Mercédès de Castille/Chapitre 19

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 18p. 284-300).


CHAPITRE XIX.


Les voiles étaient gonflées, et le souffle des vents était favorable, comme s’ils eussent été charmés de le porter loin de son pays natal. Les rochers blancs disparurent rapidement à sa vue, et se perdirent bientôt sous l’écume qui les entourait. Alors, il se repentit peut être de son désir de voyages ; mais cette pensée silencieuse dormit dans son sein, et il ne sortit de sa bouche aucune parole de plainte, tandis que d’autres pleuraient et accompagnaient de leurs lâches plaintes le sifflement des vents.
Lord Byron.



Aux approches de la nuit, la Pinta diminua ses voiles, pour que les deux autres bâtiments pussent la rejoindre. Tous les yeux se dirigèrent alors avec empressement vers l’ouest, où l’on s’attendait à chaque instant à découvrir la terre. Cependant les dernières teintes du soir s’éteignirent à l’horizon, et les ténèbres couvrirent l’Océan, sans amener aucun changement matériel. Une brise agréable soufflait encore du sud-est, et la surface de l’eau n’était pas plus ridée que ne l’est ordinairement celle d’une grande rivière. La dissidence entre les aiguilles et l’étoile polaire continuait à augmenter légèrement, et personne ne doutait plus qu’elle ne fût attribuée à ce corps céleste. Cependant les bâtiments avançaient vers le sud, gouvernant, de fait, à l’est quart sud-ouest, tandis qu’ils croyaient gouverner à l’ouest ; circonstance qui empêcha seule Colomb d’arriver sur les côtes de la Géorgie ou des Carolines, car, quand même il eût manqué les Bermudes, le courant du détroit de Bahama l’aurait infailliblement porté au nord, quand il se serait approché du continent.

La nuit se passa comme de coutume ; et à midi, c’est-à-dire à la fin du jour nautique, la flotte avait laissé un nouvel et long espace entre elle et l’ancien monde. Les herbes marines disparaissaient, et avec elles les thons, qui, dans le fait, se nourrissaient du produit des bas fonds situés à plusieurs milliers de pieds plus près de la surface de l’eau qu’ils ne le sont ordinairement dans le lit de l’Atlantique. Les bâtiments avaient coutume de se tenir près l’un de l’autre à midi, afin de comparer leurs observations ; mais la Pinta, qui, comme un coursier fougueux, était difficile à retenir, resta en avant jusqu’au milieu de l’après-midi. Alors elle mit en panne, suivant l’usage, pour donner à l’amiral le temps d’arriver. Lorsque la Santa-Maria approcha, Martin Alonzo Pinzon resta debout le chapeau à la main, attendant que la caravelle fût à portée de sa voix pour parler à l’amiral.

— Señor don Christophe, s’écria-t-il d’un ton joyeux, tandis que la Pinta établissait ses voiles de manière à ce que l’amiral se maintînt dans son sillage, Dieu nous accorde de nouveaux signes annonçant la terre, de nouveaux motifs d’encouragement. Nous avons vu voler de grandes troupes d’oiseaux en avant de nous ; et les nuages, du côté du nord, paraissent lourds et épais, comme s’ils flottaient sur quelque île ou sur un continent.

— Vos nouvelles sont bonnes, digne Martin Alonzo ; mais je vous prie de vous rappeler que tout ce que je puis espérer de rencontrer sous cette longitude, c’est quelque groupe de belles îles, car l’Asie est encore à plusieurs journées devant nous. À mesure que la nuit approchera, vous verrez ces nuages prendre davantage encore la forme de la terre, et je suis porté à croire que nous avons en ce moment quelques groupes d’îles à notre droite et à notre gauche. Mais le Cathay est notre destination, et des hommes qui ont un tel but devant eux ne peuvent se détourner de leur route pour aucune considération subalterne.

— Ai-je votre permission, noble amiral, de pousser en avant avec la Pinta, afin que nos yeux soient les premiers à jouir de la vue agréable de l’Asie ? Je ne doute pas que nous ne la voyions avant le jour.

— Allez, brave pilote, allez, au nom du ciel, si vous pensez ainsi ; mais je vous avertis que vos yeux ne peuvent pas encore voir le continent. Cependant, comme toute terre, dans ces mers inconnues et lointaines, doit être une découverte, et faire honneur à la Castille et à nous-mêmes, celui qui l’apercevra le premier méritera une récompense. Vous avez donc, vous et tout autre, pleine permission de découvrir des îles et des continents par milliers.

Cette saillie fit rire les équipages, car on rit aisément quand on a le cœur gai ; et la Pinta reprit l’avance. Au coucher du soleil, on la revit de nouveau, car elle avait mis en panne pour attendre ses deux bâtiments de conserve. Ce n’était alors qu’un point noir en avant d’un horizon brillant des teintes glorieuses du soleil couchant. Du côté du nord, l’horizon présentait des masses de nuages dans lesquels l’imagination pouvait aisément se représenter des sommets de montagnes escarpées, des vallées retirées, des caps et des promontoires que la distance montrait en raccourci.

Le lendemain, pour la première fois depuis qu’ils avaient rencontré les vents alizés, le vent fut faible et variable. Les nuages se rassemblèrent sur la tête des navigateurs et laissèrent échapper une pluie fine. Très-peu de distance séparait alors les trois bâtiments, et des esquifs passaient et repassaient sans cesse de l’un à l’autre.

— Señor amirante, dit Martin Alonzo en montant sur le pont de la Santa-Maria, je viens, à la demande unanime des hommes de mon équipage, vous prier de faire gouverner au nord pour y chercher la terre, continent ou îles, qui s’y trouve sans aucun doute, et assurer ainsi à cette grande entreprise la gloire due à nos illustres souverains, et à vous-même qui avez conçu l’idée de cette découverte.

— La demande est juste, mon cher Martin Alonzo, et faite en termes convenables ; cependant je ne puis l’accorder. Il est très-probable qu’en gouvernant de ce côté nous ferions des découvertes honorables ; mais en agissant ainsi nous n’arriverions pas à notre but. Le Cathay et le Grand-Khan sont à l’ouest, et nous sommes ici, non pour ajouter aux connaissances des hommes un autre groupe d’îles semblables aux Canaries ou aux Açores, mais pour compléter le cercle de la terre, et pour ouvrir le chemin à la croix de Jésus-Christ dans les contrées habitées depuis si longtemps par des infidèles.

— Señor de Muños, n’avez-vous rien à dire en faveur de notre demande ? Vous avez du crédit auprès de l’amiral, et vous pourrez peut-être obtenir de lui qu’il nous accorde notre requête.

— Pour vous dire la vérité, Martin Alonzo, répondit Luis, plutôt avec le ton d’insouciance d’un grand d’Espagne parlant à un pilote, qu’avec l’air de respect du secrétaire d’une expédition, répondant à l’officier qui l’a commandé en second, — j’ai tellement pris à cœur la conversion du Grand-Khan, que je désire ne me détourner ni à droite ni à gauche jusqu’à ce que cette grande œuvre soit bien assurée. J’ai remarqué en outre que Satan n’a que peu de pouvoir sur ceux qui suivent le droit chemin, tandis qu’il obtient tant de victoires sur ceux qui s’en détournent, que c’est avec eux qu’il peuple ses domaines.

— N’y a-t-il aucune espérance, noble amiral ? Faut-il que nous abandonnions tous ces signes encourageants, sans chercher à les suivre pour arriver à une fin avantageuse ?

— Je ne vois rien de mieux à faire, mon digne ami. — Cette pluie indique la terre ; ce calme l’indique aussi, — et voici un visiteur qui nous l’annonce encore mieux. — Regardez du côté de la Pinta, il paraît disposé à y reposer ses ailes fatiguées.

Pinzon et tous ceux qui étaient près de lui tournèrent la tête du côté indiqué, et virent avec autant de plaisir que de surprise un pélican, dont les ailes étendues pouvaient avoir dix pieds d’envergure, voler à quelques brasses au-dessus de la mer, et paraissant se diriger vers la Pinta. Cependant l’oiseau aventureux, comme s’il eut dédaigné un bâtiment de rang inférieur, passa par-dessus cette caravelle et vint s’abattre sur une vergue de la Santa-Maria.

— Si ce n’est pas là un signe certain du voisinage de la terre, dit Colomb d’un ton grave, c’est un sûr présage que Dieu est avec nous, ce qui vaut beaucoup mieux encore ; c’est un appel encourageant qu’il nous fait, pour nous confirmer dans notre intention de continuer à le servir jusqu’à la fin. Voici la première fois, Martin Alonzo, que je vois un oiseau de cette espèce à plus d’une journée du rivage.

— Je puis en dire autant, noble amiral, et, comme vous, je regarde cette visite comme un présage favorable. Mais n’est-ce pas un avis d’avancer vers le nord, et de chercher la terre de ce côté ?

— Je ne l’interprète pas ainsi, et je le regarde plutôt comme un motif pour continuer notre route. À notre retour des Indes, nous pourrons faire une reconnaissance plus exacte de cette partie de l’Océan ; mais je croirai n’avoir rien fait, tant que nous ne serons pas arrivés dans l’Inde, et l’Inde est encore à plusieurs centaines de lieues de distance. Cependant, comme le temps est favorable, appelons nos pilotes, et voyons où chacun placera son bâtiment sur la carte.

Tous les pilotes s’assemblèrent autour de la Santa-Maria, et chacun d’eux, après avoir fait ses calculs, piqua une épingle sur la carte informe, — informe quant à l’exactitude, mais très-belle quant à l’exécution, — que l’amiral, à l’aide des connaissances qu’il possédait alors, avait faite de l’océan Atlantique. Vincent Yañez et ses compagnons piquèrent leur épingle fort en avant, à quatre cent quarante lieues marines de l’île de Gomère. Martin Alonzo s’en éloigna un peu, et plaça son épingle environ vingt lieues plus à l’est. Quand ce fut le tour de Colomb, il piqua la sienne vingt lieues encore en arrière de celle de Martin ; ses compagnons, suivant toute apparence, calculateurs moins habiles, ayant dépassé la distance véritable. Quand on eut décidé ce qu’on annoncerait aux équipages, les pilotes retournèrent chacun sur leur bord.

Il paraît que Colomb crut réellement qu’il passait alors entre des îles ; et son historien, Las Casas, affirme qu’il ne se trompait pas dans cette conjecture. Mais s’il a jamais existé des îles dans cette partie de l’océan, elles en ont disparu depuis longtemps ; phénomène qui, s’il n’est pas impossible, peut à peine être regardé comme probable. On dit que, même dans le siècle actuel, on a vu des brisants dans ces parages, et il n’est pas invraisemblable qu’il y existe des bancs étendus, quoique Colomb n’ait pas trouvé de fond avec une ligne de sonde de deux cents brasses. Le grand amas d’herbes dans ces parages est un fait rendu authentique par quelques-uns des plus anciens monuments des recherches humaines, et cette circonstance est probablement due à quelque effet des courants qui tend à les accumuler ainsi. Quant aux oiseaux, on doit les considérer comme des individus isolés, attirés loin de leurs demeures ordinaires par la nourriture que peut leur procurer la réunion des herbes et des poissons. Les oiseaux aquatiques peuvent toujours se reposer sur l’eau, et l’oiseau qui peut fendre l’air à raison de trente et même de cinquante milles par heure, n’a besoin que d’une force suffisante pour traverser l’Océan atlantique en quatre jours.

Malgré tous ces signes favorables, les différents équipages sentirent bientôt de nouveau le poids du découragement. Sancho, qui était en communication constante mais secrète avec l’amiral, eut soin de l’informer de cette disposition des esprits, et lui dit un jour que les matelots murmuraient plus que jamais, une réaction soudaine les ayant fait passer d’une espérance trop vive à un désespoir presque absolu. Colomb apprit cette nouvelle à l’instant où le soleil se couchait, le 20 septembre, onzième jour depuis qu’ils avaient perdu de vue la terre, tandis que le vieux marin feignait d’être occupé sur la dunette, où il faisait ordinairement ses rapports à son commandant.

— Ils se plaignent de ce que l’eau est trop lisse, continua Sancho, et ils disent que, lorsque le vent se promène sur ces mers, il vient toujours de l’est, n’ayant pas le pouvoir de souffler d’un autre côté ; ils pensent que les calmes prouvent que nous arrivons dans une partie de l’Océan où le vent nous manquera tout à fait, et que les vents d’est sont envoyés par la Providence pour y pousser des gens qui ont déplu au ciel par une curiosité qui n’a jamais été destinée à être le partage d’un être portant barbe.

— Tâche d’encourager ces pauvres diables, Sancho, en leur rappelant qu’en tout temps il règne des calmes dans toutes les mers ; et quant aux vents d’est, ne sait-on pas qu’ils soufflent de la côte d’Afrique, dans les basses latitudes, en toute saison, et qu’ils suivent le soleil dans sa course journalière autour de la terre ? J’espère que tu n’as aucune de ces sottes craintes ?

— Je cherche à conserver un cœur ferme, señor don amirante, n’ayant personne devant moi à qui je puisse causer de la honte, et ne laissant après moi personne qui puisse me regretter. Cependant j’aimerais à entendre parler un peu des richesses de ces contrées lointaines, car je trouve que la pensée de l’or et des pierres précieuses qui s’y trouvent exerce une sorte de charme religieux sur ma faiblesse, quand je viens à songer à Moguer et à la bonne chère qu’on y fait.

— Je t’entends, drôle ; ton appétit pour l’argent est insatiable : prends encore ce doublon, et en le regardant imagine-toi ce que tu voudras de la monnaie du Grand-Khan ; car il est bien certain qu’un si grand monarque ne peut être dépourvu d’or, et il est sans doute disposé à en faire part aux autres quand l’occasion s’en présente.

Sancho reçut cet argent et laissa Colomb et notre héros en possession de la dunette.

— Il faudrait, Señor, dit Luis avec impatience, mettre un terme à ces changements perpétuels dans les dispositions de ces misérables, par l’application du plat de sabre, ou, au besoin, du tranchant.

— On ne peut avoir recours à de pareils actes de sévérité, mon jeune ami, sans de plus fortes raisons que nous n’en avons encore. Ne pensez pas que j’aie passé tant d’années de ma vie à solliciter les moyens d’accomplir un si grand projet, et que je me sois avancé si loin sur ces mers inconnues, pour me laisser aisément détourner de l’exécution de mes desseins. Mais Dieu n’a pas jeté tous les hommes dans le même moule ; il n’a pas donné au paysan et au noble les mêmes facilités pour acquérir des connaissances. Je me suis trop souvent fatigué l’esprit en argumentant sur ce sujet avec les grands et les savants pour ne pas être en état de supporter avec quelque patience ignorance du vulgaire. Figurez-vous combien la crainte aurait aiguisé l’esprit des sages de Salamanque, si nos discussions avaient eu lieu au milieu de l’Atlantique, dans des parages où nul homme n’a jamais été, et où nuls yeux que ceux de la science et du raisonnement ne pourraient découvrir un passage sûr pour en sortir.

— Cela est très-vrai, señor amirante, et pourtant il me semble que les chevaliers que vous aviez pour antagonistes ne devaient pas être tout à fait énervés par la crainte. Quel danger courons-nous ici ? Il est vrai que nous sommes sur le vaste Océan, et sans aucun doute à quelques centaines de lieues de toute terre connue, mais nous n’en sommes pas moins en sûreté. Par saint Pedro ! j’ai vu périr plus d’hommes dans une seule charge des Maures, qu’il n’en tiendrait sur ces caravelles, et couler assez de sang pour les mettre à flot.

— Les dangers que craignent nos matelots, don Luis, frappent moins les yeux que ceux d’un combat contre les Maures, mais ils n’en sont pas moins terribles. Où est la source qui fournira de l’eau à nos lèvres desséchées, quand notre provision sera épuisée ? où est le champ qui nous donnera du pain et des vivres ? Il est cruel de mourir de faim et peut-être de soif sur la surface de ce vaste Océan, de quitter la vie pouce à pouce, souvent sans les consolations de l’Église, et toujours sans avoir la sépulture chrétienne. Telles sont les idées que nourrit l’esprit des marins, et il ne faut les en arracher violemment que lorsque le devoir exige des remèdes extrêmes à ce mal.

— Il me semble, don Christophe, qu’il sera assez temps de raisonner ainsi quand nos barriques seront vides et que nous aurons cassé notre dernier biscuit ; jusqu’alors, je demande à Votre Excellence la permission d’appliquer la logique nécessaire à l’extérieur de la tête de ces drôles, au lieu de chercher à la faire entrer dans l’intérieur, car je doute qu’il soit en état de garder quelque chose de bon.

Colomb connaissait trop bien le naturel bouillant du jeune homme pour lui faire une réponse sérieuse, et tous deux restèrent appuyés quelque temps contre le mât d’artimon, examinant la scène qu’ils avaient sous les yeux, et réfléchissant sur les incertitudes de leur situation. Il faisait nuit, et la figure des hommes de quart n’était visible que sous une clarté qui ne permettait pas de distinguer leur physionomie. Ils formaient différents groupes sur le pont, et, d’après le ton animé quoique bas de leur conversation, il était évident que l’objet de leur discussion était le calme qui continuait à régner, et les risques qu’ils couraient. On discernait les contours de la Pinto et de la Niña sous un firmament orné de toutes ses splendeurs ; leurs voiles indolentes tombaient en festons comme une draperie de rideaux, et leurs coques noires étaient aussi immobiles que si elles eussent été amarrées dans une des rivières de l’Espagne. La nuit était belle et douce, mais la solitude immense et le calme profond de l’Océan endormi, et même de temps en temps le craquement d’une vergue, rappelaient à l’esprit la situation des bâtiments, et donnaient à cette scène un air de solennité presque sublime.

— Ne voyez-vous rien voler à travers les cordages, Luis ? demanda l’amiral avec précaution. Mon oreille me trompe, ou j’entends un bruit d’ailes. Mais ce son est léger comme celui que produiraient de petits oiseaux.

— Vous ne vous trompez pas, don Christophe ; j’en aperçois qui viennent de se percher sur les plus hautes vergues, et ils sont de la même taille que les plus petits oiseaux de terre.

— Écoutez leur chant joyeux, Luis. C’est une mélodie semblable à celle qu’on pourrait entendre dans un des bosquets d’orangers des environs de Séville. Dieu soit loué ! C’est un signe qu’il nous donne de l’unité et de l’étendue de son empire, car la terre ne peut être bien éloignée puisque des oiseaux si faibles et de si petite taille ont pris leur vol pour venir s’établir ici.

La présence de ces oiseaux fut bientôt connue de tous ceux qui étaient sur le pont, et leurs chants rendirent aux marins plus d’assurance que n’aurait pu le faire la démonstration mathématique la plus complète, eût-elle été fondée sur les principes des connaissances modernes.

— Je te disais bien que la terre n’était pas loin, s’écria Sancho d’un ton de triomphe, en s’adressant à Martin Martiñez, son constant antagoniste. — Tu en as la preuve ici, et une preuve que personne ne peut nier à moins d’être un traître. Tu entends le chant des oiseaux sur les vergues, — chants qui ne sortiraient jamais du gosier d’oiseaux fatigués, et qui semblent aussi joyeux que si ces chers petits coquins emplumés becquetaient une figue ou une grappe de raisin dans un champ d’Espagne.

— Sancho a raison, s’écrièrent les matelots ; — l’air nous apporte une odeur qui vient de terre ; — la mer elle-même a quelque chose qui annonce le voisinage de la terre. — Dieu est avec nous, que son saint nom soit béni ! — Honneur à notre seigneur le roi et a notre gracieuse maîtresse doña Isabelle !

En ce moment, toute inquiétude disparut. L’amiral lui-même pensa que la présence d’une troupe de si petits oiseaux, et dont les ailes paraissaient si faibles, était une preuve certaine du voisinage de la terre, — d’une terre généreuse par ses productions, et placée sous un climat doux et favorable ; car ces oiseaux qui chantent, comme le sexe le plus doux de la race humaine, aiment les scènes qui sont d’accord avec leurs goûts, leurs penchants et leurs habitudes.

L’expérience a prouvé depuis ce temps que Colomb se trompait à cet égard, quelque plausibles que fussent les motifs de son erreur. Les hommes se méprennent souvent sur les facultés physiques des animaux inférieurs de la création, et en d’autres occasions exagèrent l’étendue de leur instinct. En fait, un oiseau de peu de poids serait moins sujet à périr sur l’Océan dans cette basse latitude, qu’un oiseau plus lourd, ni l’un ni l’autre ne fût-il nageur. Les herbes marines elles-mêmes offriraient des lieux de repos sans nombre pour de petits oiseaux, et dans certains cas elles leur fourniraient probablement la nourriture. Certes, il est peu vraisemblable que des oiseaux qui vivent uniquement sur terre, prennent au loin leur vol sur la mer ; mais, sans parler de la force des vents qui entraînent souvent le hibou, cet oiseau à lourdes ailes, à des centaines de milles de la terre, l’instinct n’est pas infaillible, car on trouve fréquemment des baleines échouées dans des bas-fonds, et il n’est pas rare de rencontrer des oiseaux au-delà des limites de leurs courses ordinaires.

Quelle que pût avoir été la cause de l’heureuse apparition de ces petits habitants des vergers sur les vergues de la Santa-Maria, elle n’en produisit pas moins le meilleur effet sur l’esprit de l’équipage de cette caravelle. Aussi longtemps qu’ils chantèrent, nul amateur n’aurait pu écouter avec plus d’enthousiasme les plus brillants morceaux exécutés par un orchestre, que ces grossiers matelots ne prêtèrent l’oreille à leurs gazouillements ; et quand les équipages s’endormirent, ce fut avec un sentiment de sécurité qui prenait sa source dans la vénération et la reconnaissance. Les chants recommencèrent au lever de l’aurore, et bientôt tous les oiseaux partirent en masse, prenant leur vol vers le sud-ouest. Le lendemain amena un calme ; lorsque le vent se reprit à souffler, ce fut avec si peu de force, que les bâtiments ne pouvaient avancer que difficilement à travers les masses d’herbes qui donnaient à l’Océan l’apparence de vastes prairies inondées. On vit alors que le courant venait de l’ouest, et peu de temps après le lever du soleil, Sancho vint faire part à Colomb d’une nouvelle cause d’alarme.

— Señor amirante, dit-il, nos gens se sont mis dans la tête une idée qui tient tellement du merveilleux qu’elle trouve aisément croyance parmi ceux qui aiment les miracles plus qu’ils n’aiment Dieu. Martin Martiñez, qui est un philosophe en matière de terreur, soutient que cette mer dans laquelle nous semblons nous enfoncer de plus en plus, couvre des îles submergées ; et que ces herbes, dont le nombre, comme on ne peut le nier, semble augmenter à mesure que nous avançons, seront bientôt en si grande quantité sur la surface de l’eau, que les caravelles ne pourront plus ni avancer ni reculer.

— Et Martin trouve-t-il quelqu’un qui veuille ajouter foi à cette sotte idée ?

— Oui, señor don amirante, et par la raison toute simple qu’il est plus facile de trouver des gens prêts à croire une absurdité que des gens qui ne veuillent croire que la vérité. Mais cet homme est appuyé par quelques malheureuses chances qui doivent venir des puissances des ténèbres ; qui ne peuvent avoir un grand désir de voir Votre Excellence arriver au Cathay pour faire du Grand-Khan un chrétien et planter dans ses domaines l’arbre de la croix. D’ailleurs ce calme donne des inquiétudes à bien du monde, et l’on commence à regarder ces oiseaux comme des créatures envoyées par Satan pour nous conduire là d’où nous ne reviendrons jamais. Plusieurs croient même que nous sommes sur des bas-fonds, et que nous resterons pour toujours échoués au milieu de ce vaste Océan.

— Allez ordonner qu’on se prépare à sonder ; je leur démontrerai du moins la folie de cette idée. Faites assembler tout l’équipage, pour qu’il soit témoin du résultat de l’opération.

Colomb répéta cet ordre aux pilotes, et le plomb de la grande ligne de sonde fut jeté de la manière accoutumée. La ligne fila rapidement par-dessus la lisse, et le plomb continua à descendre vers le fond, jusqu’à ce qu’il restât si peu de corde qu’il fallut s’arrêter.

— Vous voyez, mes amis, dit-il alors, que nous sommes à deux cents brasses des bas-fonds que vous craignez, et je suis sûr que la mer a ici le double de la profondeur que nous venons de mesurer. — Et regardez là-bas ! voyez-vous cette baleine qui fait jaillir de l’eau ? c’est un animal qu’on ne voit jamais qu’à peu de distance des côtes des grandes îles et des continents.

Cette dernière partie du discours de Colomb, qui était conforme aux opinions du jour, ne laissa pas que de produire son effet, son équipage étant naturellement sous l’influence des idées généralement répandues à cette époque. On sait pourtant aujourd’hui que les baleines fréquentent les parties de l’Océan où leur nourriture est la plus abondante, et l’un des parages où l’on en trouve le plus depuis un certain temps, est ce qu’on appelle le Faux-Banc du Brésil, qui se trouve presque au centre de l’Océan. En un mot, tous ces signes qui avaient rapport aux mouvements des oiseaux et des poissons, et qui paraissent avoir produit tant d’effet non seulement sur les matelots employés dans cette grande entreprise, mais sur Colomb lui-même, avaient beaucoup moins d’importance réelle qu’on ne le croyait alors ; les navigateurs étant si peu accoutumés à se hasarder loin de la terre, qu’ils ne connaissaient pas les mystères du grand Océan.

Toutefois, malgré ces rapides et rares moments de joie et d’espérance, la méfiance et la crainte commençaient de nouveau à prendre l’ascendant parmi les matelots. Ceux qui avaient été mécontents dès l’origine saisissaient chaque occasion d’augmenter ces craintes ; et quand, le samedi 22 septembre, le soleil levant éclaira de ses rayons une mer calme, il se trouvait à bord des trois bâtiments bon nombre d’hommes disposés à former une coalition pour demander formellement à l’amiral de mettre à l’est le cap de ses caravelles, en lui disant :

— Nous avons fait quelques centaines de lieues avec un vent favorable sur une mer entièrement inconnue à l’homme ; enfin nous voici arrivés dans une partie de l’Océan où le vent semble nous manquer tout à fait, et où nous courons le danger d’être enfermés entre des masses d’herbes immobiles, ou d’échouer sur des îles submergées, sans aucun moyen de nous procurer de l’eau et des vivres.

De tels arguments ne manquaient pas de force dans un siècle où les hommes les plus savants étaient obligés de chercher à tâtons le chemin pour arriver à des connaissances plus exactes, à travers les brouillards de la superstition et de l’ignorance, et où la faiblesse dominante était d’ajouter foi, d’une part aux preuves visibles du pouvoir miraculeux de Dieu, et de l’autre à celles presque aussi irrécusables de l’ascendant des mauvais esprits auxquels il était permis d’influer sur les affaires temporelles de ceux qu’ils persécutaient.

Il fut donc fort heureux pour le succès de l’expédition qu’il s’élevât une légère brise du sud-ouest dans la matinée du jour dont nous venons de parler, car elle permit aux caravelles de prendre de l’aire et de sortir enfin de ces vastes champs d’herbes qui gênaient leur marche, et qui éveillaient les craintes des matelots. Comme il importait de se débarrasser des obstacles flottants qui entouraient les bâtiments, on les fit entrer dans la première ouverture suffisamment large qui s’offrit, puis on les mit au plus près du vent, le cap, autant qu’il était possible, dans la direction que l’on voulait suivre. L’amiral croyait alors gouverner à l’ouest-nord-ouest, quand, par le fait, il suivait une ligne beaucoup plus voisine de sa véritable route que lorsque ses bâtiments avaient le cap à l’ouest, suivant la boussole, déviation causée par la variation de l’aiguille. Cette circonstance seule semblerait établir le fait que Colomb croyait à sa théorie du changement de place de l’étoile polaire, puisqu’il n’aurait pas gouverné plusieurs jours consécutifs à l’ouest-sud-ouest-demi-ouest avec un vent favorable, comme on sait qu’il le fit, quand son plus grand désir était d’avancer en droite ligne à l’ouest. Il gouvernait alors à un demi-quart de la route précédente, quoiqu’il se figurât, comme tous ceux qui étaient avec lui, que leur route était de près de deux quarts sous le vent de la direction si désirée.

Mais ces légères variations n’étaient que des bagatelles auprès de la victoire que Colomb avait remportée sur les craintes de son équipage quand le calme avait cessé et que ses bâtiments avaient été dégagés des herbes. D’une part, les matelots virent que le vent ne soufflait pas toujours du même côté ; de l’autre ils eurent la preuve qu’ils n’étaient pas arrivés à un point où l’Océan n’était plus navigable. Quoique le vent fût alors favorable pour retourner aux Canaries, personne ne demandait plus qu’on prît ce parti, tant nous sommes portés à désirer ce qui nous est refusé, et prêts à mépriser ce qui est entièrement à notre disposition. Les sentiments des matelots étaient devenus aussi variables que les vents eux-mêmes.

Le samedi se passa de cette manière, et au moment où le soleil se coucha, les bâtiments entrèrent de nouveau dans un champ d’herbes. Au retour du jour, le vent les portait au nord-ouest et quart-d’ouest d’après la boussole, ce qui était dans la réalité gouverner à l’ouest-nord-ouest-demi-nord. Les oiseaux reparurent en grand nombre, et parmi eux l’on remarquait une tourterelle ; on vit aussi plusieurs crabes ramper parmi les herbes. Tous ces signes auraient encouragé les matelots, s’ils n’avaient pas été si souvent trompeurs.

— Señor, dit Martin Martiñez à l’amiral, quand celui-ci se rendit sur le pont pour ranimer le courage abattu de son équipage, nous ne savons plus que penser. Pendant plusieurs jours, le vent a soufflé dans la même direction, nous conduisant, à ce qu’il paraissait, à notre perte, et ensuite il nous a abandonnés sur une mer telle qu’aucun marin à bord de la Santa-Maria n’en a jamais vu, — une mer qui a l’air d’une prairie sur le bord d’une rivière, et où il ne manque que des vaches et un vacher pour qu’on la prenne pour un champ que l’eau a couvert en se débordant. C’est une chose effrayante !

— Les prairies sont des herbes de l’Océan, et elles prouvent la richesse de la nature qui les a produites, répondit Colomb ; et les brises de l’est sont ce que tous ceux qui ont fait un voyage en Guinée savent qui existe toujours dans de si basses latitudes. Je ne vois rien dans tout cela qui doive alarmer un brave marin. Quant au fond, vous savez tous qu’on ne l’a pas trouvé avec une ligue de deux cents brasses. — Pépé, tu n’as aucune de ces faiblesses, j’espère ? Tu es bien décidé à voir le Cathay et le Grand-Khan ?

— Señor amirante, je fais à Votre Excellence le même serment que j’ai fait à Monica, qui est de vous être fidèle et soumis. S’il s’agit d’arborer la croix au milieu des infidèles, ma main ne sera pas la dernière à faire sa tâche dans cette sainte œuvre. Cependant, Señor, aucun de nous n’aime ce long calme ; il est contre nature. Nous sommes sur un Océan qui n’a point de vagues et dont la surface est si unie, que nous doutons beaucoup que ses eaux suivent les mêmes lois que celles qui baignent les côtes d’Espagne, car jamais je n’ai vu une mer qui ait tellement l’air d’être morte. N’est-il pas possible, Señor, que Dieu ait fait de cette eau calme et stagnante une ceinture dont il a enveloppé les limites de la terre pour empêcher les imprudents de pénétrer dans ses saints secrets ?

— Ton raisonnement a du moins une teinte de religion, et, quoiqu’il ne soit pas juste, on peut à peine le condamner. Dieu a placé l’homme sur cette terre, Pépé, pour en être le maître et pour le servir en étendant le domaine de son Église, et en faisant le meilleur usage possible des nombreux bienfaits dont il accompagne le présent qu’il nous fait de la vie. Quant aux limites dont tu parles, elles n’existent que dans l’imagination, la terre étant une sphère ou une boule, qui n’a d’autres limites que celles que tu vois partout.

— Et quant à ce que dit Martin sur les vents, les herbes et les calmes, dit Sancho qui n’était jamais en défaut quand il s’agissait d’alléguer un fait ou une raison, je ne sais sur quelles mers a pu naviguer un marin de son âge pour que tout cela soit du nouveau pour lui. Quant à moi, tout cela est aussi commun que la lavure d’écuelles à Moguer, et si ordinaire, que je n’en aurais rien remarqué sans les lamentations de Martin et de ses amis. Quand la Santa-Catalina fit un voyage dans cette île si éloignée qu’on appelle l’Irlande, nous débarquâmes sur des herbes marines à environ une demi-lieue de la côte ; et quant au vent, il souffla régulièrement quatre mois d’un côté et quatre mois de l’autre, et les habitants de l’île nous dirent qu’il soufflerait ensuite transversalement et à mêmes intervalles des deux autres points ; mais nous ne restâmes pas assez longtemps dans ces parages pour que je puisse prêter serment de la vérité de ces deux derniers faits.

— Et n’as-tu jamais entendu parler de bas-fonds si étendus, qu’une caravelle ne pourrait jamais s’en tirer si elle venait à s’y engager ? s’écria Martiñez avec emportement ; car étant porté lui-même aux exagérations les plus grossières, il ne voulait se laisser surpasser par personne ; — et ces herbes n’annoncent-elles pas que nous sommes à deux pas d’un pareil danger, puisque nous les voyons souvent en masse si compactes, que peu s’en faut qu’elles n’arrêtent le bâtiment ?

— En voilà bien assez sur ce sujet, dit l’amiral ; tantôt nous rencontrons des herbes, tantôt nous n’en voyons plus. Ces changements sont causés par les courants, et quand aurons passé ce méridien, nous retrouverons sans doute une eau libre.

— Mais ce calme, señor amirante, ce calme ! s’écrièrent en même temps une douzaine de voix. Cette immobilité contre nature de l’Océan nous effraie. Jamais nous n’avons vu l’eau de la mer si stagnante !

— Appelez-vous cela une eau stagnante ? s’écria l’amiral. La nature elle-même sort de son repos pour vous reprocher vos craintes puériles, et pour donner un démenti à vos raisonnements insensés par des signes certains.

Tandis qu’il parlait ainsi, la Santa-Maria s’élevait sur la houle, et à mesure que les lames se succédaient et passaient sous le bâtiment, il éprouvait de si violents coups de roulis et de tangage, que toutes les parties de la mâture craquaient. Pas le moindre souffle d’air ne se faisait sentir, et les matelots regardaient autour d’eux avec une surprise que la frayeur portait à son comble. À peine le bâtiment plongeait-il lourdement dans le creux d’une lame, qu’une nouvelle lame le relevait sur-le-champ. Les vagues se succédaient aussi en augmentant toujours de hauteur, et toute la mer ne fut bientôt plus qu’une vaste plaine liquide ayant un mouvement d’ondulation. Cependant on distinguait encore des lames à des intervalles éloignés, mais marqués par l’écume dont leur sommet se couvrait en déferlant. Il fallut une demi-heure pour donner toute sa force à ce phénomène, et alors les trois bâtiments plongeaient dans l’eau, comme disent les marins, jusqu’à ce que soulevés par une lame plus-forte, l’eau qu’il savaient embarquée s’écoulât par les dalots.

Regardant cette circonstance comme devant être une source de nouvelle alarme ou un moyen de calmer celle qui régnait déjà, Colomb prit aussitôt ses mesures pour en tirer ce dernier parti. Il fit assembler tout son équipage au bas de la dunette, et lui parla en ces termes :

— Vous le voyez, mes amis, les craintes que vous conceviez relativement à une eau stagnante viennent d’être détruites tout à coup, et, en quelque sorte, par la main de Dieu même, ce qui prouve incontestablement que vous n’avez aucun danger de ce genre à redouter. Je pourrais en imposer à votre ignorance, et prétendre que le mouvement soudain qui vient d’être imprimé à la mer est un miracle que Dieu a permis pour me soutenir contre des alarmes insensées et contre des murmures d’insubordination ; mais ma cause est trop bonne pour que j’aie besoin d’un appui de cette nature, et qui ne vînt pas réellement du ciel. Les calmes, la stagnation de l’eau, et même les herbes marines, dont vous vous plaignez, ont pour cause le voisinage de quelque grande terre ; cette terre, je ne crois pas que ce soit un continent, il doit être plus à l’ouest ; ce sont plus probablement des îles, ou assez grandes ou assez nombreuses pour produire un effet si étendu, et cette agitation subite de la mer n’est probablement due qu’à un vent éloigné qui amène sur l’Océan ces lames gigantesques comme nous en voyons souvent, lames qui font sentir leurs derniers efforts au-delà même des limites du vent qui les a soulevées. Je ne veux pas dire par là qu’un phénomène qui est venu si à propos dissiper vos craintes ne soit pas produit par la main de Dieu, entre les mains de qui je ne suis qu’un instrument ; au contraire, je le crois pleinement, j’en suis reconnaissant envers lui : cependant il est du nombre des événements naturels, et ne peut être attribué à la Providence qu’en tant qu’elle nous prouve ainsi la continuation de ses soins et de son extrême bonté. Soyez donc tout à fait rassurés ; si l’Espagne est bien loin derrière vous, le Cathay est maintenant à une moindre distance en avant ; chaque heure diminue cette distance, et nous rapproche du but de notre voyage. Celui qui restera fidèle et obéissant ne se repentira pas de sa confiance ; mais celui qui troublera son esprit ou celui des autres par des doutes absurdes peut s’attendre à me voir déployer une autorité qui maintiendra les droits de Leurs Altesses à la soumission de leurs serviteurs.

Nous rapportons avec d’autant plus de plaisir ce discours du grand navigateur, qu’il prouve évidemment que Colomb ne croyait pas que la cessation subite du calme fût due à un miracle direct, comme quelques-uns de ses biographes et historiens paraissent le supposer, mais qu’il la regarda comme une intervention de la puissance divine, par des moyens naturels, pour le mettre à l’abri des dangers qui pouvaient résulter des craintes puériles de ses équipages. Dans le fait, il n’est pas facile de supposer qu’un marin ayant l’expérience de Colomb pût ignorer la cause naturelle d’un événement si commun sur l’Océan, et dont ceux qui en habitent les côtes ont souvent occasion d’être témoins.