Mercédès de Castille/Chapitre 29

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 18p. 440-454).


CHAPITRE XXIX.


Eh bien ! Gondarino, que pouvez-vous dire de plus à présent pour nous tromper ? Avez-vous le pouvoir de faire naître des illusions plus étranges, des brouillards plus épais à travers lesquels un œil faible puisse être induit en erreur ? Qu’avez-vous à dire qui puisse satisfaire son honneur offensé et réparer le mal que vous avez fait ?
Beaumont et Fletcher.



Le jour qui suivit l’entrevue rapportée dans le chapitre précédent fut celui que le cardinal Mendoza avait choisi pour le célèbre banquet qu’il donna à Colomb. Presque toute la haute noblesse de la cour y avait été invitée pour faire honneur à l’amiral, qu’il aurait à peine été possible de recevoir avec plus de distinction, eût-il été une tête couronnée. Au milieu des honneurs qu’on lui rendait, toute la conduite du Génois était aussi noble que modeste ; et, pour le moment, chacun parut se faire un plaisir de reconnaître l’immense importance de ses services, et d’applaudir à un succès qui surpassait tellement l’attente qu’on en avait conçue. Tous les yeux étaient fixés sur lui, toutes les oreilles écoutaient avec avidité chaque syllabe qui sortait de sa bouche, toutes les voix s’élevaient pour faire son éloge. Dans une pareille occasion, on s’attendait naturellement à entendre Colomb donner quelques détails sur son voyage et ses aventures. Ce n’était pas une tâche facile, car le résultat de ce récit ne pouvait être que de montrer quelle était la supériorité de sa sagacité, de son jugement, de son habileté et de sa persévérance, sur l’esprit et les connaissances de son siècle. Il s’en acquitta pourtant avec adresse, et de manière à se faire honneur, en appuyant principalement sur les circonstances qui pouvaient ajouter à la gloire de l’Espagne et à la puissance des couronnes de Castille et d’Aragon.

Luis de Bobadilla était du nombre des convives. Il devait cette invitation, partie à son haut rang, partie à la confiance et à l’amitié particulière que l’amiral lui témoignait ouvertement. Son intimité avec Colomb était plus que suffisante pour effacer les impressions quelque peu défavorables que les légèretés de jeunesse de Luis avaient laissées dans quelques esprits, et l’on suivait presque sans le vouloir l’exemple du grand homme, sans chercher à pénétrer le motif ou le but de sa conduite. Le sentiment intime qu’il avait fait ce que peu d’hommes de son rang auraient jamais entrepris, donnait aux traits nobles et fiers de Luis un air de dignité et d’élévation qu’on n’y avait pas remarqué jusqu’alors, et qui l’aidait à se maintenir dans la bonne opinion qu’il avait, à tout autre égard, achetée à si bon marché. La manière dont il avait raconté à Pierre Martir et à ses jeunes amis les principaux événements de l’expédition n’avait pas été oubliée ; et, sans savoir exactement pourquoi, le monde commençait à l’associer, d’une manière mystérieuse, au grand voyage à l’ouest. Grâce à ces circonstances accidentelles, notre héros recueillait réellement quelques avantages de son esprit entreprenant, quoique par des moyens qu’il n’avait certes pu prévoir. Ce résultat n’a rien de bien étonnant ; car les hommes reçoivent aussi souvent l’éloge ou le blâme pour des actes nullement prémédités que pour ceux dont la raison et la justice les rendraient rigoureusement responsables.

— Je porte la santé du señor l’Amiral de Leurs Altesses sur l’océan des Indes ! s’écria Luis de Saint-Angel, levant son verre de manière à le faire briller aux yeux de tous les convives. L’Espagne lui doit une entière reconnaissance pour l’entreprise la plus hardie et la plus utile qui ait été conçue et exécutée en ce siècle, et nul sujet loyal de nos souverains n’hésitera à lui rendre l’honneur que méritent ses services.

On but cette santé, et les remerciements modestes de Colomb furent écoutés avec un silence respectueux.

— Señor cardinal, reprit le receveur-général des revenus ecclésiastiques, qui avait son franc-parler, je regarde la charge d’âmes de l’Église comme doublée par ces découvertes, et je pense que le nombre de celles qui seront sauvées de la damnation éternelle par les moyens qui vont bientôt être employés pour les éclairer, ne fera pas une faible partie de la gloire de cette expédition ; c’est une chose qu’on n’oubliera probablement pas à Rome.

— Vous avez raison, Saint-Angel, répondit le cardinal, et le saint-père n’oubliera ni celui qui a été l’instrument de Dieu, ni ceux qui ont coopéré à cette grande œuvre. La science nous est venue de l’est, et nous attendions le temps où, purifiée par la révélation et par la haute mission que nous avons reçue directement de celui qui est la source de toute puissance, elle retournerait vers les lieux où elle a pris naissance ; mais nous voyons à présent qu’elle y retournera par l’ouest, et quelle arrivera en Asie par un chemin qui, jusqu’au jour où s’est exécutée cette grande découverte, avait été caché aux yeux des hommes.

Quoiqu’une parfaite unanimité de sentiments parût régner dans ce banquet, le cœur humain est le même partout, et l’envie, la plus basse et peut-être la plus généralement répandue de nos passions, dévorait plus d’un convive. La remarque du cardinal donna lieu à ce vil sentiment, — qui, sans cela, aurait peut-être été étouffé en ce moment, — de manifester sa malheureuse influence. Parmi les convives se trouvait un seigneur nommée Juan de Orbitello ; il ne put garder plus longtemps le silence en entendant les éloges que donnaient à Colomb ceux qu’il était habitué à regarder comme les arbitres de la renommée.

— Est-il bien certain, Señor, dit-il en s’adressant au cardinal, que Dieu n’aura pas employé d’autres moyens pour arriver à cette fin, si don Christophe eût échoué dans son entreprise ? ou devons-nous considérer ce voyage comme la seule voie possible pour sauver tous ces païens de la perdition ?

— Personne, Señor, répondit le cardinal d’un ton grave, ne peut avoir la présomption d’assigner des limites à la puissance de Dieu ; et il n’appartient pas à l’homme de raisonner sur les moyens qu’on emploie, ou de douter du pouvoir qu’il a d’en créer d’autres, suivant sa sagesse. Un laïque, moins que personne, ne doit rien mettre en question de ce qui est sanctionné par l’Église.

— J’en conviens, señor cardinal, répondit Orbitello un peu embarrassé, et même piqué du reproche implicite que semblait renfermer la réponse du cardinal ; et je n’avais pas la moindre intention de le faire. Mais vous, señor don Christophe, vous regardiez-vous, dans cette expédition, comme un agent du ciel ?

— Je me suis toujours regardé comme un très-indigne instrument destiné par le ciel à cette grande œuvre, Señor, répondit l’amiral avec un air de gravité solennelle, capable d’imposer aux spectateurs. Dès l’origine, j’ai senti cette impulsion comme partant d’une source divine, et j’espère avec humilité que le ciel n’est pas mécontent de l’agent qu’il a employé.

— Vous imaginez-vous donc, señor amirante, que l’Espagne n’eût pu produire un homme aussi capable que vous de mettre à fin cette grande aventure, si quelque accident eût mis obstacle à votre départ ou empêché votre succès ?

La hardiesse et la singularité de cette question firent cesser toute conversation, et chacun avança la tête pour entendre la réponse de l’amiral. Colomb garda le silence plus d’une minute ; étendant ensuite la main, il prit un œuf, et le montrant à tous les convives, il dit avec une extrême douceur jointe à une imposante gravité :

— Y a-t-il ici quelqu’un, Señores, qui se croie assez habile pour faire tenir cet œuf sur un de ses bouts ? En ce cas, je l’invite à nous donner cette preuve d’adresse.

Cette proposition fit naître une grande surprise. Une douzaine de personnes, au milieu du bruit et des éclats de rire, essayèrent cet exploit. Plus d’un jeune seigneur s’imagina avoir réussi ; mais, à l’instant où il le lâchait, l’œuf roulait sur la table, comme pour se moquer de sa gaucherie.

— Par saint Luc, señor amirante, s’écria Jean de Orbitello, ce que vous demandez est au-dessus de notre capacité. Le comte de Llera lui-même, qui a tué tant de Maures, qui a désarçonné Alonzo de Ojeda, ne peut rien faire de son œuf.

— Et pourtant ni lui, ni même vous, Señor, vous ne le trouverez difficile quand vous aurez appris comment il faut s’y prendre.

En parlant ainsi, Colomb frappa légèrement sur la table avec le petit bout de l’œuf, et la coquille, rentrant en dedans, forma une petite base au moyen de laquelle l’œuf se tint debout. Un murmure d’applaudissements suivit ce sarcasme tacite, et le señor Orbitello rentra honteusement dans le silence d’où il aurait été heureux pour lui de ne pas sortir. À cet instant même, un page de la reine vint dire quelques mots à l’amiral, et s’avança ensuite vers don Luis de Bobadilla.

— Je suis mandé par la reine, señor cardinal, dit Colomb, et j’espère que Votre Éminence me pardonnera de me retirer. À en juger par les termes du message, il paraît qu’il s’agit d’une affaire importante ; excusez-moi donc si je vous quitte de si bonne heure.

Le cardinal lui répondit avec la politesse d’usage, et tous les convives se levèrent pour saluer l’amiral pendant qu’il sortait de l’appartement. À peine était-il dehors qu’il fut rejoint par le comte de Llera.

— Où allez-vous si précipitamment, don Luis ? demanda Colomb ; pourquoi êtes-vous si pressé de quitter un banquet tel que l’Espagne n’en a jamais vu, si ce n’est dans les palais de ses rois ?

— Par saint Jacques ! ni même dans leurs palais, Señor, s’il faut en juger par ceux du roi Ferdinand, répondit Luis avec gaieté. Mais je quitte cette compagnie par obéissance à doña Isabelle, qui vient de me faire donner l’ordre de paraître sur-le-champ en sa présence.

— En ce cas, señor comte, nous irons ensemble, car nous faisons voile vers le même port. Moi aussi, je viens d’être appelé dans les appartements de la reine.

— Je suis charmé de l’apprendre, Señor, car je ne connais qu’un sujet qui puisse nous y faire appeler en même temps. Il est sans doute question de mon mariage avec doña Mercédès, et vous aurez probablement à certifier que je vous ai accompagné pendant tout le voyage.

— Mon temps et mon esprit ont été tellement occupés d’affaires publiques depuis mon retour, Luis, que je n’ai pas songé à vous parler de cette affaire. Comment se porte la doña de Valverde, et quand daignera-t-elle récompenser votre amour et votre constance ?

— Je voudrais, Señor, pouvoir répondre à la dernière de ces questions avec plus de certitude, et à la première avec plus de gaieté de cœur. Depuis mon retour, je n’ai vu doña Mercédès que trois fois, et, quoiqu’elle fût toute douceur et franchise, ma tante a répondu avec froideur et par des défaites à la demande que je lui faisais de ne plus différer mon bonheur. Il paraît qu’il faut consulter Son Altesse, et le brouhaha causé par le succès de votre voyage a tellement occupé la reine, qu’elle n’a pas eu le loisir de songer à des bagatelles d’une si faible importance que celles qui peuvent avoir pour but le bonheur d’un batteur d’estrade comme moi.

— Il est donc probable, Luis, que c’est pour cette affaire que nous avons été mandés ; autrement, pourquoi serions-nous appelés en même temps d’une manière si subite et si inusitée ?

Notre héros ne fut pas fâché de s’imaginer la même chose, et il entra dans les appartements de la reine d’un pas léger, le visage radieux, comme s’il arrivait pour faire la cour à sa maîtresse. L’amiral de l’Océan des Indes, comme on appelait alors Colomb, n’eut pas à attendre longtemps dans l’antichambre, et au bout de quelques minutes il fut admis avec son compagnon en présence de la reine.

Isabelle les reçut en audience tout à fait privée, car elle n’avait auprès d’elle que la marquise de Moya, Mercédès et Ozéma. Le premier regard fit reconnaître à Luis et à Colomb que tout n’allait pas bien, car la physionomie de chacune de ces femmes annonçait qu’elle cherchait à conserver un calme emprunté. Il est vrai que la reine avait l’air serein et plein de dignité ; mais ses joues étaient animées, son front pensif, et son œil mélancolique. Le chagrin et l’indignation se disputaient la place sur le visage expressif de doña Béatrix, et Luis vit avec inquiétude qu’elle détournait les yeux de lui, suivant sa coutume lorsqu’il avait sérieusement encouru son déplaisir. Les lèvres de Mercédès étaient pâles comme la mort, quoiqu’une petite marque, semblable à un vermillon brillant, fût comme appliquée sur chacune de ses joues ; elle avait les yeux baissés et l’air timide et humilié. Ozéma seule était dans sa situation naturelle ; cependant ses regards étaient vifs et inquiets. Un éclair de joie brilla dans ses yeux, et elle ne put retenir une légère exclamation de plaisir, quand elle vit entrer Luis, qu’elle n’avait vu qu’une seule fois depuis son arrivée de Barcelone, c’est-à-dire depuis près d’un mois.

Isabelle fit un pas ou deux à la rencontre de l’amiral ; et quand il voulut fléchir le genou devant elle, elle l’en empêcha en lui présentant sa main à baiser, et en lui disant :

— Non, señor amiral, non. Ce genre d’hommage ne convient ni à votre haut rang, ni aux services éminents que vous nous avez rendus. Si nous sommes vos souverains, nous sommes aussi vos amis. Je crains que le señor cardinal ne me pardonne pas aisément de l’avoir privé de votre compagnie plus tôt qu’il ne s’y attendait probablement.

— Son Éminence et toute sa société, Señora, ont devant eux de quoi s’occuper quelque temps, répondit Colomb en souriant, quoique sans s’écarter beaucoup de sa gravité habituelle, et ils s’apercevront moins de mon absence en ce moment qu’en tout autre. Mais, dût-il en être autrement, ce jeune comte et moi nous serions prêts à quitter un banquet plus brillant encore, pour nous rendre aux ordres de Votre Altesse.

— Je n’en doute pas, Señor ; mais j’ai désiré vous voir ce soir pour une affaire privée plutôt que d’intérêt public. Doña Béatrix que voici m’a appris la présence à ma cour et l’histoire de cette belle créature, qui donne une idée si élevée de vos vastes découvertes, que je suis surprise qu’on l’ait tenue cachée un seul instant. Connaissez-vous son rang, don Christophe, et les circonstances qui l’ont amenée en Espagne ?

— Oui, Señora, je connais tout cela, partie par mes propres observations, partie d’après ce que m’en a dit don Luis de Bobadilla. Je regarde le rang de la doña Ozéma comme inférieur à la dignité royale, et comme supérieur à la noblesse, si nous pouvons nous figurer une condition mitoyenne entre les deux. Il faut pourtant toujours se rappeler que l’île d’Haïti n’est pas la Castille, l’une étant plongée dans les ténèbres du paganisme, et l’autre éclairée des lumières de l’Église et de la civilisation.

— Néanmoins, don Christophe, un rang est un rang, et les droits de la naissance ne doivent rien perdre par suite d’un changement de pays. Quoiqu’il ait déjà plu et qu’il doive plaire davantage encore au chef de l’Église de nous accorder des droits, comme princes chrétiens, sur ces caciques des Indes, il n’y a rien de nouveau ni d’inusité dans ce fait. Les rapports entre un suzerain et ses vassaux sont anciens et bien établis, et de nombreux exemples prouvent que de puissants monarques ont possédé certaines parties de leurs domaines à titre de vassaux, tandis qu’ils ne tenaient les autres que de Dieu seul. Sous ce point de vue, je suis disposée à considérer cette jeune Indienne comme plus que noble, et j’ai donné ordre qu’elle soit traitée en conséquence. Il ne vous reste qu’à me faire part des circonstances par suite desquelles nous la voyons en Espagne.

— Don Luis pourrait vous en instruire mieux que moi, Señora, car il les connaît parfaitement.

— Je voudrais en entendre le récit de votre propre bouche, Señor. Je connais déjà l’histoire du comte de Llera.

Colomb parut surpris et peiné, mais il n’hésita point à obéir à la reine.

— Il existe à Haïti, Votre Altesse, des princes, ou caciques, de premier et de second rang. Ceux-ci rendent aux premiers une sorte d’hommage, et leur doivent une espèce d’allégeance…

— Vous voyez, marquise ma fille, que c’est l’ordre naturel de tout gouvernement, et il se trouve dans l’Orient aussi bien que dans l’Occident.

— Guacanagari, dont j’ai déjà souvent parlé à Votre Altesse, est un des caciques du premier rang ; et Mattinao, frère de cette jeune Indienne, est du second. — Don Luis a rendu une visite au cacique Mattinao, et il était chez lui lors d’une incursion que vint faire Caonabo, célèbre chef caraïbe qui voulait avoir Ozéma pour femme. Le comte de Llera se comporta en brave chevalier castillan, mit l’ennemi en déroute, et amena en triomphe Ozéma à bord de nos bâtiments. Là il fut décidé qu’elle viendrait en Espagne, tant pour jeter plus de lustre sur le triomphe des deux couronnes, que pour la mettre à l’abri, pendant un certain temps, des tentatives de Caonabo, qui est un chef trop puissant et trop belliqueux pour que la douce et pacifique tribu de Mattinao puisse lui résister.

— Fort bien, Señor, c’est ce que j’avais déjà entendu dire. Mais pourquoi Ozéma n’a-t-elle point paru au milieu de votre cortège, lors de votre réception publique ?

— Don Luis l’a désiré ainsi, Señora ; et j’ai consenti qu’il partît avant moi de Palos, emmenant la jeune princesse indienne, pour nous rejoindre à Barcelone. Nous pensâmes l’un et l’autre que la doña Ozéma était trop au-dessus de ses compagnes et compagnons, pour être donnée en spectacle à des yeux vulgaires.

— Il y avait de la délicatesse, sinon de la prudence, dans cet arrangement, dit la reine d’un ton un peu sec. — Et alors Ozéma a été pendant quelques semaines confiée aux seuls soins du comte de Llera ?

— Je le pense ainsi, Votre Altesse, — si ce n’est qu’elle a été placée sous la protection de la marquise de Moya.

— Mais était-ce agir prudemment, don Christophe ? Un homme qui possède votre expérience aurait-il dû y consentir ?

— Señora ! s’écria Luis qui n’était plus maître de son émotion.

— Silence, jeune homme, dit la reine. J’aurai à vous interroger tout à l’heure, et vous aurez besoin de toute votre sagesse pour répondre comme il convient. — Señor amiral, votre jugement ne vous reproche-t-il pas quelque indiscrétion dans cette affaire ?

— Señora, une telle question est aussi nouvelle pour moi que la raison qui vous porte à me l’adresser. J’ai la plus grande confiance en l’honneur du comte, et je savais en outre qu’il avait depuis longtemps donné son cœur à la plus belle et à la plus respectable damoiselle de toute l’Espagne ; d’ailleurs mon esprit était tellement occupé des graves intérêts de Votre Altesse, que je n’avais guère le temps de songer à des choses qui ne pouvaient avoir à mes yeux qu’une importance secondaire.

— Je vous crois, Señor ; et votre excuse est acceptée. Cependant, pour un homme qui possède toute votre expérience, c’était commettre une grande imprudence que de se fier ainsi à la fidélité du cœur d’un jeune homme aussi léger que volage. — Et maintenant, comte de Llera, j’ai à vous faire des questions auxquelles vous pourrez trouver difficile de répondre. — Admettez-vous la vérité de tout ce qui a été dit jusqu’à présent ?

— Oui, certainement, Señora. Don Christophe ne peut avoir aucun motif pour faire un exposé infidèle, quand bien même il serait capable d’une telle bassesse. Je me flatte que notre maison n’a jamais été citée en Espagne comme ayant produit des chevaliers félons et perfides.

— Je suis d’accord avec vous sur ce point. Si votre maison a eu le malheur de produire un cœur faux et traître, elle a eu la gloire, dit la reine en jetant un coup d’œil sur doña Béatrix, d’en produire d’autres qui peuvent rivaliser de constance avec les noms les plus célèbres de l’antiquité. Le lustre de la maison de Bobadilla ne dépend pas entièrement de la fidélité et de la sincérité de celui qui en est aujourd’hui le chef. — Écoutez-moi, Señor, et ne parlez que pour répondre à mes questions. — Vos pensées se sont dirigées vers le mariage, depuis quelque temps ?

— J’en conviens, Señora. Est-ce une faute de songer à ce qui est la conséquence honorable d’un amour né il y déjà si longtemps ; d’un amour que j’espérais voir bientôt couronner avec votre approbation ?

— Voilà donc ce que je craignais, Béatrix ! s’écria Isabelle ; cette créature si aimable, quoique encore plongée dans les ténèbres, a été lâchement trompée par un faux mariage ; car nul sujet de la couronne de Castille n’oserait parler ainsi de mariage en ma présence, s’il était déjà uni à une autre femme par des nœuds légitimes. Le plus grand débauché de toute l’Espagne n’oserait braver ainsi l’Église et le trône.

— Señora, s’écria Luis, Votre Altesse parle bien cruellement, quoique ce soit en énigmes. M’est-il permis de demander si c’est à moi que s’appliquent des remarques si sévères ?

— De quel autre parlerions-nous ? À quel autre ferions-nous allusion ? Votre conscience doit vous faire sentir la justice de nos reproches, jeune homme pervers ; et pourtant vous osez braver votre souveraine et cette jeune et angélique Castillane, en montrant un front aussi hardi que si la candeur et l’innocence pouvaient encore s’y peindre !

— Señora, je ne suis pas un ange, quoique je sois prêt à reconnaître Mercédès pour une créature angélique, — je ne suis pas même un saint doué d’une pureté parfaite ; — en un mot, je ne suis que Luis de Bobadilla ; mais je suis aussi loin de mériter ces reproches que de mériter la couronne du martyre. Permettez-moi de vous demander humblement de quoi je suis accusé.

— Vous êtes accusé, ou d’avoir trompé par un faux mariage cette innocente et confiante princesse indienne, ou d’avoir insolemment bravé votre souveraine en lui parlant de votre désir d’épouser une noble et riche héritière castillane, quand votre foi est déjà engagée à une autre par des vœux légitimes, prononcés aux pieds de l’autel. Vous savez vous-même duquel de ces deux crimes vous êtes coupable.

— Et vous, ma tante, — cet vous, Mercédès, — me croyez-vous aussi coupable de ce dont on m’accuse ?

— Je crains que cela ne soit que trop vrai, répondit la marquise d’un ton froid. Les preuves sont si claires qu’un Sarrasin même ne pourrait refuser d’y croire.

— Et vous, Mercédès ?

— Non, Luis, répondit la généreuse Castillane avec une chaleur et une sensibilité qui renversèrent toutes les barrières de la réserve et de la timidité ; je vous crois aussi incapable de cette bassesse que de toute autre. Je crois seulement que vous avez cédé à la légèreté de vos inclinations. Je connais trop bien votre cœur et votre honneur, pour supposer en vous autre chose qu’une faiblesse à laquelle vous n’auriez pas voulu céder s’il vous eût été possible de la surmonter.

— Que Dieu et la sainte Vierge soient bénis ! s’écria Luis, qui respirant à peine pendant que Mercédès s’exprimait ainsi. Je puis tout supporter, excepté l’idée que vous me soupçonniez d’être capable d’une bassesse.

— Il faut mettre fin à tout ceci, Béatrix, dit la reine, et je ne vois pas de meilleur moyen que d’en venir sur-le-champ à la preuve des faits. — Approchez, Ozéma, et que votre témoignage décide enfin cette affaire.

La Jeune Indienne entendait l’espagnol beaucoup mieux qu’elle ne le parlait, et cependant elle n’avait pas compris, à beaucoup près, tout ce qui venait de se dire. Elle obéit sur-le-champ, l’âme entièrement saisie par la scène qui se passait devant elle, tandis que son esprit faisait de vains efforts pour en avoir une intelligence parfaite. Mercédès seule avait remarqué le jeu des traits de la jeune Indienne au moment où Isabelle accablait Luis de reproches, et où celui-ci protestait de son innocence ; elle avait deviné tout l’intérêt qu’Ozéma prenait à notre héros.

— Ozéma, reprit la reine, parlant avec lenteur et prononçant chaque mot distinctement, afin que l’étrangère pût comprendre son discours et en suivre le fil ; — Ozéma, parlez ; êtes-vous la femme de Luis de Bobadilla, ou ne l’êtes-vous pas ?

— Ozéma, femme de Luis, répondit l’Indienne en souriant et en rougissant ; — Luis, mari d’Ozéma.

— Cette réponse est aussi claire que des paroles puissent la rendre, don Christophe ; et ce n’est que ce que la princesse a déjà répondu plusieurs fois à mes questions réitérées. — Quand et comment Luis vous a-t-il épousée, Ozéma ?

— Luis, épousé Ozéma avec religion, — religion d’Espagne. Ozéma épousé Luis avec amour et devoir, — à la manière d’Haïti.

— Cela est extraordinaire, Señora, et je voudrais bien faire moi-même quelques questions sur cette affaire. Votre Altesse m’en accorde-t-elle la permission ?

— Faites ce qu’il vous plaira, Señor, répondit Isabelle avec froideur. Quant à moi, je suis convaincue, et ma justice exige que j’agisse sans plus de délai.

— Comte de Llera, dit l’amiral d’un ton grave, convenez-vous, ou niez-vous que vous soyez l’époux de doña Ozéma.

— Je le nie complètement, señor amiral. Je ne l’ai pas épousée ; je n’ai jamais eu la pensée d’épouser une autre femme que doña Mercédès.

Luis fit cette réponse d’un ton ferme, et avec cet air de franchise et de sincérité qui faisait le plus grand charme de ses manières.

— Mais lui avez-vous donné par votre conduite, par quelque acte de légèreté, le droit de croire que vous aviez dessein de épouser ?

— Jamais. Je n’aurais pas traité une sœur avec plus de respect que j’en ai toujours montré pour Ozéma ; et cela est prouvé par le fait que je l’ai placée, aussitôt qu’il m’a été possible, sous la protection de ma tante et dans la compagnie de Mercédès.

— Cela me paraît raisonnable, Señora. Un homme a toujours trop de respect pour la vertu de votre sexe, pour risquer de l’offenser, même dans ses légèretés.

— En opposition à toutes ces protestations, señor amiral, et à toutes ces belles idées de vertu, nous avons la déclaration claire et précise d’une jeune fille qui n’a point appris à tromper, qui est trop simple et trop ingénue pour pouvoir tromper, et d’un rang qui rendrait aussi inutile qu’indigne d’elle de vouloir tromper.

— Béatrix, vous pensez comme moi ; vous ne pouvez trouver aucune excuse pour ce chevalier félon, quoiqu’il ait fait autrefois l’orgueil de votre maison.

— Je ne sais trop qu’en dire, Señora ; quelles qu’aient été les fautes et les faiblesses de Luis, — et Dieu sait qu’il en a commis assez ! — il n’a jamais manqué à l’honneur, ni outragé la vérité. J’ai même attribué la manière dont il a confié la princesse à nos soins, à l’impulsion d’un cœur qui ne désirait pas cacher les erreurs de la tête, et à l’espoir que sa présence dans ma famille me ferait connaître plus tôt la vérité. Je voudrais qu’on fît encore quelques questions à doña Ozéma, afin de nous assurer qu’elle n’est pas dupe de quelque étrange erreur.

— Cela est équitable, répondit Isabelle, que son amour pour la justice portait toujours à faire l’examen le plus approfondi de toutes les affaires sur lesquelles elle avait à prononcer. — Le sort d’un grand d’Espagne dépend du résultat de cette enquête, et il est juste de lui accorder tous les moyens possibles de se justifier, s’il le peut, d’une offense si grave. — Comte de Llera, vous pouvez faire à la princesse, en notre présence, toutes les questions que vous jugerez convenables.

— Señora, il siérait mal à un chevalier d’entrer dans la lice contre une dame, et surtout contre une dame qui se trouve dans la situation de cette étrangère, répondit Luis avec fierté et en rougissant ; car il sentait qu’Ozéma ne serait pas en état de cacher sa prédilection pour lui. — Si vous jugez qu’il soit nécessaire de lui faire de nouvelles questions, c’est une fonction qui serait plus convenablement remplie par un autre que moi.

— Comme c’est moi qui devrai m’acquitter du devoir pénible de punir, dit la reine d’un ton calme, je me chargerai aussi de cette tâche peu agréable. — Señor amiral, nous ne devons chercher à nous soustraire à aucune des obligations qui nous rapprochent du plus grand des attributs de Dieu, la justice. — Princesse, vous avez dit que don Luis est votre mari, et que vous vous considérez comme sa femme. Quand et où vous êtes-vous présentée avec lui devant un prêtre ?

On avait déjà fait tant de tentatives pour convertir Ozéma au christianisme, qu’elle connaissait mieux les expressions employées dans le langage religieux qu’aucune autre partie de la langue espagnole, quoiqu’elles ne présentassent à son esprit qu’un tableau confus d’obligations imaginaires et d’idées mystiques. Comme il arrive à toutes les personnes peu familiarisées avec les abstractions, sa piété se rattachait aux formes plutôt qu’aux principes, et elle était plus disposée à admettre l’importance des cérémonies de l’Église que la nécessité de la foi. Elle comprit donc la question de la reine, et elle y répondit ingénument et sans le moindre désir de tromper.

— Luis épousé Ozéma avec croix des chrétiens, dit-elle en pressant contre son cœur le saint emblème de la rédemption que le jeune Espagnol lui avait donné dans un moment de grand péril, comme le lecteur le sait déjà. — Luis penser lui près de mourir, — Ozéma penser elle près de mourir ; — tous deux voulu mourir ensemble mari et femme. — Luis épousé avec croix comme bon chrétien d’Espagne, — Ozéma épousé Luis dans son cœur, comme bonne Haïtienne dans son pays.

— Il y a ici quelque méprise, dit l’amiral, quelque malheureuse méprise, causée par la différence des langues et des coutumes. Don Luis n’est pas coupable de l’illusion que se fait cette jeune Indienne. Je l’ai vu lui donner cette croix : c’était sur mer, pendant une tempête, et je conçus une idée favorable du zèle du comte pour le salut d’une âme plongée dans les ténèbres. Dans un pareil moment, il ne pouvait être question de mariage ; et une femme étrangère à nos usages était la seule qui pût y voir autre chose que le don d’un symbole religieux, qu’on espérait pouvoir être utile à un être qui n’avait jamais eu l’avantage ni de recevoir le baptême, ni d’assister aux offices de l’Église.

— Don Luis, confirmez-vous ce rapport ? affirmez-vous que le don de cette croix n’ait été fait que dans cette intention ? demanda la reine.

— C’est la pure vérité, Señora. Nous étions en face de la mort, et je sentis que cette pauvre Indienne, qui s’était placée sous ma protection avec la confiance et la simplicité d’un enfant, avait besoin de quelque consolation : je n’en trouvai aucune qui fût plus convenable, dans un pareil moment, que ce souvenir de notre divin Rédempteur et de notre rédemption. Il me sembla qu’à défaut du baptême c’était le meilleur préservatif pour son âme.

— Ne vous êtes-vous jamais présenté avec elle devant un prêtre ? N’avez-vous abusé, en aucune manière, de son innocence et de sa simplicité ?

— Il n’est pas dans mon caractère de tromper, Señora ; et je vous révélerai chaque faiblesse dont j’ai pu être coupable dans mes relations avec Ozéma. Sa beauté et ses manières attrayantes, sa ressemblance avec doña Mercédès, parlent d’elles-mêmes. Cette ressemblance me prévint fortement en sa faveur ; et si mon cœur n’eût déjà entièrement appartenu à une autre, j’aurais été fier de la prendre pour femme. Mais il ne m’était pas possible d’y songer, même un seul instant, quoique cette ressemblance m’eût fait faire des comparaisons qui ne pouvaient qu’être favorables à une femme élevée dans ignorance de la véritable religion. Que j’aie éprouvé quelque tendresse pour Ozéma, j’en conviens ; mais qu’elle ait jamais été sur le point de supplanter Mercédès dans mon cœur, je le nie positivement. Si j’ai une faute à me reprocher à l’égard d’Ozéma, c’est de n’avoir pas toujours été capable de cacher les sentiments que m’inspiraient sa simplicité ingénue, et surtout sa ressemblance avec doña Mercédès. Du reste, je ne l’ai jamais offensée ni en paroles, ni en actions.

— Ce langage paraît être celui de la droiture et de la vérité, Béatrix. Mais vous connaissez le comte mieux que moi, et vous pouvez dire jusqu’à quel point nous devons ajouter foi à ces explications.

— Je réponds sur ma vie que c’est la vérité, ma chère maîtresse ! Luis n’est pas hypocrite, et je me réjouis, — oh ! combien je me réjouis de le voir en état de justifier si pleinement sa conduite ! Ozéma, qui avait entendu parler des formes de nos mariages, et qui a vu notre dévotion pour la croix, s’est trompée sur sa propre position, comme elle s’était trompée sur les sentiments de Luis : elle s’est imaginé être sa femme, mais une fille chrétienne n’aurait jamais pu se tromper si cruellement.

— Tout ceci a réellement une apparence de probabilité, dit la reine ; — mais, n’oubliant pas les égards dus à la délicatesse, pour ne pas dire aux droits de son sexe, elle ajouta : — Cependant cette affaire touche à la délicatesse d’une dame, — d’une princesse, devons-nous dire, — et elle ne doit pas être traitée si ouvertement. Il convient que les explications ultérieures aient lieu exclusivement entre femmes. Señores, je compte sur votre honneur pour qu’il ne soit jamais parlé de tout ce qui vient de se passer ici, pour qu’on n’en fasse jamais un sujet de conversation parmi les hommes, dans les réunions de plaisir ! — Je prends désormais doña Ozéma sous ma garde. Quant à vous, comte de Llera, vous saurez demain quel est notre bon plaisir, relativement à vous et à doña Mercédès.

Isabelle prononça ces mots avec le ton de dignité, non seulement d’une femme, mais d’une reine. Personne ne se permit de répondre. Colomb et don Luis firent les révérences d’usage et se retirèrent.

La reine ne se sépara d’Ozéma qu’à une heure très-avancée. Les scènes que nous avons encore à décrire feront connaître ce qui se passa dans cette entrevue.