Ernest Flammarion, Éditeur (p. 326-336).

CHAPITRE XLI


Comment un gentilhomme de l’ancien régime contracta très naturellement un traité d’alliance avec le populaire roi des Maures.

Maurin ne s’attendait guère à ce qu’il devait trouver à Port-Cros. Il n’imaginait pas que, si vite, le procès-verbal de Gonfaron eût fait son effet. De plus, les gendarmes de Bormes, commune dont le Lavandou est une section, avaient appris que les gens de la noce avaient commandé à Maurin deux faisans, et, sachant que le braconnier se rendait toujours, quand il voulait un faisan, dans l’île de Port-Cros, ils avaient averti, à la grande joie de Sandri, les gendarmes d’Hyères, — les îles d’or faisant partie intégrante de la commune d’Hyères. Sandri allait donc agir, cette fois, sur son territoire. Il fut enchanté.

Maurin avait coutume d’accoster au sud de l’île, dans une petite baie, à Port-Mui. Il y alla tout droit. La baie était déserte. Il poussa jusqu’au bord, sauta à terre, tira à demi sa barque sur le sable, et, suivi d’Hercule, se mit en chasse aussitôt.

Cette crique est assez éloignée de l’habitation du comte de Siblas qui se trouve à l’ouest de Port-Cros.

Devant Maurin s’ouvrait une ravissante petite vallée. Sur le mamelon de gauche, des genêts épineux.

Au fond de la mignonne vallée, quelques vignes.

Des figuiers sur la pente de droite, et, partout, des pins d’Alep ou pins blancs.

Les îles d’or sont des fragments des Maures, séparés par un large bras de mer du massif auquel elles appartiennent.

Il regarda attentivement son terrain de chasse, et, de son œil de braconnier, autant dire d’aigle, il aperçut deux choses.

Premièrement, à trente pas, à sa droite, sous la dernière vigne de la rangée, un faisan surpris par le bruit de son arrivée, à demi rasé, le cou tendu, se dérobait vivement, à longues enjambées. Deuxièmement, à sa gauche, au-dessus des genêts, dans un massif où ils se croyaient bien cachés, veillaient deux gendarmes. Le fin sommet de leurs chapeaux faisait tache brune sur la verdure des pins qui s’étageaient derrière eux. Maurin allait entrer dans une souricière ! Il se mit à rire tout bas.

Qu’il n’eût pas vu les gendarmes, et il était arrêté. Il devinait très bien leur plan qui était de le laisser s’engager dans l’île et de lui couper ensuite toute retraite vers son embarcation. Son parti fut pris sur-le-champ. Il donna, d’un geste large et silencieux, l’ordre à Hercule de décrire une courbe qui, selon toute probabilité, devait mettre le faisan entre son chien et lui, et il attendit, sans perdre de vue, du coin de l’œil, la double petite tache sombre que faisait, au milieu des genêts clairs, le chapeau des gendarmes à l’affût.

Chasseur chassé, Maurin observait à la fois ses chasseurs et son chien. Il perdait de vue à tout moment, puis retrouvait, entre deux troncs de pins, la queue expressive d’Hercule. Tout à coup le chien pointa. Il y eut comme deux faux arrêts, puis un arrêt ferme. C’était le moment. Comme Maurin l’avait espéré, le faisan n’était pas très loin de l’endroit où il l’avait aperçu. L’oiseau à peine entré sous le couvert n’avait plus bougé. Il allait s’enlever à bonne portée. « Bourre ! » Maurin tira. Le faisan, qui montait en chandelle, retomba aussitôt sur le nez d’Hercule qui, le gibier aux dents, bondit vers son maître. Les gendarmes accouraient. Ils dévalaient bon train, faisant rouler sous leurs pieds ferrés les pierres sonores…

Maurin repartait dans sa barque, et son chien déjà y était entré. Les gendarmes firent une petite halte :

— Arrêtez, Maurin !

— Pas tant bête ! leur cria-t-il.

— Au nom de la loi, arrêtez ! dit l’un.

— Avez-vous la permission de chasser dans l’île ? dit l’autre.

— La permission je l’ai sous ma semelle, quand j’y suis, dans l’île ! Et au bout de mes avirons, quand je la quitte.

Les deux gendarmes reprirent leur course. Maurin, de l’aviron manœuvré comme une gaffe, repoussait le fond de sable et de cailloux. La barque se dégageait, flottait, s’éloignait un peu.

À ce moment, devant les gendarmes stupéfaits, deux faisans s’enlevaient à grand bruit, montant verticalement d’abord, puis, prenant un parti, s’envolaient pour décrire au-dessus de la mer une grande courbe qui devait les ramener sur un autre point de l’île. Et il arriva qu’ils passèrent à bonne portée du fusil de Maurin… Coup double… Ils tombèrent tous deux… La barque filait… Le braconnier s’inclina par-dessus bord et les ayant cueillis sur l’eau, il les jeta au fond du bateau où gisait le premier sous la garde d’Hercule. Alors, il cria aux gendarmes, debout là-bas sur la colline, véritables statues de l’autorité impuissante :

— Pour ceux-là, vous n’avez rien à dire ; la mer n’a pas de propriétaire : zibier d’eau !

Sandri et son compagnon ne disaient rien en effet. Le désespoir entrait dans l’âme du beau gendarme. Mais Sandri et son compagnon avait une chance de revanche. Le comte de Siblas, averti par eux, et très curieux de connaître le fameux braconnier des Maures, avait annoncé qu’avec son yacht il surveillerait les points abordables de l’île.

La barque s’éloignait doucement ; Maurin faisait mouvoir avec lenteur ses avirons dans l’eau calme. Il s’arrêta, mit ses mains en porte-voix et cria encore :

— Sandri ! c’est toi qui les as levés, ceux-là. Comme gendarme, je me f…iche un peu de toi, mais comme rabatteur je t’estime.

Une envie vague de braquer son revolver sur Maurin prit au cœur le Corse vindicatif. Mais son compagnon lui toucha le bras :

— Notre homme est pincé, Sandri. Voici le bateau du comte qui lui coupe la retraite.

En effet, le yacht à vapeur, svelte, coquet, blanc et or, avec ses deux petits joujoux de canons qui reluisaient au soleil, se mettait en travers de l’embarcation du chasseur. Maurin, l’œil sur les gendarmes dont la vue le réjouissait au delà de toute idée, n’avait pas aperçu le yacht auquel il tournait le dos. Le bruit léger des vaguelettes sur la grève couvrait le bruit de la marche du petit navire, l’Ondine.

— Oh ! du canot !

Maurin sursauta. On entendit le rire des deux gendarmes qui domina le clapotis de la mer.

— Ils m’ont pris ! se dit Maurin tout haut, en examinant le yacht.

Le comte en personne, souriant, était accoudé au couronnement de son joli navire. Maurin, debout, tenait ses avirons immobiles.

— Eh bé, que me voulez-vous ? cria-t-il.

Il se rapprocha du yacht. Les gendarmes n’entendirent plus les paroles qui s’échangeaient.

— Est-ce vous qu’on nomme Maurin des Maures ? interrogea le comte de Siblas.

— C’est moi. Et c’est vous le comte, apparemment ?

— Lui-même. Vous n’avez que deux faisans ?

— Pourquoi deux seulement ? Par un bonheur j’en ai trois.

— Voulez-vous me les vendre ? J’ai du monde à dîner et mon garde est une mazette.

— Je vous les offre en ce cas, bien volontiers, monsieur le comte ; d’autant plus que, il n’y a pas dix minutes, ils étaient encore à vous !

— Voulez-vous avoir l’obligeance de me les apporter, Maurin ?

Maurin prit son parti en homme d’esprit qu’il était.

— Si vous êtes bien sûr qu’on me laissera ensuite me retirer librement ?…

— C’est vous qui devez en être sûr.

— Alors, ça va ! fit Maurin joyeusement.

Il accosta l’échelle qu’on développait pour lui, il y amarra son embarcation et, leste, monta à bord de l’Ondine.

— Je désirais vous voir, dit le comte.

— Payez-vous-en ! fit Maurin en repoussant d’un revers de main son chapeau sur sa nuque… J’en vaux la peine. Tel que vous me voyez, il n’en existe pas deux comme moi, dans le pays du moins.

— On parle de vous, même à Paris !

— On est bien bon, monsieur le comte. En dit-on du bien, au moinsse ?

— Du bien et du mal, comme de tout homme.

— Allons, ça me fait plaisir… Comme ça, vous me reprenez les petites bêtes ?

Il élevait les faisans à bout de bras d’un air de regret.

— Non, Maurin, je vous les offre, car je sais qu’ils vous sont commandés. Je voulais voir si vous étiez l’homme qu’on m’a dit, et capable de croire à une parole qu’on vous donne.

— Eh bien ! vous avez vu ! Mais, puisque vous êtes si aimable vous en accepterez au moins un… je l’ai en trope !

— Merci. Je l’accepte. Je suis content que vous ayez confiance en moi. Celui qui se fie à la parole des autres sait, à coup sûr, tenir la sienne.

— Oh ! dit Maurin, rien qu’à votre figure, j’ai compris que je pouvais…

— Et si je vous demandais de ne plus tuer de mes faisans ?

— Je n’aimerais pas beaucoup vous promettre ça, dit Maurin… Bah !… voyez-vous, monsieur le comte, je viens si rarement que ce n’est pas la peine d’en parler. Je n’abuse pas !

— Je l’espère bien. Voyons, Maurin, combien en voulez-vous par an, de mes beaux faisans ?

— Ne fissons (fixons) rien, que vous y perdriez. Les commandes sont rares ; et puis, tenez, à l’avenir, je viendrai moins souvent…

— Pourquoi cela, maître Maurin ?

— Parce que vous êtes aimable… J’épargne les amis. Et même, à ce point de vue, j’aimerais mieux ne pas vous connaître.

— Vous êtes républicain, monsieur Maurin ?

— À votre service, monsieur le comte, au banquet de la misère (sic).

— Sacrebleu, ça serait fâcheux pour nous, s’il y en avait beaucoup de votre espèce.

— J’ose le croire, monsieur ! confirma Maurin, avec le geste d’arranger son chapeau en auréole.

— Voulez-vous accepter la place de mon garde, maître Maurin ? J’augmenterai les appointements.

— Cette fois, par exemple, vous faites fausse route. Ça m’étonne de votre part ; regardez-moi bien.

— Allons, prends les faisans et cette bourse.

— Je prends les faisans, que je les ai mérités en tirant droit. Et puis, ces deux-là, je les ai tués au-dessus de l’eau de la mer, qui est à moi autant qu’à vous.

— Pourquoi laisses-tu la bourse ?

— Par la raison que vous voudriez bien que je la prenne !

— Explique-moi ça ?

— Si je la prends vous marquerez, sans devenir plus pauvre, votre supériorité sur moi, puisque je ne serai pas fier.

— Tu es un fameux homme, et je te jure que tu me plais !

Et familièrement, affectueux même, le jeune comte, qui était homme de haute stature, prit Maurin par l’oreille et la lui pinça comme à un enfant ; c’était pure gentillesse, mais Maurin cessa de sourire.

— À quoi penses-tu ?

— À deux choses à la fois.

— Quelle est la première ?

— D’abord que vous ne me prendriez pas comme ça par l’oreille si, au lieu de m’avoir fait venir sur votre bateau, vous m’aviez rencontré dans votre bois.

— Et tu en conclus ?

— Que sur votre bateau vous vous sentez mieux chez vous.

— Et à quelle autre chose as-tu pensé, quand je t’ai pris par l’oreille ?

— À mon ami Caboufigue, qui, pas plus tard que ce matin, m’a un peu tapé sur le ventre.

— Eh bien ? interrogea le jeune comte charmé.

— Eh bien, dit Maurin froidement, sur le ventre c’était, monsieur le comte, l’impertinence d’un bourgeois… Je le lui ai dit, ou du moins j’ai tâché de lui faire entendre.

— Maître Maurin, dit le comte, touchez là. Vous êtes un homme ; et tout ce que j’ai fait n’était que pour vous éprouver. Pardonnez-moi. Et quand vous voudrez un faisan qui vous aura été commandé, venez le tuer dans mon île. Je vous donne ma parole que vous avez un ami.

— Monsieur le comte, dit Maurin avec noblesse, j’accète (j’accepte) et je vous donne ma parole que vous ne vous repentirez pas de votre bonté… Au lieu de manger du faisan les gens de noce à l’avenir mangeront du lièvre… Je suis fier d’être votre ami, pourquoi vous êtes un brave homme… C’est drôle, vous m’avez remué le sang.

Il secoua la main que lui tendait le gentilhomme, en ajoutant :

— Les opinions ne doivent pas empêcher les sentiments.

Il prit le plus beau des trois faisans, le déposa sur le pont et dit : « En vous remerciant ! »

Et comme il avait déjà le pied sur l’échelle, il revint sur ses pas, secouant la tête :

— Puisque nous sommes une paire d’amis, monsieur le comte, j’aurais tout de suite quelque chose à vous dire… Il faut saisir les occasions.

— Dites, Maurin.

— Vous permettez ? véritablement ?

— De tout mon cœur.

— Eh bien, pourquoi est-ce que vous vous présentez aux élections qui viennent ?… C’est une bêtise !

— Je veux faire plaisir à mes amis.

— Ça vous regarde. Mais, à votre place, j’aimerais mieux me faire aimer dans le pays que m’y faire dire… ce qu’on vous dira. Moi le premier, vous savez, je serai contre vous, et ça me fera de la peine.

— Je suis sûr d’un bel appoint. J’aurai tout Hyères pour moi.

— Possible, mais, vous savez, vous y resterez quand même. À quoi est-ce que ça vous avancera, dites un peu ? Et si je touche cette question, c’est bien par amitié, à cause de vos gentillesses, vu que votre candidature nous sera plutôt utile.

— Oh ! oh ! comment cela ?

En profond politique Maurin s’expliqua. Des deux candidats républicains qui, selon lui, avaient le plus de chances, un était douteux, tellement douteux que si le comte retirait sa candidature, les voix « réactionnaires » iraient au moins bon des deux, compromettant ainsi l’élection du meilleur.

Le comte de Siblas ne souriait plus.

— Monsieur Maurin, dit-il, vous êtes sûr de votre homme ? de celui que vous appelez le bon ?

— Sûr, répliqua Maurin qui, parlant d’après l’intègre M. Rinal, aurait donné sa tête à couper pour répondre de M. Vérignon.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Vous devez le connaître : il a fait des histoires dans les livres ; c’est Vérignon.

Il disait : « C’est Vérignon » d’un ton qui signifiait : le grand Vérignon, que tout le monde connaît en France, Vérignon enfin, l’ami Vérignon !

— Ah ! dit le comte, c’est en effet un esprit vigoureux et fin, et c’est un caractère d’honnête homme. C’est un vrai savant et un désintéressé, l’espèce d’hommes la plus rare qui soit. Si vous êtes pour Vérignon, je maintiendrai ma candidature à seule fin de retirer à son rival les voix qui vous font peur. Ce qu’il nous faut, à la Chambre, puisque nos opinions ne peuvent pas y triompher, ce sont des adversaires intelligents et honnêtes, des caractères. Votre Vérignon est de ceux-là. Vous pouvez compter que ce que je vous dis, je le ferai.

Maurin, cette fois, regardait M. de Siblas avec une admiration sourde, béate. Il demeura longtemps pensif, immobile, éprouvant une émotion telle que seul M. Rinal lui avait donné la pareille.

— Eh bien, Maurin, qu’y a-t-il ? dit doucement le comte, qui comprenait fort bien à quelle nature il avait affaire.

— Noum dé pas Dioù, Moussa lou Comté ! fit Maurin, sioù aqui qué mi songi qué sé i’avié que dé noblé coumo vous et dé couyoun coumo ioù, ti foutrian une Franço, voleur dé sort, numéro ùn ! — ce qui veut dire : « Par Héraklès, Monsieur le comte, s’il n’y avait que des nobles de votre sorte et des pauvres diables tels que moi, en vérité nous réaliserions bientôt la plus exquise des républiques athéniennes ! »

Et le bras droit tendu, le poing fermé, le pouce vertical un peu rejeté en arrière, il exprimait du geste, à la façon provençale, les énergies fécondes de la France plébéienne.

Et jamais parole n’exprima si bien que son geste viril la déférence du peuple pour toutes les aristocraties qui ont la vraie élévation, celle du cœur. Ce geste disait, du même coup, son mépris pour la plate suffisance de l’égoïste bourgeois satisfait de soi-même. Entre Caboufigue, le parvenu, et M. de Siblas, qui représentait les traditions et la politique de la vieille France, Maurin n’eût pas hésité, mais il préférait Vérignon. Et le pape ayant affirmé le droit nouveau des démocraties, que Dieu tolère, M. de Siblas servait, sans rougir, quoique à regret, la république de Maurin des Maures, l’aristocrate d’en bas.

Jamais les gendarmes ne comprirent ce qui s’était passé à bord du yacht, et pourquoi, pouvant leur livrer le braconnier, « M. le comte » lui avait permis de hisser sa voile au vent, lequel s’était mis à souffler du large.