes pour la fierté de son futur maître et pour le respect qu’il se doit à lui-même. L’Aragon peut être véritablement un royaume inférieur à la Castille, mais Ferdinand d’Aragon, même à présent, est, sous tous les rapports, l’égal d’Isabelle de Castille. — Et quand il aura reçu mes serments, mon affection et la promesse de remplir mes devoirs, ajouta-t-elle, ses joues s’animant et ses yeux brillant d’une sorte de saint enthousiasme, comme doit le faire une femme, quand même il serait un infidèle, il deviendra à quelques égards supérieur à moi. — Qu’il n’en soit donc plus question ; car il ne serait pas plus pénible à don Ferdinand de faire la concession que vous demandez qu’il ne me le serait de l’accepter.



  1. On n’est pas d’accord sur la question de savoir lequel des princes anglais prétendait à la main d’Isabelle, Édouard IV lui-même, Clarence ou Richard. Isabelle était petite fille de Catherine de Lancastre, dont le père était Jean de Grant.
  2. Richard, duc de Lancastre, était bossu.