Mercédès de Castille/Chapitre 14

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 18p. 204-220).


CHAPITRE XIV.


Sur les eaux joyeuses d’une mer d’un bleu foncé, nos pensées, sans bornes comme elle, et non moins libres partout où la brise peut nous conduire sur les vagues écumantes, observent notre empire et contemplent notre domicile.
Lord Byron.



Comme Colomb se retira dans sa chambre bientôt après être arrivé à bord de la Santa-Maria, don Luis n’eut pas d’autre occasion ce soir-là de converser avec lui. Il est vrai qu’il occupait une partie de la même chambre, sous le titre supposé de son secrétaire ; mais le grand navigateur était tellement occupé d’une foule de choses qu’il lui restait à faire avant de mettre à la voile, qu’on ne pouvait l’interrompre. Le jeune homme se promena donc dans les étroites limites du pont, jusqu’à près de minuit, pensant à Mercédès et à son retour, suivant son usage. Enfin, descendant dans la chambre, il y trouva Colomb déjà profondément endormi.

Le lendemain était un vendredi ; et il est remarquable que le plus grand et le plus heureux voyage qui ait jamais été entrepris sur ce globe ait commencé le jour de la semaine que depuis longtemps les marins sont dans l’usage de considérer comme si malencontreux pour les entreprises, qu’ils ont souvent différé de mettre à la voile pour éviter les suites terribles, quoique inconnues, que pourrait avoir leur hardiesse. Luis fut un des premiers qui arrivèrent sur le pont ; en levant les yeux, il vit que l’amiral était déjà debout et sur la dunette, ou château-d’arrière, dont les étroites limites étaient alors réservées pour les privilégiés, comme l’est encore de nos jours la promenade plus étendue du gaillard d’arrière. C’était là que celui qui dirigeait les mouvements d’une escadre se plaçait pour en suivre les évolutions, faire ses signaux et ses observations astronomiques, et se délasser en respirant l’air frais. Cet espace, à bord de la Santa-Maria, pouvait avoir environ quinze pieds dans un sens, et un peu moins dans l’autre. Au total c’était un poste commode pour une vigie, mais plutôt par sa position et son isolement que par ses dimensions.

Dès que l’amiral, — ou don Christoval, comme l’appelaient les Espagnols depuis qu’il avait été élevé à un grade qui lui donnait les droits et prérogatives de la noblesse, — des que l’amiral eut aperçu Luis, il lui fit signe de venir le joindre. Quoique les bâtiments qu’il commandait n’eussent que des équipages peu nombreux et qu’ils n’égalassent pas la force d’une seule corvette de nos jours, l’autorité de la reine, l’air de dignité grave de Colomb, et surtout le but extraordinaire et mystérieux de son voyage, donnaient à cette expédition un caractère imposant qui était hors de proportion avec ses ressources apparentes. Accoutumé à maîtriser les passions d’hommes turbulents, et sachant combien il lui importait d’inspirer aux hommes placés sous ses ordres du respect pour son rang et pour son influence à la cour, il s’était abstenu de tout contact familier avec eux, et le plus communément il leur faisait donner ses ordres par les Pinzons et par ses autres officiers, afin de leur imposer plus facilement quand les circonstances l’exigeraient, comme il le prévoyait. Sa longue expérience n’était pas nécessaire pour lui apprendre que des hommes rassemblés dans un si petit espace ne peuvent être maintenus chacun à la place qui lui convient dans sa profession que par l’observation la plus rigide de la discipline, et il avait pourvu avec soin au maintien de sa dignité en prescrivant la manière dont devait se faire son service personnel. C’est un des grands secrets de la discipline à bord d’un bâtiment ; car ceux qui sont incapables de raisonner, peuvent être amenés à sentir ; et personne n’est porté à mépriser celui qui est retranché derrière les usages de la déférence et de la réserve. On voit tous les jours quelle est l’influence d’un titre ou d’un grade ; les hommes les plus indisciplinés cèdent à cette autorité, tandis qu’ils pourraient résister à des ordres aussi légitimes, s’ils partaient d’une source moins élevée.

— Vous vous tiendrez autant que possible près de ma personne, señor Gutierrez, — dit Colomb, employant à dessein un nom supposé que don Luis feignait de cacher sous celui de Pédro de Muños ; car l’amiral savait qu’il y a toujours des oreilles au guet à bord d’un bâtiment, et il voulait que Luis passât pour un gentilhomme de la chambre du roi ; — c’est ici notre poste, et nous devons y passer une grande partie de notre temps, jusqu’à ce que Dieu, dans sa sainte et sage providence, nous ouvre le chemin du Cathay et nous conduise près du Grand-Khan. — Voici notre route, et de quelle manière j’ai intention de traverser cet océan inconnu.

Tout en parlant ainsi, Colomb lui montrait une carte étendue sur une caisse contenant des armes, et y désignait du doigt la ligne qu’il comptait suivre. Les côtés de l’Europe étaient tracées sur cette carte, dans leurs contours généraux, avec autant d’exactitude que le permettaient les connaissances géographiques de ce temps, et la terre s’étendait ensuite vers le sud jusqu’à la Guinée : au-delà tout était alors terra incognita pour le monde savant. Les Canaries et les Açores, qui avaient été découvertes quelques générations auparavant, occupaient sur la carte leur véritable place, tandis que la partie occidentale de l’Atlantique était bornée par la côte orientale supposée de l’Inde ou du Cathay, ayant pour arc-boutant l’île de Cipango ou le Japon, et un archipel représenté principalement d’après les relations de Marco Polo et de ses parents. Par une heureuse erreur, Cipango avait été placée sous une latitude qui était à peu près la même que celle de Washington, c’est-à-dire à environ deux mille lieues à l’est de la position réellement occupée par le Japon. Cette erreur sur l’étendue de la circonférence du globe, fut probablement ce qui empêcha Colomb d’échouer dans son audacieuse entreprise. Pour la première fois depuis qu’il prenait part à cette expédition, Luis jeta les yeux sur cette carte avec quelque curiosité, et il sentit le noble désir de résoudre le grand problème dont un seul coup d’œil lui fit voir et les vastes résultats et les phénomènes intéressants que sa solution expliquerait.

— Par saint Janvier de Naples ! s’écria-t-il, — car la seule habitude d’affectation qu’il eût contractée était d’invoquer les saints particulièrement révérés dans les pays étrangers où il avait voyagé, et d’employer les interjections et les exclamations qui y étaient usitées ; moyen sommaire de faire savoir à ceux devant qui il parlait combien il avait voyagé, et de montrer une partie de ce qu’il avait appris dans ses voyages. — Par saint Janvier ! don Christoval, ce voyage aura un mérite surprenant, si nous trouvons notre route à travers cette immense ceinture d’eau, et surtout si nous pouvons la traverser une seconde fois pour revenir.

— Cette dernière difficulté, répondit Colomb, est celle qui, en ce moment, occupe principalement l’esprit de la plupart des hommes qui sont avec nous sur ce bâtiment. Ne voyez-vous pas l’air grave et consterné de nos matelots, et n’entendez-vous pas les gémissements qui partent du rivage ?

À cette question, don Luis leva les yeux de dessus la carte, et les jeta sur la scène qui se passait autour de lui. La Niña, légère felouque, était déjà sous voiles, et dépassa rapidement la Santa-Maria, sous une voile latine de misaine ; plusieurs barques remplies de gens dont la plus grande partie étaient des femmes et des enfants qui se tordaient les bras et poussaient des cris de désespoir voguaient autour d’elle. La Pinta faisait son abattée, et était également assiégée par un certain nombre de barques, quoique l’autorité de Martin Alonzo Pinzon y rendît le chagrin moins bruyant. Un cortège semblable entourait la Santa-Maria ; mais le respect inspiré par l’air de dignité de l’amiral tenait les barques à quelque distance. Évidemment la plupart de ces malheureux s’imaginaient voir pour la dernière fois leurs parents et leurs amis, et le plus grand nombre de ceux-ci se figuraient aussi qu’ils allaient quitter l’Espagne pour ne la revoir jamais.

— Avez-vous vu Pépé ce matin ? demanda Colomb à don Luis, l’aventure du jeune marin se représentant pour la première fois à son esprit. S’il manque à sa parole, ce sera un mauvais présage, et nous ferons bien de surveiller tous nos matelots tant qu’ils auront quelque chance pour s’échapper.

— Si son absence eût été un mauvais présage, señor amiral, sa présence doit en être un favorable. Le brave homme est sur cette vergue au-dessus de nos têtes, et s’occupe à déferler la voile.

Colomb leva les yeux, et vit le jeune marin en question, placé en équilibre tout au bout de l’antenne que les bâtiments portaient dès lors à leurs mâts d’artimon, et balancé par le vent tandis qu’il larguait les rabans qui retenaient la voile. De temps en temps il regardait au dessous de lui, comme pour voir si son retour avait été remarqué, et une ou deux fois ses mains, ordinairement si agiles, mirent plus de lenteur à leur tâche lorsqu’il jeta un coup d’œil sur l’arrière du bâtiment, comme si quelqu’un eût attiré son attention de ce côté. L’amiral lui fit un signe pour lui annoncer qu’il le reconnaissait, et le jeune marin satisfait laissa aussitôt tomber la voile. Colomb s’avança ensuite de ce côté afin de s’assurer s’il n’y avait pas quelque barque auprès de son bâtiment, et en vit une dans laquelle se trouvait une femme que l’on avait laissée approcher plus près que les autres, par égard pour le sexe de celle qui la conduisait. C’était Monica, la femme de Pépé ; et dès qu’elle aperçut l’amiral, elle se leva et tendit vers lui ses mains jointes, désirant mais n’osant lui parler. S’apercevant qu’elle était intimidée par le bruit et la foule et peut-être par la proximité du bâtiment qu’elle aurait presque pu toucher de la main, Colomb lui adressa la parole avec douceur, et sa physionomie, ordinairement si grave et quelquefois même sévère, prit un air de bonté que Luis n’avait pas encore remarqué.

— Je vois que ton mari a été fidèle à sa promesse, bonne femme, lui dit-il, et je ne doute pas que tu lui aies dit qu’il est plus sage et meilleur de servir honorablement la reine que de vivre dans la honte comme un déserteur.

— Oui, Señor, je le lui ai dit. À présent que je sais que votre voyage a pour but le service de Dieu, Je laisse sans murmurer, sinon avec plaisir, mon mari remplir ses devoirs envers doña Isabelle. Je connais l’injustice de mes plaintes, et je prie le ciel que Pépé se montre toujours à la tête des autres, jusqu’à ce que les oreilles des infidèles s’ouvrent à la véritable foi.

— C’est parler en femme espagnole et en épouse chrétienne. Notre vie est sous la garde de Dieu. Ne doute pas que tu ne revoies ton mari sain et sauf et en bonne santé, lorsqu’il aura vu le Cathay et coopéré à la découverte de ce pays.

— Ah, Señor ! quand cela arrivera-t-il ? s’écria Monica, qui, en dépit de son courage factice et de ses sentiments religieux, ne pouvait résister à l’impulsion de sa tendresse.

— Quand Dieu le permettra, ma bonne. Quel est ton nom ?

— Monica, señor amirante — et celui de mon mari est Pépé, — et notre enfant, ce pauvre enfant qui va se trouver sans père, a reçu au baptême le nom de Juan. Car nous n’avons pas de sang maure dans nos veines, nous sommes de pur sang espagnol, et je prie Votre Excellence de s’en souvenir dans les occasions qui pourront exiger un service plus dangereux que de coutume.

— Tu peux compter que je veillerai à la sûreté du père de Juan, répondit l’amiral en souriant, quoique une larme brillât dans ses yeux. Et moi aussi je laisse derrière moi des êtres qui me sont aussi chers que mon âme, et entre autres un fils qui n’a plus de mère. S’il arrivait quelque malheur à notre bâtiment, il serait orphelin, tandis qu’il resterait du moins à ton Juan les soins et l’affection de celle qui lui a donné le jour.

— Mille pardons, Señor, dit Monica, touchée de l’émotion qu’annonçait le son de la voix de Colomb ; nous sommes égoïstes, et nous oublions que les autres ont aussi leurs chagrins, quand nous sentons les nôtres trop vivement. Partez, au nom de Dieu, et exécutez sa sainte volonté. — Emmenez mon mari avec vous ; je voudrais seulement que le petit Juan fût assez âgé pour l’accompagner.

Monica n’en put dire davantage. Elle essuya les larmes qui coulaient de ses yeux, et reprit les rames. Le petit esquif s’éloigna lentement, comme s’il eût pu sentir la répugnance avec laquelle les mains de sa conductrice le dirigeaient vers la terre. Le court dialogue qui vient d’être rapporté avait eu lieu à voix assez haute pour être entendu de tous ceux qui étaient peu éloignés des interlocuteurs ; et quand Colomb détourna ses yeux de la barque, il vit que beaucoup d’hommes de son équipage étaient montés sur les agrès et sur les vergues pour écouter avec attention tout ce qui se disait. Précisément en cet instant on levait l’ancre de la Santa-Maria, et le cap du navire commença à prendre la direction du vent. Un instant après on entendit battre la grande voile carrée de misaine, que les caravelles portaient alors ; et cinq minutes plus tard ces trois bâtiments descendaient lentement l’Odiel, dans un des bras duquel ils avaient été ancrés, et s’avançaient vers la barre qui est près de l’embouchure. Le soleil n’était pas encore levé, ou pour mieux dire il commençait à se montrer par dessus les montagnes d’Espagne, à l’instant où les voiles furent établies, comme un globe de feu répandant une splendeur mélancolique sur une côte que beaucoup de ceux qui se trouvaient à bord des trois bâtiments craignaient de voir pour la dernière fois. Un grand nombre de barques suivirent les deux plus petits bâtiments jusqu’à la barre de Saltes, où ils arrivèrent une heure ou deux après, et quelques-uns persistèrent à les accompagner jusqu’au moment où ils rencontrèrent les longues vagues de l’océan. Alors, le vent étant vif et soufflant de l’ouest, elles s’en retournèrent successivement et comme à regret au milieu d’un concert de soupirs et de lamentations, pendant que les trois bâtiments flottaient avec assurance sur les eaux bleues de l’Océan sans rivages, comme des êtres humains silencieusement poussés par le destin vers un sort qu’ils ne peuvent ni prévoir, ni maîtriser, ni éviter.

Le jour était beau, et le vent fort et favorable. Jusqu’alors tous les augures semblaient donc propices ; mais l’avenir ignoré jetait un nuage sur l’esprit d’une grande partie de ceux qui quittaient ainsi, dans une sombre incertitude, tout ce qu’ils avaient de plus cher. On savait que l’amiral avait dessein de toucher aux Canaries, pour se lancer ensuite dans le désert de cet Océan inconnu dont aucun navire n’avait encore fendu les vagues. Ceux qui continuaient à douter considéraient donc ces îles comme le point où leurs dangers réels devaient commencer, et attendaient qu’elles se montrassent à l’horizon, avec un sentiment à peu près semblable à celui avec lequel le coupable attend le jour de son jugement, le condamné l’heure de son exécution, et le pécheur l’instant de la mort. Cependant plusieurs d’entre eux étaient supérieurs à cette faiblesse, ayant trempé l’acier de leurs nerfs et préparé leur esprit à braver tous les dangers ; mais les sentiments du plus grand nombre étaient en état de fluctuation perpétuelle : dans certains moments, l’attente et l’espoir du succès semblaient animer les trois équipages ; dans d’autres, la disposition à douter et à craindre devenait générale, le découragement presque universel.

Un voyage aux Canaries ou aux Açores devait très probablement se compter parmi les exploits les plus audacieux des marins. La distance n’était certainement pas aussi grande que celles de leurs excursions ordinaires, car des navires allaient souvent dans la même direction jusqu’aux îles du Cap-Vert. Mais dans tous leurs autres voyages, les Européens longeaient les côtes ; et dans la Méditerranée, ils sentaient qu’ils naviguaient entre des limites connues, et se considéraient comme étant dans l’enceinte des bornes des connaissances humaines. Au contraire, en voguant sur l’immense Atlantique, ils étaient en quelque sorte dans la même situation que l’aéronaute qui, en flottant dans les courants plus élevés de l’atmosphère, voit sous lui la terre comme la seule place qu’il puisse atteindre, et n’aperçoit autour de lui, de tous les autres côtés, que le vide et l’espace.

Les îles Canaries étaient connues des anciens. Juba, roi de Mauritanie, contemporain de César, en fit, dit-on, une description assez exacte sous le nom des îles Fortunées. Son ouvrage est perdu pour nous, mais le fait est attesté par le témoignage d’autres écrivains, et c’est par eux qu’on sait que, même dans ce siècle reculé, il s’y trouvait une population qui avait fait de très-grands progrès vers la civilisation. Mais avec le temps, et durant les siècles de ténèbres qui succédèrent à l’éclat de la domination romaine, les Européens oublièrent jusqu’à la position de ces îles, et ils ne les retrouvèrent qu’après la moitié du quatorzième siècle, quand elles furent découvertes par quelques Espagnols fugitifs poursuivis par les Maures. Bientôt après, les Portugais, qui étaient alors les navigateurs les plus hardis du monde connu, prirent possession d’une ou deux de ces îles, et en firent leur point de départ pour leurs voyages de découvertes le long de la côte de Guinée. À mesure qu’ils détruisaient le pouvoir des musulmans dans la Péninsule, et y reprenaient peu à peu leur ancienne puissance, les Espagnols tournèrent de nouveau leur attention de ce côté et convertirent à la foi les naturels de quelques autres de ces îles : à l’époque dont nous parlons, elles se trouvaient partagées entre ces deux nations chrétiennes.

Luis de Bobadilla, qui avait fait plusieurs voyages dans les mers plus septentrionales, et qui avait parcouru la Méditerranée dans différentes directions, ne connaissait ces îles que de nom : assis sur la dunette avec l’amiral, celui-ci lui indiqua la position de chacune d’elles, lui en expliqua et les caractères distinctifs et les avantages qu’elles offraient comme point de départ et de ravitaillement.

— Ces îles ont été fort utiles aux Portugais, dit Colomb ; elles fournissent à leurs navires de l’eau, du bois et des vivres, et je ne vois pas pourquoi la Castille ne suivrait pas aujourd’hui cet exemple et n’en retirerait pas les mêmes avantages. Vous voyez comme nos voisins se sont avancés du côté du sud, et combien de richesses leurs nobles entreprises et leur commerce ont fait couler vers Lisbonne. Tout cela n’est pourtant qu’un seau d’eau puisé dans l’Océan, auprès des immenses richesses du Cathay et des résultats importants que doit avoir notre voyage.

— Croyez-vous, don Christoval, demanda Luis, que les domaines du Grand-Khan ne soient pas à une plus grande distance que le point le plus éloigné que les Portugais aient atteint du côté du sud ?

Colomb regarda avec soin autour de lui, pour s’assurer que personne n’était à portée de l’entendre ; lorsqu’il eut reconnu que le son de sa voix ne pouvait arriver à aucun des hommes placés sur le navire, il eut la précaution de parler le plus bas possible, et répondit d’une manière qui flatta son jeune compagnon en lui prouvant que l’amiral était disposé à le traiter avec la franchise et la confiance de l’amitié.

— Don Luis, lui dit-il, vous connaissez le caractère des esprits auxquels nous avons affaire. Je ne me croirai pas même sûr de leurs services, tant que nous serons dans le voisinage des côtes de l’Europe ; car rien n’est plus facile à un de ces petits bâtiments que de m’abandonner pendant la nuit et de chercher un port sur quelque côte connue, sauf à alléguer pour excuse quelque nécessité supposée.

— Martin Alonzo n’est pas homme à commettre une action si indigne et si ignoble ! s’écria Luis.

— Non, sans doute, mon jeune ami, non par un motif aussi vil que la crainte, répondit Colomb avec un sourire pensif qui prouvait avec quelle sagacité il avait déjà su observer le véritable caractère de ses nouveaux compagnons. Martin Alonzo est un navigateur aussi hardi qu’intelligent, et nous pouvons attendre de lui de bons services en tout ce qui demande de la résolution et de la persévérance. Mais les yeux des Pinzons ne peuvent être toujours ouverts, et les connaissances de tous les philosophes de la terre ne pourraient résister à l’impétueuse détermination d’un équipage inquiet et en pleine révolte. Je ne me sens pas assuré des hommes qui composent le nôtre, tant qu’ils pourront conserver l’espoir d’un retour facile, je dois donc l’être bien moins encore de ceux qui ne sont pas directement sous mes ordres et sous mes yeux. Vous le voyez, Luis, je ne puis répondre publiquement à la question que vous venez de me faire ; car la distance que nous avons à parcourir effraierait nos marins, qui s’alarment aisément. Mais vous, Luis, vous êtes un noble cavalier, un chevalier dont le courage est connu et sur qui l’on peut compter, et il m’est permis de vous dire, sans craindre de faire naître en votre cœur aucun sentiment indigne de vous, que le voyage que nous venons de commencer n’a jamais eu son semblable pour la longueur et l’isolement du chemin.

— Et cependant, Señor, vous l’entreprenez avec la confiance d’un homme certain d’entrer dans le port où il veut arriver.

— Vous appréciez parfaitement mes sentiments, Luis. Quant à ces craintes vulgaires, d’avoir à monter et à descendre, d’éprouver des difficultés pour notre retour, d’arriver aux limites de la terre et de glisser dans le vide, elles ne nous tourmenteront guère, ni vous ni moi.

— Par saint Jacques, don Christoval, mes idées ne sont pas très-fixes sur tout cela : je n’ai jamais connu personne qui ait glissé de la terre dans le vide, il est vrai, et je ne crois pas très-probable qu’il puisse nous arriver à nous et à nos bons navires de faire une telle glissade ; mais, d’un autre côté, nous n’avons encore que la théorie pour nous prouver que la terre est ronde, et qu’il est possible d’arriver à l’est en gouvernant à l’ouest ; sur ces questions, je reste neutre. Mais vous pouvez gouverner en droite ligne vers la lune, et Luis de Bobadilla sera toujours à côté de vous.

— Vous vous représentez comme moins savant que vous ne l’êtes et qu’il n’est nécessaire de le dire, jeune évaporé. Mais nous ne parlerons pas davantage de ce sujet quant à présent ; j’aurai tout le loisir, pendant notre voyage, de vous faire comprendre mes raisons et mes motifs. — Et n’est-ce pas une vue céleste, Luis, que celle qui s’offre en ce moment à mes yeux ? Me voici sur le grand Océan, honoré par nos deux souverains du titre de vice-roi et d’amiral, et commandant une flotte chargée par Leurs Altesses de porter dans les parties les plus reculées de la terre la connaissance de leur pouvoir et de leur autorité, et surtout d’élever la croix de notre Rédempteur aux yeux d’infidèles qui n’ont jamais entendu prononcer son nom, ou qui, s’ils l’ont entendu, ne le respectent pas plus qu’un chrétien ne respecterait les idoles des païens !

Ces mots furent prononcés avec le calme mais profond enthousiasme qui distinguait le grand navigateur, et qui le rendit tour à tour un objet de méfiance ou de respect. — Sur Luis, comme sur la plupart de ceux qui vivaient assez familièrement avec Colomb pour être en état d’apprécier ses motifs et de juger sainement de la droiture de ses vues, cet enthousiasme produisait toujours un effet favorable, et il en aurait été probablement de même si Mercédès n’eût pas existé. Ce jeune homme n’était pas lui-même dépourvu d’enthousiasme, et, comme il arrive toujours aux caractères francs et généreux, il n’en savait que mieux juger des impulsions de ceux qui en étaient également animés. Luis fit donc une réponse qui s’accordait avec les sentiments de l’amiral, et ils restèrent plusieurs heures sur la dunette, discourant de l’avenir avec l’ardeur de gens qui plaçaient là toutes leurs espérances, mais d’une manière trop générale et trop décousue pour qu’il soit facile ou nécessaire de rapporter leur conversation.

Il était huit heures du matin quand les bâtiments passèrent la barre des Saltes, et le jour était fort avancé lorsque les navigateurs perdirent tout à fait la vue des hauteurs qui entourent Palos et celle des autres points remarquables de la côte. Ils faisaient route vers le sud, et comme les bâtiments, à cette époque, avaient des mâts légers et de petites voiles comparativement à ceux qu’emploie l’art nautique devenu plus hardi, leur marche était lente et bien loin de promettre une prompte issue à un voyage que chacun savait devoir être d’une longueur sans exemple, et qu’on craignait de voir ne jamais finir. Deux lieues marines, de trois milles d’Angleterre chaque, par heure, semblaient alors une vitesse raisonnable pour un navire, même avec un vent favorable, quoique Colomb lui-même ait mentionné comme particulièrement remarquables certaines journées dans lesquelles ils firent près de cent soixante milles, ce qu’il ne cite évidemment que comme exemple d’une marche assez rapide pour qu’un marin pût en être fier. Il est à peine nécessaire de dire au lecteur que, dans notre siècle où l’on a tant de moyens d’exécuter de longs voyages, ce ne serait guère plus que moitié de la distance qu’un bâtiment bon voilier peut parcourir dans les mêmes circonstances données.

Quand le soleil se coucha, à la fin de la première journée de marche, nos aventuriers avaient fait voile, suivant les propres termes de Colomb, avec une forte brise pendant onze heures, depuis qu’ils avaient passé la barre. Ils n’étaient pas encore à cinquante milles au sud du lieu de leur départ ; la terre avait entièrement disparu de ce côté dans les environs de Palos, ainsi que la partie de la côte qui se prolongeait à l’est ; et il n’y avait que les yeux expérimentés des plus anciens marins qui pussent encore distinguer les cimes de quelques-unes des montagnes de Séville, à l’instant où le disque radieux du soleil se plongeait dans la mer au couchant. Colomb et Luis étaient revenus se placer sur la dunette, et contemplaient avec intérêt les dernières ombres jetées par les terres d’Espagne, tandis que deux marins travaillaient à peu de distance à épisser un cordage usé par le frottement. Ces deux hommes étaient assis sur le pont, et comme ils se tenaient un peu à l’écart par respect pour l’amiral, celui-ci ne s’aperçut pas aussitôt de leur présence.

— Voilà le soleil qui se couche derrière les vagues de l’Atlantique, señor Gutierrez, dit Colomb, qui avait toujours soin de donner à don Luis un de ses noms supposés, quand il avait à craindre que quelqu’un ne pût l’entendre ; le soleil nous quitte en ce moment, et dans sa course journalière je trouve une preuve de la forme sphérique de la terre et de la justesse de la théorie qui nous apprend qu’on peut arriver au Cathay en voguant à l’ouest.

— Je suis toujours prêt à admettre la sagesse de vos pensées, de vos plans et de vos espérances, don Christoval, répondit Luis dont les discours et les manières annonçaient toujours un véritable respect pour l’amiral ; mais j’avoue que je ne puis voir ce que la course journalière du soleil a de commun avec la position du Cathay et la route qui y conduit. Nous savons que ce grand astre voyage sans interruption dans les cieux, qu’il sort de la mer tous les matins et qu’il y rentre tous les soirs ; mais il le fait sur les côtes de la Castille aussi bien que sur celles du Cathay, pour ou contre le succès de notre voyage.

Tandis qu’il parlait ainsi, les deux malins interrompirent leur travail et levèrent les yeux sur l’amiral, curieux d’entendre sa réponse. Luis s’aperçut en ce moment que l’un d’eux était Pépé, et il lui fit un signe de reconnaissance ; l’autre lui était inconnu. Ce dernier avait tout l’extérieur d’un vrai marin de cette époque, ou de ce qu’on aurait appelé en anglais et dans les langues du nord de l’Europe, un vrai loup de mer, terme qui exprime l’idée d’un homme si complètement identifié avec l’Océan par ses habitudes, que son air, ses pensées, son langage et même sa moralité s’en ressentent. Il semblait approcher de la cinquantaine ; sa taille était peu élevée ; ses membres annonçaient la vigueur, mais ses traits lourds et grossiers avaient cette apparence moitié brute, moitié intelligente, qu’offre assez souvent la physionomie des hommes doués d’une gaieté et d’un bon sens naturel, mais qui n’ont connu que les jouissances terrestres et sensuelles. Colomb reconnut du premier coup d’œil un marin d’élite, non seulement à son air, mais au travail dont il s’occupait, travail qui ne pouvait être bien exécuté que par les marins les plus habiles de chaque équipage.

— Voici comme je raisonne, Señor, répondit l’amiral : Le soleil n’a pas reçu la loi de voyager ainsi autour de la terre sans un motif suffisant, car la providence de Dieu agit d’après une sagesse infinie. Il n’est pas probable qu’un astre si généreux et si utile ait été destiné à répandre sans fruit une partie de ses bienfaits. Nous sommes déjà certains que le jour et la nuit marchent de l’est à l’ouest au-dessus de cette terre, aussi loin qu’elle nous est connue, et j’en conclus qu’il règne, dans l’ensemble de ce système, une harmonie en vertu de laquelle cet astre glorieux répand sans interruption ses bienfaits sur les hommes, ne quittant une portion de la terre que pour arriver à une autre. Le soleil, qui vient de nous abandonner, est encore visible dans les Açores, et il éclairera Smyrne et les îles de la Grèce une heure au moins avant que nos yeux le revoient. La nature n’a rien fait qui n’ait son utilité : je crois donc que le Cathay recevra la lumière de l’astre qui vient de disparaître, pendant que les ténèbres les plus épaisses de la nuit nous envelopperont, et que cet astre, revenant par l’est au-dessus du grand continent de l’Asie, viendra se montrer de nouveau à nos yeux demain matin. En un mot, ami Pédro, ce que le soleil exécute maintenant avec tant de rapidité dans les cieux, nous l’exécutons, nous, mais dans de moindres proportions, avec nos caravelles. Donnez-nous le temps nécessaire, et, après avoir fait le tour de la terre, nous reviendrons à notre point de départ en traversant le pays des Tartares et celui des Persans.

— D’où vous concluez que la terre est ronde et que dès lors le succès de notre voyage est assuré ?

— Cela est si vrai, señor de Muños, que je serais fâché de croire qu’il y ait un seul homme faisant voile en ce moment sous mes ordres qui ne le pensât aussi. Mais voici deux marins qui ont entendu notre entretien, et nous les questionnerons afin de connaître les opinions d’hommes habitués à la mer. — Jeune homme, n’es-tu pas le mari de la femme avec qui j’ai causé hier soir sur les sables, et ne te nommes-tu pas Pépé ?

— Señor amirante, la mémoire de Votre Excellence me fait trop d’honneur en se rappelant une figure qui ne mérite pas qu’on la remarque et qu’on s’en souvienne.

— Ta figure est honnête, l’ami, et sans doute elle répond de ton cœur. Quoi qu’il puisse arriver, je compterai sur toi comme sur un solide appui.

— Votre Excellence a le droit de me commander comme amiral de la reine ; et, à présent qu’il a pour lui Monica, il est bien sûr d’avoir aussi son mari.

— Je te remercie, brave Pépé, et je compterai certainement sur toi à l’avenir. — Et toi, camarade, tu as l’air d’un homme à qui la vue de l’eau trouble ne fera pas peur. Tu as sans doute un nom ?

— Oui, noble amiral, répondit le marin en le regardant avec cet air de liberté particulier à un homme qui ne s’intimide pas aisément ; mais ce nom ne traîne à la remorque ni un don ni un señor. Mes amis m’appellent le plus ordinairement Sancho, c’est-à-dire quand ils sont pressés ; mais lorsque le temps et la civilité le leur permettent, ils y ajoutent Mundo ; ce qui fait Sancho Mundo pour la totalité du nom d’un homme fort pauvre.

— Mundo est un grand nom pour un homme de petite taille, dit l’amiral en souriant ; car il prévoyait qu’il lui serait utile d’avoir des amis dans son équipage, et il connaissait assez les hommes pour savoir que, si trop de familiarité nuit au respect, un peu de cordialité tend à gagner les cœurs ; je suis surpris que tu te hasardes à porter un nom si imposant[1].

— Je dis à mes camarades, Votre Excellence, que Mundo est mon titre, et non mon nom, et que je suis plus grand que les rois mêmes, puisqu’ils se contentent de tirer leur titre d’une petite partie de ce qui me donne le mien.

— Et ton père et ta mère s’appelaient-ils aussi Mundo, ou as-tu pris ce nom pour avoir l’occasion de montrer ton esprit à tes officiers, quand ils t’adressent des questions à ce sujet ?

— Quant aux bonnes gens dont vous avez la bonté de parler, señor amirante, je leur laisse le soin de répondre eux-mêmes, et cela pour une bonne raison qui est que je ne sais ni comment ils s’appelaient, ni même s’ils avaient un nom. On m’a dit qu’on m’avait trouvé, quelques heures après ma naissance, dans un vieux panier, à la porte du chantier de construction à…

— Ne t’inquiète pas de préciser l’endroit, ami Sancho. On t’a trouvé ayant un panier pour berceau, et voilà le premier tome de ton histoire.

— C’est que je ne voudrais pas que l’endroit devînt un sujet de contestation par la suite, Votre Excellence ; mais il en sera ce qu’il vous plaira. On dit que personne ici ne sait bien exactement où nous allons, et il convient assez qu’on ne sache pas plus d’où nous venons. Mais comme j’avais le monde devant moi, ceux qui m’ont baptisé m’en ont donné autant qu’un nom est capable de produire.

— Tu as été longtemps marin, Sancho Mundo, — si tu veux être Mundo ?

— Si longtemps, Señor, que j’ai des nausées et que je perds l’appétit quand je me trouve à terre. — Ayant été laissé si près de la porte, il n’a pas été bien difficile de me faire entrer dans le chantier, et un beau jour je fus lancé à la mer à bord d’une caravelle, personne ne sait comment. Depuis ce temps, je me suis soumis à mon destin, et je me remets en mer le plus promptement possible, lorsque je suis revenu à terre.

— Et par quelle heureuse chance, bon Sancho, suis-je favorisé de tes services dans cette expédition ?

— Les autorités de Moguer m’ont envoyé ici en vertu des ordres de la reine, Votre Excellence, pensant que ce voyage me conviendrait mieux que tout autre, attendu qu’il est probable qu’il ne finira jamais.

— Es-tu donc venu ici contre ton gré ?

— Moi, señor don amirante ! non vraiment, quoique ceux qui m’y ont envoyé se l’imaginent. Il est naturel à un homme de vouloir voir ses domaines une fois dans sa vie ; et comme on dit que notre voyage doit nous conduire de l’autre côté du monde, j’aurais été bien fâché de manquer une si bonne occasion.

— Tu es chrétien, Sancho, et tu désires contribuer à planter la croix dans les pays des païens ?

— Señor, — Votre Excellence, — don amirante, — peu importe à Sancho quelle est la cargaison du navire, pourvu qu’il n’exige pas souvent le service des pompes et qu’il soit pourvu de bon ail. Si je ne suis pas un chrétien très-dévot, la faute en est à ceux qui m’ont trouvé à la porte du chantier, car l’église n’était qu’à deux pas. Je sais que Pépé que voilà est chrétien, car je l’ai vu entre les bras du prêtre sur les fonts baptismaux ; et je ne doute pas qu’il ne se trouve à Moguer des vieillards qui peuvent en dire autant de moi. Dans tous les cas, noble amiral, je puis prendre sur moi de dire que je ne suis ni juif ni musulman.

— Sancho, tu as en toi ce qui annonce un marin aussi hardi qu’habille.

— Quant à ces deux qualités, señor don Colon, que les autres en parlent ! quand la tempête viendra, vos propres yeux pourront juger si je possède la seconde ; et quand cette caravelle arrivera sur les limites de la terre, port pour lequel bien des gens pensent qu’elle est frétée, vous verrez qui est en état ou non de regarder le vide sans trembler.

— C’en est assez ! je vous compte, toi et Pépé, au nombre de mes plus fidèles compagnons.

En prononçant ces paroles, Colomb se retira, reprenant l’air de dignité grave qui était l’expression ordinaire de ses traits, et qui assurait son autorité en imprimant le respect. Au bout de quelques instants, il descendit avec Luis dans sa chambre.

— Je suis surpris, Sancho, dit Pépé quand il se trouva sur la dunette seul avec son compagnon, que tu donnes tant de liberté à ta langue, en présence d’un homme à qui la reine a confié son autorité ? Ne crains-tu pas d’offenser l’amiral ?

— Voilà ce que c’est que d’avoir une femme et un enfant ! Ne peux-tu sentir la différence qu’il y a entre ceux qui ont eu des ancêtres et qui ont des descendants, et un homme qui ne possède rien au monde que son nom ? Le señor amirante est, ou un très-grand homme, choisi par la Providence pour frayer une route dans les mers inconnues dont il parle, ou un Génois affamé, qui nous conduit il ne sait où, afin de pouvoir manger, boire et dormir avec honneur, tandis que nous autres, nous marchons sur ses talons, travaillant comme l’humble mulet qui porte le fardeau que le noble cheval refuse. Dans le premier cas, il est trop grand, trop élevé pour s’inquiéter de quelques paroles oiseuses ; dans le second, qu’y a-t-il qu’un Castillan n’ose lui dire ?

— Oui, tu aimes à te dire Castillan, en dépit du panier et de la porte du chantier, et quoique Moguer dépende de Séville.

— Écoute, Pépé : la reine de Castille n’est-elle pas notre maîtresse ? Ne sommes-nous pas ses sujets ? — et de véritables et légitimes sujets comme toi et moi ne sont-ils pas dignes d’être les compatriotes de leur reine ? — Ne te rabaisse jamais, Pépé ; tu trouveras assez de gens disposés à te rendre ce service. Quant à ce Génois, il sera l’ami ou l’ennemi de Sancho : dans le premier cas, j’en attends beaucoup de consolation ; dans le second, qu’il cherche son Cathay jusqu’au jour du jugement dernier, il n’en sera jamais plus savant.

— Eh bien ! Sancho, que les paroles soient ou nuisibles ou utiles à un voyageur, tu n’en es pas moins un excellent marin, car personne ne sait mieux discourir que toi.

Ayant fini leur ouvrage, ils descendirent de la dunette et allèrent rejoindre le reste de l’équipage. Colomb ne s’était pas trompé dans son calcul ; ses paroles et sa condescendance avaient produit un très-heureux effet sur l’esprit de Sancho Mundo, car c’était le nom véritable de ce marin ; et en gagnant un partisan dont l’esprit était si délié et la langue si bien pendue, il trouva du auxiliaire nullement à dédaigner. Souvent, c’est à l’aide de pareils moyens et de tels instruments que l’on arrive au succès ; car il est possible que même la découverte d’un monde dépende d’un mot favorable prononcé par un homme moins fait que Sancho Mundo pour influer sur l’opinion.



  1. Mundo, en espagnol, signifie le monde.