Ernest Flammarion, Éditeur (p. 337-345).

CHAPITRE XLII


Où l’on verra l’importance que le gouvernement de la République française accorde au roi des Maures, lequel n’en devient pas plus fier.

Les visites à Bormes devenant dangereuses, Maurin fit prier M. Cabissol de le rejoindre à Collobrières, où il lui rendrait compte de sa mission.

Ils s’y rencontrèrent à l’hôtellerie de M. Blanc.

— Eh bien, qu’avez-vous de nouveau, Maurin ?

— Voici : nous craignons, n’est-ce pas, la candidature Poisse ?

— Oui, dit Cabissol ; c’est un faux républicain qui fait le jeu des adversaires dont il aura les voix, outre une partie des nôtres, diminuant ainsi les chances de Vérignon.

— C’est ce que j’avais compris, dit Maurin. Eh bien, M. de Siblas maintient sa candidature pour retirer à Poisse cet avantage qui, au premier tour, pourrait le placer premier.

— Il la maintient ! il la maintient ! s’écria Cabissol, qu’en savez-vous ? Et s’il la maintient, ça ne sera pas pour nous aider, croyez-le.

Le grand seigneur populaire qui s’appelait Maurin fut inimitable dans le ton de sa simple réponse :

— Je vous demande pardon : il fera comme j’ai dit ; j’ai sa parole !

Il raconta son entrevue avec le comte.

— Maurin, dit Cabissol, vous faites des miracles. Je vous jure que si j’étais allé offrir cet arrangement à M. de Siblas, j’aurais été repoussé avec ironie.

— Qui est cet Ironi ? dit Maurin.

M. Cabissol se mit à rire.

— Comme quoi, dit-il, l’intelligence et la connaissance du vocabulaire sont deux !

— Parlez-moi français, dit simplement Maurin.

— Eh bien, votre entrevue avec M. de Siblas est une manière d’événement. Le pape aidant, vous en avez fait un rallié sincère.

— Que vient faire là-dedans le pape ?… grommela Maurin. Vous savez que je n’aime pas trop les curés ni les ermites.

— Et que vous ont fait les curés et les ermites ?

— Ce sont des gens, dit Maurin, qui promettent une culotte à un pauvre et qui le font trembler pendant une heure avant de la lui donner ! Ils vous font payer deux sous le commencement d’une histoire et exigent deux autres sous pour vous en conter la fin !

« On ne peut naître ni mourir sans leur payer à boire.

— Ils ne sont pas tous pareils.

— Il y a des braves gens partout, c’est entendu !

— Et, dit M. Cabissol, avez-vous vu M. Caboufigue ?

La physionomie de Maurin s’éclaira d’un air de gaîté équivoque.

— Il est assez visible ! fit-il. Gros comme il est, voui, que je l’ai vu ! Il a les joues roses comme le dedans de ces porcs frais qu’on voit tout ouverts chez les bouchers dans les villes, la veille de Noël, et qui sont tout enguirlandés de lauriers-sauce !

— Se présentera-t-il ? Il est dangereux ; beaucoup se tromperont sur son compte. Il a gardé de nombreux amis parmi les pauvres gens, sans faire grand’chose pour eux. Il donne des fontaines Wallace aux communes. Il a l’égoïsme habile. Il nous roulera.

— Non, fit Maurin, Je te lui ai mis dans les pattes une jolie petite ficelle rouge et il est tombé sur le nez !

— Vous parlez, Maurin, comme un rébus, dit Cabissol.

Rébus ? Encore un citoyen que je connais pas, répliqua Maurin. Il n’est pas d’ici ?

— Quelle ficelle avez-vous mis dans les pattes de notre sanglier couronné ?

Inimitable en sa drôlerie, convaincu et gouailleur, Maurin prononça :

— Je te vous l’ai décoré !

M. Cabissol se demanda si Maurin perdait la tête. La folie des grandeurs l’avait-elle mordu ? Prenait-il au sérieux son titre de roi des Maures ?

— Il n’y a rien à dire là contre, poursuivit Maurin ; ce blanc a été roi des nègres. Et, décorés, tous les rois le sont.

— Le diable m’emporte si je vous comprends. Quelle farce lui avez-vous jouée ?

— Aucune, dit Maurin ; mais j’ai pensé qu’être député ça ne serait pour lui qu’une manière de se faire honneur… et que preutrêtre, alors, il aimerait mieux la croix — qui lui donnerait moins de travail. Et, — acheva-t-il simplement, — je la lui ai promise.

— Parbleu ! dit Cabissol en riant à gorge déployée, si cela ne dépendait que de moi, il l’aurait, ne fût-ce que pour que, en qualité de roi des Maures, vous ayez décoré quelqu’un, Maurin ! Nous en parlerons au préfet, mais je crains bien que votre recommandation ne suffise pas.

— Vous croyez ? dit Maurin. Quand est-ce que ça se donne, les croix ? Il y a une saison, on m’a conté, où ça pousse comme la sorbe au sorbier.

— Mais, confirma Cabissol, nous voici en janvier. Les journaux annoncent les promotions pour cette fin de mois. C’est juste le temps de cette récolte.

— Voulez-vous, demanda Maurin, me faire un mot de billette pour une dame ?

— À vos ordres. Et pour qui, maître Maurin ? Et que faut-il dire ? Dictez.

M. Cabissol appela l’aubergiste Blanc, qui, sur sa demande, apporta plume et encre, et Maurin dicta le sens d’une billette dont M. Cabissol rédigea les phrases à son idée. La lettre suivante fut le résultat de cette collaboration :

À madame***… en son hôtel, Champs-Élysées. N°… à Paris.
« Madame,

« Dans la très haute situation que vous occupez aujourd’hui, peut-être voudrez-vous bien vous rappeler avec indulgence un petit pêcheur de Provence pour qui vous avez eu des bontés lorsque, il y a déjà bien longtemps, il vous servait de modèle sur les plages de Saint-Tropez, et qui vous demande aujourd’hui, très humblement, une grâce ; non pas pour lui, mais pour un de ses compatriotes que M. le préfet, je le sais, recommandera de son côté au gouvernement… Je n’ose pas espérer que vous vous souviendrez de moi, mais je ne veux pas croire que vous ayez oublié le mousse de Saint-Tropez dont vous avez fait le portrait lorsqu’il avait seize ans et que vous habitiez la villa des Mussugues.

« Lui, il n’a pas oublié… Il est aujourd’hui un très humble mais très dévoué serviteur de la République.

« La faveur qu’il vous demande servira notre cause, comme d’autres l’expliqueront, à M. votre mari, mais j’ai pensé que peut-être la voix du petit pêcheur de Saint-Tropez aurait, par votre intermédiaire, quelque influence sur cette affaire, et j’ai spontanément demandé à un ami avocat de tenir la plume à ma place. La note ci-jointe expliquera à vous, madame, et à qui de droit l’affaire dont il s’agit.

« Veuillez agréer l’hommage le plus respectueux de votre humble serviteur.

« Maurin dit Maurin des Maures.
« Mon adresse : chez M. Rinal, médecin principal
de la Marine en retraite, Bormes
(Var). »

Quand M. Cabissol à qui, bien entendu, Maurin des Maures ne donna sur ses relations avec la dame que les renseignements les moins confidentiels, lui eut relu à haute voix cette lettre à deux reprises :

— Noum dé pas Diou ! dit Maurin, je parle comme un livre ! Là, voui, que je parle bien ! Si elle ne répond pas comme nous le désirons, c’est qu’elle n’a rien dans la poitrine ! Mais elle répondra. Si vous saviez, elle était si gentillette ! Elle dessinait comme un ange ! Elle me mettait dans tous ses tableaux. Une fois, elle m’a habillé en saint Jean, dans le désert avec une peau de chèvre sur mon dos tout nu…

— Tranchons le mot, dit M. Cabissol en riant : vous l’aimiez !

— Oh ! dit Maurin évasivement, moi, vous savez, depuis mon enfance, je les ai toujours aimées toutes ! Je la regardais comme une sainte Vierge dans un oratoire. Je la menais en barque. C’était un beau temps… Mais passez-moi la plume. Je vais lui mettre un peu de signature.

Il prit la plume gauchement :

— C’est moins lourd qu’un calibre douze ! dit-il et il signa maladroitement : « Maurin des Maures. »

Huit jours plus tard les promotions de janvier paraissaient à l’Officiel, par ordre alphabétique.

— Chevaliers de la Légion d’honneur :

« Alexandre-Marius-Attila-César Caboufigue, armateur et explorateur, services exceptionnels.

— Sacrebleu ! dit en riant le préfet à Cabissol, si j’avais su que ça n’était pas une plaisanterie, j’aurais préféré sérieusement employer pour moi-même le crédit de Maurin ; je serais officier !

Quant à Maurin, il se dit simplement :

— Je l’aurais parié, mais ça ne me flatte guère, pourquoi je devine qu’elle a eu peur que je parle trop, la petite coquinette ! Et ça m’offense !

Et quand M. Cabissol lui fit remarquer les mots « services exceptionnels » :

— Je le crois bien, dit-il, tout le monde n’élève pas des crocodiles !

Il s’en alla, l’Officiel à la main, annoncer la nouvelle énorme à Caboufigue. Cabissol, toujours curieux, avait demandé à être de la partie. Ils frétèrent une embarcation au Lavandou, et en route pour Porquerolles !

— Tu m’as promis, dit Maurin à Caboufigue, de renoncer à toute candidature si tu étais décoré ?

— C’est entendu, confirma Caboufigue.

— Monsieur est venu pour témoin, dit Maurin, et tu vas nous écrire une lettre qui t’engage un peu comme il faut, à ne pas être candidat à la députation.

Cabissol sortit de sa poche la lettre qui était toute préparée.

— Mais qui me garantira ?

— Notre parole. Signe !

Caboufigue effaré, décontenancé, signa.

— Alors, voici, dit Maurin, la chose que je t’ai promise.

Et tirant de sa poche un ruban rouge dont il s’était muni, il l’attacha gravement à la boutonnière de Caboufigue.

— Je comprends la plaisanterie, dit Caboufigue, mais si jamais la chose devient véritable, il ne sera pas nécessaire d’en apporter une. J’en ai acheté deux douzaines. On ne sait jamais ce qui peut arriver.

— Quand je te dis que tu l’es ! Regarde !

Il lui tendit l’Officiel.

Caboufigue prit le journal d’une main tremblante et ne parvint que péniblement à le lire. Étonné, congestionné, il sonna ses gens et se fit faire du tilleul.

En Provence, toutes les émotions les plus diverses n’ont qu’un même cri : « Vite ! du tilleul ! » Si le feu prend à la maison, avant même de demander l’eau pour l’éteindre, les commères s’écrient : « Vite, vite, du tilleul ! qu’il y a le feu ! »

Caboufigue, après avoir demandé du tilleul, songea à appeler sa femme : « Mélia ! Mélia ! » Il perdait la tête.

— On a beau ne pas la mériter, prononça Maurin, ça fait toujours plaisir !

Enfin, oubliant grâce à quelle humble influence il obtenait cette distinction inouïe, convaincu de ses mérites, ému par la grandeur cachée du symbole, Caboufigue parla en ces termes, d’une voix tremblante, quand toute sa maison fut rassemblée devant lui :

— Certainement… la République s’honore… en couvrant de cette distinction purement honorifique… un homme qui n’a jamais rien demandé à personne… que l’honneur… que l’honneur… de contribuer pour sa part à la prospérité de son pays, par le commerce des blés et l’exploitation des alligators, comme aussi par le don gratuit et généreux que j’ai fait à diverses communes de statues et de fontaines, dans une région où l’art et l’eau potable sont, comme on le sait, assez rares…

Maurin l’interrompit :

— Ne te fatigue pas !… Vive la République !

Et à l’oreille de Cabissol :

— Ça le réhabilite !

Caboufigue demanda à revoir sa lettre de désistement à la candidature de député… Il la relut avec douleur…

Mais les engagements ne sont pas éternels… il n’avait pas promis pour la législature suivante… Et, tout gonflé de mille émotions diverses, il se prit tout à coup à pleurer de vraies larmes.

— Si ça te fait tant de peine que ça, affirma Maurin, tu sais, ça peut se rendre. D’abord, tu n’as qu’à avouer toutes tes vérités et tu te redéshonores. Si tu veux qu’on te la reprenne ; tu n’as qu’à dire comment tu l’as obtenue.

Mais Caboufigue n’entendait plus rien. Il se croyait roi de France et il l’était bien un peu.

Maurin revint avec Cabissol sur le continent, où pullulent les gendarmes.