Alphonse Lemerre, éditeur (p. 243-268).


XII


LOYAUTÉ CRUELLE


Quand René Vincy se retrouva devant la porte du musée sans avoir pu rejoindre Suzanne, un tourbillon d’idées contradictoires l’assaillit, si violent et si subit qu’il ne savait plus, à la lettre, où il était, ni où il en était. Le calcul de Suzanne ne l’avait pas trompée, et le double coup qu’elle venait de porter au jeune homme paralysait en lui toutes les puissances de l’analyse et de la réflexion. Si elle lui avait dit qu’elle l’aimait, tout simplement, il eût, sans doute, dans un suprême accès de lucidité, aperçu un contraste bien fort entre le caractère angélique, affecté par Suzanne, et la brusquerie de cette déclaration. Il eût dû reconnaître que les ailes de l’Ange lui tenaient bien peu aux épaules pour avoir été mises au vestiaire avec cette promptitude. Mais bien loin de les déposer, ces blanches ailes, cet ange venait de les déployer, toutes grandes, et de disparaître. « Elle m’aime et elle ne me pardonnera jamais de lui avoir arraché cet aveu, » se disait René. Il croyait, de bonne foi, qu’elle l’avait quitté avec la résolution de ne plus le revoir, et cette idée absorbait toutes les forces vives de son esprit. Comment faire revenir sur une telle décision une créature si sincère qu’elle n’avait pu dissimuler son cœur, si pieuse qu’elle s’était aussitôt reproché comme un crime la plus involontaire des confessions ? Et le jeune homme la revoyait avec l’effroi peint sur son visage, avec des larmes au bord de ses cils… Il marchait tout droit devant lui, parmi ces pensées, incapable en ce moment de supporter la vue d’un être humain, fût-ce Émilie, sa chère confidente. Il prit un fiacre et se fit conduire jusqu’aux portes de Paris, du côté de Saint-Cloud. Il jeta ce nom au cocher, instinctivement, parce que Suzanne lui avait décrit, au cours d’une conversation, deux fêtes auxquelles elle avait assisté dans ce château, toute jeune. Il éprouva un sauvage plaisir, une fois descendu de voiture, à s’enfoncer dans le bois dépouillé. Le feuillage sec criait sous ses pas. Le ciel bleu et froid de l’après-midi de février se développait sur sa tête. Par instants il apercevait, à travers un entrelacement de troncs noirs et de branches nues, la ruine mélancolique du vieux château et l’eau glauque du bassin sur lequel madame Moraines avait vu jadis se promener en barque le malheureux et noble prince, tué au Cap ! Ces impressions d’hiver, ces souvenirs d’un passé tragique flottaient autour du jeune homme, sans distraire sa rêverie du point fixe qui l’hypnotisait, pour ainsi dire : par quels procédés vaincre la volonté de cette femme dont il était aimé, qu’il aimait, qu’il voulait à tout prix revoir ? Que faire ? Se présenter chez elle et forcer sa porte ? S’imposer à elle en courant les salons où elle pouvait aller ? L’importuner de sa présence au tournant des rues et dans les théâtres ? Toute sa délicatesse répugnait à une conduite où Suzanne pût trouver une seule raison de l’aimer moins. Non, c’était d’elle qu’il désirait tout tenir, même le droit de la contempler ! Il avait, dans son adolescence et les pures années de sa première jeunesse, nourri son cœur de tant de chimères, qu’il pensa sincèrement à ne plus rien tenter pour se rapprocher d’elle, et à lui obéir, comme auraient fait Dante à sa Béatrice, Pétrarque à sa Laure, Cino de Pistoie à sa Sylvie, ces fiers poètes en qui s’exprime la noble conception, élaborée par le moyen âge, d’un amour imaginatif et pieux, tout de renoncement et de spiritualité. Il avait tant goûté autrefois la Vie nouvelle et les sonnets de ces rêveurs à leurs Dames mortes. Comment cette littérature sublimée et presque monacale aurait-elle tenu contre le venin de passion sensuelle que la beauté de Suzanne et son luxe lui avaient insinué dans le sang, à son insu ? … Lui obéir ? … Non, il ne le pouvait pas. Les projets tourbillonnaient de nouveau dans sa tête, et il usait ses nerfs par du mouvement, seul remède à cette horrible souffrance, l’agonie de l’inquiétude. Le soir tomba, un soir d’hiver au crépuscule sinistre et court. Ce fut alors qu’épuisé par l’excès de l’émotion, René finit par s’arrêter à la seule décision immédiatement exécutable : écrire à Suzanne. Il gagna le village de Saint-Cloud, il entra dans un café, et ce fut là, sur un buvard infâme, avec une plume écachée, au bruit des billes de billard poussées par des fumeurs de pipes, sous l’œil narquois d’un garçon malpropre, qu’il composa une première lettre, puis une seconde, et cette troisième enfin, — avec quelle honte du papier qu’il employait et de l’endroit où il se trouvait ! Il lui eût été insoutenable que Suzanne le vît ainsi ; mais, d’autre part, il se sentait incapable d’attendre son retour à sa maison pour lui dire ce qu’il avait à lui dire, et voici en quels termes, dont le baron Desforges fût demeuré profondément étonné, s’il les avait lus adressés à sa Suzette de la rue du Mont-Thabor, s’épanchait le trop-plein de son angoisse :

      • * *

Je viens de vous écrire plusieurs lettres, madame, et que j’ai déchirées, et je ne sais si je vous enverrai celle-ci, tant la crainte de vous déplaire me fait trouver indélicate l’expression de sentiments qui ne vous déplairaient pas, eux, si vous pouviez les voir. Hélas ! on ne voit pas les cœurs, et me croirez-vous quand je vous dirai que l’émotion qui me dicte cette lettre n’a rien dont doive s’offenser même la plus délicate, même la plus pure des femmes, même vous, Madame ? … Mais vous me connaissez si peu, et le sentiment que vous m’avez laissé voir, avec la divine sincérité d’une âme qui répugne à tous les mensonges, a été une telle surprise que, peut-être, à l’heure où j’écris ces lignes, vous l’avez déjà pour toujours banni, effacé, condamné. Ah ! s’il en était ainsi, ne répondez pas à cette lettre. Ne la lisez même pas. Je saurai comprendre ce silence et accepter cet arrêt. Je souffrirai cruellement, mais avec un merci pour vous qui ne cessera jamais, un merci pour m’avoir donné dans ma vie cette joie absolue, complète, de voir l’Idéal de tous mes songes de jeune homme marcher et vivre devant moi. De cela, voyez-vous, quand je devrais mourir de douleur pour vous avoir rencontrée et aussitôt perdue, je ne vous serai jamais assez reconnaissant. Vous m’êtes apparue, et par votre seule existence vous m’avez attesté que cet Idéal ne mentait pas ! Quelque dure que me soit jamais la vie, ce cher, ce divin souvenir me suivra comme un talisman, comme un magique charme…

Mais, tout indigne que je sois, si le sentiment que j’ai vu passer dans vos yeux ; — qu’ils étaient beaux à cette minute, et comme je me les rappellerai toujours ! — oui, si ce sentiment survit en vous au passage de révolte qui vous a saisie ce matin, si cette sympathie, dont vous vous êtes reproché la violence, demeure vivante dans votre cœur, si vous restez, malgré vous, celle qui a pleuré en m’écoutant lui dire mon ravissement, mon adoration, mon culte ; alors, je vous en conjure, Madame, de cette sympathie, de cette émotion tirez un peu de pitié ; avant de confirmer cet arrêt auquel je suis tout prêt à me soumettre, ce terrible arrêt de ne plus vous revoir, laissez-moi vous demander de me permettre une seule épreuve. Cette demande est si humble, si résignée à vos ordres. Ah ! Écoutez-la ! Si j’ai deviné juste à travers les conversations trop courtes, trop rapides qu’il m’a été donné d’avoir avec vous, votre vie, sous son apparence comblée, est déshéritée de bien des choses. N’avez-vous jamais éprouvé le besoin auprès de vous d’un ami à qui vous pourriez tout dire de vos peines, d’un ami qui ne vous parlerait plus comme il a osé le faire une fois, mais qui serait là, heureux de respirer dans votre air, content de votre joie, triste de vos tristesses, un ami sur qui vous compteriez, que vous prendriez, que vous laisseriez, sans qu’il se plaignît ; un être à vous enfin, et dont toutes les pensées vous appartiendraient ? Cet ami sans espérance criminelle, sans désir que de se dévouer, sans regrets que de ne pas vous avoir toujours servie, c’est cela que je rêvais de devenir avant cette entrevue où l’émotion a été plus forte que ma volonté. Et je sens que je vous aime assez pour réaliser ce rêve, encore maintenant. Non ! ne secouez pas votre tête. Je suis sincère dans ma supplication, sincère dans ma volonté de ne plus jamais prononcer un mot qui vous force à vous repentir de votre indulgence, si vous m’accordez d’essayer seulement cette épreuve. Mais ne serez-vous pas toujours à temps de me rejeter loin de vous, le jour où vous verrez que je suis prêt à enfreindre l’engagement que je prends ici ?

Mon Dieu ! que les phrases me manquent ! Mon cœur tremble à l’idée que vous lirez ces lignes, et voici que je puis à peine les tracer. Que répondrez-vous ? Me rappellerez-vous dans ce sanctuaire de la rue Murillo où vous m’avez été si bonne déjà, si complètement douce et bonne que songer à ces minutes, passées là auprès de vous, c’est comme me parer le cœur avec un lis ? Ah ! dans ce cœur il n’y a pour vous que dévouement, admiration obéissante et prosternée. Dites, dites le mot : « Je vous pardonne. » Dites : « Je vous permets de me revoir. » Dites : « Essayez, essayons d’être amis. » Vous le diriez, si vous pouviez lire en moi jusqu’au fond. Et si vous ne le dites pas, ce ne sera ni un murmure, ni un reproche, ni rien que merci toujours. Un merci dans le martyre comme l’autre l’aurait été dans l’extase. Je comprends aujourd’hui que souffrir par ce qu’on aime est encore un bonheur ! …

      • * *

Il était six heures du soir, quand le jeune homme jeta cette lettre à la boîte. Il regarda l’enveloppe disparaître. Elle n’était pas plutôt échappée de sa main qu’il se mit à regretter de l’avoir envoyée, avec une angoisse de ce qui résulterait, pire que son anxiété de toute l’après-midi. Dans le désarroi de ses idées, il avait entièrement oublié les habitudes de sa vie de famille, et que jamais il n’était demeuré une journée entière hors de la maison sans prévenir. Il prit son dîner dans un cabaret de hasard sans penser davantage aux siens, tout entier au dévorant calcul de ses hypothèses sur la conduite que Suzanne tiendrait après la lecture de sa lettre. Le premier détail qui le réveilla de ce somnambulisme à demi lucide fut l’exclamation de Françoise lorsque, revenu à pied et vers neuf heures et demie, il ouvrit la porte de l’appartement de la rue Coëtlogon et se trouva nez à nez avec l’Auvergnate qui faillit en laisser tomber sa lampe :

— « Ah ! monsieur, » s’écria la brave fille, « si vous saviez quelle inquiétude vous avez baillée à madame Fresneau, qu’elle en a les sangs tournés… »

— « Comment, » dit René à Émilie qui se précipita dans le couloir au-devant de lui, « tu t’es tourmentée parce que tu ne m’as pas vu rentrer ? … Ne me reproche rien, » ajouta-t-il tout bas en l’embrassant, « c’est à cause d’Elle… »

La jeune femme, qui avait réellement traversé une fin de journée cruelle, regarda son frère. Elle le vit bouleversé lui-même, avec la fièvre dans les yeux ; elle ne trouva plus la force de lui reprocher cet égoïsme naïf qui avait tenu si peu de compte des déraisonnables susceptibilités de son imagination ; — il les connaissait pourtant si bien, — et elle lui répondit, tout bas, elle aussi, en lui montrant la porte entr’ouverte de la salle à manger :

— « Les dames Offarel sont là… »

Cette simple phrase suffit pour que la fièvre de René changeât soudain de caractère. Une appréhension angoissée lui succéda. Dans le plus doux moment de sa promenade au Louvre, ce matin, l’image de Rosalie avait eu le pouvoir de le faire souffrir, — quand il était auprès de Suzanne ! Et maintenant il lui fallait, sans préparation, revoir, en face, non plus cette image, mais la jeune fille elle-même, rencontrer ces yeux qu’il avait évités lâchement depuis des jours, subir cette pâleur dont il se savait la cause ! La sensation de sa perfidie lui revint, plus douloureuse, plus aiguë qu’elle n’avait jamais été. Il avait dit des mots d’amour à une autre femme, sans s’être délié de ses engagements envers celle qui se considérait à juste titre comme sa fiancée. Il entra dans la salle à manger comme il eût marché au supplice, et il ne fut pas plutôt en pleine clarté de la lampe qu’il sentit au regard de Rosalie qu’elle lisait dans son cœur, comme dans un livre ouvert. Elle était assise entre Fresneau et madame Offarel, travaillant comme d’habitude, les pieds posés sur une chaise vide où elle avait placé son peloton de laine et le chapeau de son père ; René comprit par quelle innocente ruse, afin qu’à son arrivée il fût obligé de se mettre auprès d’elle. Elle et sa mère tricotaient des mitaines longues, destinées à être portées au bureau par le vieil Offarel qui se prétendait maintenant menacé de la goutte aux poignets ! Ce père chimérique était là, lui aussi, buvant malgré ses craintes de malade imaginaire, un grog très fort, et jouant au piquet avec le professeur. C’était Émilie qui avait proposé cette partie pour éviter la conversation générale et se livrer toute à l’idée de son frère absent. Angélique Offarel l’avait aidée, de son côté, à débrouiller des écheveaux de soie. Cette scène d’humble intimité s’éclairait d’une douce lueur, et le poète y retrouva du coup le symbole de ce qui avait fait si longtemps son bonheur, de ce qu’il avait quitté pour toujours. Heureusement pour lui, la grosse voix du professeur s’éleva tout de suite et l’empêcha de se livrer à ses réflexions :

— « Hé bien ! » disait Fresneau, « tu peux te vanter d’avoir pour sœur une personne raisonnable ! Ne parlait-elle pas de passer la nuit à t’attendre ? Mais il aurait envoyé une dépêche… Mais il lui est arrivé un malheur ! … Pour un peu, elle m’aurait chargé de passer à la Morgue… Et je lui disais : René a été retenu à déjeuner et à dîner… Allons, père Offarel, à vous de donner. »

— « J’ai dû faire une visite à la campagne, » répondit René, « et j’ai manqué le train, voilà tout. »

— « Comme il sait mal mentir ! » se dit Émilie qui se surprit admirant son frère de cette maladresse, signe d’une habituelle droiture, comme elle l’eût admiré d’être adroit jusqu’au machiavélisme.

— « Je vous trouve l’air un peu pâlot, » dit madame Offarel agressivement, « est-ce que vous êtes souffrant ? »

— « Ah ! monsieur René, » interrompit Rosalie avec un timide sourire, « voulez-vous que je vous fasse une place ici, je vais ôter le chapeau de père. »

— « Donne-le-moi, » dit le vieil employé en avisant un coin libre sur le buffet, « il sera plus en sûreté ici. C’est mon numéro un, et la maman me gronderait s’il lui arrivait malheur. »

— « Il y a si longtemps qu’il est numéro un ! … » s’écria Angélique en riant : « Tiens, papa, voilà un vrai numéro un, » et la rieuse prit le chapeau de René qu’elle fit reluire à la lampe en montrant à côté le couvre-chef du bonhomme dont la soie râpée, la couleur rougeâtre et la forme démodée ressortirent plus encore par le contraste.

— « Mais rien n’est trop beau pour M. René maintenant, » fit madame Offarel avec son acrimonie ordinaire, et, tournant sa rancune du côté d’Angélique dont l’action lui avait déplu : « Tu seras bien heureuse si ton mari est toujours aussi bien mis que ton père… »

René s’était assis cependant à côté de Rosalie. Il n’avait pas relevé l’épigramme de la terrible bourgeoise, et il ne se mêla pas davantage au reste de la conversation, que la sage Émilie fit aussitôt dévier du côté de la cuisine. Sur ce sujet madame Offarel se passionnait presque autant que sur Cendrette, Raton, Petit-Vieux, et Beaupoil, ses quatre chats. Elle ne se contentait pas d’avoir des recettes à elle pour toutes sortes de plats, tels que le coulis d’écrevisses, son triomphe, et le canard sauce Offarel, comme elle l’avait dénommé elle-même, son orgueil. Elle possédait aussi des adresses particulières pour les diverses fournitures, traitant Paris comme le Robinson de Daniel de Foë traite son île. De temps à autre, elle faisait de véritables descentes dans certains quartiers, à des distances infinies de la rue de Bagneux, allant pour sa provision de café dans tel magasin, et pour les pâtes d’Italie dans tel autre. Elle savait qu’à un certain jour du mois, certain marchand recevait un arrivage de mortadelles, et cet autre d’olives noires, à une autre date. C’étaient, à chaque fois, des voyages dont le moindre épisode faisait événement. Tantôt elle allait à pied, et ses observations étaient innombrables sur les démolitions de Paris, l’encombrement des rues, la supériorité de l’air respirable dans la rue de Bagneux. Tantôt elle prenait l’omnibus avec une correspondance, et ses voisins devenaient l’objet de ses remarques. Elle avait vu une grosse dame très aimable, un petit jeune homme impertinent ; le conducteur l’avait reconnue et saluée ; la voiture avait failli verser trois fois ; un vieillard décoré avait eu beaucoup de mal à descendre. « J’ai bien cru qu’il tomberait, le pauvre cher monsieur… » Cet abus de détails insignifiants, où se complaisait la médiocrité d’esprit de la pauvre femme, divertissait René d’ordinaire parce que la bourgeoise trouvait quelquefois, dans son flux de paroles, quelque tournure imagée. Elle disait, par exemple, parlant d’un de ses compagnons de voyage qui faisait la cour à une cuisinière chargée de son panier : « Il y a des gens qui aiment les poches grasses… » ou de deux personnages qui s’étaient pris de querelle : « Ils se disputaient comme deux Darnajats… » terme mystérieux qu’elle avait toujours refusé de traduire. Mais, ce soir, le contraste était trop complet, entre l’excitation romanesque où l’entretien avec Suzanne avait jeté le poète, et les mesquineries de ce milieu, dans lequel il était né cependant. Il ne se disait pas que des misères analogues font l’envers de toute existence, et que les dessous du monde élégant sont composés de basses rivalités, de dégoûtants calculs pour paraître plus que l’on est, de compromis de conscience, auprès desquels les petitesses de la vie bourgeoise apparaissent comme empreintes de la plus délicieuse bonhomie. Il regardait Rosalie, et la ressemblance de la jeune fille avec sa mère l’impressionnait d’une manière intolérable. Elle était jolie pourtant. Son visage allongé, que pâlissait un visible chagrin, prenait, à la lumière de la lampe et penché sur le tricot, des tons d’ivoire ; et, quand elle levait ses yeux vers lui, la sincérité du sentiment le plus passionné rayonnait dans ses douces prunelles. Mais pourquoi le noir de ces prunelles était-il de la même nuance que le noir des yeux de la vieille femme ? Pourquoi était-ce, à vingt-quatre ans de distance, le même dessin du front, la même coupe du menton, le même pli de la bouche ? Quelle injustice d’en vouloir à cette innocente enfant et de cette ressemblance, et de cette pâleur, et de ce chagrin, et du silence même dont elle s’enveloppait ! Hélas ! Il suffit d’avoir des torts profonds envers une femme pour trouver en soi contre elle une inépuisable source de cette injustice-là. Rosalie commettait le crime inconscient de doubler de remords le sentiment que René portait à sa nouvelle amie. Elle représentait ce passé du cœur à qui nous ne pardonnons pas de se dresser comme un obstacle entre nous et notre avenir. Si perfides que soient en amour la plupart des femmes, leur infamie ne punira jamais assez les secrets égoïsmes de la plupart des hommes. Si René avait eu le triste courage de son camarade Claude Larcher, celui de se regarder en face et sans illusion, il aurait dû s’avouer que la cause vraie de sa mauvaise humeur contre Rosalie résidait surtout dans le fait que, lui, l’avait trompée. Mais c’était un poète, et qui excellait à jeter des voiles brillants sur les vilaines portions de son âme. Il se contraignit de penser à Suzanne, à ce noble amour qui avait grandi et fleuri en lui ; et, pour la première fois, il prit la résolution ferme de rompre définitivement avec la jeune fille, en se disant : « Je serai digne d'Elle, » — et cette Elle, c’était la femme, perverse et menteuse, qui avait sur la douce, la simple, la sincère enfant, cette supériorité d’un merveilleux décor, d’une rare science de la toilette, d’une incomparable singerie sentimentale, et d’une beauté profondément, intimement troublante. Cette beauté traversait de nouveau l’imagination ensorcelée de René à la minute même où le père Offarel donna le signal du départ en se levant et en disant à Fresneau :

— « Je vous gagne quatorze sous… Hé ! hé ! mes cigares de la semaine… Allons ! » ajouta-t-il en se tournant vers sa femme, « les dames sont-elles prêtes ? »

— « Puisque nous sommes tous ici, » reprit madame Offarel, et elle souligna le mot « tous » par un coup d’œil lancé du côté de René, « quand venez-vous dîner à la maison ? Samedi vous conviendrait-il ? C’est le jour de M. Fresneau, je crois… » Et sur la réponse affirmative du professeur, elle s’adressa au jeune homme, directement, cette fois : « Et vous aussi, René ? Oh ! d’abord, vous serez mieux chez nous, que chez tous ces gens riches où M. Larcher va faire le pique-assiette… »

— « Mais, Madame… » interrompit le poète.

— « Paix ! Paix ! » fit la vieille dame ; « pour moi, je me rappelle toujours ce que disait bonne maman : vaut mieux un morceau de pain bis chez soi qu’une dinde truffée chez les autres… »

Quoique la réflexion de la mère de Rosalie fût une simple bêtise, appliquée au malheureux Claude, qu’une dyspepsie très avancée rendait le plus souvent incapable de boire même un verre de vin fin, elle blessa René comme aurait fait la plus juste des épigrammes dirigée contre son ami. C’est qu’il y voyait le dernier signe d’une hostilité passionnée, et qui ne pouvait que s’accroître, entre son ancien milieu et la nouvelle vie, entrevue, espérée, convoitée, depuis le matin, avec tant d’ardeur. Il y avait un droit de ces gens-là sur lui, droit plus complet encore que ne le croyait madame Offarel, puisqu’il était lié à Rosalie par un accord tacite. Il eut alors un nouveau passage de dureté contre cette pauvre enfant, et il se dit plus âprement encore que tout à l’heure : « Je romprai. » Il se coucha sur cette décision, et ne put dormir. Il avait changé de courant d’idées. Il pensait à sa lettre, maintenant. Elle devait être arrivée, et voici que la série des dangers non prévus se développa au regard de son imagination. Si le mari de Suzanne l’interceptait, cette lettre ? Un frisson le saisissait à l’idée des malheurs que son imprudence pouvait attirer sur la tête de cette pauvre femme, aux prises avec un tyran dont la brutalité devinée lui causait une telle horreur. Et puis, même arrivée à bon port, si cette lettre déplaisait à Suzanne ? Et elle lui déplairait. Il cherchait à s’en rappeler le détail. « Comment ai-je été assez fou pour lui écrire ainsi ? » se disait-il, et il souhaitait que la lettre se perdît en route. Il calculait qu’un pareil accident se produit quelquefois, alors qu’on désire exactement le contraire. Pourquoi ne se produirait-il pas, alors qu’on le désire ? … Il avait honte d’une telle puérilité d’imagination. Il l’attribuait à l’énervement de sa soirée et il se reprenait à maudire les petitesses d’esprit de madame Offarel. Sa mauvaise humeur contre la mère paralysait par instants toute pitié pour la fille. Il passa la nuit ballotté ainsi entre ces deux sortes de tourments, jusqu’à ce qu’il s’endormît de ce lourd sommeil des quatre heures qui assomme plutôt qu’il ne repose ; et, à son réveil, la première idée qu’il retrouva en lui-même fut sa volonté de rupture qui s’était encore affermie durant ce sommeil.

Quel moyen employer, cependant ? Il y en avait un tout simple : demander à la jeune fille un rendez-vous. C’était si aisé ! Que de fois elle l’avait ainsi prévenu des heures où madame Offarel devait sortir ; et il allait rue de Bagneux, sûr de trouver Rosalie seule à la maison avec Angélique, et cette dernière, par une complicité de sœur analogue à celle d’Émilie, avait bien soin de laisser les deux amoureux causer tranquillement ensemble. Oui, c’était là le moyen le plus loyal. Mais le jeune homme ne se sentit pas la force de seulement supporter l’idée de cette conversation. Il y a une forme déshonorante de la pitié qui apparaît dans des crises pareilles. Elle consiste à reculer devant la vue directe des souffrances que l’on cause. On veut bien torturer la femme que l’on abandonne. On ne veut pas regarder couler ses larmes. René pensa tout naturellement à s’épargner cette émotion insoutenable en écrivant, cette ressource des volontés lâches dans toutes les ruptures. Le papier souffre tout, dit le peuple. Il se leva pour commencer une lettre qu’il dut interrompre. Il ne trouvait pas ses mots. Pendant ces hésitations, l’heure approchait de la première visite du facteur. Quoiqu’il fût parfaitement insensé d’attendre par ce courrier la réponse de Suzanne, le cœur de l’amoureux battit plus vite lorsque Émilie entra dans sa chambre, apportant, comme d’habitude lorsqu’elle le savait réveillé, le journal et la correspondance. Ah ! S’il eût aperçu sur une des trois enveloppes que lui tendit sa sœur cette élégante et longue écriture, reconnaissable pour lui entre toutes les autres, quoiqu’il ne l’eût vue que sur un seul billet ! Mais non, ces enveloppes contenaient trois lettres d’affaires qu’il jeta de côté avec un énervement dont s’inquiéta cette pauvre sœur, et elle lui demanda :

— « Tu as un chagrin, mon René ? »

Tandis que la jeune femme posait cette question, un si entier dévouement éclatait sur son visage, ses yeux exprimaient une si vive, une si vraie tendresse pour son frère, qu’elle apparut à ce dernier comme un ange sauveur au sortir des troubles de cette cruelle nuit. Ces mots de rupture qu’il n’osait pas formuler lui-même, qu’il ne savait pas écrire, pourquoi ne chargerait-il point Émilie de les prononcer ? Avec la précipitation dont sont coutumiers les caractères faibles, il n’eut pas plutôt entrevu ce moyen d’action qu’il s’en empara presque fébrilement, et il se mit, les larmes aux yeux, à raconter l’état de détresse où il se trouvait par rapport à Rosalie. Tout ce que sa sœur ignorait de ses relations, il le lui révéla. Par une sorte de mirage intime comme en produisent les confessions, et à mesure que ce récit se détaillait, des sentiments nouveaux naissaient dans son cœur, venant à l’appui de sa résolution actuelle.— C’étaient ceux-là mêmes qu’il aurait dû éprouver à l’époque où il accomplissait les actes dont il se reconnaissait maintenant coupable. Quand il avait noué son intrigue, — intrigue innocente en fait, mais cependant clandestine, — il ne s’était pas dit que la stricte morale défend d’avoir un engagement secret avec une jeune fille, et que de l’habituer ainsi à tromper la surveillance de ses parents constitue la plus dangereuse des éducations. Il ne s’était pas dit qu’un homme d’honneur n’a pas le droit de déclarer son amour avant d’avoir éprouvé la solidité de cet amour, et que si l’ardeur de la passion excuse bien des faiblesses, l’appétit de l’émotion ne fait qu’aggraver ces mêmes faiblesses. Ces reproches et d’autres encore lui venaient à l’esprit et aux lèvres, tandis qu’il parlait, et il reconnaissait aussi au visage d’Émilie combien il avait abusé cette sœur confiante. Dans un cercle d’étroite, d’absolue intimité, de telles dissimulations comportent un je ne sais quoi de profondément attristant pour les personnes qui en ont été les victimes. Mais si madame Fresneau éprouva cette tristesse voisine de la déception, elle la traduisit tout entière en sévérité contre la jeune fille, contre elle seule, et elle s’écria naïvement, lorsque son frère lui eut expliqué le service qu’il attendait d’elle :

— « Je ne l’aurais jamais crue si en dessous. »

— « Ne la juge pas mal, » fit René avec honte. Si toutes ces amours étaient demeurées cachées, à qui la faute ? Et il reprit : « C’est moi qui suis le coupable… »

— « Toi ! » dit Émilie en l’embrassant ! « Ah ! Tu es trop bon, trop tendre ! … Mais je ferai ce que tu veux, et je te promets d’avoir une légèreté de main ! … Comme tu as eu raison de t’adresser à moi ! … Nous autres femmes, nous savons l’art de tout dire… Et puis, c’est vrai, la loyauté t’oblige à faire cesser une situation trop fausse… » Et elle ajouta : « Le plus tôt vaudra le mieux ; j’irai rue de Bagneux dès cette après-midi ; je la trouverai seule, ou bien je lui demanderai un rendez-vous. »

Malgré la confiance qu’elle avait témoignée dans sa propre habileté, la jeune femme sentait si bien, à la réflexion, les difficultés de son ambassade, qu’elle laissa voir, au déjeuner, un visage soucieux dont s’inquiéta naïvement son mari et que René dut regarder avec remords. N’y avait-il pas, dans le fait d’employer ainsi une tierce personne, pour apprendre la vérité à Rosalie, quelque chose de particulièrement cruel envers la pauvre enfant, une humiliation ajoutée à l’inévitable douleur ? Quand sa sœur vint lui dire adieu, tout habillée, avant de se rendre chez les dames Offarel, il fut sur le point d’empêcher cette visite. Il en était temps encore… Puis il la laissa partir. Il entendit la porte se fermer. Émilie était dans l’allée, elle prenait la rue d’Assas, celle du Cherche-Midi. Mais l’accès de rêverie triste qui avait envahi le poète ne tint pas contre la pensée de l’arrivée du prochain courrier. Suzanne avait certainement reçu sa lettre ce matin. Si elle avait répondu tout de suite, cette réponse allait être là… Cette idée, et l’approche toute voisine de l’instant où elle se vérifierait, suspendirent du coup sa pitié pour sa petite amie abandonnée. Si compliquée que soit la subtilité d’un cœur, l’amour le simplifie singulièrement. René était en proie à cette inquiétude que tous les amants connaissent, depuis le simple soldat qui espère de sa payse un billet sans orthographe, jusqu’au jeune prince héritier en correspondance sentimentale avec la plus spirituelle et la plus coquette des dames du palais. L’homme veut se reprendre à ses occupations ordinaires ; l’esprit veille, qui compte les minutes et ne peut pas soutenir la sensation de la durée. On regarde l’horloge et l’on suppute toutes les chances possibles. Si l’on osait, on poserait pour la vingtième fois cette ridicule question : « Il n’y a rien ? » à la personne chargée de vous remettre vos lettres. C’est l’attente avec ses anxiétés démesurées, ses folles hypothèses, la fièvre brûlante de ses chimères et de ses désillusions. Au feu de cette impatience, tout se consume et s’abolit dans l’âme. Quand Émilie rentra, une heure et demie environ après être partie, son retour surprit René comme s’il eût absolument oublié la mission dont il l’avait chargée. Mais le visage de sa sœur révélait un trouble tel qu’il en demeura soudain bouleversé.

— « Hé bien ? » articula-t-il avec angoisse.

— « C’est fait, » dit-elle à mi-voix. « Ah ! René, je ne la connaissais pas ! … »

— « Qu’a-t-elle répondu ? »

— « Pas un reproche, » reprit Émilie, « mais des larmes ! Des larmes ! Ah ! quelles larmes ! … Comme elle t’aime ! … Sa mère était sortie avec Angélique… vois quelle ironie, pour aller acheter les provisions du dîner de samedi… C’est moi qui n’irai pas à ce dîner-là… Quand Rosalie m’a ouvert la porte, j’ai cru qu’elle se trouverait mal, tant elle est devenue pâle… Je ne lui avais pas dit un mot, qu’elle avait tout deviné. Elle est comme moi avec toi. Elle a la seconde vue du cœur… Nous sommes entrés dans sa chambre… Il n’y a que toi dans cette chambre, et tes portraits, et des souvenirs qui se rattachent à des promenades que nous avons faites ensemble, et des gravures des journaux illustrés sur ta pièce… J’ai commencé de lui faire ton message, si doucement, je te jure. J’étais aussi émue qu’elle… et elle me disait : — Il est si bon de vous avoir choisie pour me parler ! Au moins vous ne me trouverez pas folle de l’aimer comme je l’aime…— Elle a dit encore : — J’y étais préparée depuis longtemps. C’était trop beau… Et aussi : — Suppliez-le seulement qu’il me permette de garder ses lettres… — Ah ! Ne m’en demande pas davantage maintenant… J’ai si peur pour toi, mon René ; oui, j’ai peur que ce chagrin ne te porte malheur… »