Alphonse Lemerre, éditeur (p. 269-290).


XIII


AT HOME


La lettre mise par René dans la boîte de poste de Saint-Cloud était bien arrivée à son adresse, le matin même du jour qui devait consommer le malheur de la pauvre Rosalie. Suzanne l’avait reçue avec le reste de son courrier, quelques minutes avant que son mari n’entrât dans sa chambre, comme d’habitude, pour prendre le thé, et elle était en train de la lire, quand la bonne et loyale figure de Paul se présenta dans l’entre-bâillement de la porte. Il lui cria, de sa voix gaie et sonore, le « bonjour, Suzon » qu’il lui adressait toujours, et il ajouta, comme il lui arrivait quelquefois, « ma rose blonde. » Cette allusion à la célèbre romance d’Alfred de Musset n’allait jamais sans un baiser. Musset représentait, pour Moraines, la jeunesse et l’amour, avec un coin de mauvais sujet, et c’était la naïve fatuité de ce brave garçon de se poser à ses propres yeux comme traitant Suzanne en amant et non en mari. Il était de ces étranges époux qui vous diraient volontiers en confidence : « J’ai tout appris à ma femme, c’est la seule manière de lui ôter toute curiosité… » En attendant, il était amoureux de sa « rose blonde » comme au premier jour, et il le lui prouva, ce matin encore, par la manière dont il lui baisa la nuque, tandis qu’elle le repoussait, en disant :

— « Allons, laisse-moi finir ma lettre et prépare le thé… »

Elle savait bien que Paul ne lui demanderait jamais aucun détail au sujet de sa correspondance, et cela lui procurait une si douce sensation de se réchauffer au feu des phrases du jeune homme, qu’elle ne se contenta pas de lire cette lettre une fois ; elle la relut, puis elle la plia en deux et la glissa dans son corsage. Elle avait, en venant prendre place à la table, devant la fine tasse de porcelaine où blondissait déjà le thé, un tel rayonnement sur son visage que Moraines lui dit, pour la taquiner, et en grossissant encore sa voix ?

— « Si j’étais un mari jaloux, je croirais que vous avez reçu une lettre de votre amoureux, tant vous avez l’air contente, Madame… Et si tu savais comme ça te va, » ajouta-t-il, en lui baisant le bras au-dessus du poignet, son bras si frais dont la peau dorée était encore toute tiède et toute parfumée de son bain.

— « Hé bien ! Monsieur, vous auriez raison, » répondit-elle avec un sourire malicieux. C’est un plaisir divin pour les femmes que de dire avec ces sourires-là des vérités auxquelles ne croient pas ceux à qui elles les disent. Elles se donnent ainsi un peu de cette sensation du danger qui fouette délicieusement leurs nerfs.

— « Est-il gentil au moins, ton amoureux ? » reprit Paul, donnant tête baissée et avec verve dans ce qu’il jugeait être une plaisanterie.

— « Très gentil… »

— « Et peut-on savoir son nom ? »

— « Vous êtes bien curieux. Cherchez. »

— « Ma foi non, » dit Paul, « j’aurais trop à faire. Ah ! Suzanne, » ajouta-t-il avec un sentiment profond, et en changeant d’accent tout à coup, « comme ça doit être cruel de se défier ! … Me vois-tu jaloux de toi, et, là-bas, à mon bureau, avec cette idée qui me rongerait toute la journée ? … Bah ! » ajouta-t-il finement, « je te ferais surveiller par Desforges… »

— « C’est encore heureux qu’il n’y ait eu personne ici pour entendre sa plaisanterie, » songea Suzanne, quand elle fut seule. « Il a la manie de dire de ces mots-là dans le monde ! … » Mais la lettre de René lui avait tant plu qu’elle oublia de se mettre en colère, comme elle faisait quand elle trouvait son mari par trop simple. Ces jolies et spirituelles scélérates ont de ces logiques : elles emploient leur plus fine adresse à vous passer un bandeau sur les yeux avec leurs blanches mains, puis elles vous reprochent de trébucher. Il ne leur suffit pas que vous soyez trompé, vous ne devez l’être que jusqu’à un certain point. Au delà, c’est trop, vous les gênez, et elles vous en veulent, — de bonne foi. Celle-ci se contenta de lever ses épaules avec une expression de douce pitié. Puis elle tira la lettre de la place où elle l’avait glissée, et elle la lut pour la troisième fois.

— « C’est vrai, » dit-elle tout haut, « qu’il ne ressemble pas aux autres… »

Et elle tomba dans une rêverie profonde qui lui montrait le jeune homme au Louvre, tel qu’il lui était apparu, sous le grand tableau de Véronèse, le visage penché à droite et guettant sa venue. Quand ses yeux l’avaient rencontrée, était-il ému ! Était-il jeune ! Plus tard, quand il lui avait dit qu’il l’aimait, comme ses lèvres tremblaient, ces belles et pleines lèvres où elle aurait voulu mordre, comme dans un fruit, après s’être caressé les joues à l’or souple de la barbe qui encadrait ce visage aussi frais que viril ! Mais le fruit n’était pas mûr. Il fallait savoir attendre. Elle poussa un soupir. Elle avait bien calculé que le poète lui écrirait, dans la journée, après leur rendez-vous, et justement cette lettre-là. Elle s’était promis de ne pas y répondre, non plus qu’à la seconde. Elle l’attendit, cette seconde, un jour, deux jours, trois jours. Si complète que fût sa confiance dans l’ardeur du sentiment qu’elle avait su inspirer à René, elle commençait d’avoir peur lorsque, dans l’après-midi de ce troisième jour, et comme son coupé tournait l’angle de la rue Murillo, elle l’aperçut debout, comme l’autre fois, sur le trottoir. Elle eut grand soin de ne pas avoir l’air de le remarquer, et elle prit, enfoncée dans son coin, sa physionomie la plus mélancolique, ses yeux le plus noyés de rêve, une pureté de profil à émouvoir un tigre. Il fut transformé aussitôt, ce coupé confortable et garni d’une foule de petits brimborions commodes, en une voiture cellulaire emportant une victime, — victime de son mari, victime de son luxe, victime de son amour, victime de sa vertu ! … Et elle ne mentait pas trop en passant ainsi devant le jeune homme. À le voir pâli par une angoisse de trois jours, perdu d’émotion, elle aurait tant voulu faire arrêter cette voiture rapide, en descendre ou l’y recevoir, l’enlever, lui dire : « Mais je t’aime autant que tu m’aimes ! … » Au lieu de cela, elle allait à des courses et à des visites, sûre maintenant que cette seconde lettre si impatiemment attendue ne tarderait pas. Elle l’avait le soir même, mais à une minute où l’arrivée de cette lettre présentait le plus de véritable péril. Voici pourquoi. Rentré chez lui aussitôt après leur rencontre, René avait écrit quatre pages en proie à la fièvre, et, pour que madame Moraines les eût plus tôt et plus sûrement, il les avait envoyées, vers cinq heures, par un commissionnaire, en sorte que le billet fut apporté par le valet de chambre dans un moment où Suzanne avait Desforges avec elle. Il était venu, comme il faisait souvent à cette heure, avec un gentil cadeau : un délicieux étui en or ancien, déniché dans une visite à l’hôtel Drouot. Elle n’eut pas plutôt reconnu l’écriture de l’adresse qu’elle se dit : « Le moindre signe d’émotion, et le baron devine que j’ai une intrigue… » Comme il arrive, cette crainte de montrer de l’émotion lui rendait plus difficile de cacher les mouvements dont elle était agitée. Elle prit cependant cette enveloppe, la regarda comme quelqu’un qui ne devine pas d’où lui vient une missive, la déchira et parcourut la lettre rapidement après avoir jeté les yeux d’abord sur la signature ; puis, se levant pour aller la placer parmi d’autres sur le bureau entouré de lierre :

— « Encore une lettre de pauvre, » dit-elle, « c’est étonnant, ce qu’il m’en arrive ces jours-ci ; et vous, Frédéric, comment vous en tirez-vous ? »

— « Mais c’est bien simple, » répondit le baron, « cinquante francs à la première demande, vingt francs à la seconde, rien à la troisième. Mon secrétaire a mes ordres pour cela… En voilà encore un cliché auquel je ne crois pas : la charité ! … Comme si c’était par manque d’argent que les pauvres sont les pauvres. C’est leur caractère qui les a faits tels, et cela, vous ne le changerez pas… Tenez, la personne qui vous quête aujourd’hui, gageons vingt-cinq louis qu’en allant aux renseignements vous trouverez qu’elle a eu dix fois, dans sa vie, la fortune en main, ou l’aisance. Vous lui constitueriez un capital que ce serait la même chose après quelques années… Je veux bien donner d’ailleurs, et tant que l’on voudra… Mais quant à croire que l’argent ainsi dépensé soit de la moindre utilité, c’est une autre affaire… Et puis, je les connais, les bienfaiteurs et les bienfaitrices ; je la connais, la réclame, et le chemin fait dans le monde, et les belles relations… »

— « Taisez-vous, » dit Suzanne, « vous êtes un affreux sceptique. » Et avec la finesse d’ironie par laquelle les femmes obligées de mentir se vengent parfois de celui qui les contraint à la ruse : « Ah ! On ne vous en fait pas accroire facilement, à vous ! … »

Le baron sourit à la flatterie de sa maîtresse. Si sa défiance eût été éveillée, cette phrase l’eût endormie. Les hommes les plus retors ont un point par où on les vaincra toujours : la vanité. Mais toute espèce de soupçon était bien loin de l’esprit de Desforges. Il était aussi facile à Suzanne de le tromper, qu’il l’avait été à René de tromper sa sœur. Ceux qui nous voient constamment sont les derniers à s’apercevoir des choses qui sauteraient aux yeux du premier étranger venu. C’est que l’étranger nous aborde sans idée toute faite, au lieu que nos amis de tous les jours se sont formé de nous une opinion qu’ils ne se donnent plus la peine de vérifier et de modifier. C’est ainsi que le baron ne remarqua point, ce jour-là, que son amie était dans une véritable crise d’agitation, durant sa visite qu’il prolongea plus que d’habitude. Il lui racontait toutes sortes de propos du club, tandis qu’elle allait et venait dans la chambre, sous un prétexte ou sous un autre, guignant sa lettre, qu’elle saisit avec délice, quand Desforges se fut enfin décidé à partir. « C’est un excellent ami, » se dit-elle, « mais quelle corvée ! … » Quinze jours de passion avaient suffi pour qu’elle en vînt à ce degré d’ingratitude, et elle se reposait de son impatience de tout à l’heure en absorbant, phrase par phrase, mot par mot, la lettre folle du jeune homme. C’était, cette fois, une supplication ardente, un appel fait à toutes les tendresses de la femme. Il ne lui parlait plus d’amitié. La feinte mélancolie de la voiture avait porté. « Puisque vous m’aimez, » lui disait-il, « ayez pitié de vous, si vous n’avez pas pitié de moi… » Ce qui aurait paru à Suzanne, de la part de tout autre, une intolérable fatuité, cette confiance absolue dans son sentiment à elle, la toucha profondément. Elle sut y voir, et cela y était vraiment, une adoration si complète qu’elle n’admettait pas l’ombre d’un doute. Il eût été si naturel que René l’accusât d’avoir joué avec lui au jeu cruel de la coquetterie ! Qu’une telle hypothèse était loin de la pensée du jeune homme ! « Pauvre enfant, » se dit-elle, « comme il m’aime ! » Et songeant à Desforges par comparaison, elle ajouta tout haut : « C’est le plus sûr moyen de n’être pas trompé ! » Elle reprit la lettre. L’accent en était si touchant, elle y respira un tel parfum de douleur sincère ; d’autre part, ce petit salon, avec son intime clarté de six heures, lui rappelait avec tant de précision le souvenir du poète et de sa première visite, qu’elle se demanda si l’épreuve n’avait pas été suffisante.— « Non, » conclut-elle, « pas encore… » Cette folle lettre, en effet, ne comportait qu’une réponse : dire à René de revenir chez elle, et c’était chez lui qu’elle voulait le revoir, dans ce petit intérieur qu’il lui avait décrit. Elle y arriverait, éperdue, sous le prétexte de l’arracher au suicide. Ce prétexte, la troisième lettre le lui fournirait assurément, et elle décida de l’attendre, avec quelle jouissance anticipée de ce revoir ! Dans le bouleversement d’idées que produirait chez René sa soudaine et inattendue présence, il n’y aurait place pour aucune réflexion. Tous ces préliminaires de la chute si impossibles, si odieux à discuter avec un homme inexpérimenté comme lui, seraient supprimés. Il y avait bien la présence, dans le même appartement, du reste de sa famille. Suzanne n’eût pas été la femme dépravée qu’elle restait, même dans cette crise de passion véritable, si ce détail n’avait pas ajouté à son projet le charme du fruit deux fois défendu. Oui, elle attendait cette troisième lettre, avec une cuisante ardeur. Ses heures s’écoulaient rapides. Elle dînait en ville, allait au théâtre, faisait ses visites sur cette unique pensée. Sa bonne chance voulut que Desforges, sermonné sans doute par le docteur Noirot, ne lui demandât point de rendez-vous rue du Mont-Thabor pour cette semaine. Elle ne se dissimulait pas que ce n’était que partie remise. Même devenue la maîtresse de René, il lui faudrait continuer d’être celle de l’homme qui suffisait à toute une portion de son luxe. Elle acceptait cette idée, sans plus de répugnance que celle d’être l’épouse de Paul. « Qu’est-ce que ça peut te faire puisque je n’aime que toi ? … » disent à leur amant les femmes en puissance de mari ou d’entreteneur, lorsqu’elles ont à subir une de ces grotesques scènes de jalousie où se manifeste la sottise de celui qui ne veut pas partager ! … Elles ne sont jamais plus sincères qu’en prononçant cette phrase. Elles savent si bien que de se donner dans l’amour n’a rien de commun pour elles avec se donner dans le devoir, dans l’intérêt, ou même dans le plaisir. Mais si ce partage de ses caresses n’avait rien qui choquât Suzanne, elle n’en était pas moins heureuse qu’il fût remis à plus tard. Elle pourrait avoir eu quelques bons jours, entièrement consacrés à son sentiment nouveau. En cela encore elle était bien une courtisane, une de ces créatures qui deviennent, lorsqu’elles sont éprises, des artistes en amour, aussi délicates sur certains points qu’elles sont abominablement perverses sur d’autres.

— « Pourvu qu’il n’ait pas eu l’idée de voyager ! … » Telle fut la pensée qui lui vint à l’esprit, quand elle eut enfin cette troisième lettre tant désirée, et qui n’était qu’un long et déchirant adieu, — sans un reproche. Elle trembla que René n’eût eu recours au procédé conseillé par Napoléon, qui a dit avec son impérial bon sens : « En amour, la seule victoire est la fuite. » En se conduisant comme elle avait fait, elle avait joué son va-tout. Allait-elle gagner ? Ce qu’elle avait prévu se produisait avec une exactitude qui la ravit et l’épouvanta tout ensemble. Cette troisième lettre exprimait un si navrant désespoir qu’avec toute son expérience, la subtile comédienne se sentit prise, à une seconde lecture, d’une nouvelle crainte, plus terrible que l’autre, celle que René eût réellement attenté à sa vie. Elle eut beau se raisonner, se démontrer que si le poète avait dû partir, la lettre eût mentionné cette résolution ; s’affirmer qu’un beau jeune homme de vingt-cinq ans ne se tue point, à cause du silence d’une femme dont il se croit aimé, — elle était réellement la proie d’une angoisse extraordinaire, lorsqu’elle arriva, vers deux heures de l’après-midi, à l’entrée de la rue Coëtlogon. Elle avait reçu la lettre, le matin même. Elle s’arrêta une minute pourtant, tout étonnée devant ce coin provincial de Paris dont le pittoresque avait, l’autre soir, ravi Claude Larcher. Il faisait un ciel voilé de fin d’hiver, bas et gris, sur lequel les branchages nus des arbres se détachaient tristement. Les cris de quelques enfants joueurs, en train de faire la petite guerre parmi les décombres, montaient dans le silence. La singularité de cette paisible ruelle, l’invraisemblance de la démarche que hasardait Suzanne, l’incertitude sur l’issue, tout se réunissait pour lui donner la somme la plus complète d’émotions dont elle fût capable. Elle dut sourire en se disant qu’elle n’avait, pour croire que le jeune homme fût chez lui, aucun motif, sinon qu’il attendait, sans l’espérer, une réponse à sa lettre dernière. Mais lorsque le concierge eut répondu à sa demande que M. René était à la maison, en lui indiquant la porte, elle retrouva tous ses esprits. Il y avait chez elle, comme chez toutes les femmes très positives, un fond d’homme d’action. Une donnée réelle et circonscrite d’événements la rendait résolue, et hardie à suivre son projet. Elle sonna. Des pas se firent entendre, très lourds, et le visage de Françoise lui apparut. Dans toute autre circonstance, elle aurait souri de l’ébahissement que l’Auvergnate ne chercha même pas à dissimuler. Colette Rigaud était déjà venue une fois chez le poète pour demander en hâte un petit changement à son rôle, et Françoise, sa première stupeur dissipée, pensa sans doute que c’était une nouvelle visite du même ordre, car Suzanne put l’entendre, qui, ouvrant la porte du fond à droite, disait : « Monsieur René, il y a une dame qui réclame après vous… Une bien belle… Ce sera quelque artiste… » Elle vit le jeune homme sortir de sa chambre lui-même, qui devint, en la reconnaissant, d’une pâleur de mort. Toute légère, elle glissa le long de ce couloir que les lithographies de Raffet transformaient en un petit musée napoléonien. Elle entra dans la chambre du poète qui s’effaça pour la laisser passer. La porte se referma. Ils étaient seuls.

— « Vous ! C’est vous ! … » dit René. Il la regardait, élégante et fine, se tenir debout dans le costume sombre qu’elle avait choisi pour cette visite. Il se trouvait dans cet état de désarroi intime où nous jette un événement inattendu qui nous transporte soudain de l’extrémité de la détresse à l’extrémité de la joie. Durant ces minutes là, un tourbillon d’idées et de sensations se déchaîne en nous, avec une force telle que notre cerveau en est comme affolé. Les jambes se dérobent sous le corps, les mains tremblent. C’est le bonheur, et cela fait du mal. René dut s’appuyer contre le mur, les yeux toujours fixés sur ce charmant visage dont il avait désespéré de ne plus jamais se repaître le cœur. Un détail acheva de le bouleverser. Il s’aperçut que les mains de Suzanne, elles aussi, tremblaient un peu, et, pour cette fois, ce tremblement était sincère. Le caprice passionné que la jeune femme éprouvait pour le jeune homme, se combinait d’une crainte, celle de lui déplaire. En pénétrant dans cette chambre où elle était bien sûre qu’aucune femme n’était venue avant elle, sa résolution de se donner était aussi nette et ferme que peuvent l’être des résolutions de ce genre. Il y rentre toujours une part d’imprévu, que déterminera l’attitude de l’homme. Suzanne sentait trop bien qu’avec René tout serait difficulté, dans ces débuts de la possession que les viveurs mettent leur orgueil à conduire légèrement. Cette naïveté lui plaisait à la fois et l’effrayait. Mais elle comptait aussi sur la folie des sens, qui en sait plus que les plus subtiles roueries. Seulement il fallait déchaîner cette folie chez le poète sans en avoir l’air, et quand elle-même en était toute possédée. Elle eut, aussitôt entrée dans la chambre, et tandis qu’il la contemplait, une minute d’hésitation ; puis, oubliant à demi et ses calculs et son personnage, elle s’abattit sur la poitrine de René, la tête posée sur son épaule et balbutiant :

— « Ah ! j’ai eu trop peur. Votre lettre m’a tout fait craindre, et je suis venue. J’ai trop lutté. J’étais à bout de forces… Mon Dieu ! mon Dieu ! Qu’allez-vous penser de moi ? … »

Il la tenait dans ses bras, frémissante. Il releva cette tête adorable et commença de lui donner des baisers, sur les yeux d’abord, ces yeux dont le regard triste l’avait tant navré, lors de l’apparition de la voiture, — sur les joues ensuite, ces joues dont la ligne idéale l’avait tant charmé dès le premier soir, — sur la bouche enfin qui s’ouvrit à sa bouche, amoureusement. Que pensait-il d’elle ? … Mais est-ce que son âme pouvait former une idée, absorbée qu’elle était par cette union des lèvres qui est déjà une prise de possession de la femme, ardente, enivrante et complète ? À Suzanne aussi comme ce baiser sembla délicieux ! À travers les horribles complications de sa diplomatie féminine, un désir sincère avait grandi en elle, celui de rencontrer l’amour jeune et spontané, naturel et vibrant. Cet amour passait avec le souffle de René jusque dans les profondeurs de son être, et la faisait se pâmer à demi. Ah ! La jeunesse, l’abandon complet, absolu, sans pensée, sans parole ; tout oublier, sinon la minute actuelle ; tout effacer, sinon la sensation qui va fuir, mais qui est là, dont notre baiser palpe la douceur, dont il dessine le contour ! Cette femme corrompue par la plus désenchantée des expériences, celle d’un Parisien cynique de cinquante ans, dégradée par la pire des vénalités, celle que le besoin n’excuse pas, cette machiavélique courtisane et qui avait fait de son intrigue avec René un problème d’échecs, goûta pendant une seconde cette joie divine. Le châtiment de ceux qui commettent le crime de calculer en amour, c’est que leur calcul leur revient dans des secondes pareilles. Tout envahie qu’elle fût par l’ivresse de ce baiser, Suzanne eut la triste lucidité de penser qu’elle ne pouvait pas se donner ainsi, tout de suite, et le non moins triste courage de se retirer des bras du jeune homme, en lui disant :

— « Laissez-moi partir. Je vous ai vu. Je sais que vous vivez. Je vous en supplie, laissez-moi m’en aller. Oh ! René ! … » — elle ne l’avait jamais appelé par son petit nom— « ne m’approchez pas ! … »

— « Suzanne, » osa répondre le jeune homme qui venait de boire sur cette bouche fine la plus brûlante des liqueurs : la certitude d’être aimé, « n’ayez pas peur de moi… Quand aurons-nous une heure à nous comme celle-ci ? C’est moi qui vous supplie de rester… Voyez, » ajouta-t-il gracieusement en se reculant plus loin d’elle, « je vous obéis. Je vous ai obéi quand cela m’était si cruel ! … Ah ! Vous me croyez ! … » fit-il en voyant que les traits de madame Moraines n’exprimaient plus le même effroi. « Voulez-vous être bonne ? … » continua-t-il, avec ce rien d’enfantillage qui plaît tant aux femmes, et qui leur fait dire à toutes, depuis les grandes dames jusqu’aux filles, qu’un homme est mignon, « asseyez-vous là, sur ce fauteuil où je me suis tant assis pour travailler, et puis soyez bonne encore, n’ayez pas l’air d’être en visite… » Il s’était rapproché d’elle pour la forcer de s’asseoir, et il lui enlevait son manchon ; il lui dégrafait son manteau. Elle se laissait faire avec un sourire triste, comme de quelqu’un qui cède. C’était l’agonie de la madone que ce sourire, le dernier acte dans cette comédie de l’Idéal qu’elle avait jouée. Il lui retira son chapeau aussi, une espèce de toque assortie à son manteau. Il s’était agenouillé devant elle, et il la contemplait avec cette idolâtrie qu’une femme sera toujours sûre de provoquer chez son amant, si elle lui donne une de ces preuves de tendresse qui flattent à la fois chez l’homme la tendresse et la fatuité, les passions hautes du cœur et les passions basses. Le poète se disait : « Faut-il qu’elle m’aime, pour être venue chez moi, elle que je sais si pure, si religieuse, si attachée à ses devoirs ? » Tous les mensonges qu’elle lui avait servis soigneusement lui revenaient, comme des raisons de croire davantage à sa sincérité, et il lui disait : « Que je suis heureux de vous avoir ici, et à ce moment ! … Ne craignez rien, nous sommes si seuls ! Ma sœur est sortie pour toute l’après-midi, et l’esclave… » — il appela Françoise de ce nom pour amuser Suzanne— « l’esclave est occupée là-bas… Et je vous ai ! … Voyez, c’est mon petit domaine à moi, cette chambre, l’asile où j’ai tant vécu ! Il n’y a pas un de ces recoins, pas un de ces objets qui ne pourrait vous raconter ce que j’ai souffert durant ces quelques jours… Mes pauvres livres… » — et il lui montrait la bibliothèque basse— « je ne les ouvrais plus. Mes chères gravures… je ne les regardais plus… Cette plume, avec laquelle je vous avais écrit, je ne la touchais plus… J’étais là, juste à la même place que vous, à compter les heures, indéfiniment… Dieu ! Quelle semaine j’ai passée ! … Mais qu’est-ce que cela fait, puisque vous êtes venue, puisque je peux vous contempler ? … Une peine que vous me laissez vous dire, ah ! c’est du bonheur encore ! … »

Elle l’écoutait, fermant à demi les yeux, abandonnée à la musique de ces paroles, sans que la volupté profonde qui l’envahissait l’empêchât de suivre son projet.— L’émotion du danger empêche-t-elle un adroit escrimeur de se rappeler sur le terrain les leçons de la salle ? — L’assurance qu’il lui avait donnée de leur solitude l’avait fait tressaillir de joie, le coup d’œil jeté sur cette petite chambre si intime, si minutieusement rangée et parée, l’avait ravie comme un signe qu’elle ne s’était pas trompée au sujet du passé de René. Tout ici révélait une vie studieuse et séparée, la pure et noble vie de l’artiste qui s’enveloppe d’une atmosphère de beaux songes. Et plus que tout, c’était le jeune homme qui lui plaisait, avec ses prunelles brûlantes, sa câline manière de s’approcher d’elle, et elle comprenait que ce chemin des confidences réciproques sur leurs souffrances communes devait la conduire à son but sans qu’elle risquât de rien diminuer de son prestige.

— « Et moi, » répondait-elle, « croyez-vous que je n’ai pas souffert ? Pourquoi vous le nier ? … Vos lettres ? … Dieu m’est témoin que je ne voulais pas les lire. Je suis restée un jour entier avec la première dans ma poche, sans pouvoir la détruire et sans déchirer l’enveloppe. Vous lire, c’était vous écouter de nouveau, et je m’étais tant promis que non ! J’avais tant demandé à mon ange gardien la force de vous oublier… Ah ! j’ai bien lutté ! … » Ici la madone, apparut pour la dernière fois. Elle leva ses yeux au ciel, — représenté, pour la circonstance, par un plafond auquel le poète avait appendu de petites poupées japonaises. Il passa dans ces beaux yeux le reflet des voiles de cet ange gardien dont elle avait osé parler, s’envolant là-bas, là-bas… Puis elle reporta ces yeux bleus sur René, et avec tout l’abandon d’un cœur vaincu, elle lui dit :

— « Je suis perdue maintenant, mais qu’importe ? Je vous aime trop… Je ne sais plus rien, sinon que je ne peux pas supporter de vous savoir malheureux… »

Des sanglots la secouaient, convulsifs, et de nouveau sa tête s’abattit sur l’épaule du jeune homme, qui recommença de lui donner des baisers. Comme enfantinement, elle lui mit les bras au cou et elle appuya ses seins contre cette poitrine, où elle put sentir battre un cœur affolé. Elle vit encore passer dans le regard de René cette fièvre du désir qui conduit les plus timides et les plus respectueux aux pires audaces. Elle dit encore : « Ah ! Laissez-moi, » et se releva pour s’échapper des bras qui la pressaient, mais cette fois elle recula du côté du lit. Il la poursuivit, et, en la serrant contre lui, il sentit ce corps si souple tout entier contre le sien. Les mots de l’amour le plus insensé lui venaient aux lèvres, et, emportant Suzanne entre ses bras dont la force était décuplée par la passion, il la mit sur le lit, et, s’y jetant à côté d’elle, il la couvrit des plus ardentes caresses jusqu’à ce qu’elle lui appartînt complètement, dans une de ces étreintes qui abolissent tout, chez un enfant de vingt-cinq ans, même le pouvoir d’observer si les sensations qu’il éprouve sont partagées. Comment donc René eût-il gardé la force de recueillir en cet instant suprême les indices qui lui auraient dévoilé la comédie jouée par sa maîtresse ? Rien que sa toilette intime eût suffi pourtant à démontrer dans quelle intention elle était arrivée rue Coëtlogon. Elle avait une de ces robes donc la souple étoffe ne redoute pas les froissements, une ceinture au lieu de corset, pas un bijou, pas trace d’un de ces jupons empesés qui peuvent servir d’obstacle, mais de la soie molle et de la batiste ; enfin elle était comme nue dans ses vêtements et prête à l’amour. Mais enlacé à cette créature exquise, s’enivrant, malgré cette toilette, des plus secrètes beautés d’un corps si gracieux, si jeune, si parfumé, dans le silence de cette chambre où les balbutiements et les soupirs de la volupté semblaient presque de grands bruits, le jeune homme ne se demanda pas s’il avait raison ou tort d’adorer cette femme ; ni s’il en était la dupe. Et puis, est-on jamais dupe de goûter le bonheur ?