Mercédès de Castille/Chapitre 15

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 18p. 221-239).


CHAPITRE XV.


Tandis que vous êtes ici à ronfler, la conspiration aux yeux ouverts choisit son temps. Si vous tenez à la vie, chassez le sommeil et prenez garde à vous. Réveillez-vous ! réveillez-vous !
Ariel.



Un vent continuant à être favorable, les trois bâtiments avancèrent assez rapidement vers les Canaries. Le dimanche surtout fut un jour prospère, car l’expédition fit cent vingt milles dans les vingt-quatre heures. Dans la matinée du lundi 6 août, Colomb causait gaiement sur la dunette avec don Luis et une ou deux autres personnes, quand on vit la Pinto carguer tout à coup ses voiles de l’avant, et venir au vent vivement, pour ne pas dire gauchement. Cette manœuvre annonçait quelque avarie, et comme par bonheur la Santa-Maria avait l’avantage du vent, elle s’avança rapidement vers ce navire.

— Comment donc, señor Martin Alonzo, s’écria l’amiral dès que les deux caravelles furent assez près l’une de l’autre pour qu’on pût se parler ; pour quelle raison vous êtes-vous arrêté si soudainement dans votre marche ?

— La fortune l’a voulu ainsi, don Christoval. Le gouvernail de la bonne caravelle est démonté, il faut le remettre en place avant que nous puissions de nouveau nous fier et la brise.

Le front du grand navigateur prit un air sévère, et ayant ordonné à Martin Alonzo de faire de son mieux pour réparer cette avarie, il se promena quelques minutes sur le pont avec agitation. Voyant combien l’amiral prenait à cœur cet accident, tout l’équipage descendit sous le pont et le laissa seul avec le prétendu gentilhomme de la chambre du roi.

— J’espère, Señor, que ce n’est pas un accident sérieux, et qu’il n’est pas de nature à retarder notre marche, dit Luis après quelques instants d’un silence dicté par le respect que ressentaient pour l’amiral tous ceux qui approchaient de sa personne ; je sais que l’honnête Martin Alonzo est un excellent marin, et il découvrira sans doute quelque expédient pour atteindre les Canaries, où l’on trouvera le moyen de réparer cette avarie, et même de plus considérables.

— Vous avez raison, Luis, et il faut l’espérer ainsi. Je regrette que la mer soit trop forte pour nous permettre de donner du secours à la Pinto. Mais Martin Alonzo est un très-habile marin, et il faut compter sur ses talents. Cependant ce gouvernail démonté, quoique ce soit un accident sérieux en pleine mer, n’est pas la principale source de mon inquiétude ; elle a une cause qui m’occupe beaucoup plus. Vous savez que la Pinto a été fournie pour le service de la reine, qui a ordonné fermement des deux caravelles que devaient fournir les délinquants de Palos, et c’est au grand mécontentement des propriétaires de ce bâtiment qu’il a été choisi. Or, ces individus, Gomez Rascon et Christoval Ruintero, sont à bord de leur caravelle, et je ne doute pas qu’ils n’aient préparé cet accident. Ils ont eu recours à mille manœuvres pour retarder notre départ, et il paraît qu’ils veulent les continuer en pleine mer pour nuire à notre expédition.

— Par la fidélité que je dois à doña Isabelle, señor amiral, j’aurais bientôt puni une telle trahison, si l’on me chargeait de ce soin. Permettez-moi de prendre le canot ; je me rendrai à bord de la Pinta, et je déclarerai à ce Rascon et à ce Quintero que, si leur gouvernail ose encore se démonter, ou qu’il arrive quelque autre accident à la caravelle, le premier sera pendu à la vergue de son propre bâtiment, et le second jeté à la mer pour en examiner la quille.

— Il ne faut pas en venir à de tels actes d’autorité sans un motif très-important et sans être bien sûr que le châtiment soit mérité. Je crois qu’il sera plus sage de chercher à nous procurer une autre caravelle aux Canaries ; car cet accident me fait voir que nous serons exposés aux menées de ces deux individus, jusqu’à ce que nous soyons débarrassés de leur bâtiment. Il serait dangereux de mettre le canot à la mer ; sans quoi je me rendrais moi-même à bord de la Pinta. Quoi qu’il en soit, ayons confiance en Martin Alonzo et en son expérience.

Colomb continua à encourager au travail l’équipage de la Pinta, et au bout d’une heure ou deux les trois bâtiments marchaient de conserve dans la direction des Canaries. Malgré le délai qu’ils avaient éprouvé, ils firent dans ces vingt-quatre heures près de quatre-vingt-dix milles ; mais le lendemain matin, le gouvernail fut démonté de nouveau, et comme il se trouva plus endommagé que la première fois, le mal fut plus difficile à réparer. Ces accidents réitérés causèrent beaucoup d’inquiétude à l’amiral, car il les regarda comme les indices de la malveillance de ceux qui l’accompagnaient. Il résolut donc bien décidément de se débarrasser de la Pinta, s’il pouvait trouver aux Canaries un autre bâtiment qui lui convînt. La marche de la flottille ayant éprouvé un grand retard par suite de cet accident, quoique le vent continuât à être favorable, ils n’avancèrent pendant cette journée que d’environ soixante milles vers leur destination.

Le lendemain matin, les trois bâtiments étaient assez près les uns des autres pour qu’on pût se parler, et l’on fit la comparaison des observations nautiques des différents navigateurs ou pilotes, comme c’était alors l’usage de les appeler, chacun d’eux donnant son opinion sur la position des bâtiments.

Ce ne fut pas le moindre mérite de Colomb, d’avoir réussi dans sa grande entreprise avec l’aide imparfaite des instruments alors en usage. Il est vrai que la boussole était connue depuis au moins un siècle ; mais ses variations, qu’il est presque aussi important de connaître que l’instrument lui-même, dans un long voyage, étaient alors ignorées des marins, qui se hasardaient rarement à s’éloigner assez de la terre pour remarquer ces mystères de la nature, et qui en général comptaient presque autant sur la position ordinaire des corps célestes pour s’assurer de leur route que sur les résultats d’un calcul plus exact. Cependant Colomb faisait une exception frappante : il avait eu soin d’acquérir toutes les connaissances qui pouvaient lui être utiles dans sa profession, ou l’aider à accomplir le grand projet qui semblait être le seul but de son existence.

Comme on devait s’y attendre, le résultat de cette comparaison fut entièrement en faveur de l’amiral, et les autres pilotes furent bientôt convaincus que lui seul connaissait la véritable position des bâtiments, — fait qui fut incontestablement prouvé bientôt après par l’apparition de la cime des montagnes des Canaries, qu’on vit sortir de l’océan au sud-est, et qui semblaient un amas de nuages sombres rassemblés à l’horizon. Comme de semblables objets se voient de très-loin sur la mer, surtout dans une atmosphère transparente, et que le vent devint plus léger et variable, les bâtiments n’arrivèrent pourtant à la grande Canarie que le jeudi 8 août, près d’une semaine après leur départ de Palos. Ils entrèrent tous trois dans le port ordinaire et y jetèrent l’ancre. Le premier soin de Colomb, après y être arrivé, fut de se procurer une caravelle ; ne pouvant y parvenir, il se rendit à Gomère, où il se flattait de trouver plus aisément un bâtiment tel qu’il le désirait. Pendant qu’il s’occupait de ce soin avec la Santa-Maria et la Niño, Martin Alonzo resta dans le port, ne pouvant voguer de conserve avec eux dans l’état où se trouvait la Pinta. Mais les recherches de Colomb furent encore infructueuses, et il retourna à la grande Canarie. En faisant réparer la Pinta, on découvrit qu’elle avait été mal calfatée, subterfuge employé pour la mettre hors d’état de faire le service auquel elle était destinée. Lorsque ces réparations furent terminées, Colomb repartit pour Gomère, d’où il devait mettre à la voile.

Cependant le mécontentement commençait à s’accroître et à se répandre parmi les matelots de classe inférieure, et quelques-uns même d’un grade plus élevé n’étaient pas tout à fait exempts de sombres appréhensions sur l’avenir. Dans la courte traversée de la grande Canarie à Gomère, Colomb était à son poste sur la dunette, avec don Luis et ses compagnons ordinaires, quand son attention fut éveillée par une conversation qui s’était établie dans un groupe de matelots rassemblés auprès du grand mât. Il faisait nuit ; et comme le vent était fort léger, les voix des interlocuteurs animés se faisaient entendre plus loin qu’ils ne le pensaient.

— Je le dis, Pépé, s’écria celui des orateurs qui vociférait avec le plus d’ardeur, que la nuit n’est pas plus obscure que la destinée future de cet équipage. Regarde à l’ouest, et dis-moi ce que tu y vois ? Qui a jamais entendu dire qu’il existe de la terre au-delà des Açores ? Qui est assez ignorant pour ne pas savoir que la Providence a entouré d’eau tous les continents, et encore quelques îles destinées à servir de relâche aux marins, puis étendu le vaste Océan, dans l’intention de réprimer la trop grande curiosité de pénétrer dans un ordre de choses qui tiennent du miracle plutôt qu’elles n’appartiennent à l’arrangement régulier de ce monde.

— Cela est fort bien, Péro, répondit Pépé, mais je sais que Monica pense que l’amiral est un envoyé de Dieu, et que, sous sa conduite, nous pouvons nous attendre à faire de grandes découvertes et à répandre la religion parmi les païens.

— Oui, oui, ta Monica aurait dû être à la place de doña Isabelle, tant elle est savante et opiniâtre en toutes choses, qu’il s’agisse ou de ses devoirs comme femme, ou des tiens comme marin. C’est elle qui est ta reine, Pépé, comme tout Moguer en ferait serment, et il y a même des gens qui disent qu’elle voudrait gouverner le port comme elle te gouverne toi-même.

— Ne dis rien contre la mère de mon enfant, Péro, s’écria Pépé avec colère. Je puis souffrir que tu dises de moi tout ce que tu voudras ; mais celui qui parlera mal de Monica trouvera en moi un ennemi dangereux.

— Tu es hardi dans tes discours, Péro, quand tu es à cent lieues de ceux qui valent dix fois mieux que toi, dit une voix que Colomb reconnut à l’instant pour celle de Sancho Mundo ; et tu te mêles de railler Pépé relativement à Monica, quoique nous sachions tous qui a le commandement dans une certaine cabane, où tu es aussi doux qu’un dauphin mort, quel que tu puisses être ici. Mais c’est assez de folies en parlant de femmes, raisonnons d’après nos connaissances comme marins, si cela te convient ; et au lieu de faire des questions à un homme comme Pépé, qui est encore trop jeune pour avoir beaucoup d’expérience, interroge-moi, et je te répondrai.

— Eh bien, qu’as-tu à dire, toi, de cette terre inconnue qu’on nous dit être au-delà du grand Océan, où l’homme n’a jamais été, et où il n’est pas probable qu’il aille jamais avec un équipage comme celui-ci ?

— Je te dirai, idiot et bavard, qu’il fut un temps où l’on ne connaissait pas même les Canaries, — où les marins n’osaient passer le détroit, — où les Portugais ne connaissaient pas leurs mines de Guinée. J’ai été dans tous ces pays, et le noble don Christoval y a été aussi, comme je le sais par le témoignage de mes yeux.

— Et qu’ont de commun les mines du Portugal et la Guinée avec ce voyage à l’ouest ? Tout le monde sait qu’il y a un pays nommé l’Afrique, et qu’y a-t-il d’étonnant que des marins arrivent dans un pays dont on connaît l’existence ? Mais qui peut dire si l’océan a d’autres continents, plus que le ciel n’a d’autres terres ?

— C’est bien parler, Péro, dit un autre matelot, et Sancho aura à se creuser la tête pour répondre à cela.

— C’est bien parler pour ceux qui, comme les femmes, remuent la langue sans penser à ce qu’ils disent, reprit Sancho fort tranquillement ; mais tout cela ne sera que des paroles en l’air pour doña Isabelle et don l’amirante. Je te dirai, Péro, que tu as l’air d’avoir fait si souvent le chemin entre Palos et Moguer, que tu ne doutes pas qu’il n’y ait une route pour aller à Séville et à Grenade. Il faut qu’il y ait un commencement à tout, et ce voyage est le commencement des voyages au Cathay. Nous y allons par l’ouest, parce que c’est le chemin le plus court, et en outre, parce qu’il n’y en a pas d’autre. — Répondez-moi, camarades, est-il possible qu’un bâtiment, n’importe quels soient son tonnage et son gréement, passe par-dessus les montagnes et les vallées d’un continent ? — j’entends à l’aide de ses voiles.

Un assentiment général reconnut l’impossibilité du fait.

— Eh bien ! jetez les yeux quelque matin sur la carte de l’amiral, quand il la tient étendue devant lui sur la dunette, et vous verrez que la terre s’étend d’un pôle à l’autre de chaque côté de l’Atlantique, ce qui rend la navigation impossible dans toute autre direction que celle que nous suivons. Les idées de Péro sont donc contre nature.

— Cela est si vrai, Péro, que ta bouche devrait être fermée, s’écria un autre matelot ; et personne ne prit la parole pour le contredire.

Mais la bouche de Péro ne se fermait pas aisément, et il est probable qu’il aurait fait une réplique aussi ingénieuse et aussi concluante que l’observation de Sancho, si tous ceux qui l’entouraient n’eussent poussé en ce moment un cri général d’horreur et d’alarme. La nuit était assez claire pour qu’on pût entrevoir les noirs contours du pic de Ténériffe, même à la distance où l’on en était encore, et précisément en cet instant il sortit de son cratère un jet de flamme, qui tantôt illuminait toute la montagne, tantôt la laissait dans l’obscurité, objet mystérieux de terreur. La plupart des matelots se jetèrent à genoux, plusieurs prirent leur chapelet, et tous, comme par un mouvement instinctif, firent le signe de la croix. Un murmure général s’éleva bientôt, et au bout de quelques minutes, ceux qui dormaient furent éveillés, et vinrent joindre leurs compagnons, spectateurs effrayés et consternés de ce phénomène. Il fut décidé sur-le-champ qu’on appellerait l’attention de l’amiral sur cet événement étrange, et Péro fut choisi pour orateur.

Pendant tout ce temps, Colomb et ses compagnons étaient restés sur la dunette ; et comme on peut aisément le supposer, l’éruption du volcan n’avait pas échappé à leur attention. Trop instruits pour être alarmés, ils examinaient les effets de ce phénomène, quand Péro, suivi de presque tout l’équipage, monta sur le gaillard d’arrière. Le silence ayant été obtenu, il exposa l’objet de sa mission avec un zèle que la crainte ne stimulait pas faiblement.

— Señor amirante, dit-il, nous venons prier Votre Excellence de jeter les yeux sur le sommet de l’île de Ténériffe, où nous croyons tous voir un avis solennel de ne pas persister à faire voile sur un Océan inconnu. Il est temps que les hommes se rappellent leur faiblesse et ce qu’ils doivent à la bonté de Dieu, quand les montagnes vomissent de la fumée et des flammes.

— Y a-t-il ici quelqu’un qui ait jamais navigué sur la Méditerranée, ou visité l’île qui reconnaît pour maître don Ferdinand, époux de notre illustre reine ? demanda Colomb d’un ton calme.

— J’ai eu ce double avantage, señor don amirante, répondit Sancho, tout indigne que je puisse en paraître ; j’ai vu l’île de Chypre, Alexandrie, et même Stamboul, où réside le Grand-Turc.

— En ce cas tu peux avoir aussi vu l’Etna, autre montagne qui vomit continuellement des flammes, au milieu d’une contrée à laquelle la Providence paraît sourire avec une bonté plus qu’ordinaire, bien loin que, comme vous paraissez vous l’imaginer, elle la regarde avec un œil courroucé.

Colomb expliqua ensuite à son équipage les causes des volcans, et en appela aux officiers qui l’entouraient pour attester l’exactitude et la vérité de cette explication ; il dit qu’il regardait cette éruption comme un événement naturel, et que si l’on voulait la considérer comme un présage, c’était un présage heureux, puisque la Providence semblait disposée à éclairer leur chemin pendant la nuit. Luis et les officiers descendirent de la dunette, se mêlèrent parmi les gens de l’équipage, et employèrent toute la force des raisonnements pour calmer une alarme qui avait d’abord menacé d’avoir des suites sérieuses. Ils y réussirent pour le moment, peut-être même serait-il plus exact de dire qu’ils y réussirent complètement, en tant qu’il s’agissait de l’éruption du volcan ; mais il faut avouer que les arguments des officiers les plus instruits y contribuèrent moins que le témoignage de Sancho et de deux ou trois autres matelots qui avaient vu de pareilles scènes en d’autres contrées.

Ce fut contre de semblables difficultés que le grand navigateur eut à lutter après un si grand nombre d’années employées à solliciter les faibles secours au moyen desquels il préludait à une des plus sublimes découvertes qui aient jamais couronné les entreprises des hommes.

Arrivés à Gomère le 2 septembre, les trois bâtiments y restèrent quelques jours pour achever de se radouber, et pour prendre des provisions avant de quitter définitivement les demeures de l’homme civilisé et ce qu’on pouvait considérer alors comme les limites du monde connu. Dans un siècle où les moyens de communication étaient si rares, qu’en général les événements s’annonçaient d’eux-mêmes, l’arrivée d’une telle expédition avait produit une forte sensation parmi les habitants des îles où nos aventuriers avaient touché. Colomb était reçu partout avec de grands honneurs, non seulement à cause du rang auquel les deux souverains l’avaient élevé, mais encore à cause de la grandeur et du caractère romanesque de son entreprise.

Dans toutes les îles de ces parages, Madère, les Açores, les Canaries, une croyance générale s’était répandue qu’il existait un continent à l’ouest. C’était une illusion singulière, commune à tous les habitants ; et l’amiral eut occasion de la découvrir pendant sa seconde visite à Gomère. Parmi les personnes les plus distinguées qui se trouvaient alors dans cette île, était doña Inez Péraza, mère du comte de Gomère. Elle recevait beaucoup de monde, non seulement parmi les habitants de cette île, mais encore une foule de personnes venues de plusieurs autres lieux pour lui faire honneur. Elle accueillit Colomb d’une manière conforme à son rang d’amiral, et admit dans sa société ceux de ses compagnons qu’il lui présenta comme étant dignes de cet honneur. Bien entendu que le prétendu Pédro de Muños ou Péro Gutierrez, comme on l’appelait alors indifféremment, était de ce nombre.

— Je suis charmée, don Christophe, lui dit un jour doña Inez, que Leurs Altesses aient enfin accédé à votre désir de résoudre ce grand problème, non seulement pour notre sainte Église, qui, comme vous le dites, a un si grand intérêt à votre succès, pour l’honneur de nos deux souverains, — les avantages que l’Espagne en retirera, — enfin pour les nombreuses et si importantes considérations dont nous avons parlé dans nos entretiens, — mais encore à cause des dignes habitants des îles Fortunées, chez qui se conserve une tradition relative à l’existence d’une terre située à l’ouest, et dont plusieurs même croient l’avoir vue plus d’une fois dans le cours de leur vie.

— J’en ai entendu parler, noble dame ; et puisque la conversation est tombée sur un objet qui nous intéresse tous si vivement, j’aimerais à recevoir quelques détails de la bouche d’un témoin oculaire.

— En ce cas, Señor, je prierai ce digne cavalier de nous servir d’interprète, et de vous rapporter ce que croient tous les habitants de ces îles, et ce qu’un grand nombre d’eux s’imaginent avoir vu. — Señor Dama, informez, je vous prie, l’amiral de quelle manière singulière vous voyons tous les ans une terre inconnue bien loin dans l’Atlantique.

— J’y consens, doña Inez, et d’autant plus volontiers que c’est vous qui me le demandez, répondit le señor Dama, qui, avec cet empressement que les amateurs du merveilleux sont si prompts à montrer quand ils trouvent une occasion favorable de se livrer à leur penchant favori, se disposa à faire le récit de cette histoire.

— L’illustre amiral a probablement entendu parler de l’île de Saint-Brandan, qui est située à quatre-vingts ou cent lieues à l’ouest de l’île de Fer, qui a été vue si souvent, mais à laquelle aucun navigateur n’a encore été en état d’arriver, du moins de nos jours.

— J’ai souvent entendu parler de cette île fabuleuse, Señor, répondit Colomb d’un ton grave ; mais vous m’excuserez si je dis qu’il n’a jamais existé une terre qu’un marin ait vue, et à laquelle un marin n’ait pu arriver.

— Pardon, noble amiral, s’écrièrent une douzaine de voix, parmi lesquelles celle de doña Inez se faisait distinctement entendre ; — qu’on ait vu cette île, c’est ce que savent la plupart de ceux qui sont ici ; et qu’on n’ait jamais pu y arriver, c’est ce que bien des pilotes désappointés peuvent certifier.

— Ce qu’on a vu, on le connaît ; et ce que l’on connaît, on peut le décrire, répondit Colomb avec fermeté. Qu’on me dise sous quel méridien ou quel parallèle est située cette île de Saint-Brandan ou Saint-Barandon, et dans une semaine je saurai certainement si elle existe.

— Je ne me connais ni en méridiens ni en parallèles, don Christophe, répliqua le señor Dama, mais j’ai quelque idée des choses visibles. J’ai vu plusieurs fois cette île plus ou moins distinctement ; je l’ai vue sous le ciel le plus serein, et dans des circonstances où il n’est pas possible de se méprendre beaucoup sur sa forme et ses dimensions. Je me souviens d’avoir vu un soir le soleil se coucher derrière une de ses montagnes.

— C’est un témoignage direct, et de nature à devoir être respecté par un navigateur. Cependant, Señor, je pense que ce que vous croyez avoir vu n’est qu’une illusion atmosphérique.

— Impossible ! impossible ! s’écria-t-on comme en chœur ; des centaines de personnes voient l’île de Saint-Brandan paraître tous les ans, et disparaître ensuite d’une manière aussi soudaine et aussi merveilleuse.

— C’est en cela que consiste votre méprise, nobles dames et braves cavaliers. Vous voyez le pic de Ténériffe toute l’année ; et quiconque veut faire une croisière d’une centaine de milles au nord ou au sud, à l’est ou à l’ouest de cette montagne, continuera à la voir tous les jours, à l’exception de ceux où l’état de l’atmosphère pourra l’en empêcher. La terre que Dieu a créée stationnaire, restera éternellement immobile, à moins qu’elle ne soit arrachée de sa place par quelque grande convulsion également ordonnée par les lois de sa providence.

— Tout cela peut être vrai, et l’est sans doute, Señor ; mais toutes les règles ont des exceptions. Vous ne nierez pas que Dieu ne gouverne le monde par des voies mystérieuses, et que ses fins ne soient pas toujours visibles aux yeux des hommes. S’il en était autrement, pourquoi a-t-il été permis aux Maures d’être si longtemps maîtres de l’Espagne ? pourquoi les infidèles sont-ils encore en ce moment en possession du Saint-Sépulcre ? pourquoi nos souverains sont-ils restés si longtemps sourds à vos demandes et à vos prières pour qu’il vous fût permis de porter la croix et leurs bannières dans le Cathay où vous allez en ce moment ? Qui sait si ces apparitions de l’île de Saint-Brandan ne sont pas un signe destiné à encourager un homme tel que vous, un homme décidé à exécuter des desseins plus grands encore que celui d’y aborder ?

Colomb était naturellement enthousiaste ; mais son enthousiasme prenait sa source dans les mystères reconnus de la religion, et dans les choses incompréhensibles, il ne cherchait d’autre raison de croire que celle qui les attribue à l’exercice d’une sagesse infinie. Comme la plupart de ses contemporains, il ajoutait foi aux miracles modernes, et comptait sur l’efficacité des offrandes, des pénitences, et des prières faites aux saints, avec la confiance qui caractérisait son siècle et surtout sa profession ; mais sa mâle intelligence rejetait la croyance aux prodiges qui n’avaient pour base qu’une crédulité vulgaire, et quelque persuadé qu’il fût d’avoir été choisi par le ciel pour accomplir le grand œuvre auquel il s’était consacré, il n’était nullement disposé à croire qu’en faisant apparaître une île du côté de l’ouest, Dieu eût voulu entraîner les navigateurs sur cette route pour les conduire jusqu’aux contrées plus lointaines du Cathay.

— Que je sente en moi l’assurance que la divine Providence m’a choisi comme son humble instrument pour rendre plus faciles les communications entre l’Europe et l’Asie au moyen d’un voyage en ligne directe, je l’avoue hautement, répondit l’amiral d’un ton grave, quoique ses yeux brillassent du feu de l’enthousiasme ; mais je regarderais comme une faiblesse de croire qu’elle voulût employer les prodiges et les miracles pour me guider et me montrer le chemin. Il est plus conforme à la marche éternelle de la sagesse divine, et certainement plus flatteur pour mon amour-propre, que les moyens mis à ma disposition soient ceux qu’un pilote prudent et le philosophe le plus expérimenté peuvent être appelés à mettre en usage. Mon esprit s’est livré à de longues méditations ; toutes les études, toutes les observations qui pouvaient éclairer ma raison, je les ai faites ; en un mot, c’est la science qui m’a donné toute la conviction nécessaire pour me faire chercher les moyens d’exécuter mon projet, et engager d’autres personnes à se joindre à moi dans cette entreprise.

— Et tous ceux qui vous accompagnent, noble amiral, partagent-ils la même conviction ? demanda doña Inez en jetant un coup d’œil sur Luis ; dont la grâce et l’air martial avaient fait une impression favorable sur la plupart des dames de cette île ; le señor Gutierrez a-t-il été éclairé de même que vous ? A-t-il aussi consacré ses nuits à l’étude dans le dessein d’aller planter la croix dans un pays païen, et d’opérer un rapprochement entre la Castille et le Cathay ?

— Le señor Gutierrez est un volontaire dans cette expédition, Señora. Quant à ses motifs, ce n’est qu’à lui qu’il appartient de les expliquer.

— C’est donc à lui que je demanderai une réponse à ma question ; car ces dames désirent savoir quel motif a pu engager à prendre part à cette expédition un jeune homme qui devait être sûr de réussir à la cour de doña Isabelle et dans les guerres contre les Maures.

— Les guerres contre les Maures sont terminées, Señora, répondit don Luis en souriant ; et doña Isabelle et toutes les dames de la cour voient d’un œil favorable un jeune homme qui montre le désir de servir les intérêts et l’honneur de la Castille. Je connais fort peu la philosophie, et j’ai encore moins de prétention au savoir des ecclésiastiques ; cependant je crois voir le Cathay briller à mes yeux comme un astre dans le ciel, et je suis disposé à risquer mon âme et ma vie pour le chercher.

Les belles dames qui l’éboutaient poussèrent des exclamations d’admiration, car il est facile au courage d’obtenir des applaudissements quand il se présente appuyé par les dons extérieurs dont la nature avait favorisé le jeune Luis. Que Colomb, vétéran sur l’Océan, voulût bien risquer une vie qui avançait déjà vers sa fin, dans une tentative téméraire pour découvrir les mystères de l’Atlantique, cela ne paraissait ni si louable ni si audacieux. Mais on découvrit des qualités du premier mérite dans le caractère d’un jeune homme dont la carrière commençait à peine, sous des auspices qui semblaient si flatteurs, et qui plaçait toutes ses espérances dans les chances incertaines du succès d’un projet si extraordinaire. Don Luis était homme, il jouissait complètement de l’admiration que son audace avait évidemment fait naître dans l’esprit de plusieurs dames jeunes et belles, quand doña Inez vint à contre-temps interrompre son bonheur et blesser son amour-propre.

— C’est avoir des sentiments plus honorables, dit-elle, que ceux que des lettres que je viens de recevoir de Séville attribuent à un jeune homme qui appartient pourtant à une des plus nobles maisons de Castille, et dont les titres seuls devraient l’engager à ajouter un nouveau lustre à un nom dont la Castille a longtemps été si fière. On dit qu’il aime aussi à voir le monde, mais c’est d’une manière indigne de son rang, et qui ne peut être utile ni à ses souverains, ni à son pays, ni à lui-même.

— Et qui peut être ce jeune homme malavisé, Señora ? demanda Luis avec empressement, trop fier de l’admiration qu’il venait d’obtenir pour prévoir la réponse qu’il allait recevoir ; — un cavalier dont on parle ainsi doit être averti de la réputation qu’il se fait, afin de l’exciter à des exploits plus dignes de lui.

— Son nom n’est pas un secret, car on parle publiquement à la cour de sa conduite singulière et malavisée, et l’on dit même qu’elle lui a causé des contrariétés en amour. Ce cavalier n’est rien moins que don Luis de Bobadilla, comte de Llera.

On dit que les écouteurs aux portes entendent rarement faire leur éloge ; Luis était destiné à reconnaître en ce moment la vérité de cet axiome. Il sentit le sang lui monter au visage, et eut besoin de faire un grand effort sur lui-même pour ne pas se laisser emporter à des exclamations qui auraient probablement renfermé des invocations à la moitié des saints dont il n’avait jamais entendu les noms ; heureusement il réussit à réprimer ce mouvement soudain. Retenant avec peine les paroles qui étaient sur ses lèvres, il regarda fièrement autour de lui pour voir si la physionomie de quelque cavalier oserait applaudir par un sourire à ce qui venait d’être dit. Par bonheur ils étaient tous en ce moment groupés autour de Colomb, et discutaient chaudement avec lui la question de l’existence probable de l’île de Saint-Brandan. Luis ne put donc apercevoir nulle part un sourire qui lui aurait permis de chercher querelle à toute personne de la société qui eût la moindre trace de barbe au menton. Toutefois ces douces impulsions qui agissent toujours sur une femme, portèrent en ce moment une des belles compagnes de doña Inez à prendre la parole, et elle le fit d’une manière qui contribua puissamment à calmer l’agitation de notre héros.

— Il est vrai, Señora, dit la jeune et jolie avocate, dont la douce voix apaisa sur-le-champ la tempête qui s’élevait dans le sein du jeune homme ; — il est vrai, Señora, qu’on dit que don Luis aime à courir le monde, et a des goûts et des habitudes volages ; mais on assure aussi qu’il a un excellent cœur, qu’il est généreux comme la rosée du ciel, qu’il est la meilleure lance de toute la Castille, et qu’il obtiendra probablement la plus jolie fille de ce royaume.

— Ah ! scñor Gutierrez, dit doña Inez en souriant, aussi longtemps que la jeunesse et la beauté feront plus de cas du courage, des exploits et de la libéralité, que des vertus plus modestes que nous enjoint notre religion, vertus que ses ministres cherchent à nous inculquer avec tant de zèle, ce sera en vain que les prêtres prêcheront, que les parents feront entendre le blâme. Désarçonner un chevalier ou deux dans un tournoi, rallier un escadron enfoncé par une charge des infidèles, cela compte beaucoup plus que des années de prudence, que des semaines passées dans la pénitence et les prières.

— Comment pouvons-nous savoir, Señora, si le cavalier dont vous parlez n’a pas eu ses semaines de pénitence et ses heures de prière ? demanda Luis qui avait enfin recouvré l’usage de la voix. S’il a été assez heureux pour avoir un confesseur consciencieux, il ne peut guère y avoir échappé, la prière étant si souvent prescrite en forme de pénitence. Il semble véritablement être un misérable, et je ne suis pas surpris que sa maîtresse ne fasse pas grand cas de lui. Le nom de cette dame est-il mentionné dans votre lettre ?

— Oui, Señor. Elle se nomme doña Maria de las Mercédès de Valverde. Elle est alliée de très-près aux Guzmans et à d’autres grandes maisons, et elle passe pour une des premières beautés de l’Espagne.

— Et c’est avec raison, s’écria Luis ; — et elle est aussi vertueuse que belle, et aussi prudente que vertueuse.

— Comment, Señor ! Est-il possible que vous connaissiez assez bien cette dame pour parler si positivement de sa beauté et de ses qualités ?

— Je l’ai vue, et par conséquent je puis juger de sa beauté. Quant à ses qualités, on peut en parler par ouï-dire. — Mais votre correspondant, Señora, vous dit-il ce qu’est devenu son amant maladroit ?

— On dit qu’il a de nouveau quitté l’Espagne, et l’on suppose qu’il est parti, chargé du déplaisir de nos deux souverains ; car on a remarqué que la reine ne prononce plus son nom. Personne ne sait où il est allé ; mais il n’y a guère de doute qu’il ne soit encore sur mer, et qu’il ne cherche de peu nobles aventures dans les ports du Levant.

La conversation changea d’objet, et bientôt l’amiral et ceux qui l’avaient accompagné se retirèrent pour retourner à bord de leurs bâtiments respectifs.

— En vérité, don Christoval, dit Luis en regagnant le rivage, seul avec le grand navigateur ; on obtient souvent de la renommée sans s’en douter. Quoique assez mauvais marin, et nullement pilote, je vois que mes exploits sur l’Océan font déjà du bruit dans le monde. Si Votre Excellence gagne par cette expédition seulement la moitié de la réputation dont je jouis déjà, il y a tout lieu de croire que votre nom ne sera pas oublié par la postérité.

— Toutes les actions des grands sont un texte pour les commentaires, Luis, répondit l’amiral, et ils ne peuvent presque rien faire qui puisse rester caché on échapper aux remarques. C’est un tribut qu’ils paient à leur rang.

— Autant vaudrait, Señor, jeter en même temps dans le plateau les médisances, les calomnies et les mensonges, car il faut ajouter tout cela à votre liste. N’est-il pas singulier qu’un jeune homme ne puisse voyager dans quelques pays étrangers pour augmenter ses connaissances et perfectionner ses talents, sans que toutes les commères de Castille remplissent leurs lettres aux commères des Canaries de bavardages sur ses mouvements et ses méfaits ? Par les martyrs de l’orient ! si j’étais reine de Castille, je rendrais une loi qui défendrait de rien écrire de ce que font les autres ; et je ne sais trop s’il n’y en aurait pas une qui défendrait aux femmes décrire des lettres.

— Auquel cas, señor de Muños, vous n’auriez jamais la satisfaction de recevoir une missive écrite par la plus belle main de toute la Castille.

— Je ne veux parler que du commerce épistolaire de femme à femme, Señor. Quant aux lettres écrites par de nobles filles pour consoler le cœur et animer le courage de cavaliers qui les adorent, elles sont très-utiles, sans aucun doute ; et puissent tous les saints être sourds aux prières du mécréant qui voudrait les interdire ou les intercepter ! Non, Señor, je me flatte que mes voyages m’ont du moins donné un esprit libéral, en m’élevant au-dessus des préjugés étroits des petites villes de province, et je suis très-loin de vouloir prohiber les lettres d’une maîtresse à son chevalier, d’une mère à son fils, et même d’une femme à son mari. Mais quant aux épîtres d’une commère à une commère, avec votre permission, señor amiral, je les déteste autant que le père du péché déteste notre expédition.

— Et il n’a certainement pas lieu de blâmer beaucoup, répondit Colomb, puisque la lumière de la révélation et le triomphe de la croix marchent à sa suite. — Mais que me veux-tu, l’ami ? Tu as l’air de m’attendre ici pour décharger ton cœur de quelque poids qui l’oppresse. Ton nom est Sancho Mundo, si je me rappelle bien ta physionomie ?

— Señor don amirante, votre mémoire ne vous a pas trompé. Je suis Sancho Mundo, comme le dit Votre Excellence, et l’on m’appelle quelquefois aussi Sancho de la Porte du Chantier. Je désire vous dire quelques mots relativement à la réussite de notre voyage, quand vous aurez le loisir de m’écouter, noble Señor, et qu’il n’y aura autour de vous aucune oreille dont vous ayez à vous méfier.

— Tu peux me parler librement à l’instant même : ce cavalier est mon secrétaire, et à toute ma confiance.

— Il n’est pas nécessaire que je dise à un aussi grand pilote que Votre Excellence, qui est le roi de Portugal, et à quoi ont été occupés les marins de Lisbonne depuis bien des années, puisque vous savez tout cela mieux que moi. J’ajouterai seulement qu’ils découvrent toutes les terres inconnues qu’ils peuvent, pour s’en emparer, et qu’ils tâchent, autant qu’il leur est possible, d’empêcher les autres d’en faire autant.

— Don Juan de Portugal est un prince éclairé, l’ami ; et tu ferais bien de parler de lui avec le respect dû à son rang et à son caractère. Son Altesse est un souverain libéral, et il a fait partir de ses ports de nobles expéditions

— Oui, Señor, et cette dernière n’est pas la moindre dans ses desseins et ses intentions, répondit Sancho en regardant l’amiral avec un air d’ironie qui indiquait que le drôle avait en réserve des choses qu’il ne voulait dire qu’à bon escient. Personne ne doute que don Juan ne soit disposé à faire partir des expéditions.

— Tu as appris quelque nouvelle qu’il est à propos que je sache, Sancho. Parle librement, et sois sûr que je paierai un service de cette importance le prix qu’il méritera.

— Si Votre Excellence veut avoir la patience de m’écouter, je lui raconterai toute l’histoire avec tous ses détails les plus minutieux, de manière à n’omettre aucune circonstance, enfin à les lui faire connaître toutes aussi fidèlement qu’un prêtre pourrait le désirer dans le confessionnal.

— Parle ! personne ne t’interrompra, et la récompense sera proportionnée à ta franchise.

— Eh bien donc, señor amirante, il faut que vous sachiez qu’il y a environ onze ans, je fis un voyage de Palos en Sicile sur une caravelle appartenant à la famille Pinzon : je ne veux pas dire Martin Alonzo qui commande la Pinta sous les ordres de Votre Excellence, mais un parent de feu son père, qui faisait construire de bien meilleurs bâtiments que ceux que nous voyons à présent, dans ce temps de cordages pourris et de mauvais calfatage, pour ne rien dire de la manière dont les voiles…

— Ami Sancho, s’écria avec impatience don Luis encore piqué des remarques du correspondant de doña Inez, tu oublies que la nuit arrive et que le convoi attend l’amiral.

— Comment pourrais-je l’oublier, Señor, puisque je vois le soleil descendre dans la mer, et que moi-même je fais partie de l’équipage du canot, l’ayant quitté pour venir informer le noble amiral de ce que j’ai à lui apprendre.

— Je vous en prie, señor de Muños, dit Colomb, permettez lui de raconter son histoire à sa manière. On ne gagne rien à faire perdre sa route à un marin.

— Non, Votre Excellence, ni à ruer contre un mulet. — Ainsi donc, comme je vous le disais, je fis ce voyage en Sicile, et j’avais parmi mes camarades un homme José Gordo, Portugais de naissance, mais qui préférait les vins d’Espagne aux vins frelatés de son pays, et c’est pourquoi il servait fréquemment à bord de bâtiments espagnols. Je n’ai pourtant jamais pu bien savoir si, au fond du cœur, José était Portugais ou Espagnol ; mais ce qui était bien certain, c’est qu’il était assez mauvais chrétien.

— Espérons qu’il a changé sur ce point, dit Colomb d’un ton calme ; mais comme je prévois que ce que tu as à me dire sera basé sur le témoignage de ce José, je te dirai qu’un mauvais chrétien est pour moi un mauvais témoin. Dis-nous donc sur-le-champ ce qu’il t’a communiqué, afin que je juge par moi-même quelle peut en être la valeur.

— Eh bien ! celui qui doute que Votre Excellence découvre le Cathay, est un hérétique, puisque vous avez découvert mon secret avant que je vous aie rien dit. — José vient d’arriver sur la felouque qui est à l’ancre près de la Santa-Maria, et ayant appris que nous faisions une expédition, et qu’un certain Sancho Mundo faisait partie de l’équipage, il est venu sur notre bord pour voir son ancien camarade.

— Tout cela est si simple que je suis surpris que tu prennes la peine de le raconter, Sancho ; mais à présent que le voici à bord de la Santa-Maria, nous pouvons en arriver sans plus de retard à la communication qu’il t’a faite.

— Oui, sans doute, Señor ; et ainsi, sans aucun délai inutile, je vous dirai que cette communication a rapport à don Juan de Portugal, à don Ferdinand d’Aragon, à doña Isabelle de Castille, à Votre Excellence, señor don amirante, au señor de Muños que voici, et à moi-même.

— C’est une étrange compagnie, s’écria Luis en riant : et, glissant une pièce de huit réaux dans la main du marin, il ajouta : Ceci t’aidera peut-être à abréger l’histoire de cette réunion si singulièrement variée.

— Une autre pièce semblable, Señor, amènerait tout d’un coup l’histoire à sa fin. Pour vous dire la vérité, José est derrière cette muraille, et comme il m’a dit qu’il croyait que sa nouvelle valait bien un doublon, il sera fort désappointé quand il saura que j’en ai reçu ma part, et que la sienne est encore en arrière.

— Voici de quoi mettre son esprit en repos, dit Colomb, mettant un doublon dans la main du malin drôle, dont les manières le portaient à penser qu’il avait réellement quelque chose d’important à lui communiquer ; mais appelle José à ton aide, et décharge-toi sur lui de ton fardeau.

Sancho obéit, et en une minute José arriva, reçut le doublon, le pesa sur le bout de son doigt, le mit dans sa poche, et commença son histoire. Il n’eut pas recours à des circonlocutions comme le rusé Sancho, mais il la conta clairement, et se tut dès qu’il n’eut plus rien à dire. On peut en donner la substance en peu de mots. José arrivait de l’île de Fer, et il avait vu trois caravelles armées, portant le pavillon de Portugal, croiser dans les parages de ces îles, ce qui laissait peu de doute que leur but ne fût d’intercepter l’expédition castillane. Comme José, à l’appui de son récit, avait indiqué deux passagers de la felouque qui avaient débarqué à Gomère, Colomb et Luis les cherchèrent sur-le-champ pour voir ce qu’il serait possible de tirer d’eux relativement à cette affaire, et le compte qu’ils en rendirent prouva que José n’avait dit que la vérité.

— Dans toutes nos difficultés et dans tous nos embarras, Luis, dit Colomb tandis qu’ils retournaient vers le rivage, cette circonstance est ce que je trouve de plus sérieux. Nous pouvons être retenus ici par ces perfides Portugais, ou ils peuvent nous suivre dans notre voyage pour nous dérober les lauriers que nous avons mérités ; et nous verrons ainsi usurper, ou du moins contester, tous les avantages qui seront si justement dus à nos fatigues et aux risques que nous avons courus, par des hommes qui n’ont eu ni assez de connaissances, ni un esprit assez entreprenant pour tenter cette aventure quand je la leur ai proposée.

— Don Juan de Portugal doit avoir envoyé pour cet exploit des chevaliers beaucoup plus vaillants que les Maures de Grenade, reprit don Luis, qui avait un dédain tout à fait espagnol pour ses voisins de la Péninsule. On dit que c’est un prince savant et hardi ; mais la commission et la bannière de la reine de Castille ne sont pas à mépriser, et surtout ici, au milieu des îles qui lui appartiennent.

— Nous ne sommes pas en forces suffisantes pour résister à celles qui ont probablement été envoyées contre nous. Les Portugais doivent connaître le nombre et le port de nos bâtiments, et ils ont sans doute pris les moyens nécessaires pour arriver à leur but, quel qu’il puisse être. — Ah ! Luis, mon destin a été bien cruel, quoique j’espère humblement que la fin me dédommagera de tout ceci. Pendant bien des années, j’ai supplié les Portugais d’entreprendre ce voyage, et de chercher à faire avec honneur ce que la reine Isabelle vient de commencer si glorieusement. Ils ont écouté avec froideur mes raisonnements et mes prières, ils les ont rejetés avec dédain et dérision ; et à peine commencé-je à exécuter les projets dont ils se sont si souvent moqués, qu’ils cherchent à les déjouer par la violence et la trahison !

— Noble amiral, nous mourrons jusqu’au dernier avant que cela arrive.

— Notre seul espoir est un prompt départ. Grâce aux soins et au zèle de Martin Alonzo, la Pinta est en état de partir, et nous pouvons quitter Gomère demain au lever du soleil. Je doute qu’ils aient la hardiesse de nous suivre dans les déserts inconnus de l’Atlantique, sans autres guides que leurs faibles connaissances, et nous partirons au premier rayon du jour. L’important est de pouvoir quitter les Canaries sans être aperçus.

En parlant ainsi ils arrivèrent auprès du canal, et bientôt ils furent à bord de la Santa-Maria. Déjà les pics des îles s’élevaient comme des ombres dans l’atmosphère, et quelques minutes plus tard, les caravelles ne parurent que comme des points noirs dont on ne pouvait distinguer la forme au milieu de l’élément agité qui battait leurs flancs.