Mercédès de Castille/Chapitre 18

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 18p. 270-284).


CHAPITRE XVIII.


Le marin à demi naufragé et ayant perdu sa boussole, fixe ses regards sur ton éclat immuable, et se dirige sans hésiter vers la côte amie ; et ceux qui errent pendant la nuit dans des lieux solitaires et dangereux, se réjouissent quand tu brille ; pour guider sûrement leurs pas.
Hymne à l’étoile polaire.



Le lendemain, samedi 15 septembre, la petite flotte était à dix journées de Gomère, et c’était le sixième jour depuis que les aventuriers avaient perdu de vue la terre. La semaine avait été remplie de pressentiments fâcheux, quoique l’habitude commençât à faire sentir son influence, et les matelots montraient moins d’inquiétudes qu’ils ne l’avaient fait depuis trois ou quatre jours. Leurs craintes semblaient s’assoupir faute de stimulant, mais elles n’en existaient pas moins, et elles étaient prêtes à s’éveiller au premier événement malencontreux. Le vent continuait à être favorable, quoique léger, et le calcul de la route des dernières vingt-quatre bennes n’annonçait pas une avance de cent milles vers l’ouest. Pendant tout ce temps, Colomb porta presque toute son attention sur les boussoles, et il s’aperçut que tandis que les bâtiments faisaient lentement route à l’ouest, les aiguilles se dirigeaient de plus en plus du même côté, quoique par des changements à peine visibles.

L’amiral et Luis avaient tellement contracté l’habitude d’une constante intimité qu’ils se levaient et se couchaient ordinairement en même temps l’un que l’autre. Quoiqu’il ne connût pas assez exactement les risques qu’il courait pour éprouver des inquiétudes sérieuses, et qu’il fût, par tempérament comme par caractère, fort au-dessus de toute alarme frivole, le jeune comte commençait à prendre au résultat de l’aventure un intérêt à peu près semblable à celui qu’éprouve un chasseur qui poursuit un gibier : lors même que Mercédès n’eût pas existé, il lui en aurait alors autant coûté qu’à Colomb de retourner en Espagne sans avoir vu le Cathay. Ils s’entretenaient sans cesse de leur situation et de leurs espérances, et Luis prenait tellement à cœur sa position présente, qu’il devenait peu à peu capable de juger des circonstances qui pouvaient influer sur la durée et le succès du voyage.

Dans la soirée de ce samedi, Colomb et son secrétaire supposé étaient seuls sur la dunette, et s’entretenaient, suivant leur usage, des signes des temps et des événements du jour.

La Niña avait quelque chose à vous dire hier soir, don Christophe, dit Luis ; j’étais dans notre chambre, occupé à écrire mon journal, et j’ai manqué l’occasion d’apprendre de quoi il s’agissait.

— Son équipage avait vu un oiseau ou deux d’une espèce qu’on croit ne jamais s’éloigner beaucoup de la terre ; il est possible qu’il se trouve des îles à peu de distance, car l’homme n’a jamais traversé une grande étendue de mer sans en rencontrer ; mais nous ne pouvons perdre notre temps à les chercher : la découverte d’un groupe d’îles serait une faible compensation de la perte d’un continent.

— Remarquez-vous encore ces inexplicables changements dans la direction des aiguilles ?

— Les choses sont toujours dans le même état, et ne tendent qu’à confirmer la réalité du phénomène. Ce que je crains surtout, c’est l’effet que cette circonstance pourra produire sur nos équipages, quand ils la connaîtront.

— Ne pourrait-on leur persuader que, si l’aiguille incline vers l’ouest, c’est un signe que la Providence veut nous donner que nous devons persévérer dans notre voyage, et avancer de ce côté ?

— L’idée pourrait être bonne, Luis, répondit l’amiral en souriant ; mais la crainte leur a ouvert l’esprit, et leur première question serait pour nous demander pourquoi la Providence nous prive des moyens de savoir où nous allons, si elle désire tellement que nous avancions dans une certaine direction.

Un grand cri poussé sur le pont par les hommes de quart interrompit cette conversation, et une clarté aussi vive que subite dissipa tout à coup l’obscurité de la nuit, et illumina les trois bâtiments et l’Océan, comme si des millions de lampes eussent répandu leur éclat sur cette partie de la sphère. Une houle de feu traversa les cieux, et parut tomber dans la mer à quelques lieues de distance, ou aux limites de l’Océan visible. Sa disparition fut suivie de ténèbres aussi profondes que cette lumière extraordinaire et momentanée avait été brillante. Ce n’était que le passage d’un météore, mais d’un météore comme on n’en voit qu’un par génération, si même il ne se présente pas plus rarement. Les superstitieux matelots ne manquèrent pas de compter cet incident parmi les présages qui accompagnaient leur voyage, les uns le regardant comme favorable, les autres comme de mauvais augure.

— Par Saint-Jacques ! s’écria don Luis dès que cette lumière eut disparu, notre voyage, don Christophe, ne paraît pas destiné à se terminer sans que les éléments et autres puissances non moins redoutables y fassent attention. Que ces prodiges nous soient favorables ou non, ils nous signalent comme tout autre chose que des hommes livrés à une occupation ordinaire.

— Il en est ainsi de l’esprit humain, Luis : qu’il sorte du cercle de ses habitudes et de ses devoirs journaliers, et il voit des merveilles dans les plus simples changements de temps, — dans la lueur d’un éclair, — dans le passage d’un météore, — ne songeant pas que tous ces phénomènes n’ont aucun rapport avec les lois ordinaires de la nature, et ne sont des miracles que pour leur imagination. Ces météores ne sont pas rares, surtout dans les basses latitudes, et ils ne sont ni un présage heureux ni un présage malheureux pour notre entreprise.

— Si ce n’est, señor amiral, en ce qu’ils peuvent influer sur l’esprit et l’imagination de nos matelots. Sancho me dit qu’un mécontentement toujours croissant couve parmi eux, et que, tandis qu’ils paraissent si tranquilles, leur répugnance pour ce voyage est de plus en plus forte.

Malgré l’opinion de l’amiral, et la peine qu’il prit ensuite d’expliquer ce phénomène à son équipage, il est certain que le passage de ce météore avait non seulement produit une forte impression sur ceux qui en avaient été témoins, mais que l’histoire se répandit de quart en quart, et fut un objet de discussion animée pendant toute la nuit. Cependant cet incident ne produisit pas une manifestation ouverte de mécontentement ; quelques-uns le regardaient même comme un présage favorable ; mais la grande majorité y voyait un avis donné par le ciel de renoncer à une tentative impie dont le but était de pénétrer dans les mystères de la nature que Dieu, suivant eux, n’avait pas jugé à propos de révéler à l’homme.

Cependant la flottille avançait toujours à l’ouest. Le vent avait souvent changé de force et de direction, mais jamais de manière à forcer les bâtiments à diminuer de voiles, ni à dévier de la route que l’amiral jugeait convenable. Ils croyaient gouverner directement à l’ouest, mais, attendu la déclinaison de la boussole, ils avançaient à l’ouest quart sud-ouest, et ils approchaient graduellement des vents alisés, la force des courants contribuant beaucoup à les pousser de ce côté. Pendant les 15 et 16 de ce mois, l’escadre s’éloigna encore de deux cents milles des côtes de l’Europe ; mais Colomb continuait à prendre la précaution de diminuer la distance parcourue dans le résultat de ses calculs destiné à être rendu public. Ce dernier jour était un dimanche, et le service religieux, qu’on négligeait rarement alors à bord d’un bâtiment chrétien, produisit un effet profond et sublime sur l’esprit des aventuriers. Jusqu’alors le temps avait été ce qu’il est ordinairement dans cette saison, et quelques nuages avaient laissé tomber une pluie fine qui modérait la chaleur ; un vent doux venant du sud-est y succéda, et il semblait imprégné d’une odeur parfumée qui rappelait la terre. Les équipages se réunirent pour l’office du soir, dans ces circonstances propices, les trois bâtiments s’étant rapprochés comme pour former un même temple en l’honneur de Dieu au milieu des vastes solitudes d’un océan qui n’avait probablement encore vu aucune voile flotter sur son sein. La gaieté et l’espérance succédèrent à cet acte de dévotion, et ces deux sentiments s’accrurent encore quand on entendit un cri poussé par l’homme placé en vigie au grand mât, et qui allongeait un bras en avant et un peu sous le vent, comme s’il eût vu de ce côté quelque chose qui méritât particulièrement l’attention. Sur chaque bord, on fit faire au gouvernail un léger mouvement, et au bout de quelques minutes la flotille entra dans un champ d’herbes marines qui couvraient la surface de la mer à plusieurs milles de distance. Les matelots accueillirent ce signe du voisinage de la terre avec de grandes acclamations, et ceux même qui, si peu de temps auparavant, avaient été sur le point de s’abandonner au désespoir, se livrèrent à des transports de joie.

Dans le fait, ces herbes étaient de nature à faire naître l’espérance dans le cœur du marin le plus expérimenté. Quoique quelques-unes eussent perdu leur fraîcheur, la plupart étaient encore vertes, et semblaient récemment détachées des rochers ou de la terre où elles avaient crû ; les pilotes mêmes ne doutèrent plus du voisinage de la terre. On vit aussi un grand nombre de gros poissons de la famille du thon, et l’équipage de la Niña fut assez heureux pour en harponner un. Les matelots s’embrassaient les uns les autres les larmes aux yeux ; et plus d’une main qui, la veille, se serait brusquement retirée, se laissait presser en signe de félicitation.

— Partagez-vous toutes ces espérances, don Christophe ? demanda Luis. — Devons-nous réellement croire que ces herbes marines annoncent la proximité des Indes, ou n’est-ce qu’un espoir frivole ?

— Notre équipage se trompe en supposant que notre voyage touche à sa fin, Luis. Le Cathay doit être encore très-loin de nous ; nous n’avons fait que trois cent soixante lieues depuis que nous avons perdu de vue l’île de Fer ; et d’après mes calculs, ce ne peut être beaucoup plus que le tiers du voyage. Aristote dit que quelques bâtiments de Cadix ayant été poussés à l’ouest par de grands coups de vent, rencontrèrent une mer couverte d’herbes, et dans laquelle il se trouvait un grand nombre de thons. Il est bon que vous sachiez que les anciens s’imaginaient que ce poisson voyait mieux de l’œil droit que du gauche, attendu qu’en traversant le Bosphore pour aller vers l’Euxin, les thons longent toujours la côte à droite, au lien qu’ils suivent celle de gauche quand ils en reviennent.

— Par saint François ! s’écria Luis en riant, il n’est pas étonnant que des créatures dont la vue n’est bonne que d’un côté, se soient égarées si loin de leur domicile ordinaire. Aristote ou les autres anciens nous disent-ils aussi comment ils regardaient la beauté, et si leurs idées sur la justice étaient semblables à celles d’un juge payé par les deux parties adverses ?

— Aristote ne parle que de la présence de ces poissons dans les herbes de l’Océan, comme nous les avons en ce moment sous les yeux. Les marins de Cadix s’imaginèrent qu’ils étaient dans les environs de quelques îles submergées, et le vent le leur permettant, ils retournèrent chez eux. Suivant moi, nous sommes dans les mêmes parages, mais je ne m’attends pas à y trouver la terre, à moins que quelque île n’ait été placée ici dans l’Océan, comme un lieu de relâche entre les côtes de l’Europe et celles de l’Asie. Sans doute la terre d’où viennent ces herbes n’est pas très-éloignée, mais j’attache peu d’importance à la voir ou à la découvrir. Le Cathay est mon but, don Luis, et je cherche des continents et non des îles.

On sait maintenant que, si Colomb ne se trompait pas en croyant qu’il ne trouverait pas un continent à si peu de distance de l’Europe, il se trompait du moins en supposant qu’il existait quelque île dans les parages où il se trouvait alors. Ces herbes sont-elles rassemblées par la force des courants, ou poussent-elles au fond de la mer, d’où elles seraient arrachées par l’action des eaux ? c’est ce dont on n’a pas encore la parfaite certitude, quoique la dernière opinion soit la plus généralement adoptée, des bas-fonds très-étendus existant dans cette partie de l’Océan. D’après cette dernière supposition, les marins de Cadix étaient plus près de la vérité qu’on ne le croirait d’abord, une île submergée ayant tous les caractères d’un bas-fond, exception faite de ceux qu’on peut supposer inhérents au mode de sa formation.

On n’aperçut aucune terre. Les bâtiments continuaient de faire route à raison de cinq milles par heure ou à peu près, rejetant à droite et à gauche les herbes quelquefois accumulées en masse devant eux, mais sans opposer aucun obstacle sérieux à leur marche. Quant à l’amiral, l’immense élévation de ses vues, son opinion bien prononcée sur le grand problème géographique qu’il se proposait de résoudre ; enfin, son invincible résolution de persévérer dans ses projets jusqu’à ce qu’il les eût accomplis, tout le portait à désirer ne pas rencontrer les îles qu’il croyait à peu de distance, plutôt qu’à les découvrir. Ces vingt-quatre heures portèrent la flottille à plus de cent milles à l’ouest, et la placèrent presque à égale distance des méridiens qui bornent les côtes occidentale et orientale des deux continents, quoique beaucoup plus près de l’Afrique que de l’Amérique, d’après le parallèle de latitude sur lequel on avançait. Comme le vent continuait à être favorable, et l’eau de la mer aussi lisse que celle d’une rivière, les trois bâtiments se maintinrent à peu de distance les uns des autres, la Pinta, qui était supérieure à la marche, ayant diminué de voiles à cet effet.

Le lendemain du jour où l’on avait rencontré les herbes marines, c’est-à-dire le lundi 17 septembre, ou le huitième jour après qu’ils eurent perdu de vue de l’île de Fer, Martin Alonzo Pinzon héla la Santa-Maria pendant le quart de midi à quatre heures, et informa le timonier alors sur le pont, qu’il était dans l’intention de prendre l’amplitude du soleil aussitôt que cet astre serait descendu assez bas vers le couchant, afin de s’assurer jusqu’à quel point les aiguilles de ses boussoles conservaient leur vertu. On pensa qu’il valait mieux que cette observation, usitée parmi les marins, fût faite simultanément sur les trois bâtiments, afin que l’erreur que l’un pourrait commettre fût rectifiée par les calculs plus exacts des autres.

Colomb et Luis faisaient la sieste dans leur chambre, profondément endormis, quand le premier se sentit secouer par l’épaule, genre de signal que les marins se plaisent assez à donner, et qu’ils ne sont jamais fâchés de recevoir. Il ne fallait jamais plus d’une minute au grand navigateur pour passer du plus profond sommeil à la pleine possession de toutes ses facultés, et il fut éveillé en un instant.

— Señor don amirante, dit Sancho, car c’était lui qui venait de l’éveiller ainsi, il est temps de vous lever. Tous les pilotes sont sur le pont, et se préparent à prendre l’amplitude du soleil, aussitôt que les corps célestes se montreront à la place convenable. Le couchant commence déjà à briller comme un dauphin mourant, et dans quelques minutes il sera doré comme le heaume d’un sultan maure.

— L’amplitude du soleil ! s’écria Colomb se levant à l’instant. C’est une nouvelle, sur ma foi ! Nous pouvons nous attendre à voir dans l’équipage plus de fermentation qu’il n’y en a encore eu depuis notre départ de Palos.

— C’est ce que j’ai pensé, Votre Excellence, car le marin a presque autant de foi en l’aiguille que le prêtre en la bonté du fils de Dieu. Nos gens sont en bonne humeur en ce moment, mais les saints savent seuls ce qui va arriver.

L’amiral éveilla Luis, et cinq minutes après ils étaient tous deux à leur poste ordinaire sur la dunette. Colomb avait acquis une si haute réputation par son habileté en navigation, — ses calculs étant invariablement corrects, même quand ils étaient opposés à ceux de tous les pilotes de la flotte, — que ceux-ci ne furent pas fâchés de voir qu’il n’avait pas dessein de prendre un instrument en main, mais qu’il paraissait disposé à abandonner à leurs connaissances et à leur expérience le soin de faire l’observation. Le soleil descendit lentement ; on épia l’instant convenable, et alors les pilotes commencèrent leur travail de la manière usitée à cette époque. Martin Alonzo, le plus habile et le plus instruit de tous les pilotes de l’expédition, fut le premier à terminer la sienne. Du haut de la dunette, l’amiral dominait le château-gaillard d’arrière de la Pinta, qui n’était qu’à environ cinquante toises de la Santa-Maria, et il remarqua, bientôt que Martin Alonzo allait d’une boussole à l’autre avec l’air d’un homme qui ne sait que penser. Au bout d’une minute ou deux, l’esquif de la Pinta fut mis à la mer ; on fit un signal au bâtiment amiral de diminuer de voiles, et l’esquif se fraya un chemin à travers les herbes qui couvraient encore la surface des eaux. À l’instant où Martin Alonzo montait d’un côté sur la Santa-Maria, son frère Vincent Yañez, commandant de la Niño, en faisait autant de l’autre. Un moment après ils étaient tous deux à côté de Colomb, sur la dunette où Sancho Ruiz et Barthélemy Roldan, pilotes de l’amiral, les avaient suivis.

— Que signifie cette hâte, Martin Alonzo ? demanda Colomb d’un ton calme. Pourquoi votre frère, vous, et ces honnêtes pilotes, venez-vous à moi avec autant de précipitation que si vous aviez de bonnes nouvelles à nous donner du Cathay ?

— Señor amirante, Dieu seul peut savoir s’il sera permis à aucun de nous de voir ce pays éloigné, ou toute autre côte à laquelle des marins ne peuvent arriver qu’à l’aide d’une boussole, répondit Martin Alonzo pouvant à peine respirer. Nous avons comparé nos astrolabes, et nous les trouvons tous, sans exception, s’écartant d’un bon quart du vrai nord.

— Ce serait vraiment une merveille ! Vous avez fait quelque erreur dans vos observations, ou omis quelque chose dans vos calculs.

— Pardonnez-moi, noble amiral, dit Vincent Yañez, venant en aide à son frère ; les aiguilles même commencent à nous manquer de foi ; et comme je mentionnais cette circonstance au plus ancien timonier de mon bâtiment, il me dit que, la nuit dernière, l’étoile polaire n’était pas d’accord avec son astrolabe.

— D’autres disent la même chose ici, ajouta Ruiz ; et il en est même qui sont prêts à faire serment que cette merveille a été remarquée depuis que nous sommes entrés dans cette mer couverte d’herbes.

— Tout cela peut être vrai sans qu’il en résulte aucun malheur, Señores, répondit Colomb l’œil calme et le front serein. Nous savons tous que les corps célestes ont leurs révolutions, dont quelques-unes sont sans doute irrégulières, tandis que les autres sont plus conformes à certaines règles établies. Il en est ainsi du soleil même, qui tourne autour de la terre dans le court espace de vingt-quatre heures ; tandis qu’il a sans doute d’autres mouvements moins sensibles et que la distance prodigieuse à laquelle il est de notre globe nous empêche de saisir et d’apprécier. Bien des astronomes ont cru avoir découvert ces variations, ayant quelquefois vu sur le disque de son orbe des taches qui ont disparu ensuite, comme si elles se fussent cachées derrière le corps de ce grand astre. Je crois que l’on reconnaîtra que l’étoile polaire a subi quelque légère déviation, et continuera à se mouvoir ainsi pendant un temps assez court, après quoi on la verra sans doute reprendre sa position ordinaire. Nous verrons alors que son excentricité temporaire n’a dérangé en rien son harmonie habituelle avec l’aiguille. Observez bien, cette nuit, l’aiguille polaire ; prenez une nouvelle amplitude du soleil demain matin, et je crois que l’exactitude de ma conjecture sera prouvée par la régularité du mouvement du corps céleste. Bien loin de nous laisser décourager par ce signe, nous devrions plutôt nous féliciter d’avoir fait une découverte qui agrandira le domaine de la science.

Les pilotes furent obligés de se contenter de cette manière de résoudre la difficulté, à défaut d’autres moyens pour l’expliquer : ils restèrent longtemps sur la dunette à s’entretenir d’une circonstance si étrange ; et comme les hommes, même dans leur plus grand aveuglement, finissent presque toujours, à force de raisonnements, par se tranquilliser ou par céder à la crainte, leur entretien les conduisit à ce premier résultat. Cela était heureux ; mais en ce qui concernait les matelots, la difficulté subsistait encore dans toute sa force. En effet, sitôt que les équipages des trois bâtiments eurent appris que les aiguilles commençaient à dévier de leur direction ordinaire, un sentiment voisin du désespoir s’était emparé deux presque sans exception.

Dans cette occurrence, les services de Sancho Mundo furent d’une grande utilité. La frayeur panique était arrivée au plus haut point, et tout l’équipage de la Santa-Maria se disposait à se présenter devant l’amiral, et à exiger qu’à l’instant même le cap des caravelles fût mis au nord-est, lorsqu’il intervint auprès d’eux et employa ses connaissances et son influence pour calmer le tumulte. Le premier moyen auquel ce fidèle marin eut recours pour ramener ses camarades à la raison, fut de jurer, sans aucune restriction, qu’il arrivait assez souvent que l’étoile polaire et l’aiguille cessaient d’être d’accord ensemble, ce dont il avait été témoin oculaire en vingt occasions différentes, et sans qu’il en fût jamais résulté aucun malheur. Il engagea ensuite les marins les plus anciens et les plus expérimentés à faire une observation exacte de la différence qui existait déjà, afin de voir, le lendemain matin, si cette différence n’avait pas augmenté dans la même direction.

— Si elle a augmenté, mes amis, continua-t-il, ce sera un signe que l’étoile est en mouvement, puisque tous nous pouvons voir que les boussoles sont précisément dans la même position que lorsque nous sommes partis de Palos. Or, quand de deux objets l’un est en mouvement, et qu’on sait positivement lequel est immobile, il n’est pas bien difficile de dire quel est celui qui change de place. Viens ici, Martin Martiñez. — C’était un des factieux les plus mutins. — Les paroles servent à peu de chose, quand on peut prouver par le fait ce qu’on veut dire. Tu vois ces deux pelotes de bitord qui sont sur les guinderesses. Eh bien ! on veut savoir laquelle des deux y reste, et laquelle en a été retirée. Je prends la plus petite, comme tu vois, et j’y laisse la plus grosse. Or comme il n’en reste qu’une, et que c’est la plus grosse, il en résulte bien clairement que c’est la plus petite que j’ai prise. Je soutiens que celui qui niera une chose dont la preuve est si simple et si facile, n’est pas fait pour gouverner une caravelle à l’aide d’une aiguille aimantée ou de l’étoile polaire.

Martin Martiñez, quoique mutin de premier ordre, n’était nullement logicien ; et comme Sancho appuyait sa démonstration de force serments, son parti devint bientôt le plus nombreux. S’il n’y a rien de plus encourageant pour un factieux à tête stupide que de se voir du côté le plus fort, rien non plus ne le déconcerte autant que de se trouver dans la minorité : Sancho réussit donc à amener la très-grande partie de ses compagnons à penser qu’il était à propos d’attendre qu’on sût quel serait l’état des choses le lendemain matin avant de se compromettre par un acte de témérité.

— Tu as bien agi, Sancho, lui dit Colomb quand le vieux marin, une heure après cette scène, vint secrètement dans sa chambre pour lui rendre compte de la situation dans laquelle il avait laissé les esprits ; — tu as bien agi en tout, excepté en jurant que tu avais déjà vu ce phénomène. J’ai navigué sur toutes les mers connues. J’ai fait toutes mes observations avec soin, et j’ai eu de nombreuses occasions d’en faire ; cependant, jamais je n’ai vu l’aiguille varier dans sa direction vers l’étoile polaire. Or, je crois que ce qui a échappé à mon attention n’aurait pas attiré la tienne.

— Vous me faites injure, señor don amirante, et vous faites à mon honneur une blessure qu’un doublon seul peut guérir.

— Tu sais, Sancho, que personne n’a été plus alarmé que toi, la première fois que la déclinaison de l’aiguille a été remarquée. Tes craintes ont été si fortes qu’elles t’ont fait refuser une pièce d’or, faiblesse que tu n’as pas souvent lieu de te reprocher.

— Quand la déclinaison fut remarquée pour la première fois, Votre Excellence, tout cela était assez vrai ; car pour ne pas chercher à tromper quelqu’un qui a plus de pénétration qu’il n’en est accordé aux hommes ordinaires, j’avouerai que je croyais alors que notre espoir de revoir l’Espagne et Moguer était si faible, qu’il n’importait guère qui était amiral et qui était simple timonier.

— Et pourtant, tu veux faire le brave à présent, et nier que tu aies été effrayé. N’as-tu pas juré à tes camarades que tu avais déjà vu une semblable déviation de l’aiguille, et cela une vingtaine de fois ?

— Et bien ! ce que dit Votre Excellence est une preuve qu’un cavalier peut faire un excellent vice-roi et un amiral parfait, et savoir tout ce qui se passe au Cathay, sans avoir des idées bien claires en histoire. — J’ai dit cette nuit à mes camarades, señor don amirante, que j’avais déjà vu cette déviation ; et si j’étais attaché au poteau pour être brûlé comme un martyr, — je pense quelquefois que tel sera un jour le destin de tous ceux qui veulent être honnêtes gens jusqu’au scrupule, — j’en appellerais au témoignage de Votre Excellence, pour confirmer la vérité de mes paroles.

— Ce serait fort mal choisir un témoin, Sancho ; car je n’ai jamais ni fait un faux serment, ni encouragé personnes le faire.

— En ce cas, je m’adresserais à don Luis de Bobadilla y Pédro de Muños, que voici, répondit l’imperturbable Sancho ; car un homme accusé mal à propos a droit de prouver son innocence, et les preuves ne me manqueront pas. — Votre Excellence voudra bien se souvenir que ce fut dans la nuit du samedi 15 que je lui révélai pour la première fois ce changement, et que nous sommes en ce moment dans la nuit du lundi 17. Or, j’ai juré que j’avais déjà observé ce phénomène, comme on l’appelle, une vingtaine de fois, et pour être plus près de la vérité j’aurais dû dire deux cents, car pendant ces quarante-huit heures je n’ai fait presque rien autre chose.

— Assez ! assez ! Sancho ; je vois que ta conscience à sa latitude et sa longitude ; cependant, toi, tu as ton utilité. Quoi qu’il en soit, tâche de maintenir tes camarades dans leur disposition d’esprit actuelle.

— Je ne doute pas que ce ne soit l’étoile qui change de place, comme Votre Excellence l’a dit ; et il m’est venu à l’esprit qu’il est possible que nous soyons plus près du Cathay que nous ne le pensons, et que quelque mauvais esprit lui ait imprimé ce mouvement pour nous faire perdre la route de ce pays.

— Va te coucher, drôle, et songe à tes péchés. — Voici un doublon, et souviens-toi d’être discret.

Le lendemain matin, tout l’équipage de chacun des bâtiments attendait avec impatience le résultat des nouvelles observations. Quoique le vent ne fût pas très-fort, il continuait à être favorable, et comme on avait rencontré un courant qui portait à l’ouest, on avait fait dans ces vingt-quatre heures plus de cent cinquante milles, ce qui rendit plus sensible l’accroissement de la déclinaison, circonstance qui confirma la prophétie que Colomb s’était hasardé à faire d’après ses observations précédentes. L’ignorance se laisse si aisément tromper par ce qui lui paraît plausible, que cette circonstance fit disparaître pour le moment tous les doutes, et l’on crut généralement que l’étoile avait changé de place, et que l’aiguille avait conservé toute sa vertu.

Jusqu’à quel point Colomb fut-il égaré par ses propres raisonnements dans cette circonstance, c’est ce qui est encore un sujet de doute aujourd’hui. Qu’il ait quelquefois cherché à tromper ses compagnons par des ruses qu’on peut regarder comme innocentes, puisque elles avaient pour but de soutenir leur courage, c’est ce que prouve le faux calcul de la route journalière destiné par lui à passer sous les yeux de tout le monde à bord, tandis qu’il gardait devers lui le véritable ; mais il n’existe aucune preuve que la circonstance dont il vient d’être question fût une de celles où il eut recours à de pareils moyens. Même à l’époque où la variation de la boussole était encore inconnue, nul homme ayant quelque science ne croyait que l’aiguille magnétique se dirigeât nécessairement vers l’étoile polaire, la coïncidence de la direction de cette aiguille et de la position de ce corps céleste étant regardée comme accidentelle. On peut donc raisonnablement supposer que l’amiral, fort en état de s’assurer que la boussole qui était entre ses mains n’avait visiblement rien perdu de sa vertu, tandis qu’il ne pouvait raisonner sur les évolutions de l’étoile que d’après une analogie supposée, ne pouvait penser qu’un ami qu’il avait toujours trouvé si fidèle l’eût tout à coup abandonné, et se trouvait disposé à rejeter tout le mystère du phénomène sur un corps placé bien plus loin dans l’espace. Il a été émis deux opinions contradictoires sur le degré de conviction du célèbre navigateur relativement à la théorie qu’il tendait à établir dans cette circonstance : la première, qu’il était de bonne foi ; la seconde, qu’il se trompait sciemment. Quoi qu’il en soit, les partisans de cette seconde opinion paraissent eux-mêmes raisonner d’une manière peu concluante, car leur principal argument repose sur l’invraisemblance qu’un homme tel que Colomb adoptât une erreur si grossière dans la science nautique, à une époque où cette science ne faisait pas plus connaître l’existence du phénomène en question qu’elle n’en explique aujourd’hui la cause. Il est possible cependant que l’amiral n’ait pas en des idées bien arrêtées à cet égard, même en supposant qu’il ait été disposé à croire à la justesse de son explication ; car il est certain qu’au milieu de l’ignorance de son siècle en astronomie et en géographie, cet homme extraordinaire entrevit plusieurs vérités exactes et sublimes, qui n’avaient pas encore été développées et démontrées par des arguments positifs.

Heureusement la lumière du jour, en fournissant le moyen de s’assurer d’une manière indubitable de la variation de l’aiguille, permit aussi de voir la mer encore couverte d’herbes, et quelques autres signes qui semblaient encourageants en ce qu’ils annonçaient la proximité de la terre. D’ailleurs, comme le courant suivait alors la même direction que le vent, la surface de la mer était littéralement aussi lisse que l’eau d’un lac, et les bâtiments pouvaient sans danger se tenir à quelques brasses l’un de l’autre.

— Señor amirante, dit Martin Alonzo Pinzon, ces herbes ressemblent à celles qui croissent sur les bords des rivières, et je crois que nous ne sommes pas éloignés de l’embouchure de quelque grand fleuve.

— Cela peut être, répondit Colomb, et nous ne pouvons en trouver un indice plus certain qu’en goûtant l’eau. — Qu’on en puise un seau, afin d’en faire l’épreuve !

Tandis que Pépé attendait, pour exécuter cet ordre, que la Santa-Maria eût traversé une grande masse d’herbes, l’œil actif de l’amiral découvrit sur la surface de celles qui étaient encore fraîches un crabe qui cherchait à s’en débarrasser, et il ordonna au timonier de varier légèrement sa route pour qu’on pût prendre cet animal.

— Voici une prise très-précieuse, Martin Alonzo, dit Colomb, tenant le crabe entre le pouce et l’index pour le lui montrer ; on ne voit jamais ces animaux s’éloigner de la terre à plus de quatre-vingts lieues. — Regardez, Señor, voilà là-bas un de ces oiseaux blancs des tropiques, qui, dit-on, ne dorment jamais sur l’eau. Dieu nous favorise véritablement ; et ce qui rend tous ces signes plus satisfaisants encore, c’est la circonstance qu’ils viennent de l’ouest, — de cet ouest caché, inconnu, mystérieux.

Une acclamation générale s’éleva sur les trois bâtiments à la vue de ces différents signes ; et ces hommes qui, si peu de temps auparavant, avaient été sur le point de se livrer au désespoir, ouvrirent de nouveau leurs cœurs à l’espérance et se sentirent disposés à prendre pour des présages propices les incidents les plus ordinaires sur l’Océan. On avait puisé de l’eau à bord des trois bâtiments ; cinquante bouches la goûtèrent en même temps, et l’exaltation était si générale, que chacun déclara que cette eau était moins salée que de coutume. L’illusion causée par une attente si agréable fut si complète, et le sophisme de Sancho avait tellement dissipé toutes les craintes qui avaient rapport aux mouvements de l’étoile polaire, que Colomb lui-même, habituellement si prudent, si calme, si judicieux, céda à son enthousiasme naturel, et se figura qu’il était sur le point de découvrir quelque grande île placée à mis chemin entre l’Asie et l’Europe, honneur qui n’était pas à mépriser, quoiqu’il fût bien, peu de chose en comparaison de ses hautes espérances.

— En vérité, Martin Alonzo, dit-il, cette eau semble avoir la saveur de celle de la mer moins qu’il n’est ordinaire loin de l’embouchure de grands fleuves.

— Mon palais me dit la même chose, señor amirante ; et pour nouveau signe, l’équipage de la Niña vient encore de harponner un thon, et on le hisse à bord en ce moment.

Les acclamations se succédaient à mesure qu’on trouvait quelque nouveau motif d’encouragement ; et l’amiral, cédant à l’ardeur des matelots, ordonna qu’on mît toutes les voiles au vent, et que chacun des trois bâtiments cherchât à devancer les deux autres, afin d’être le premier à découvrir l’île qu’on s’attendait à rencontrer. Cette lutte établit bientôt entre tous une assez longue distance, la Pinta ayant aisément pris l’avance, tandis que la Santa-Maria et la Niña la suivaient plus lentement. Il n’y eut qu’enjouement et gaieté tout le jour à bord de ces trois bâtiments alors isolés, qui flottaient au centre de l’Atlantique sans que personne à bord s’en doutât, de nouveaux horizons succédant à d’autres horizons sans que l’on vît de toutes parts autre chose que l’eau ; tels des cercles se formeraient au-delà d’autres cercles à la surface de la mer, si une vaste masse de matière solide tombait tout à coup au milieu du liquide élément.