Maurice Scève et la Renaissance lyonnaise/04

Honoré Champion (p. 53-66).

chapitre quatrième

SCÈVE ET LES HUMANISTES LYONNAIS

Le recueil des vers sur la mort du dauphin nous montre Maurice Scève dans un milieu nouveau sur la voie d’un art nouveau. Il n’est plus le poète de salon qui écrit des Blasons et des romans sentimentaux. Le voilà au milieu, on pourrait presque dire à la tête, des poètes latins qui forment la société humaniste de Lyon. Il n’y est pas un homo novus, sans doute ; la renommée qu’il a acquise par la découverte du tombeau de Laure, son savoir presque universel ont dû l’y introduire dès sa rentrée à Lyon après les années d’étude. Pourtant ce n’est qu’en 1536 que nous l’y voyons faire figure, que nous le voyons poète latin et — dans sa poésie française — débordant de mythologie antique.

Il y a un certain développement à constater dans cette période de la vie de Maurice Scève. La cause première de ce changement est la tendance générale des esprits lyonnais dans les années 1535 à 1540 dont nous avons parlé dans notre premier chapitre. Mais nous devons attribuer aussi une grande part de ce développement à l’influence de Guillaume Scève. Il était robablement plus âgé que Maurice, puisque Claude Rousselet lui adresse des épigrammes latines en 1532, à une époque où Maurice était encore occupé d’études, soit à Avignon, soit ailleurs.

Guillaume Scève avait fait ses études à Padoue et à Toulouse avec Étienne Dolet, Jean Visagier et Jean de Boissonné[1] avec lesquels il resta lié toute sa vie d’une amitié très intime. C’est probablement lui qui attirait tous ces hommes à Lyon. Boissonné seul n’y séjourna jamais longtemps. Il y passa la première fois en 1536 pour se rendre à la cour qui y était alors. À cette occasion, il fit aussi la connaissance de Maurice Scève, pourtant sans devenir très intime avec lui ; dans la correspondance très suivie qu’il entretint avec Guillaume[2], il se borne à le faire saluer dans quelques lettres.

Guillaume Scève avait une instruction fort étendue. Bien qu’il eût étudié la jurisprudence, il était à cette époque le correcteur et commanditaire principal de l’imprimerie de Sébastien Gryphe[3]. Le 19 octobre 1539, il fut nommé avec Boissonné conseiller au parlement de Chambéry nouvellement institué par François Ier. Il y eut à souffrir beaucoup d’inimitiés à cause de son caractère ergoteur et colérique. Il mourut en 1546 ; nous connaissons sa vie beaucoup mieux que celle de son cousin qui fut pourtant plus célèbre.

Il était très riche comme tous les Scève de Lyon. Nicolas Bourbon, dans ses Nugae[4], lui reproche de l’inviter trop souvent à ses dîners d’une opulence quasi lucullienne ; le pauvre poète ne se sentait plus en état de les digérer, souffrant de dyspepsie. Tant que Guillaume Scève fut à Lyon, il s’adonna à la poésie latine. Pourtant il ne reste de lui aucun ouvrage, ni imprimé, ni manuscrit ; tout ce qui s’est conservé de ses vers, ce sont quelques odes et épigrammes détachées qui se trouvent dans les œuvres de ses amis, surtout dans celles de Dolet, de Visagier et de Bourbon, et dans le Recueil de vers sur le Trespas du Daulphin[5]. Mais il est peu probable que ce soit là toute l’œuvre de Guillaume Scève, vu le grand nombre de compliments poétiques que ses contemporains lui ont adressés pour ses vers.

Les deux cousins étaient bons amis ; les intimes de l’un étaient aussi ceux de l’autre. La vaste correspondance de Guillaume Scève avec Boissonné, Dolet etc. nous prouve que ceux-ci s’occupaient aussi de Maurice ; ils oublient rarement de le saluer. Visagier adresse même une épigramme aux deux cousins à la fois, ou plutôt à leurs maîtresses :

Ad Sylviam G. Scœvœ et Dœliam M. Scœvœ consobrinorum.
Nil nisi nomen habens a sylvis, Sylvia, densis.
Dælia de Daelo nihil nisi numen habens.
Fœlices animæ, victuraque nomine, donec
Mons bifidus asserat esse suos…

„Si on demande plus tard quelle était la plus grande, qu’on sache qu’elles étaient égales ; l’une et l’autre aimées des Scève pareils entre eux par la noblesse, les couronnes, les années, la patrie, la foi ; ne différant que parce que Guillaume a célébré Sylvie en des poèmes latins et que Maurice a chanté Délie en langue nationale.“

Parmi les amis de Guillaume Scève qui furent aussi plus tard ceux de Maurice, nous avons déjà mentionné Boissonné qui était, nous le répétons, un ami plutôt tiède ; les deux hommes ne s’étaient vus que rarement et brièvement. Il en était tout autrement à Étienne Dolet[6]. Au printemps de 1534, il y eut à Toulouse quelques rixes assez sérieuses entre le parlement et les capitouls d’un côté et les professeurs et étudiants de l’autre. Ces désordres et leur sauvage répression forcèrent beaucoup de savants à quitter la ville. Dolet et Visagier finirent par se domicilier à Lyon où les imprimeurs pouvaient leur procurer du pain et où la liberté était si grande que les autorités ecclésiastiques et séculières ne pouvaient pas les gêner beaucoup.

Dolet arriva à Lyon le premier août 1534. Les premières années de son séjour, il fut correcteur chez Sébastien Gryphe, sous la direction de son ami Guillaume Scève. C’est à cette époque qu’il fit la connaissance de Maurice, qui avait avec lui plus d’un trait de caractère commun, en particulier une sévérité stoïque dans la conception de la vie et de l’art, qui contrastait un peu avec la gaîté insouciante de l’élégante société lyonnaise. Ils furent aussi les seuls écrivains de Lyon, à ce qu’il semble, qui s’exerçaient à la fois dans la poésie latine et française. Ils ne manquèrent pas de se lier d’une amitié très intime dont témoignent de nombreux documents.

Lorsque Dolet publia le recueil de vers à l’occasion de la mort du dauphin François, il accorda à Maurice Scève non seulement le premier rang après ses propres vers, mais aussi l’espace le plus considérable. En 1538, Étienne Dolet se souvint de son ami dans deux de ses principaux ouvrages. Dans ses Commentaires de la langue latine, si riches en digressions, il parle aussi, au tome deuxième, de la langue française et des poètes qui s’en sont servis. Il mentionne les deux poètes les plus célèbres pour l’élégance de la forme et la noblesse des idées : Clément Marot et Maurice Scève[7] — Ses Carmina[8] furent publiés dans la même année. Il adresse une ode de ce recueil ad Mauricium Scœvam, amicum singularem. Elle chante l’amitié, telle que les hommes de la Renaissance se l’imaginaient, en termes enthousiastes ; c’est sans doute la poésie la plus sincère et la plus sympathique du volume.

Non nos voluptas, vita vel impia
      Non nos indignum studium aut scelus.
      Conjunxit : hanc iucundus usus.
      Usus amicitiam creavit.

Mores pares, parque ingenii vigor
      Ac vota pulchre convenientia
      Par vita prorsus nos libentes
      Fœdere perpetuo ligavit.

Sic quondam amavit Scipio Lælium
      Haesitque Orestes sic Pylado suo,
      Sic Castorem Pollux amasse
      Thesea Pyrithousque fertur.

Non tempus ullum iuriave aspera
      Aut rixa dissolvet, quibus imperat
      Virtuti amor natus celebri
      Matre eadem assidue fovendus.
Vitae timebo perniciem tuæ
      Vitæ timebis perniciem meæ
      Nil charius tête ipse habebo
      Charius atque nihil me habebis.

Votum saluti ultro faciam tuæ,
      Votum saluti ultro faciès meæ :
      Aeternum ero tibi in medullis.
      Tuque mihi usque eris in medullis.

Quamvis Gades, vel terra remotior
      Incognitum me perferat advenam
      Actu ultimos visas, Britannos
      Postea hyperboreosque saltus.

Votum saluti ultro faciam tuae,
      Votum saluti ultro faciès meæ ;
      Aeternum ero tibi in medullis
      Tuque mihi usque eris in medullis.

Divos rogabo te erigi honoribus :
      Divos rogabis me erigi honoribus,
      Supplex uterque poscet, ævum
      Nestoris assequi utrumque posse.

Dans une épigramme qui suit immédiatement cette ode, Dolet prie Scève de publier ses vers au lieu de les cacher à ses contemporains en négligeant sa renommée. Il s’agit peut-être de vers perdus pour nous, car ni l’Arion ni les Blasons ne méritaient ces compliments, à moins qu’il ne s’agisse de la Délie (publiée en 1544) dont de nombreux dizains existaient déjà à cette époque, ainsi que nous le verrons plus tard.

Étienne Dolet n’est pas le seul humaniste de la société lyonnaise qui ait célébré Maurice Scève ; tous sont unanimes à le louer et il ne semble pas avoir eu d’adversaires.

Jean Visagier[9] est celui des poètes latins de Lyon qui prend à côté de Dolet le plus d’intérêt au développement d’une littérature en langue vulgaire ; il est l’ami de Marot et de Rabelais. On trouve plusieurs de ses épigrammes qui s’adressent tout simplement ad Scœvam, d’autres ad Gulielmum Scœvam, d’autres encore ad Mauricium Scœvam. Or la difficulté est de savoir à qui attribuer celles de la première catégorie. Je crois, sans pouvoir le prouver — le contenu des épigrammes étant trop vague et la vie des deux cousins trop peu connue — qu’ils s’adressent à Guillaume qui était probablement le plus considéré à cette époque, et qui avait été le compagnon d’études de Visagier à Padoue et à Toulouse[10].

Visagier est bien le plus amoureux de tous ces poètes latins. Il chante sa Clinia sans jamais se lasser, et toutes les fois qu’il s’adresse à Maurice Scève, c’est par rapport à ses amours ; ce dernier avait donc déjà à ce moment la renommée d’être le poète érotique par excellence. Dans un distique, Visagier lui adresse des compliments pour le Blason de Sourcil qui avait été jugé le meilleur par Renée de France.

Triste supercilium deponis, laudibus ornas
      Fœmineum tune eum, Scaeva, supercilium.

Dans d’autres vers, il chante les beautés et les grâces de Délie qui ne sont pas moindres que celles de la Sylvie de Guillaume Scève ni que celles de sa propre Clinie.

De même Guilbert Ducher s’adresse plus souvent à Guillaume qu’à Maurice Scève auquel il dédie seulement trois pièces du deuxième livre de ses Epigrammes, mais trois pièces assez intéressantes. La première intitulée ad Mauricium Scœvœ μίμησις Politiani[11] est un panégyrique enthousiaste du poète lyonnais qui est comparé à Platon et à Stésichore :

Tam suave eloquium Pitho tibi, Scaeva, ministrat
Quod numeris nectit dexter Apollo tuis.

La deuxième de ces épigrammes chante les trois frères Vauzelles ; Matthieu, le jurisconsulte qui mérite bien qu’on lui confie le gouvernement d’une province, Jean, le théologien — vir ille sacer —, et GeorgesRhodiœ nobilitatis eques — qui combat pour sa religion avec l’épée tandis que Jean la défend avec les armes spirituelles. La Gaule, si grande qu’elle soit, ne possède pas un autre trio de frères aussi célèbres pour leur concorde et leur noblesse. Matthieu et Jean, qui s’essayent quelquefois dans la poésie française, étant les meilleurs amis de Scève, il est tout naturel que Ducher leur ait adressé cette poésie. — La troisième épigramme contient des allusions assez obscures à deux poètes qui sont devenus des détracteurs de Visagier, bien qu’ils aient reçu de lui des bienfaits et des louanges.

Nicolas Bourbon de Vandœuvre[12], ami d’Érasme, de Rabelais et d’Holbein, précepteur de Jeanne d’Albret, mère de Henri IV, habitait Lyon depuis le mois d’octobre 1536, et était aussi un des admirateurs des deux Scève, à en juger d’après ses Nugæ. Dans une épître dédicatoire adressée à Guillaume Boston, abbé du couvent royal à Westminster, un des humanistes dont Bourbon avait fait la connaissance lors de son séjour en Angleterre, il promet à ce protecteur de lui envoyer des vers de Marot et des deux Scève pour qui il ne se montre pas avare de louanges[13]. — Dans une épigramme enfin du huitième livre de ses Nugæ, il prie Maurice Scève (après une longue série de ces compliments chers aux humanistes) de ne plus hésiter à publier ses œuvres.

Avec Bourbon de Vandœuvre nous avons terminé la liste des humanistes dont les traces d’une correspondance poétique avec Maurice Scève se sont conservées. Mais on aurait tort, sans doute, de conclure de l’absence des documents que Scève n’ait pas été en relations, bonnes ou mauvaises, avec quelques hommes des plus importants de la Renaissance française. Bonaventure Despériers demeurait à Lyon depuis 1535 pour collaborer avec Étienne Dolet à la publication des Commentaires de la langue latine ; compagnon d’un des meilleurs amis de Scève, il ne pouvait guère lui rester indifférent. Il remplissait en même temps la charge de secrétaire ou de précepteur chez une grande dame[14] et vaquait à divers travaux littéraires qui lui procuraient du pain. Il ne resta point étranger à la société élégante de Lyon (quand on considère les dédicaces de plusieurs de ses poésies, on arrive à croire qu’il la préféra même aux cercles humanistes), et il en fut même le poète d’occasion. Ainsi il a composé la description d’une fête à laquelle toute la bourgeoisie lyonnaise avait coutume d’assister : le Voyage de Lyon à Nostre Dame de l’Isle[15].

Le changement qui s’accomplit en Despériers pendant son séjour à Lyon, qui, excepté quelques absences passagères, dura jusqu’à sa mort, est fort singulier et très significatif pour la société lyonnaise. À son arrivée, il est plein de l’esprit des réformateurs, puisqu’il vient d’achever, avec Olivétan, la traduction de la Bible ; au cours de son séjour il devient gai, bon vivant, versificateur facile et élégant ; au point de vue religieux, il devient sceptique, peut-être athée, et finit par le suicide. — À la même époque et dans la même ville, le développement inverse s’est fait chez un autre poète. Au commencement de son séjour à Lyon, Eustorg de Beaulieu est un homme assez sceptique et un des poètes les plus licencieux que la France ait jamais eus. Mais poète et libertin repentant, il se transforme en ministre calviniste pour finir sa carrière littéraire par des traités de morale adressés aux jeunes filles.

L’homme le plus vagabond de la Renaissance française, François Rabelais n’a séjourné nulle part aussi longtemps qu’à Lyon, qu’il appelle sedes studiorum meorum. Il y est depuis l’été 1532 jusque vers la fin de 1538 n’interrompant son séjour que par ses deux voyages à Rome et un autre à Paris et à Montpellier. Il ne devient pas comme Despériers le poète à la mode, car il n’est pas fait pour les salons élégants et les cours brillantes. C’est pour le peuple qu’il écrit ses almanachs qui sont tous calculés sur le méridional de la noble cité de Lyon. Il trouve du reste ses amis dans la sociétés des humanistes. En feuilletant les recueils de vers latins de Visagier, de Ducher, de Bourbon et de Dolet, on rencontre son nom assez souvent ; les vers que nous avons cités à la page 86 prouvent ses relations d’amitié avec l’un des Scève, ou avec les deux. Cela s’explique facilement : Rabelais travaille dès son arrivée à Lyon pour l’officine de Sébastien Gryphe comme éditeur de quelques ouvrages de médecine et de la Topographie de Rome par Marliani ; Guillaume Scève y était donc son supérieur. La même année 1535 et dans la même imprimerie où Maurice Scève publie la déplourable Fin de Flamete, Rabelais fait paraître le Gargantua dont les premières éditions semblent s’adresser à un public surtout lyonnais, étant pleines de termes lyonnais et d’allusions locales que Rabelais effaça quand ses livres prirent leur vol à travers l’Europe[16]. — Rabelais était lié également avec Étienne Dolet qui fut l’ami intime des deux Scève.

Quant à la vie que Rabelais a menée à Lyon, on en sait très peu de chose. Nous avons seulement deux faits à relever : il remplit ses fonctions de médecin à l’hôtel-Dieu de Lyon avec si peu de zèle qu’on se voit forcé de le congédier. Ou bien a-t-il dû s’enfuir en toute hâte devant un danger que nous ne connaissons point, mais qui s’expliquerait par les persécutions des hérétiques qui redoublaient à cette époque ? Il lui est né, pendant son séjour à Lyon, un fils naturel — Théodule Rabelais — qui ne vécut que deux ans mais que son père reconnut en lui donnant son nom et en le présentant à ses amis, à Boissonné par exemple.

Toute la correspondance poétique de ces poètes latins nous prouve que Maurice Scève joue un rôle aussi important dans cette période du développement de la littérature locale que son cousin Guillaume. Comment faut-il expliquer le grand nombre de louanges souvent excessives qu’il a reçues dans ce temps ? S’est-il assuré la gratitude des littérateurs en vrai Mécène, en leur prodiguant ses richesses ? Ou bien a-t-il mérité leurs compliments par ses connaissances et son talent poétique ? et ne faut-il pas se méfier de ces compliments d’humanistes qui sentent toujours un peu la rhétorique ? Ces deux raisons ne s’excluent pas ; il est bien naturel qu’un Mécène instruit secoure surtout les arts qu’il exerce lui-même, et il n’est pas moins naturel qu’un poète riche et savant aime à se montrer généreux envers des confrères moins favorisés par le destin.

La plupart de ces panégyriques s’adressent au poète français en Maurice Scève, à l’auteur couronné des Blasons du Sourcil, de la Larme et de la Gorge. Il est célébré pour des poésies érotiques, on l’exhorte à publier les vers français dans lesquels il a chanté une Délie. Il ne faut pas se représenter les humanistes lyonnais comme très exclusifs dans leur admiration de l’antiquité ; ils aiment aussi presque tous la littérature en langue vulgaire et ne méprisent pas ceux qui ne savent pas tourner d’élégants vers latins. Clément Marot n’est pas encore décrié comme auteur ignorant et barbare ainsi qu’il le sera aux jours de la Pléïade et d’Étienne Pasquier ; non seulement on le loue, mais on le traduit en latin[17]. Mellin de Saint-Gelais est fêté comme un ami par ces humanistes[18]. Rabelais est admiré pour ses romans populaires, et aussi pour le haut vol de sa philosophie[19] et son vaste savoir en matière juridique. Il y avait dans cette société lyonnaise tous les germes d’une littérature française plus élevée que ne Tétait l’école de Marot, plus conforme à l’idéal de la Renaissance, mais différentes causes ont empêché ce mouvement lyonnais d’aboutir à une révolution littéraire telle qu’elle a été accomplie dix ans plus tard par la Défense et Illustration de la Langue française.

L’année 1538 marque l’apogée de l’école poétique des humanistes de Lyon. C’est à ce moment que Ducher publie ses Épigrammes, Visagier ses deux livres d’Inscriptions, Bourbon la deuxième édition des Nugae, Dolet ses Carmina. Mais la même année signale aussi le commencement du déclin de cette poésie latine. En voici les causes principales : Tous ces humanistes lyonnais avaient été très favorables à la réforme religieuse. Ils n’étaient pas calvinistes ; l’intransigeance des doctrines du réformateur de Genève devait rebuter ces hommes paisibles qui avaient grandi au milieu des sérénités de la littérature antique et de la philosophie platonicienne. Bien que Calvin ait passé par Lyon en 1535, il ne fit pas de prosélytes parmi les savants de la ville ; la communauté protestante se composait uniquement d’artisans et de petits négociants.

Nos humanistes s’en tinrent aux premières tentatives osées par des hommes tels que Lefèvre d’Étaples. D’après lui on les appelle quelquefois des fabriciens ; Rabelais les nomme les évangéliques. L’essence de leurs idées réformatrices est Christus ex fontibus praedicare ; ils veulent observer pour les livres de l’Évangile les mêmes pratiques qu’ils ont l’habitude de suivre pour les éditions critiques d’auteurs classiques, remonter aux sources et éloigner tout ce que le moyen-âge ignare y a ajouté de faux. On ne veut pas un fanatisme nouveau : on rêve d’une réforme paisible, s’il est possible sans sortir du sein de l’église catholique. La douceur et la tolérance, sentiments vraiment évangéliques, sont les sentiments prépondérants de ces hommes. Ils ne se sentent pas, au moins pour la plupart, la vocation de martyre ; rappelons à ce sujet les noms de Boissonné et de Rabelais.

Inutile de répéter ici les noms de tous les adhérents de cette nouvelle conception du christianisme. Mais nous trouvons parmi eux presque tous les humanistes français et presque tous les personnages les plus sympathiques de cette époque, Lefèvre d’Etaples, Berquin, Briçonnet, Sadolet, Marot, Rabelais, Marguerite de Navarre avec toute sa cour littéraire : voilà les correligionnaires les plus en vue de nos humanistes lyonnais. Ceux-ci ne font point de polémique, il est vrai ; ils ne font pas non plus de prédications au peuple, jugeant peut-être que la liberté évangélique est seulement pour des hommes délivrés par la science, ou obéissant peut-être à des raisons de prudence. Mais dans leurs poésies, ils ne se lassent pas de répéter le nom de Jésus-Christ, tandis que la Vierge y est passée sous silence avec tous les saints et tous les dogmes qui appartiennent exclusivement à la confession catholique[20].

Quelle fut la position des deux Scève vis-à-vis de ces questions religieuses ? Ils semblent avoir été trop prudents pour s’exposer aux persécutions en s’exprimant clairement à ce sujet dans des ouvrages destinés à tout le monde. Mais je n’ai trouvé dans aucun vers de Guillaume ou de Maurice Scève l’ombre d’une idée ou d’une sympathie catholiques, bien que l’occasion de dire son avis se fût présentée plus d’une fois. La liste de leurs amis parle un langage plus clair et plus sûr que ne le sont des preuves construites sur l’absence des documents. Guillaume Scève est l’ami très intime de Boissonné et de Dolet, et leur amitié date justement des jours où Jean Cadurce était brûlé vif à Toulouse pour des idées prétendues hérétiques, et où Boissonné n’échappait au supplice que par une abjuration publique. Étienne Dolet a écrit à cette occasion deux invectives contre les Toulousains[21] auxquelles Guillaume Scève a donné son approbation par une épigramme latine imprimée avec elles. Comme son cousin, il est ami de Bourbon, de Visagier et de Ducher qui sont certainement des évangéliques ; personne de ceux qui ont lu leurs vers n’en doutera.

La plupart des raisons que nous avons alléguées pour Guillaume Scève conservent leur valeur pour Maurice. Ajoutons pour lui qu’il est l’ami de Marot avec qui il est entré en correspondance poétique pendant que celui-ci est exilé à Ferrare pour cause de religion. Il est couronné poète par Renée de France, et le prochain chapitre le montrera en relations amicales avec une autre princesse protestante : Marguerite de Navarre et toute sa suite de réformateurs et de poètes.

Revenons aux causes du déclin de la poésie humaniste à Lyon. Pendant ses guerres heureuses contre Charles-Quint, François Ier se sentait très libre vis-à-vis du pape et de l’empereur, et n’avait d’autre obligation que celle de plaire aux princes protestants ennemis de celui-ci, et aux Suisses, surtout aux puissants seigneurs de Berne et de Zurich. Il était donc très disposé à laisser toute la liberté possible aux humanistes français ; quand il n’était pas sous une influence funeste de politique extérieure, François Ier était toujours le roi de la Renaissance, le père des lettres. De 1536 à 1538 il n’y eut point de persécutions contre des novateurs religieux ; on peut même dire qu’il régnait alors en France une liberté de pensée presque moderne : c’est exactement l’époque de la plus grande prospérité de la poésie humaniste à Lyon.

Tout cela allait changer avec les projets de médiation du pape Paul III qui appela François Ier et Charles-Quint à Nice, sous prétexte de faire cesser les guerres personnelles afin de pouvoir attaquer avec les forces réunies de tous les pays chrétiens les Turcs qui dévastaient alors une grande partie de l’Europe. Cette entrevue solennelle, grand triomphe d’une conspiration catholico-espagnole, eut lieu au mois de mai 1538[22] ; les participants y rivalisèrent de munificence et de générosité. Le résultat en fut une sorte de triple-alliance, entre le roi de France, l’empereur et le pape, alliance qui allait enlever toute initiative au père des lettres françaises. Les intrigues ourdies à la cour par Montmorency, les cardinaux de Lorraine et de Tournon, et la cruelle maladie qui le tourmentait, suffirent à épuiser la vitalité de François Ier ; sa gaîté, son amour des lettres s’éteignirent et — triste spectacle — la vieillesse du roi de la Renaissance consent à la réaction contre tout ce que sa jeunesse avait encouragé.

De nouveaux édits contre les hérétiques[23] en furent la première conséquence ; les persécutions redoublèrent. Les humanistes lyonnais eux aussi devaient bientôt sentir la pression que le nouvel état des choses exerçait sur tous les esprits. Un homme qui valait à lui seul toute une inquisition, le cardinal de Tournon[24], l’instigateur du massacre des Vaudois, était depuis le 22 octobre 1536 superintendant et lieutenant général en Lyonnais, Auvergne, Dauphiné et Pays de Piedmont. Il n’attendait que des circonstances politiques favorables pour commencer son œuvre de destruction avec tous les moyens possibles.

Pour aviser aux meilleurs moyens de succès, des conférences ecclésiastiques se réunirent à Lyon ; au printemps 1539, les évêques de Lausanne et de Genève, celui de Carpentras (le célèbre Sadolet), ceux de Turin, de Vienne, de Besançon et de Langres tinrent conseil sous la présidence du cardinal de Tour non[25]. On essaya même d’amener une fusion des deux églises en comptant sur une réaction contre Calvin qui s’opérait dans ces années à Genève ; mais le succès de cette entreprise fut négatif.

La ruse ayant échoué, on usa de la force. On incarcéra même des marchands étrangers qui passaient par Lyon, malgré les privilèges de franchise pour les foires. Dans les années qui suivirent 1538, on n’a aucune trace d’un prédicateur pour les nombreux protestants qui vivaient pourtant à Lyon, en cachant aussi bien que possible leur confession. Avant cette époque, ils n’avaient dû prendre que très peu de précautions pour leurs assemblées.

Dans ces années où l’Eglise avait retrouvé en France toute son énergie froide et conséquente, il ne restait point d’autre parti aux littérateurs français que de se décider pour ou contre l’Église catholique. Quiconque ne se soumettait pas à elle, risquait sa vie ; il fut dorénavant impossible d’adhérer à ce mysticisme indépendant qui était l’idéal des humanistes lyonnais ; il fallait abjurer les hérésies ou quitter la ville.

Nicolas Bourbon de Vandœuvre prit le premier parti. Dans une nouvelle édition de ses œuvres qu’il publia à la fin de l’année 1538, il remplaça l’ode in laudem Dei optimi maximi, dans laquelle il avait chanté ses idées réformatrices, par une autre ad D. Mariam Virginem deiparam, dont le titre indique déjà sa tendance catholique. Il est vrai que Bourbon[26] avait enduré la prison ; sa rétraction n’était pas moins une désertion que Calvin et Farel ne lui pardonnèrent jamais. Barthélémy Aneau et Guilbert Ducher cherchèrent à cacher leurs sentiments religieux derrière une sage réserve, une espèce d’indifférence pour autant qu’elle était permise. Dolet et Despériers étaient des hommes auxquels une soumission extérieure ne coûtait guère, ils ne comprenaient pas qu’on pût être assez obstiné pour se faire martyre. Pourtant ils se mirent sous l’égide de Marguerite de Navarre.

Les autres ne trouvaient pas d’autre moyen de salut que de quitter Lyon. Rabelais se rendit en Piémont chez Guillaume du Bellay, Visagier se réfugia à la cour de Nérac où le suivit bientôt Bourbon malgré l’abjuration faite dans ses Nugæ. Sébastien Castellion, un des rares humanistes de Lyon qui s’étaient décidés pour Calvin, partit pour Strasbourg.

La ruine de la liberté religieuse fut aussi la mort de la poésie de la Renaissance à Lyon. La publication de recueils d’épigrammes latines allait cesser tout d’un coup. Il n’y a plus que Dolet qui résiste avec cet entêtement fameux qui lui a attiré tant d’ennemis ; aussi la prison devint-elle son domicile presque constant et le parti de la réaction ne se reposa point avant d’avoir allumé le bûcher de la place Maubert.

La dispersion des cercles humanistes de Lyon termine aussi une époque de la vie de Scève. Les temps sont passés où il s’est exercé à tourner des épigrammes dans un latin élégant, et il ne recevra plus de savants humanistes des compliments dans cette langue. Il s’adonnera entièrement à la littérature nationale ; décision qui a été facilitée encore par le départ de son cousin Guillaume pour Chambéry, où celui-ci a été nommé conseiller au parlement au mois d’octobre 1539.

  1. Guibal, Georges. De Johannis Boissonei vita. thèse. Paris 1863. — Guibal Georges. Jean de Boisson ou la Renaissance à Toulouse. Toulouse 1863. — Mugnier, François. La vie et les poésies de Jean de Boyssonné. Mémoires et documents p. p. la société savoisienne d’histoire et d’archéologie, tome XXXVI. Chambéry 1897.
  2. p. p. J. Buche, d’après les ms. de Toulouse : Revue des langues romanes ; années 1895 à 1897. Cette correspondance ne nous apprend pas grand’chose sur l’école lyonnaise. Toutes les lettres dont Boissonné a composé son recueil, sont en latin. Écrites pour être conservées, elles manquent de détails et sentent trop souvent la préoccupation littéraire. (Mugnier) — Boissonné fit encore des séjours à Lyon en 1537 et 1538.
  3. Revue des langues romanes 1896. p. 81. — Christie, op. cit. p. 181.
  4. Lyon 1538.
  5. Une liste des louanges que des humanistes contemporains — surtout Boissonné, Dolet, Visagier, Boiu-bon et Rousselet — ont adressées à Guillaume Scève se trouve dans Mugnier, op. cit. p. 405 ff.
  6. cf. Christit. op. cit. passim., où l’on trouve aussi la bibliographie sur Étienne Dolet
  7. E. Dolet. Commentariorum linguae latinae tomus secundus… Lyon, S. Gryphe 1538. — p. 403. disgressio lingua : …Gallicae linguae primas partes tenuit nostra aetate Clemens Marotus, poeta ver su scribendo felicissimus atque praestantissimus. In quo si quid desideres, fortunam tantum secundam desideres… Maroti laudi proximus est Mauricius Scaeva, alterunt lingune gallicae lumen atque sempiternum omamentum. Complures alios habet Gallia vernaculae et patriae linguae nomine imprimes laudabiUs quos suis scriptis illustrari malo quam hic a me recusari.
  8. Stephani Doleti Galli Aurelii Carminarum libri quatuor. Lyon, Dolet 1538 p. 20-22.
  9. Revue d’hist. litt. I. p. 530.
  10. Paul Stapfer (Rabelais, sa personne, son génie, son œuvre. Paris, A. Colin 1889. p. 171} paraît être de l’avis contraire. Il suppose que l’épigramme suivante qui nous prouve que les intérêts universels de ces humanistes s’étendaient même à la jurisprudence, est adressée à Maurice :
    Ad Scaevam
    Civili de jure rogas quid sentio, Scaeva ?
    Hoc verum, noster quod Rabelaesus ait.
  11. On préparait à cette époque à Lyon une des meilleures éditions des Œuvres de Politien ; je ne sais pas si Ducher ou Scève y avaient quelque part.
  12. G. Carré. De vita et scriptis Nicolai Borbonii. Thèse. Paris 1888.
  13. Rhythmos seu numeros, leporum et graciarum plenos utriusque Scaevae Gulielmi ac Mauricii Lugdunensium et Clementis Marotis Cadurci ingeniosi hominis, ad te mittam brevi, ne desit tibi quo pulmonem ridendo exerceas. (Épître liminaire du deuxième livre des Nugæ.) — L’intérêt très vif que Maurice Scève prend, dans quelques dizains de la Délie, à l’histoire de l’Angleterre, s’explique peut-être par des conversations avec Bourbon.
  14. A. Chenevière. Bonaventure des Périers. Sa vie, ses poésies. Thèse. Paris 1885. p. 35.
  15. Recueil des Œuvres de Bonaventure Despériers. Lyon 1544, p. 52 ff. Poésie adressée à Jean du Peyrat, chevalier de l’ordre du roi ei son lieutenant dans le Lyonnais, grand mécène dont le nom se rencontre souvent dans les vers latins des humanistes lyonnais, cf. article de Félix Desvernay dans Lyon-Revue tome 6, juin 1884. p. 319.
  16. Bertrand, Alexis. Le séjour de Rabelais à Lyon. Lyon. s. d.
  17. Bourbon. Nugae. éd. B&le 1540. p. 96, 305, 308, 364, 494.
  18. Revue d’hist. litt. IV. p. 407.
  19. Revue d’hist. litt. IV. p. 315.
  20. Buisson. Seb. Castellion. p. 50 ff.
  21. Stephani Doleti Orationes duat in Tholosam. Eiusdem Epistolarum libri II, Eiusdem Carminarum libri II. Ad eundem epistolarum amicorum liber. Lyon, S. Gryphe 1534.
  22. L’Embouchement de nostre sainct père le pape, l’empereur et le roi faict à Nice… MDXXXVIII. Paris… Arnould et Charles les Angeliers. — Un dizain de la Délie (318) témoigne de la grande impression que cette entrevue fit sur les Français ; pour beaucoup d’entre eux elle paraît avoir été une déception.
    Jà tout hautain en moy ie me paonnois
    De ce qu’Amour l’avoit peu inciter :
    Mais seurement (à ce que ie congnois)
    Quand il me vint du bien féliciter.
    Et la promesse au long me reciter.
    Il me servit d’un tresfaulx truchement.
            Que diray donc de cet abouchement,
    Que Lygurie, et Provence et Venisse
    Ont veu (en vain) assembler richement
    Espaigne, France et Italie, à Nice ?
    Une lettre manuscrite du roi à P. Trivulce, datée de Nice du 18 juillet 1538 commande de fêter cette alliance à Lyon d’une façon très solennelle (copie dans Capefigue. op. cit. t. IV. p. 156).
  23. 10 déc. 1538 révocation des édits de grâce de Coucy et de Lyon.
    24 juin 1539 édit général contre les luthériens.
    1er juin 1540 édit de Fontainebleau.
  24. Fleury. Histoire du cardinal de Tournon. Paris 1728.
  25. Moutarde. op. cit. p. 46.
  26. Buisson, op. cit. p. 80.