TROISIÈME PARTIE.

xii.

Le vieux Bernard, fatigué d’avoir tant parlé, nous avait remis au lendemain. Sommé par nous, à l’heure dite, de tenir sa parole, il reprit son récit en ces termes :


Cette époque marqua dans ma vie une nouvelle phase. À Sainte-Sévère, j’avais été absorbé par mon amour et mes études. J’avais concentré sur ces deux points toute mon énergie. À peine arrivé à Paris, un épais rideau se leva devant mes yeux, et pendant plusieurs jours, à force de ne rien comprendre, je ne me sentis étonné de rien. J’attribuais à tous les acteurs qui paraissaient sur la scène une supériorité très exagérée ; mais je ne m’exagérais pas moins la facilité que j’aurais bientôt à égaler cette puissance idéale. Mon naturel entreprenant et présomptueux voyait partout un défi, et nulle part un obstacle.

Logé à un étage séparé, dans la maison qu’occupaient mon oncle et ma cousine, je passai désormais la plus grande partie de mon temps auprès de l’abbé. Je ne fus point étourdi des avantages matériels de ma position ; mais en voyant beaucoup de positions équivoques ou pénibles, je commençai à sentir le bien-être de la mienne. Je compris l’excellent caractère de mon gouverneur, et le respect de mon laquais ne me sembla plus incommode. Avec la liberté dont je jouissais, l’argent qui m’était fourni à discrétion, et la vigueur athlétique de ma jeunesse, il est étonnant que je ne sois pas tombé dans quelque désordre, ne fût-ce que dans celui du jeu, qui n’allait pas mal à mes instincts de combativité. Ce fut mon ignorance de toutes choses qui me préserva ; elle me donnait une méfiance excessive, et l’abbé, qui était très pénétrant et qui se sentait responsable de mes actions, sut habilement exploiter ma sauvagerie dédaigneuse. Il l’augmenta à l’égard des choses qui m’eussent été nuisibles, et la dissipa en sens contraire. Puis il sut accumuler autour de moi les distractions honnêtes qui ne remplacent pas les joies de l’amour, mais qui diminuent l’âcreté de ses blessures. Quant aux tentations de la débauche, je ne les connus point. J’avais trop d’orgueil pour désirer une femme qui ne m’eût pas semblé, comme Edmée, la première de toutes.

L’heure du dîner nous réunissait, et le soir, nous allions dans le monde. En peu de jours, j’en appris plus, à examiner d’un coin de l’appartement ce qui se faisait là, que je ne l’aurais fait en un an de conjectures et de recherches. Je crois que je n’aurais jamais rien compris à la société, vue d’une certaine distance. Rien n’établissait de rapports bien nets entre mon cerveau et ce qui occupait le cerveau des autres hommes. Dès que je me trouvai au milieu de ce chaos, le chaos fut forcé de se débrouiller devant moi et de me laisser connaître une grande partie de ses élémens. Cette route qui me menait à la vie ne fut pas sans charme, je m’en souviens, à son point de départ. Je n’avais rien à demander, à désirer ou à débattre dans les intérêts sociaux ; la fortune m’avait pris par la main. Un beau matin, elle m’avait tiré d’un abîme pour m’asseoir sur l’édredon et pour me faire enfant de famille. Les agitations des autres étaient un amusement pour mes yeux. Mon cœur n’était intéressé à l’avenir que par un point mystérieux, l’amour que j’éprouvais pour Edmée.

La maladie, loin de diminuer ma force physique, l’avait retrempée. Je n’étais plus cet animal lourd et dormeur que la digestion fatiguait, que la fatigue abrutissait. Je sentais la vibration de toutes mes fibres élever dans mon ame des accords inconnus, et je m’étonnais de découvrir en moi des facultés dont pendant si longtemps je n’avais pas soupçonné l’usage. Mes bons parens s’en réjouissaient sans en paraître surpris. Ils avaient si complaisamment auguré de moi dès le principe, qu’ils semblaient n’avoir pas fait d’autre métier toute leur vie que de civiliser des barbares.

Le système nerveux qui venait de se développer en moi, et qui me fit payer, pendant tout le reste de ma vie, par de vives et fréquentes souffrances, les jouissances et les avantages qu’il me procura, m’avait rendu surtout impressionnable, et cette aptitude à ressentir l’effet des choses extérieures, était aidée d’une puissance d’organes qu’on ne trouve que chez les animaux ou chez les sauvages. Je m’étonnais de l’étiolement des facultés chez les autres. Ces hommes en lunettes, ces femmes dont l’odorat était émoussé par le tabac, ces précoces vieillards, sourds et goutteux avant l’âge, me faisaient peine. Le monde me représentait un hôpital, et quand je me trouvais avec mon organisation robuste au milieu de ces infirmes, il me semblait que d’un souffle je les aurais lancés dans les airs comme des graines de chardon.

Cela me donna le tort et le malheur de m’abandonner à un genre d’orgueil assez sot, qui est de se prévaloir des dons de la nature. Cela me porta à négliger long-temps leur perfectionnement véritable comme un progrès de luxe. La préoccupation où je fus bientôt de la nullité d’autrui m’empêcha moi-même de m’élever au-dessus de ceux que je croyais désormais m’être inférieurs. Je ne voyais pas que la société est faite d’élémens de peu de valeur, mais que leur arrangement est si savant et si solide, qu’avant d’y mettre la moindre pièce, il faut être reçu praticien. Je ne savais pas qu’il n’y a pas de milieu dans cette société entre le rôle de grand artiste et celui de bon ouvrier. Or, je n’étais ni l’un ni l’autre, et s’il faut dire vrai, toutes mes idées n’ont jamais abouti à m’affranchir de la routine, toute ma force ne m’a servi qu’à réussir à grand’peine à faire comme les autres.

Ainsi, en peu de semaines, je passai d’un excès d’admiration à un excès de dédain pour la société. Dès que j’eus saisi le sens de ses ressorts, ils me parurent si misérablement poussés par une génération débile, que l’attente de mes maîtres fut déçue sans qu’ils s’en doutassent. Au lieu de me sentir dominé et de chercher à m’effacer dans la foule, je m’imaginai que je pourrais la dominer quand je voudrais, et je m’entretins secrètement dans des rêves dont le souvenir me fait rougir. Si je ne me rendis pas souverainement ridicule, c’est grâce à l’excès même de cette vanité, qui eût craint de se commettre en se manifestant.

Paris offrait alors un spectacle que je n’essaierai pas de vous retracer, parce que vous l’avez sans doute étudié maintes fois avec avidité dans les excellens tableaux qu’en ont tracés des témoins oculaires, sous forme d’histoire générale ou de mémoires particuliers. D’ailleurs une telle peinture sortirait des bornes de mon récit, et j’ai promis seulement de vous raconter le fait capital de mon histoire, morale et philosophique. Pour que vous vous fassiez une idée du travail de mon esprit à cette époque, il suffira de vous dire que la guerre de l’indépendance éclatait en Amérique, que Voltaire recevait son apothéose à Paris, et que Franklin, prophète d’une religion politique nouvelle, apportait au sein même de la cour de France la semence de la liberté. Lafayette préparait secrètement sa romanesque expédition, et la plupart des jeunes patriciens étaient entraînés par la mode, par la nouveauté et par le plaisir inhérent à toute opposition qui n’est pas dangereuse.

L’opposition revêtait des formes plus graves et faisait un travail plus sérieux chez les vieux nobles et parmi les membres des parlemens ; l’esprit de la ligue se retrouvait dans les rangs de ces antiques patriciens et de ces fiers magistrats, qui d’une épaule soutenaient encore pour la forme la monarchie chancelante, et de l’autre prêtaient un large appui aux envahissemens de la philosophie. Les privilégiés de la société donnaient ardemment les mains à la ruine prochaine de leurs priviléges, par mécontentement de ce que les rois les avaient restreints. Ils élevaient leurs fils dans des principes constitutionnels, s’imaginant qu’ils allaient fonder une monarchie nouvelle où le peuple les aiderait à se replacer plus haut que le trône, et c’est pour cela que les plus grandes admirations pour Voltaire, et les plus ardentes sympathies pour Franklin, furent exprimées dans les salons les plus illustres de Paris.

Une marche si insolite, et, il faut le dire, si peu naturelle, de l’esprit humain, avait donné une impulsion toute nouvelle, une sorte de vivacité querelleuse, aux relations froides et guindées des vestiges de la cour de Louis XIV. Elle avait aussi mêlé des formes sérieuses et donné une apparence de fonds aux frivoles manières de la régence. La vie pure, mais effacée, de Louis XVI ne comptait pas, et n’imposait rien à personne ; jamais on ne vit tant de grave babil, tant de maximes creuses, tant de sagesse d’apparat, tant d’inconséquence entre les paroles et la conduite, qu’il ne s’en débita à cette époque parmi les castes soi-disant éclairées.

Il était nécessaire de vous rappeler ceci pour vous faire comprendre l’admiration que j’eus d’abord pour un monde en apparence si désintéressé, si courageux, si ardent à la poursuite de la vérité, le dégoût que je ressentis bientôt pour tant d’affectation et de légèreté, pour un tel abus des mots les plus sacrés et des convictions les plus saintes. J’étais de bonne foi pour ma part, et j’appuyais ma ferveur philosophique, ce sentiment de la liberté nouvellement révélé, qu’on appelait alors le culte de la raison, sur les bases d’une inflexible logique. J’étais jeune et bien constitué, condition première peut-être de la santé du cerveau ; mes études n’étaient pas étendues, mais elles étaient solides : on m’avait servi des alimens sains et d’une digestion facile. Le peu que je savais me servait donc à voir que les autres ne savaient rien, ou qu’ils mentaient à eux-mêmes.

Il ne vint pas beaucoup de monde dans les commencemens chez le chevalier. Ami d’enfance de M. Turgot et de plusieurs hommes distingués, il ne s’était point mêlé à la jeunesse dorée de son temps, il avait vécu sagement à la campagne après s’être loyalement conduit à la guerre. Sa société se composait donc de quelques graves hommes de robe, de plusieurs vieux militaires, et de quelques seigneurs de sa province, vieux et jeunes, à qui une fortune honnête permettait, comme à lui, de venir passer à Paris un hiver sur trois ; mais il avait conservé de lointaines relations avec un monde plus brillant, où la beauté et les excellentes manières d’Edmée furent remarquées dès qu’elle y parut. Fille unique, convenablement riche, elle fut recherchée par les importantes maîtresses de maison, espèce d’entremetteuses de haut lieu, qui ont toujours quelques jeunes protégés endettés à établir aux dépens d’une famille de province. Puis, quand on sut qu’elle était fiancée à M. de La Marche, rejeton à peu près ruiné d’une très illustre famille, on lui fit encore plus d’accueil, et peu à peu le petit salon qu’elle avait choisi pour les vieux amis de son père devint trop étroit pour les beaux esprits de qualité et de profession, et les grandes dames à idées philosophiques, qui voulurent connaître la jeune quakress, ou la rose du Berry. (Ce furent les noms qu’une femme à la mode lui donna.)

Ce rapide succès d’Edmée dans un monde auquel, jusque-là, elle avait été inconnue, ne l’étourdit nullement ; et l’empire qu’elle possédait sur elle-même était si grand, que jamais, malgré toute l’inquiétude avec laquelle j’épiais ses moindres mouvemens, je ne pus savoir si elle était flattée de produire tant d’effet ; ce que je pus remarquer, ce fut l’admirable bon sens qui présidait à toutes ses démarches et à toutes ses paroles. Son attitude à la fois naïve et réservée, un certain mélange d’abandon et de fierté modeste la faisait briller parmi les femmes les plus admirées et les plus habituées à capter l’attention ; et c’est ici le lieu de dire que je fus extrêmement choqué, tout d’abord, du ton et de la tenue de ces femmes si vantées ; elles me semblaient ridicules dans leurs graces étudiées, et leur grande habitude du monde me faisait l’effet d’une insupportable effronterie. Moi, si hardi intérieurement, et naguère si grossier dans mes manières, je me sentais mal à l’aise et décontenancé auprès d’elles ; et il me fallait tous les reproches et toutes les remontrances d’Edmée pour ne pas me livrer à un profond mépris pour cette courtisanerie des regards, de la toilette et des agaceries, qui s’appelait dans le monde la coquetterie permise, le désir charmant de plaire, l’amabilité, la grace. L’abbé était de mon avis. Quand le salon était vide, nous restions quelques instans en famille au coin du feu avant de nous séparer. C’est le moment où l’on sent le besoin de résumer ses impressions éparses, et de les communiquer à des êtres sympathiques. L’abbé rompait donc les mêmes lances que moi contre mon oncle et ma cousine. Le chevalier, galant admirateur du beau sexe qu’il n’avait jamais beaucoup pratiqué, prenait, en vrai chevalier français, la défense de toutes les beautés que nous attaquions impitoyablement. Il accusait, en riant, l’abbé de raisonner, à l’égard des femmes, comme le renard de la fable à l’égard des raisins. Moi, je renchérissais sur les critiques de l’abbé ; c’était une manière de dire ; avec chaleur, à Edmée combien je la préférais à toutes les autres ; mais elle en paraissait plus scandalisée que flattée, et me reprochait sérieusement cette disposition à la malveillance, qui prenait sa source, disait-elle, dans un immense orgueil.

Il est vrai qu’après avoir généreusement embrassé la défense des personnes mises en cause, elle se rangeait à notre opinion dès que, Rousseau en main, nous lui disions que les femmes du monde avaient, à Paris, un air cavalier, et une manière de regarder un homme en face qui n’est pas tolérable aux yeux d’un sage. Edmée ne savait rien objecter quand Rousseau avait prononcé ; elle aimait à reconnaître avec lui que le plus grand charme d’une femme est dans l’attention intelligente et modeste qu’elle donne aux discours graves ; et je lui citais toujours la comparaison de la femme supérieure avec un bel enfant aux grands yeux pleins de sentiment, de douceur et de finesse, aux questions timides, aux objections pleines de sens, afin qu’elle se reconnut dans ce portrait, qui semblait avoir été tracé d’après elle. Je renchérissais sur le texte, et continuant le portrait : Une femme vraiment supérieure, lui disais-je en la regardant avec ardeur, est celle qui en sait assez peu pour ne jamais faire une question ridicule ou déplacée, et assez pour ne jamais tenir tête à des gens de mérite ; cette femme sait se taire, surtout avec les sots qu’elle pourrait railler, et les ignorans qu’elle pourrait redresser ; elle est indulgente aux absurdités, parce qu’elle ne tient pas à montrer son savoir, et elle est attentive aux bonnes choses, parce qu’elle désire s’instruire. Son grand désir, c’est de comprendre et non d’enseigner ; son grand art (puisqu’il est reconnu qu’il faut de l’art dans l’échange des paroles) n’est pas de mettre en présence deux fiers antagonistes, pressés d’étaler leur science, et d’amuser la compagnie en soutenant chacun une thèse dont personne ne désire trouver la démonstration, mais d’éclaircir toute discussion utile en y faisant intervenir tous ceux qui peuvent, à point, y jeter du jour. C’est un talent que je ne vois point chez ces maîtresses de maison si prônées. Chez elles, je vois toujours deux avocats en vogue et un auditoire ébahi, où personne n’est juge : elles ont l’art de rendre le génie ridicule, le vulgaire muet et inerte ; et l’on sort de là en disant : « C’est bien parlé, et rien de plus. »

Je pense bien que j’avais raison, mais je me souviens aussi que ma grande colère contre ces femmes venait de ce qu’elles ne faisaient aucune attention aux gens qui se croyaient du mérite et qui n’avaient pas de célébrité, et ces gens-là, c’était moi, comme vous pouvez bien l’imaginer. D’un autre côté, et maintenant que j’y songe sans prévention et sans vanité blessée, je suis certain que ces femmes avaient un système d’adulation pour les favoris du public, qui ressemblait beaucoup plus à une puérile vanité, qu’à une sincère admiration ou à une franche sympathie. Elles étaient comme une sorte d’éditeurs de la conversation, écoutant de toutes leurs oreilles, et faisant impérieusement signe à l’auditoire d’écouter religieusement toute niaiserie sortant d’une bouche illustre, tandis qu’elles étouffaient un bâillement, et faisaient claquer les branches de leur éventail à toute parole, si excellente qu’elle fût, dès qu’elle n’était pas signée d’un nom en vogue. J’ignore les airs des femmes beaux-esprits du xixe siècle ; j’ignore même si cette race subsiste encore, il y a trente ans que je n’ai été dans le monde ; mais, quant au passé, vous pouvez croire ce que je vous en dis. Il y en avait cinq ou six qui m’étaient réellement odieuses. L’une avait de l’esprit, et dépensait à tort et à travers ses bons mots qui étaient aussitôt colportés dans tous les salons, et qu’il me fallait entendre répéter vingt fois dans un jour ; une autre avait lu Montesquieu et faisait la leçon aux plus vieux magistrats ; une troisième jouait de la harpe pitoyablement, mais il était convenu que ses bras étaient les plus beaux de France, et il fallait supporter l’aigre grincement de ses ongles sur les cordes, afin qu’elle pût ôter ses gants d’un air timide et enfantin. Que sais-je des autres ? Elles rivalisaient d’affectation et de niaises hypocrisies dont tous les hommes consentaient puérilement à paraître dupes. Une seule était vraiment belle, ne disait rien, et plaisait par la nonchalance de ses attitudes. Celle-là eût trouvé grâce devant moi, parce qu’elle était ignorante ; mais elle en faisait gloire afin de contraster avec les autres par une piquante ingénuité. Un jour je découvris qu’elle avait de l’esprit, et je la pris en aversion.

Edmée restait seule, dans toute sa fraîcheur de sincérité, dans tout l’éclat de sa grâce naturelle. Assise sur un sofa auprès de M. de Malesherbes, elle était la même personne que j’avais contemplée tant de fois au soleil couchant, sur le banc de pierre au seuil de la chaumière de Patience.

xiii.

Vous pensez bien que les hommages dont ma cousine était entourée, rallumèrent dans mon sein la jalousie assoupie. Depuis qu’obéissant à son ordre, je m’étais livré à l’étude, je ne saurais trop vous dire si j’osais compter sur la promesse qu’elle m’avait faite, d’être ma femme lorsque je serais en état de comprendre ses idées et ses sentimens. Il me semblait bien que ce temps était venu, car il est certain que je comprenais Edmée, mieux peut-être qu’aucun des hommes qui lui faisaient la cour en prose et en vers. J’étais bien résolu à ne me plus prévaloir du serment arraché à la Roche-Mauprat ; mais la dernière promesse faite librement à la fenêtre de la chapelle, et la conclusion que je pouvais tirer de l’entretien avec l’abbé surpris par moi dans le parc de Sainte-Sévère ; mais l’insistance qu’elle avait mise à m’empêcher de m’éloigner d’elle, et à diriger mon éducation ; mais les soins maternels qu’elle m’avait prodigués durant ma maladie ; tout cela ne me donnait-il pas, sinon des droits, du moins des motifs d’espérance ? Il est vrai que son amitié était glaciale, dès que ma passion se trahissait dans mes paroles ou dans mes regards ; il est vrai que, depuis le premier jour, je n’avais pas fait un pas de plus dans son intimité ; il est vrai aussi que M. de La Marche venait souvent dans la maison, et qu’elle lui témoignait toujours la même amitié qu’à moi, avec moins de familiarité et plus d’égards, nuance que la différence de nos caractères et de nos âges amenait naturellement, et qui ne prouvait aucune préférence pour l’un ou pour l’autre. Je pouvais donc attribuer sa promesse à un arrêt de sa conscience ; l’intérêt qu’elle prenait à m’instruire, au culte qu’elle rendait à la dignité humaine réhabilitée par la philosophie ; son affection calme et continue pour M. de La Marche, à un regret profond, dominé par la force et la sagesse de son esprit. Ces perplexités étaient poignantes. L’espoir de forcer son amour par ma soumission et mon dévouement m’avait long-temps soutenu, mais cet espoir commençait à s’affaiblir, car de l’aveu de tous, j’avais fait des progrès extraordinaires, des efforts prodigieux, et il s’en fallait de beaucoup que l’estime d’Edmée pour moi eût grandi dans la même proportion. Elle n’avait pas paru étonnée de ce qu’elle appelait ma haute intelligence, elle l’avait louée plus que de raison. Mais elle ne s’aveuglait pas sur les défauts de mon caractère, sur les vices de mon ame ; elle me les reprochait avec une douceur impitoyable, avec une patience faite pour me désespérer, car elle semblait avoir pris le parti de ne m’aimer jamais, ni plus, ni moins, quoi qu’il arrivât désormais.

Cependant tous lui faisaient la cour et nul n’était agréé. On avait bien dit dans le monde qu’elle était promise à M. de La Marche, mais on ne comprenait pas plus que moi le retard indéfini apporté à cette union. On en vint à dire qu’elle cherchait des prétextes pour se débarrasser de lui, et on ne trouva pas à motiver cette répugnance autrement qu’en lui supposant une grande passion pour moi ; mon histoire singulière avait fait du bruit, les femmes m’examinaient avec curiosité, les hommes me témoignaient de l’intérêt et une sorte de considération que j’affectais de mépriser, mais à laquelle j’étais assez sensible ; et comme rien n’a crédit dans le monde sans être embelli de quelque fiction, on exagérait étrangement mon esprit, mon aptitude et mon savoir ; mais dès qu’on avait vu, en présence d’Edmée, M. de La Marche et moi, toutes les inductions étaient réduites à néant, par le sang-froid et l’aisance de nos manières. Edmée était avec nous en public ce qu’elle était en particulier ; M. de La Marche, un mannequin sans ame et parfaitement dressé aux airs convenables ; moi, dévoré de passions diverses, mais impénétrable à force d’orgueil, et aussi, je dois l’avouer, de prétention à la sublimité du maintien américain. Il faut vous dire que j’avais eu le bonheur d’être présenté à Franklin comme un sincère adepte de la liberté. Sir Arthur Lee m’avait honoré d’une sorte de bienveillance et d’excellens conseils ; j’avais donc la tête tournée tout comme ceux que je raillais si durement, et au point même que cette petite gloriole apportait à mes tourmens un allégement bien nécessaire. Ne hausserez-vous pas les épaules, si je vous avoue que je prenais le plus grand plaisir du monde à ne point poudrer mes cheveux, à porter de gros souliers, à me présenter partout en habit plus que simple, rigidement propre et de couleur sombre ; en un mot, à singer, autant qu’il était permis de le faire alors, sans être confondu avec un véritable roturier, la mise et les allures du bonhomme Richard ! J’avais dix-neuf ans et je vivais dans un temps où chacun affectait un rôle ; c’est là toute mon excuse.

Je pourrais alléguer aussi que mon trop indulgent et trop naïf gouverneur m’approuvait ouvertement, que mon oncle Hubert, tout en se moquant de moi de temps en temps, me laissait faire, et qu’Edmée ne me disait absolument rien de ce ridicule et semblait ne pas s’en apercevoir.

Le printemps était revenu cependant, nous allions retourner à la campagne, les salons se dépeuplaient, et j’étais toujours dans la même incertitude. Je remarquai un jour que M. de La Marche montrait, malgré lui, le désir de se trouver seul avec Edmée. Je pris d’abord plaisir à le faire souffrir en restant immobile sur ma chaise ; mais je crus voir au front d’Edmée ce léger phli que je connaissais si bien, et, après un dialogue muet avec moi-même, je sortis, décidé à voir les suites de ce tête-à-tête et à connaître mon sort, quel qu’il fut.

Je revins au salon au bout d’une heure ; mon oncle était rentré ; M. de La Marche restait à dîner ; Edmée était rêveuse, mais non triste ; l’abbé lui adressait, avec les yeux, des questions qu’elle n’entendait pas ou ne voulait pas entendre.

M. de La Marche accompagna mon oncle à la Comédie-Française. Edmée dit qu’elle avait à écrire et demanda la permission de rester. Je suivis le comte et le chevalier, mais après le premier acte, je m’esquivai et je rentrai à l’hôtel ; Edmée avait fait défendre sa porte, mais je ne pris pas cette défense pour moi ; les domestiques trouvaient tout simple que j’agisse en enfant de la maison. J’entrai au salon, tremblant qu’Edmée ne fût dans sa chambre, là je n’aurais pu la poursuivre. Elle était près de la cheminée et s’amusait à effeuiller des asters bleus et blancs que j’avais cueillis dans une promenade au tombeau de Jean-Jacques Rousseau. Ces fleurs me rappelaient une nuit d’enthousiasme, un clair de lune, les seules heures de bonheur peut-être que je pusse mentionner dans ma vie.

— Déjà rentré ! me dit-elle sans se déranger. — Déjà est un mot bien dur, lui répondis-je ; voulez-vous que je me retire dans ma chambre, Edmée ? — Non pas, vous ne me gênez nullement ; mais vous auriez plus profité à la représentation de Mérope qu’en écoutant ma conversation de ce soir, car je vous avertis que je suis idiote. — Tant mieux, cousine ; vous ne m’humilierez pas, et pour la première fois nous serons sur le pied de l’égalité. Mais voulez-vous me dire pourquoi vous méprisez tant mes asters ? Je croyais que vous les garderiez comme une relique. — À cause de Rousseau ? dit-elle en souriant avec malice sans lever les yeux sur moi.

— Oh ! c’est bien ainsi que je l’entends, repris-je. — Je joue un jeu très intéressant, dit-elle ; ne me dérangez pas. — Je le connais, lui dis-je ; tous les enfans de la Varenne le jouent, et toutes nos bergères croient à l’arrêt du sort que ce jeu révèle. Voulez-vous que je vous explique vos pensées, lorsque vous arrachez ces pétales quatre à quatre ? — Voyons, grand nécroman !

Un peu, c’est ainsi que quelqu’un vous aime ; — beaucoup, c’est ainsi que vous l’aimez ; — passionnément, un autre vous aime ainsi ; — pas du tout, voilà comme vous aimez celui-là.

— Et pourrait-on savoir, monsieur le devin, reprit Edmée, dont la figure devint plus sérieuse, ce que signifient quelqu’un et un autre ? Je crois que vous êtes comme les antiques pythonisses ; vous ne savez pas vous-même le sens de vos oracles. — Ne sauriez-vous deviner le mien, Edmée ? — J’essaierai d’interpréter l’énigme, si vous voulez me promettre de faire ensuite ce que fit le sphynx vaincu par Œdipe. — Oh ! Edmée, m’écriai-je, il y a long-temps que je me casse la tête contre les murs à cause de vous et de vos interprétations ! et cependant vous n’avez pas deviné juste une seule fois. — Oh ! mon Dieu, si ! dit-elle en jetant le bouquet sur la cheminée ; vous allez voir. J’aime un peu M. de La Marche, et je vous aime beaucoup. Il m’aime passionnément, et vous ne m’aimez pas du tout. Voici la vérité.

— Je vous pardonne de tout mon cœur cette méchante interprétation à cause du mot beaucoup, lui répondis-je. Et j’essayai de prendre ses mains ; elle les retira brusquement, et, en vérité, elle eut tort, car si elle me les eût abandonnées, je me fusse borné à les serrer fraternellement ; mais cette sorte de méfiance réveilla des souvenirs dangereux pour moi. Je crois qu’elle avait ce soir-là dans son air et ses manières beaucoup de coquetterie, et jusque-là je ne lui en avais jamais vu la moindre velléité. Je me sentis enhardi sans trop savoir pourquoi, et j’osai lui faire des remarques piquantes sur son tête-à-tête avec M. de La Marche. Elle ne prit aucun soin pour repousser mes interprétations, et se mit à rire lorsque je la priai de me remercier de la politesse exquise avec laquelle je m’étais retiré en lui voyant froncer le sourcil. Cette légèreté superbe commençait à m’irriter un peu, lorsqu’un domestique entra et lui remit une lettre en lui disant qu’on attendait la réponse. — Approchez la table et taillez-moi une plume, me dit-elle. Et d’un air nonchalant elle décacheta et parcourut la lettre, tandis que, sans savoir de quoi il s’agissait, je préparais tout ce qui était nécessaire pour écrire.

Depuis long-temps la plume de corbeau était taillée, depuis long-temps le papier à vignettes de couleur était sorti du portefeuille ambré, et Edmée n’y faisant aucune attention, ne se disposait point à en faire usage. La lettre dépliée était sur ses genoux, ses pieds étaient sur les chenets, ses coudes sur les bras de son fauteuil, dans son attitude favorite de rêverie. Elle était complètement absorbée. Je lui parlai doucement ; elle ne m’entendit pas. Je crus qu’elle avait oublié la lettre et qu’elle s’endormait. Au bout d’un quart d’heure, le domestique rentra, et demanda, de la part du messager, s’il y avait une réponse.

— Certainement, répondit-elle ; qu’il attende.

Elle relut la lettre avec une attention extraordinaire, et se mit à écrire avec lenteur ; puis elle jeta au feu sa réponse, repoussa du pied son fauteuil, fit quelques tours dans l’appartement, et tout d’un coup s’arrêta devant moi, et me regarda d’un air froid et sévère.

— Edmée ! m’écriai-je en me levant avec impétuosité, qu’avez-vous donc, et quel rapport avec moi peut avoir cette lettre qui vous préoccupe si fortement ? — Qu’est-ce que cela vous fait ? répondit-elle. — Qu’est-ce que cela me fait ! m’écriai-je. Et que me fait l’air que je respire ? que m’importe le sang qui coule dans mes veines ? demandez-moi cela, à la bonne heure ! mais ne me demandez pas en quoi une de vos paroles ou un de vos regards m’intéresse ; car vous savez bien que ma vie en dépend. — Ne dites pas de folies, Bernard, reprit-elle en retournant à son fauteuil d’un air distrait ; il y a temps pour tout. — Edmée ! Edmée ! ne jouez pas avec le lion endormi, ne rallumez pas le feu qui couve sous la cendre.

Elle haussa les épaules, et se mit à écrire avec beaucoup d’animation. Son teint était coloré, et de temps en temps elle passait ses doigts dans ses longs cheveux bouclés en repentir sur son épaule. Elle était dangereusement belle dans ce désordre ; elle avait l’air d’aimer. Mais qui ? Celui-là sans doute à qui elle écrivait. La jalousie brûlait mes entrailles. Je sortis brusquement ; je traversai l’antichambre ; je regardai l’homme qui avait apporté la lettre ; il était à la livrée de M. de La Marche. Je n’en doutais pas ; mais cette certitude augmenta ma fureur. Je rentrai au salon en jetant violemment la porte. Edmée ne tourna pas seulement la tête. Elle écrivait toujours. Je m’assis vis-à-vis d’elle ; je la regardai avec des yeux de feu. Elle ne daigna pas lever les siens sur moi. Je crus même remarquer sur ses lèvres vermeilles un demi-sourire qui me parut insulter à mon angoisse. Enfin, elle termina sa lettre et la cacheta. Je me levai alors et m’approchai d’elle, violemment tenté de la lui arracher des mains. J’avais appris à me contenir un peu plus qu’autrefois. Mais je sentais qu’un seul instant peut, dans les ames passionnées, renverser le travail de bien des jours.

— Edmée, lui dis-je avec amertume et avec une effroyable grimace qui s’efforçait d’être un sourire caustique, voulez-vous que je remette cette lettre au laquais de M. de La Marche, et que je lui dise en même temps à l’oreille à quelle heure son maître peut venir au rendez-vous ? — Mais il me semble, répondit-elle avec une tranquillité qui m’exaspéra, que j’ai pu indiquer l’heure dans ma lettre, et qu’il n’est pas besoin d’en informer les valets. — Edmée, vous devriez me ménager un peu plus ! m’écriai-je. — Je ne m’en soucie pas le moins du monde, répondit-elle.

Et me jetant sur la table la lettre reçue, elle sortit pour remettre elle-même sa réponse au messager. Je ne sais si elle m’avait dit de lire cette lettre. Je sais que le mouvement qui me porta à le faire fut irrésistible. Elle était conçue à peu près ainsi : « Edmée, j’ai enfin découvert le secret fatal qui a mis, selon vous, un insurmontable obstacle à notre union. Bernard vous aime ; son agitation de ce matin l’a trahi. Mais vous ne l’aimez pas, j’en suis sûr… Cela est impossible ! Vous me l’eussiez dit avec franchise. L’obstacle est donc ailleurs. Pardonnez-moi ! J’ai réussi à savoir que vous avez passé deux heures dans la caverne des brigands ! Infortunée, votre malheur, votre prudence, votre sublime délicatesse, vous ennoblissent encore à mes yeux. Et pourquoi ne m’avoir pas dit dès le commencement de quel malheur vous étiez victime ? J’aurais d’un mot calmé vos douleurs et les miennes. Je vous aurais aidée à cacher votre secret. J’en aurais gémi avec vous, ou plutôt j’en aurais effacé l’odieux souvenir par le témoignage d’un attachement à toute épreuve. Mais rien n’est désespéré ; ce mot, il est toujours temps de le dire, et le voici. Edmée, je vous aime plus que jamais, plus que jamais je suis décidé à vous offrir mon nom ; daignez l’accepter. »

Ce billet était signé Adhémar de La Marche.

À peine en avais-je terminé la lecture qu’Edmée rentra et s’approcha de la cheminée avec inquiétude, comme si elle eût oublié un objet précieux. Je lui tendis la lettre que je venais de lire, mais elle la prit d’un air distrait ; et se baissant vers le foyer, elle saisit avec précipitation et avec une sorte de joie un papier chiffonné que la flamme n’avait fait qu’effleurer. C’était la première réponse qu’elle avait faite au billet de M. de La Marche, et qu’elle n’avait pas jugée à propos d’envoyer.

— Edmée, lui dis-je en me jetant à ses genoux, laissez-moi voir ce papier. Quel qu’il soit, je me soumettrai à l’arrêt dicté par votre premier mouvement.

— En vérité, dit-elle avec une expression indéfinissable, le feriez-vous ? Si j’aimais M. de La Marche, si je vous faisais un grand sacrifice en renonçant à lui, seriez-vous assez généreux pour me rendre ma parole ?

J’eus un instant d’hésitation ; une sueur froide parcourut mon corps. Je la regardai fixement ; son œil impénétrable ne trahissait pas sa pensée. Si j’avais cru qu’elle m’aimât et qu’elle soumît ma vertu à une épreuve, j’aurais peut-être joué l’héroïsme ; mais je craignis un piége, la passion l’emporta. Je ne me sentais pas la force de renoncer à elle de bonne grace, et l’hypocrisie me répugnait. Je me levai tremblant de colère :

— Vous l’aimez, m’écriai-je, avouez que vous l’aimez ? — Et quand cela serait, répondit-elle en mettant le papier dans sa poche, où serait le crime ? — Le crime serait d’avoir menti jusqu’ici en me disant que vous ne l’aimiez pas. — Jusqu’ici est beaucoup dire, reprit-elle en me regardant fixement ; nous n’avons pas eu d’explication à cet égard depuis l’année passée. À cette époque il était possible que je n’aimasse pas beaucoup Adhémar, et à présent il serait possible que je l’aimasse mieux que vous. Si je compare la conduite de l’un et de l’autre aujourd’hui, je vois d’un côté un homme sans orgueil et sans délicatesse, qui se prévaut d’un engagement que mon cœur n’a peut-être pas ratifié ; de l’autre, je vois un admirable ami, dont le dévouement sublime brave tous les préjugés, et, me croyant souillée d’un affront ineffaçable, ne persiste pas moins à couvrir cette tache de sa protection. — Quoi ! ce misérable croit que je vous ai fait violence, et il ne me provoque pas en duel ? — Il ne le croit pas, Bernard ; il sait que vous m’avez fait évader de la Roche-Mauprat. Mais il croit que vous m’avez secourue trop tard, et que j’ai été victime des autres brigands.

— Et il veut vous épouser, Edmée ! Ou c’est un homme sublime en effet, ou il est plus endetté qu’on ne pense. — Taisez-vous, dit Edmée avec colère ; cette odieuse explication d’une conduite généreuse part d’une ame insensible ou d’un esprit pervers. Taisez-vous, si vous ne voulez pas que je vous haïsse. — Dites que vous me haïssez, Edmée, dites-le sans crainte, je le sais. — Sans crainte ! Vous devriez savoir aussi que je ne vous fais pas l’honneur de vous craindre. Enfin, répondez-moi, sans savoir ce que je prétends faire, comprenez-vous que vous devez me rendre ma liberté et renoncer à des droits barbares ? — Je ne comprends rien, sinon que je vous aime avec fureur, et que je déchirerai avec mes ongles le cœur de celui qui osera vous disputer à moi. Je sais que je vous forcerai à m’aimer, et que si je n’y réussis pas, je ne souffrirai jamais, du moins, que vous apparteniez à un autre, moi vivant. On marchera sur mon corps, criblé de blessures et saignant par tous les pores, avant de vous passer au doigt un anneau de mariage ; encore vous déshonorerai-je à mon dernier soupir en disant que vous êtes ma maîtresse, et je troublerai ainsi la joie de celui qui triomphera de moi ; et si je puis vous poignarder en expirant, je le ferai, afin que dans la tombe, du moins, vous soyez ma femme. Voilà ce que je compte faire, Edmée. Et maintenant jouez au plus fin avec moi, conduisez-moi de piége en piége, gouvernez-moi par votre admirable politique ; je pourrai être dupe cent fois, parce que je suis un ignorant, mais votre intrigue arrivera toujours au même dénouement, parce que j’ai juré par le nom de Mauprat.

— Coupe-jarret ! répondit-elle avec une froide ironie ; et elle voulut sortir.

J’allais lui saisir le bras, lorsque la sonnette se fit entendre ; c’était l’abbé qui rentrait. Aussitôt qu’il parut, Edmée lui serra la main et se retira dans sa chambre sans m’adresser un seul mot.

Le bon abbé, s’apercevant de mon trouble, me questionna avec l’assurance que devaient lui donner désormais ses droits à mon affection. Mais ce point était le seul sur lequel nous ne nous fussions jamais expliqués. Il l’avait cherché en vain, il ne m’avait pas donné une seule leçon d’histoire, sans tirer des amours illustres un exemple ou un précepte de modération et de générosité. Mais il n’avait pas réussi à me faire dire un mot à ce sujet. Je ne pouvais lui pardonner tout-à-fait de m’avoir desservi auprès d’Edmée. Je croyais deviner qu’il me desservait encore, et je me tenais en garde contre tous les argumens de sa philosophie et toutes les séductions de son amitié. Ce soir-là, plus que jamais, je fus inattaquable. Je le laissai inquiet et chagrin, et j’allai me jeter sur mon lit, où je cachai ma tête dans les couvertures, afin d’étouffer les anciens sanglots, impitoyables vainqueurs de mon orgueil et de ma colère.

xiv.

Le lendemain, mon désespoir fut sombre. Edmée fut de glace, M. de La Marche ne vint pas. Je crus m’apercevoir que l’abbé allait chez lui, et entretenait Edmée du résultat de leur conférence. Ils furent, du reste, parfaitement calmes, et je dévorai mon inquiétude en silence ; je ne pus être seul un instant avec Edmée. Le soir je me rendis à pied chez M. de La Marche. Je ne sais pas ce que je voulais lui dire. J’étais dans un état d’exaspération qui me poussait à agir sans but et sans plan. J’appris qu’il avait quitté Paris. Je rentrai. Je trouvai mon oncle fort triste. Il fronça le sourcil en me voyant, et après avoir échangé avec moi quelques paroles oiseuses et forcées, il me laissa avec l’abbé, qui tenta de me faire parler, et qui n’y réussit pas mieux que la veille. Je cherchai pendant plusieurs jours l’occasion de parler à Edmée ; elle sut l’éviter constamment. On faisait les apprêts du départ pour Sainte-Sévère. Elle ne montrait ni tristesse ni gaieté ; je me résolus à glisser dans les feuillets de son livre deux lignes pour lui demander un entretien. Je reçus la réponse suivante au bout de cinq minutes.

« Un entretien ne mènerait à rien. Vous persistez dans votre indélicatesse ; moi, je persévérerai dans ma loyauté. Une conscience droite ne sait pas se dégager. J’ai juré de n’être jamais à un autre qu’à vous. Je ne me marierai pas ; mais je n’ai pas juré d’être à vous en dépit de tout. Si vous continuez à être indigne de mon estime, je saurai rester libre. Mon pauvre père décline vers la tombe ; un couvent sera mon asile quand le seul lien qui m’attache à la société sera rompu. »

Ainsi, j’avais rempli les conditions imposées par Edmée, et pour toute récompense elle me prescrivait de les rompre. Je me retrouvais au même point que le jour de son entretien avec l’abbé.

Je passai le reste de la journée enfermé dans ma chambre ; toute la nuit, je marchai avec agitation, je n’essayai pas de dormir. Je ne vous dirai pas quelles furent mes réflexions, elles ne furent pas indignes d’un honnête homme. Au point du jour, j’étais chez Lafayette. Il me procura les papiers nécessaires pour sortir de France. Il me dit d’aller l’attendre en Espagne, où il devait s’embarquer pour les États-Unis. Je rentrai à l’hôtel pour prendre les effets et l’argent indispensables au plus modeste voyageur. Je laissai un mot pour mon oncle, afin qu’il ne s’inquiétât pas de mon absence, que je promettais de lui expliquer avant peu dans une longue lettre. Je le suppliais de ne pas me juger jusque-là, et de croire que ses bontés ne sortiraient jamais de mon cœur.

Je partis avant que personne fût levé dans la maison ; je craignais que ma résolution ne m’abandonnât au moindre signe d’amitié, et je sentais que j’avais abusé d’une affection trop généreuse. Je ne pus passer devant l’appartement d’Edmée sans coller mes lèvres sur la serrure ; puis, cachant ma tête dans mes mains, je me mis à courir comme un fou ; je ne m’arrêtai guère que de l’autre côté des Pyrénées. Là, je pris un peu de repos, et j’écrivis à Edmée qu’elle était libre, et que je ne contrarierais aucune de ses résolutions, mais qu’il m’était impossible d’être témoin du triomphe de mon rival. J’avais l’intime persuasion qu’elle l’aimait ; j’étais résolu à étouffer mon amour, je promettais plus que je ne pouvais tenir ; mais les premiers effets de l’orgueil blessé me donnaient confiance en moi-même. — J’écrivis aussi à mon oncle pour lui dire que je ne me croirais pas digne des bontés illimitées qu’il avait eues pour moi tant que je n’aurais pas gagné mes éperons de chevalier. Je l’entretenais de mes espérances de gloire et de fortune guerrière avec toute la naïveté de mon orgueil, et comme je pensais bien qu’Edmée lirait cette lettre, j’affectais une joie sans trouble et une ardeur sans regret. Je ne savais pas si mon oncle avait connaissance des vrais motifs de mon départ ; mais ma fierté ne put se soumettre à les lui avouer. Il en fut de même à l’égard de l’abbé, auquel j’écrivis, d’ailleurs, une lettre pleine de reconnaissance et d’affection. Je terminais en suppliant mon oncle de ne faire aucune dépense à mon intention au triste donjon de la Roche-Mauprat, assurant que je ne pourrais jamais me résoudre à l’habiter, et de considérer le fief racheté par lui comme la propriété de sa fille. Je lui demandais seulement de vouloir bien m’avancer deux ou trois années du revenu de ma part, afin que je pusse faire les frais de mon équipement, et ne pas rendre onéreux pour le noble Lafayette mon dévouement à la cause américaine.

On fut content de ma conduite et de mes lettres. Arrivé sur les côtes d’Espagne, je reçus de mon oncle une réponse pleine d’encouragemens, et de doux reproches sur mon brusque départ. Il me donnait sa bénédiction paternelle, déclarait sur son honneur que le fief de la Roche-Mauprat ne serait jamais repris par Edmée, et m’envoyait une somme considérable sans toucher à mon futur revenu. — L’abbé joignait aux mêmes reproches des encouragemens plus chauds encore. Il était facile de voir qu’il préférait le repos d’Edmée à mon bonheur, et qu’il éprouvait une joie véritable de mon départ. Cependant il m’aimait, et cette amitié s’exprimait d’une manière touchante à travers la satisfaction cruelle qui s’y mêlait. Il enviait mon sort, il était plein d’ardeur pour la cause de l’indépendance, et prétendait avoir été tenté plus d’une fois de jeter le froc aux orties, et de prendre le mousquet ; mais c’était de sa part une puérile affectation. Son naturel doux et timide resta toujours prêtre sous le manteau de la philosophie.

Un billet étroit et sans suscription se trouvait comme glissé après coup entre ces deux lettres. Je comprenais bien qu’il était de la seule personne qui m’intéressât réellement dans le monde, mais je n’avais pas le courage de l’ouvrir. Je marchais sur le sable au bord de la mer, retournant ce mince papier dans ma main tremblante, et craignant de perdre, en le lisant, l’espèce de calme désespéré que j’avais trouvé dans mon courage. Je craignais surtout des remerciemens et l’expression d’une joie enthousiaste, derrière laquelle j’eusse aperçu un autre amour satisfait. Que peut-elle m’écrire ? disais-je ; pourquoi m’écrit-elle ? Je ne veux pas de sa pitié, encore moins de sa reconnaissance. J’étais tenté de jeter ce fatal billet à la mer. Une fois même je l’élevai au-dessus des flots ; mais je le serrai aussitôt contre mon cœur, et l’y laissai quelques instans caché, comme si j’eusse cru à cette vue occulte des partisans du magnétisme, qui prétendent lire avec les organes du sentiment et de la pensée, aussi bien qu’avec les yeux.

Enfin je me décidai à rompre le cachet, et je lus ces mots, « Tu as bien agi, Bernard ; mais je ne te remercie pas, car je souffrirai de ton absence plus que je ne puis le dire. Va pourtant où ton honneur et l’amour de la sainte vérité t’appellent ; mes vœux et mes prières te suivront partout. Reviens quand ta mission sera accomplie, tu ne me retrouveras ni mariée, ni religieuse. » Elle avait joint à ce billet la bague de cornaline qu’elle m’avait cédée durant ma maladie, et que je lui avais renvoyée en quittant Paris. Je fis faire une petite boîte d’or où j’enfermai le billet et cet anneau, et que je plaçai sur moi comme un scapulaire. — Lafayette, arrêté en France par ordre du gouvernement, qui s’opposait à son expédition, vint nous joindre bientôt, après s’être évadé de prison. J’avais eu le temps de faire mes préparatifs ; je mis à la voile plein de tristesse, d’ambition et d’espérance.

Vous n’attendez pas que je vous fasse le récit de la guerre d’Amérique. Encore une fois, j’isole mon existence des faits de l’histoire, en vous contant mes aventures. Mais ici, je supprimerai même mes aventures personnelles ; elles forment dans ma mémoire un chapitre à part, où Edmée joue le rôle d’une madone constamment invoquée, mais invisible. Je ne puis croire que vous preniez le moindre intérêt à entendre les incidens d’une portion de récit d’où cette figure angélique, la seule digne d’occuper votre attention, et par elle-même d’abord et par son action sur moi, serait entièrement absente. Je vous dirai seulement que des grades inférieurs, joyeusement acceptés par moi au début, dans l’armée de Washington, je parvins régulièrement, mais rapidement, au grade d’officier. Mon éducation militaire fut prompte. Là, comme dans tout ce que j’ai entrepris durant ma vie, je me mis tout entier, et voulant obstinément, je triomphai des difficultés.

J’obtins la confiance de mes chefs illustres. Mon excellente constitution me rendait propre aux fatigues de la guerre ; mes anciennes habitudes de brigand me furent même d’un secours immense ; je supportais les revers avec un calme que n’avaient pas tous les jeunes Français débarqués avec moi, quel que fût d’ailleurs l’éclat de leur courage. Le mien fut froid et tenace à la grande surprise de nos alliés, qui doutèrent plus d’une fois de mon origine en voyant combien je me familiarisais vite avec les forêts, et comme je savais lutter de ruse et de méfiance avec les sauvages qui inquiétèrent parfois nos manœuvres.

Au milieu de mes travaux et de mes déplacemens, j’eus le bonheur de pouvoir cultiver mon esprit, dans l’intimité d’un jeune homme de mérite, que la Providence me donna pour compagnon et pour ami. L’amour des sciences naturelles l’avait jeté dans notre expédition, et il s’y conduisait en bon militaire ; mais il était facile de voir que la sympathie politique ne jouait dans sa résolution qu’un rôle secondaire. Il n’avait aucun désir d’avancement, aucune aptitude aux études stratégiques. Son herbier et ses observations zoologiques l’occupaient bien plus que le succès de la guerre et le triomphe de la liberté. Il se battait trop bien dans l’occasion pour mériter jamais le reproche de tiédeur ; mais jusqu’à la veille du combat, et dès le lendemain, il semblait ignorer qu’il fût question d’autre chose que d’une excursion scientifique dans les savanes du Nouveau-Monde. Son porte-manteau était toujours rempli, non d’argent et de nippes, mais d’échantillons d’histoire naturelle ; et tandis que, couchés sur l’herbe, nous étions attentifs aux moindres bruits qui pouvaient nous révéler l’approche de l’ennemi, il était absorbé dans l’analyse d’une plante, ou d’un insecte. C’était un admirable jeune homme, pur comme un ange, désintéressé comme un stoïque, patient comme un savant, et avec cela enjoué et affectueux. Lorsqu’une surprise nous mettait en danger, il n’avait de soucis et d’exclamations que pour les précieux cailloux et les inappréciables brins d’herbe qu’il portait en croupe ; et pourtant, lorsqu’un de nous était blessé, il le soignait avec une bonté et un zèle incomparables.

Il vit un jour la boîte d’or que je cachais sous mes habits, et il me supplia instamment de la lui céder pour y mettre quelques pattes de mouche et quelques ailes de cigale, qu’il eût défendues jusqu’à la dernière goutte de son sang. Il me fallut tout le respect que je portais aux reliques de l’amour pour résister aux instances de l’amitié. Tout ce qu’il put obtenir de moi, ce fut de glisser dans ma précieuse boîte une petite plante fort jolie qu’il prétendait avoir découverte le premier, et qui n’eût droit d’asile à côté du billet et de l’anneau de ma fiancée, qu’à la condition de s’appeler Edmunda Sylvestris. Il y consentit ; il avait donné à un beau pommier sauvage le nom de Samuel Adams, celui de Franklin à je ne sais quelle abeille industrieuse, et rien ne lui plaisait comme d’associer ses nobles enthousiasmes à ses ingénieuses observations.

Je conçus pour lui un attachement d’autant plus vif, que c’était ma première amitié pour un homme de mon âge. Le charme que je trouvais dans cette liaison me révéla une face de la vie, des facultés et des besoins de l’ame que je ne connaissais pas. Comme je ne pus me détacher jamais des premières impressions de mon enfance, dans mon amour pour la chevalerie, je me plus à voir en lui mon frère d’armes, et je voulus qu’il me donnât ce titre, à l’exclusion de tout autre ami intime. Il s’y prêta avec un abandon de cœur qui me prouva combien la sympathie était vive entre nous. Il prétendait que j’étais né pour être naturaliste, à cause de mon aptitude à la vie nomade et aux rudes expéditions. Il me reprochait un peu de préoccupation, et me grondait sérieusement lorsque je marchais étourdiment sur des plantes intéressantes ; mais il assurait que j’étais doué de l’esprit de méthode, et que je pourrais inventer un jour, non pas une théorie de la nature, mais un excellent système de classification. Sa prédiction ne se réalisa point, mais ses encouragemens réveillèrent en moi le goût de l’étude et empêchèrent mon esprit de retomber en paralysie dans la vie des camps. Il fut pour moi l’envoyé du ciel ; sans lui je fusse redevenu peut-être, sinon le coupe-jarret de la Roche-Mauprat, du moins le sauvage de la Varenne. Ses enseignemens ranimèrent en moi le sentiment de la vie intellectuelle ; il agrandit mes idées, il ennoblit aussi mes instincts ; car si une merveilleuse droiture et des habitudes de modestie l’empêchaient de se jeter dans les discussions philosophiques, il avait l’amour inné de la justice, et décidait avec une sagacité infaillible toutes les questions de sentiment et de moralité. Il prit sur moi un ascendant que n’eût jamais pu prendre l’abbé dans la position où notre méfiance mutuelle nous avait placés dès le principe. Il me révéla une grande partie du monde physique ; mais ce qu’il m’apprit de plus précieux, fut de m’habituer à me connaître moi-même et à réfléchir sur mes impressions. Je parvins à gouverner mes mouvemens jusqu’à un certain point. Je ne me corrigeai jamais de l’orgueil et de la violence. On ne change pas l’essence de son être, mais on dirige vers le bien ses facultés diverses ; on arrive presque à utiliser ses défauts : c’est, au reste, le grand secret et le grand problème de l’éducation.

Les entretiens de mon cher Arthur m’amenèrent à de telles réflexions, que je parvins à déduire logiquement de tous mes souvenirs les motifs de la conduite d’Edmée. Je la trouvai grande et généreuse, surtout dans les choses qui, mal vues et mal appréciées, m’avaient le plus blessé. Je ne l’en aimai pas davantage, c’était impossible ; mais j’arrivai à comprendre pourquoi je l’aimais invinciblement, malgré tout ce qu’elle m’avait fait souffrir. Cette flamme sainte brûla dans mon ame, sans pâlir un seul instant, durant les six années de notre séparation. Malgré l’excès de vie qui débordait mon être, malgré les excitations d’une nature extérieure pleine de volupté, malgré les mauvais exemples et les nombreuses occasions qui sollicitent la faiblesse humaine, dans la liberté de la vie errante et militaire, je prends Dieu à témoin que je conservai intacte ma robe d’innocence et que je ne connus pas le baiser d’une seule femme. Arthur, qu’une organisation plus calme sollicitait moins vivement, et que le travail de l’intelligence absorbait presque tout entier, ne fut pas toujours aussi austère, et il m’engagea même plusieurs fois à ne pas courir les dangers d’une vie exceptionnelle, contraire au vœu de la nature. Quand je lui confiai qu’une grande passion éloignait de moi toute faiblesse et rendait toute chute impossible, il cessa de combattre ce qu’il appelait mon fanatisme (c’était un mot très en vogue et qui s’appliquait à presque tout indifféremment), et je remarquai qu’il avait pour moi une estime plus profonde, je dirai même une sorte de respect qui ne s’exprimait point par des paroles, mais qui se révélait dans mille petits témoignages d’adhésion et de déférence.

Un jour qu’il me parlait de la grande puissance qu’exerce la douceur extérieure jointe à une volonté inébranlable, me citant pour exemple et le bien et le mal, dans l’histoire des hommes, surtout la douceur des apôtres, et l’hypocrisie des prêtres de toutes les religions, il me vint à l’esprit de lui demander, si, avec la fougue de mon sang et l’emportement de mon caractère, je pourrais jamais exercer une influence quelconque sur mes proches. En me servant de ce dernier mot, je ne songeais qu’à Edmée. Arthur me répondit que j’aurais un autre ascendant que celui de la douceur acquise, ce sera, dit-il, celui de la bonté naturelle. La chaleur de l’ame, l’ardeur et la persévérance de l’affection, voilà ce qu’il faut dans la vie de famille, et ces qualités font aimer nos défauts à ceux-là même qui habituellement en souffrent le plus. Nous devons tâcher de nous vaincre par amour pour ceux qui nous aiment ; mais se proposer un système de modération dans le sein de l’amour ou de l’amitié, serait, je pense, une recherche puérile, un travail égoïste, et qui tuerait l’affection en nous-mêmes d’abord, et bientôt après dans les autres. Je ne vous parlais de modération réfléchie que dans l’application de l’autorité sur les masses. Or, si vous avez jamais l’ambition…

— Or, vous croyez, lui dis-je, sans écouter la dernière partie de son discours, que tel que vous me connaissez, je puis rendre une femme heureuse et me faire aimer d’elle, malgré tous mes défauts et les torts qu’ils entraînent ?

— Ô cervelle amoureuse ! s’écria-t-il, qu’il est difficile de vous distraire !… Eh bien, si vous le voulez, Bernard, je vous dirai ce que je pense de vos amours. La personne que vous aimez si ardemment, vous aime, à moins qu’elle ne soit incapable d’aimer ou tout-à-fait dépourvue de sens.

Je lui assurai qu’elle était autant au-dessus de toutes les autres femmes que le lion est au-dessus de l’écureuil, le cèdre au-dessus de l’hysope, et à force de métaphores, je réussis à le convaincre. Alors il m’engagea à lui confier quelques détails, afin, disait-il, qu’il pût juger ma position à l’égard d’Edmée. Je lui ouvris mon cœur sans réserve, et lui racontai mon histoire d’un bout à l’autre. Nous étions alors sur la lisière d’une belle forêt vierge, aux derniers rayons du couchant. Le parc de Sainte-Sévère, avec ses beaux chênes seigneuriaux qui n’avaient jamais subi l’outrage de la cognée, se représentait à ma pensée, pendant que je regardais les arbres du désert affranchis de toute culture, s’épanouissant dans leur force et dans leur grace primitive au-dessus de nos têtes. L’horizon brûlant me rappelait les visites du soir à la cabane de Patience, Edmée assise sous les pampres dorés ; et le chant des perruches allègres me retraçait celui des beaux oiseaux exotiques qu’elle élevait dans sa chambre. Je pleurai en songeant à l’éloignement de ma patrie, au large Océan qui nous séparait et qui a englouti tant de pélerins au moment où ils saluaient la rive natale. Je pensai aussi aux chances de la fortune, aux dangers de la guerre, et, pour la première fois, j’eus peur de mourir ; car mon cher Arthur, serrant ma main dans les siennes, m’assurait que j’étais aimé, et qu’il voyait une nouvelle preuve d’affection dans chaque trait de rigueur et de méfiance. Enfant, me disait-il, si elle ne voulait pas t’épouser, ne vois-tu pas qu’elle aurait eu cent manières de se débarrasser à jamais de tes prétentions ? Et si elle n’avait pour toi une tendresse inépuisable, se serait-elle donné tant de peines et imposé tant de sacrifices pour te tirer de l’abjection où elle t’avait trouvé et pour te rendre digne d’elle ? Eh bien ! toi qui ne rêves qu’aux antiques prouesses de la chevalerie errante, ne vois-tu pas que tu es un noble preux, condamné par ta dame à de rudes épreuves pour avoir manqué aux lois de la galanterie, en réclamant d’un ton impérieux l’amour qu’on doit implorer à genoux ?

Il entrait alors dans un examen détaillé de mes crimes, et trouvait les châtimens rudes, mais justes ; il discutait ensuite les probabilités de l’avenir, et me donnait l’excellent conseil de me soumettre jusqu’à ce qu’on jugeât à propos de m’absoudre.

— Mais, lui disais-je, n’est-ce point une honte, qu’un homme mûri, comme je le suis maintenant, par la réflexion et rudement éprouvé par la guerre, se soumette comme un enfant au caprice d’une femme ?

— Non, me répondait Arthur, ce n’est point une honte, et la conduite de cette femme n’est point dictée par le caprice. Il n’y a que de l’honneur à réparer le mal qu’on a fait, et combien peu d’hommes en sont capables ! Il n’y a que justice dans la pudeur offensée qui réclame ses droits et son indépendance naturelle. Vous vous êtes conduit comme Albion, ne vous étonnez pas qu’Edmée se conduise comme Philadelphie. Elle ne se rendra qu’à la condition d’une paix glorieuse, et elle aura raison.

Il voulut savoir quelle conduite avait tenue Edmée à mon égard, depuis deux ans que nous étions en Amérique. Je lui montrai les rares et courtes lettres que j’avais reçues d’elle. Il fut frappé du grand sens et de la parfaite loyauté qui lui parurent ressortir de l’élévation et de la précision virile du style. Edmée ne me faisait aucune promesse et ne m’encourageait même par aucune espérance directe ; mais elle témoignait un vif désir de mon retour et me parlait du bonheur que nous goûterions tous, réunis autour de l’âtre, quand mes récits extraordinaires prolongeraient les veillées du château ; elle n’hésitait pas à me dire que j’étais, avec son père, l’unique sollicitude de sa vie. Cependant, malgré une tendresse si soutenue, un terrible soupçon m’obsédait. Dans ces courtes lettres de ma cousine, comme dans celles de son père, comme dans les longues épîtres tendres et fleuries de l’abbé Aubert, on ne me faisait jamait part des évènemens qui pouvaient et qui devaient survenir dans la famille. Chacun m’entretenait de moi-même, et jamais ils ne me disaient un mot les uns des autres ; c’est tout au plus si on me parlait des attaques de goutte du chevalier. Il y avait comme une convention passée entre chacun des trois, de ne me point dire les occupations et la situation d’esprit des deux autres.

— Éclaire-moi et rassure-moi, si tu peux, à cet égard, dis-je à Arthur. Il y a des momens où je m’imagine qu’Edmée est mariée et qu’on est convenu de ne me l’apprendre qu’à mon retour ; car enfin qui l’en empêche ? Est-il probable qu’elle m’aime assez pour vivre dans la solitude par amour pour moi, tandis que cet amour, soumis aux principes d’une froide raison et d’une austère conscience, se résigne à voir mon absence se prolonger indéfiniment avec la guerre ? J’ai des devoirs à remplir ici, sans nul doute ; l’honneur exige que je défende mon drapeau jusqu’au jour du triomphe ou de la défaite irréparable de la cause que je sers, mais je sens que je préfère Edmée à ces vains honneurs, et que, pour la voir une heure plus tôt, j’abandonnerais mon nom à la risée et aux malédictions de l’univers. — Cette dernière pensée vous est suggérée, répondit Arthur en souriant, par la violence de votre passion, mais vous n’agiriez point comme vous dites, l’occasion se présentant. Quand nous sommes aux prises avec une seule de nos facultés, nous croyons les autres anéanties ; mais qu’un choc extérieur les réveille, et nous voyons bien que notre ame vit par plusieurs points à la fois. Vous n’êtes pas insensible à la gloire, Bernard, et si Edmée vous invitait à y renoncer, vous vous apercevriez que vous y tenez plus que vous ne pensiez ; vous avez d’ardentes convictions républicaines, et c’est Edmée qui vous les a inspirées la première. Que penseriez-vous d’elle, et que serait-elle en effet, si elle vous disait aujourd’hui : Il y a, au-dessus de la religion que je vous ai prêchée et des dieux que je vous ai révélés, quelque chose de plus auguste et de plus sacré, c’est mon bon plaisir ? Bernard, votre amour est plein d’exigences contradictoires. L’inconséquence est d’ailleurs le propre de tous les amours humains. Les hommes s’imaginent que la femme n’a point d’existence par elle-même, et qu’elle doit toujours s’absorber en eux ; et pourtant ils n’aiment fortement que la femme qui paraît s’élever, par son caractère, au-dessus de la faiblesse et de l’inertie de son sexe. Vous voyez sous ce climat tous les colons disposer de la beauté de leurs esclaves, mais ils ne les aiment point, quelque belles qu’elles soient ; et lorsque par hasard ils s’attachent à une d’elles, leur premier besoin est de l’affranchir. Jusque-là ils ne croient pas avoir affaire à une créature humaine. L’esprit d’indépendance, la notion de la vertu, l’amour du devoir, privilége des ames élevées, est donc nécessaire dans une compagne, et plus votre maîtresse vous montre de force et de patience, plus vous la chérissez, en dépit de vos souffrances. Sachez donc distinguer l’amour du désir ; le désir veut détruire les obstacles qui l’attirent, et il meurt sur les débris d’une vertu vaincue ; l’amour veut vivre, et pour cela il veut voir l’objet de son culte long-temps défendu par cette muraille de diamant dont la force et l’éclat font la valeur et la beauté.

C’est ainsi qu’Arthur m’expliquait les ressorts mystérieux de ma passion et projetait la lumière de sa sagesse dans les orages ténébreux de mon ame. Quelquefois il ajoutait : Si le ciel m’eût donné la femme que j’ai parfois rêvée, je crois que j’aurais su faire de mon amour une passion noble et généreuse ; mais la science prend trop de temps, je n’ai pas eu le loisir de chercher mon idéal, et si je l’ai rencontré, je n’ai pu ni l’étudier ni le reconnaître ; ce bonheur vous est accordé, Bernard, mais vous n’approfondirez pas l’histoire naturelle ; un seul homme ne peut pas tout avoir.

Quant à mon soupçon sur le mariage d’Edmée, que je redoutais, il le rejetait bien loin, comme une obsession maladive. Il trouvait au contraire, dans le silence d’Edmée à cet égard, une admirable délicatesse de conduite et de sentimens. Une personne vaine prendrait soin, disait-il, de vous apprendre tous les sacrifices qu’elle vous fait, de vous énumérer les titres et qualités des prétendans qu’elle repousse. Mais Edmée est une ame trop élevée, un esprit trop sérieux pour entrer dans ces détails futiles. Elle regarde vos conventions comme inviolables, et n’imite pas ces consciences faibles qui parlent toujours de leurs victoires pour se faire un mérite de ce que la vraie force trouve facile. Elle est née si fidèle, qu’elle n’imagine même pas qu’on puisse la soupçonner de ne pas l’être.

Ces entretiens versaient un baume salutaire sur mes blessures. Lorsque la France accorda enfin ouvertement son alliance à la cause américaine, j’appris de l’abbé une nouvelle qui me rassura entièrement sur un point. Il m’écrivait que probablement je retrouverais au Nouveau-Monde un ancien ami. Le comte de La Marche avait obtenu un régiment, et il partait pour les États-Unis. Entre nous soit dit, ajoutait l’abbé, il lui était bien nécessaire de se créer une position. Ce jeune homme, quoique modeste et sage, a toujours eu la faiblesse de céder à un préjugé de famille. Il avait honte de sa pauvreté et la cachait comme on cache une lèpre, si bien qu’il a achevé de se ruiner en voulant ne pas laisser paraître les progrès de sa ruine. On attribue dans le monde la rupture d’Edmée avec lui à ces revers de fortune, et l’on va jusqu’à dire qu’il était peu épris de sa personne et beaucoup de sa dot. Je ne saurais me résoudre à lui supposer des vues basses, et je crois seulement qu’il a subi les souffrances auxquelles conduisent de faux principes sur le prix des biens de ce monde. Si vous le rencontrez, Edmée désire que vous lui témoigniez de l’intérêt, et que vous lui exprimiez celui qu’elle a toujours manifesté pour lui. La conduite de votre admirable cousine a été en ceci, comme dans toutes choses, pleine de douceur et de dignité.

xv.

La veille du départ de M. de La Marche, après l’envoi de la lettre de l’abbé, il s’était passé dans la Varenne un petit évènement qui me causa en Amérique une surprise agréable et plaisante, et qui d’ailleurs s’enchaîna d’une manière remarquable aux évènemens les plus importans de ma vie, ainsi que vous le verrez plus tard.

Quoique assez grièvement blessé à la malheureuse affaire de Savannah, j’étais activement occupé en Virginie, sous les ordres du général Green, à rassembler les débris de l’armée de Gates, qui était à mes yeux un héros bien supérieur à son rival heureux Washington. Nous venions d’apprendre le débarquement de l’escadre de M. de Ternay, et la tristesse qui nous avait gagnés à cette époque de revers et de détresse commençait à se dissiper devant l’espoir d’un secours plus considérable que celui qui nous arrivait en effet. Je me promenais dans les bois, à peu de distance du camp, avec Arthur, et nous profitions de ce moment de répit pour nous entretenir enfin d’autre chose que de Cornwallis et de l’infâme Arnolds. Long-temps affligés par le spectacle des maux de la nation américaine, par la crainte de voir l’injustice et la cupidité triompher de la cause des peuples, nous nous abandonnions à une douce gaieté. Lorsque j’avais une heure de loisir, j’oubliais mes rudes travaux pour me réfugier dans l’oasis de mes pensées, dans la famille de Sainte-Sévère. Selon ma coutume, à ces heures-là, je racontais au complaisant Arthur quelque scène bouffonne de mes débuts dans la vie au sortir de la Roche-Mauprat. Je lui décrivais tantôt ma première toilette, tantôt le mépris et l’horreur de Mlle Leblanc pour ma personne, et ses recommandations à son ami Saint-Jean de ne jamais approcher de moi à la portée du bras. Je ne sais comment, au milieu de ces amusantes figures, celle du solennel hidalgo Marcasse se présenta à mon imagination, et je me mis à faire la peinture fidèle et détaillée de l’habillement, de la démarche et de la conversation de cet énigmatique personnage. Ce n’est pas que Marcasse fût réellement aussi comique qu’il m’apparaissait à travers ma fantaisie ; mais à vingt ans un homme n’est qu’un enfant, surtout lorsqu’il est militaire, qu’il vient d’échapper à de grands périls, et que la conquête de sa propre vie le remplit d’un orgueil insouciant. Arthur riait de tout son cœur en m’écoutant, et m’assurait qu’il donnerait tout son bagage de naturaliste pour un animal aussi curieux que celui dont je lui faisais la description. Le plaisir qu’il trouvait à partager mes enfantillages me donnant de la verve, je ne sais si j’aurais pu résister au désir de charger un peu mon modèle, lorsque tout à coup, au détour du chemin, nous nous trouvâmes en présence d’un homme de haute taille pauvrement vêtu, pitoyablement décharné, lequel marchait à nous d’un air grave et pensif, portant à la main une longue épée nue, dont la pointe était pacifiquement baissée jusqu’à terre. Ce personnage ressemblait si fort à celui que je venais de décrire, qu’Arthur, frappé de là-propos, fut pris d’un rire inextinguible, et, se rangeant de côté pour laisser passer le Sosie de Marcasse, se jeta sur le gazon au milieu d’une quinte de toux convulsive.

Quant à moi, je ne riais point, car rien de ce qui semble surnaturel ne manque de frapper vivement l’homme le plus habitué au danger. La jambe en avant, l’œil fixe, le bras étendu, nous nous approchions l’un vers l’autre, moi et lui, non pas l’ombre de Marcasse, mais la personne respectable, en chair et en os, de l’hidalgo preneur de taupes.

Pétrifié de surprise, lorsque je vis ce que je prenais pour un spectre porter lentement la main à la corne de son chapeau, et le soulever sans perdre une ligne de sa taille, je reculai de trois pas, et cette émotion, qu’Arthur prit pour une facétie de ma part, augmenta sa gaieté. Le chasseur de belettes n’en fut aucunement ému ; peut-être pensa-t-il, dans son calme judicieux, que c’était la manière d’aborder les gens sur l’autre rive de l’Océan.

Mais la gaieté d’Arthur faillit redevenir contagieuse lorsque Marcasse me dit avec un flegme incomparable : — Il y a long-temps, monsieur Bernard, que j’ai l’honneur de vous chercher. — Il y a long-temps, en effet, mon bon Marcasse, répondis-je en serrant gaiement la main de cet ancien ami ; mais dis-moi par quel pouvoir inoui j’ai eu le bonheur de t’attirer jusqu’ici ? Autrefois, tu passais pour sorcier, le serais-je devenu aussi sans m’en douter ? — Je vous dirai tout cela, mon cher général, répondit Marcasse, que mon uniforme de capitaine éblouissait apparemment ; veuillez me permettre d’aller avec vous, et je vous dirai bien des choses, bien des choses !

En entendant Marcasse répéter son dernier mot d’une voix affaiblie et comme se faisant écho à lui-même, manie qu’un instant auparavant j’étais en train de contrefaire, Arthur se remit à rire. Marcasse se retourna vers lui, et, l’ayant regardé fixement, le salua avec une gravité imperturbable. Arthur, reprenant tout à coup son sérieux, se leva, et lui rendit son salut jusqu’à terre, avec une dignité comique.

Nous retournâmes ensemble au camp. Chemin faisant, Marcasse me raconta son histoire dans ce style bref qui, forçant l’auditeur à mille questions fatigantes, loin de simplifier le discours, le compliquait extraordinairement. Ce fut un grand divertissement pour Arthur ; mais comme vous ne trouveriez pas le même plaisir à entendre une relation exacte de cet interminable dialogue, je me bornerai à vous dire comment Marcasse s’était décidé à quitter sa patrie et ses amis pour apporter à la cause américaine le secours de sa longue épée.

M. de La Marche partait pour l’Amérique à l’époque où Marcasse, installé à son château du Berry pour huit jours, faisait sa ronde annuelle sur les poutres et les solives des greniers. La maison du comte, bouleversée de ce départ, se livrait à de merveilleux commentaires sur ce pays lointain, plein de dangers, de prodiges, d’où l’on ne revenait jamais, suivant les beaux-esprits du village, qu’avec une fortune si considérable et tant de lingots d’or et d’argent, qu’il fallait dix vaisseaux pour les rapporter. Sous son extérieur glacé, don Marcasse, semblable aux volcans hyperboréens, cachait une imagination brûlante, un amour passionné pour l’extraordinaire. Habitué à vivre en équilibre sur les ais des charpentes, dans une région évidemment plus élevée que les autres hommes, et n’étant pas insensible à la gloire d’étonner chaque jour les assistans par la hardiesse et la tranquillité de ses manœuvres acrobatiques, il se laissa enflammer par la peinture de l’El Dorado, et cette fantaisie fut d’autant plus vive que, selon son habitude, il ne s’en ouvrit à personne. M. de La Marche fut donc fort surpris, lorsque, la veille de son départ, Marcasse se présenta devant lui, et lui proposa de l’accompagner en Amérique en qualité de valet de chambre. En vain M. de La Marche lui représenta qu’il était bien vieux pour quitter son état et pour courir les chances d’une existence nouvelle ; Marcasse montra tant de fermeté, qu’il finit par le convaincre. Plusieurs raisons déterminèrent M. de La Marche à faire ce singulier choix. Il avait résolu d’emmener un domestique encore plus âgé que le chasseur de belettes, et qui ne le suivait qu’avec beaucoup de répugnance. Mais cet homme avait toute sa confiance, faveur que M. de La Marche accordait difficilement, n’ayant du train d’un homme de qualité que l’apparence, et voulant être servi avec économie, prudence et fidélité. Il connaissait Marcasse pour un homme scrupuleusement honnête, et même singulièrement désintéressé ; car il y avait du don Quichotte dans l’ame de Marcasse tout aussi bien que dans sa personne. Il avait trouvé dans une ruine une sorte de trésor, c’est-à-dire un pot de grès renfermant une somme de dix mille francs environ, en vieille monnaie d’or et d’argent, et non-seulement il l’avait remis au possesseur de la ruine, qu’il aurait pu tromper à son aise, mais encore il avait refusé une récompense, disant avec emphase, dans son jargon abréviatif, que l’honnêteté mourrait se vendant.

La frugalité de Marcasse, sa discrétion, sa ponctualité, devaient en faire un homme précieux, s’il pouvait s’habituer à mettre ces qualités au service d’autrui. Il y avait seulement à craindre qu’il ne pût s’habituer à la perte de son indépendance ; mais avant que l’escadre de M. de Ternay mît à la voile, M. de La Marche pensa qu’il aurait le temps de faire une épreuve suffisante de son nouvel écuyer.

De son côté, Marcasse éprouva bien quelque regret en prenant congé de ses amis et de son pays ; car s’il avait des amis partout, partout une patrie, comme il disait, faisant allusion à sa vie errante, il avait pour la Varenne une préférence bien marquée, et de tous ses châteaux (car il avait coutume d’appeler siens tous ses gîtes), le château de Sainte-Sévère était le seul où il arrivât avec plaisir et dont il s’éloignât avec regret. Un jour que le pied lui avait manqué sur la toiture, et qu’il avait fait une chute assez grave, Edmée, encore enfant, avait gagné son cœur par les pleurs que cet accident lui avait fait répandre et par les soins naïfs qu’elle lui avait donnés. Depuis que Patience habitait la lisière du parc, Marcasse sentait encore plus d’attrait pour Sainte-Sévère, car Patience était l’Oreste de Marcasse. Marcasse ne comprenait pas toujours Patience ; mais Patience était le seul qui comprît parfaitement Marcasse et qui sût tout ce qu’il y avait d’honnêteté chevaleresque et de bravoure exaltée sous cette bizarre enveloppe. Prosterné devant la supériorité intellectuelle du solitaire, le chasseur de belettes s’arrêtait respectueusement, lorsque la verve poétique, s’emparant de Patience, devenait inintelligible pour son modeste ami. Alors Marcasse, avec une touchante douceur et s’abstenant de questions ou de remarques déplacées, baissait les yeux, et faisant signe de la tête de temps à autre, comme s’il eût compris et approuvé, donnait du moins à son ami l’innocent plaisir d’être écouté sans contradiction.

Cependant Marcasse en avait compris assez pour embrasser les idées républicaines et pour partager les romanesques espérances de nivellement universel et de retour à l’égalité de l’âge d’or que nourrissait ardemment le bonhomme Patience. Ayant plusieurs fois ouï dire à son ami qu’il fallait cultiver ces doctrines avec prudence (précepte que d’ailleurs Patience n’observait guère pour son propre compte), l’hidalgo, puissamment aidé par son habitude et son penchant, ne parlait jamais de sa philosophie ; mais il faisait une propagande plus efficace, en colportant du château à la chaumière et de la maison bourgeoise à la ferme ces petites éditions à bon marché de la Science du bonhomme Richard, et d’autres menus traités de patriotisme populaire, que, selon la société jésuitique, une société secrète de philosophes voltairiens, voués aux pratiques diaboliques de la franc-maçonnerie, faisait circuler gratis dans les basses classes.

Il y avait donc autant d’enthousiasme révolutionnaire que d’amour pour les aventures dans la subite résolution de Marcasse. Depuis long-temps le loir et la fouine lui paraissaient des ennemis trop faibles, et l’aire aux grains un champ trop resserré pour sa valeur inquiète. Il lisait chaque jour les journaux de la veille dans l’office des bonnes maisons qu’il parcourait, et cette guerre d’Amérique, qu’on signalait comme le réveil de la justice et de la liberté dans l’univers, lui avait semblé devoir amener une révolution en France. Il est vrai qu’il prenait au pied de la lettre cette influence des idées qui devait traverser les mers et venir s’emparer des esprits sur notre continent. Il voyait en rêve une armée d’Américains victorieux descendant de nombreux vaisseaux et apportant l’olivier de paix et la corne d’abondance à la nation française, Il se voyait dans ce même rêve commandant une légion héroïque, et reparaissant dans La Varenne, guerrier, législateur, émule de Washington, supprimant les abus, renversant les grandes fortunes, dotant chaque prolétaire d’une portion convenable, et, au milieu de ces vastes et rigoureuses mesures, protégeant les bons et loyaux nobles, et leur conservant une existence honorable. Il est inutile de dire que les nécessités douloureuses des grandes crises politiques n’entraient point dans l’esprit de Marcasse, et que pas une goutte de sang répandu ne venait souiller le romanesque tableau que Patience déroulait devant ses yeux.

Il y avait loin de ces espérances gigantesques au métier de valet de chambre de M. de La Marche ; mais Marcasse n’avait pas d’autre chemin pour arriver à son but. Les cadres du corps d’armée destiné pour l’Amérique étaient remplis depuis long-temps, et ce n’était qu’en qualité de passager attaché à l’expédition qu’il pouvait prendre place sur un bâtiment marchand à la suite de l’escadre. Il avait questionné l’abbé sur tout cela sans lui dire son projet. Son départ fut un coup de théâtre pour tous les habitans de la Varenne.

À peine eut-il mis le pied sur le rivage de l’Union, qu’il sentit le besoin irrésistible de prendre son grand chapeau et sa grande épée, et d’aller tout seul devant lui à travers bois, comme il avait coutume de faire dans son pays ; mais sa conscience lui défendait de quitter son maître après avoir contracté l’engagement de le servir. Il avait compté sur la fortune, et la fortune le seconda. La guerre étant beaucoup plus meurtrière et plus active qu’on ne s’y était attendu, M. de La Marche craignit à tort d’être embarrassé par la santé débile de son maigre écuyer. Pressentant d’ailleurs son désir de liberté, il lui offrit une somme d’argent et des lettres de recommandation pour qu’il pût se joindre comme volontaire aux troupes américaines. Marcasse, sachant la fortune de son maître, refusa l’argent, n’accepta qu’un mince salaire et des recommandations, et partit, léger comme la plus agile des belettes qu’il eût jamais occises.

Son intention était de se rendre à Philadelphie ; mais un hasard inutile à raconter lui ayant fait savoir que j’étais dans le sud, comptant avec raison trouver en moi un conseil et un appui, il était venu me rejoindre, seul, à pied, à travers des contrées inconnues, presque désertes, et souvent pleines de périls de toute espèce. Son habit seul avait souffert, car sa figure jaune n’avait pas changé de nuance, et il n’était pas plus étonné de sa nouvelle destinée que s’il eût parcouru la distance de Sainte-Sévère à la tour Gazeau.

La seule chose insolite que je remarquai en lui, fut qu’il se retournait de temps en temps et regardait en arrière, comme s’il eût été tenté d’appeler quelqu’un ; puis aussitôt il souriait et soupirait presque au même instant. Je ne pus résister au désir de lui demander la cause de son inquiétude. — Hélas ! répondit-il, habitude ne peut se perdre, un pauvre chien ! un bon chien ! Toujours dire : ici Blaireau ! Blaireau ici !

— J’entends, lui dis-je. Blaireau est mort, et vous ne pouvez vous habituer à l’idée que vous ne le verrez plus sur vos traces ?

— Mort ! s’écria-t-il avec un geste d’épouvante. Non, Dieu merci ! Ami Patience, grand ami ! Blaireau heureux, mais triste comme son maître, son maître seul !

— Si Blaireau est chez Patience, dit Arthur, il est heureux en effet, car Patience ne manque de rien ; Patience le chérira pour l’amour de vous, et certainement vous reverrez votre digne ami, et votre chien fidèle.

Marcasse leva les yeux sur la personne qui semblait si bien connaître sa vie ; mais s’étant assuré qu’il ne l’avait jamais vue, il prit le parti qu’il avait coutume de prendre quand il ne comprenait pas : il souleva son chapeau et salua respectueusement.

Marcasse fut, à ma prompte recommandation, enrôlé sous mes ordres, et peu de temps après, il fut nommé sergent. Ce digne homme fit toute la campagne avec moi, et la fit bravement, et lorsqu’en 1782 je passai sous le drapeau de ma nation, et rejoignis l’armée de Rochambeau, il me suivit, voulant partager mon sort jusqu’à la fin. Dans les premiers jours il fut pour moi un amusement plutôt qu’une société, mais bientôt sa bonne conduite et son intrépidité calme lui méritèrent l’estime de tous, et j’eus lieu d’être fier de mon protégé. Arthur aussi le prit en grande amitié, et hors du service, il nous accompagnait dans toutes nos promenades, portant la boîte du naturaliste, et perforant les serpens de son épée.

Mais lorsque j’essayai de le faire parler de ma cousine, il ne me satisfit point. Soit qu’il ne comprît pas l’intérêt que je mettais à savoir tous les détails de la vie qu’elle menait loin de moi, soit qu’il se fût fait à cet égard une de ces lois invariables qui gouvernaient sa conscience, jamais je ne pus obtenir une solution claire aux doutes qui me tourmentaient. Il me dit bien d’abord qu’il n’était question de son mariage avec personne ; mais quelque habitué que je fusse à la manière vague dont il s’exprimait, je m’imaginai qu’il avait fait cette réponse avec embarras et de l’air d’un homme qui s’est engagé à garder un secret. L’honneur me défendait d’insister au point de lui laisser voir mes espérances ; il y eut donc toujours entre nous un point douloureux auquel j’évitais de toucher, et sur lequel, malgré moi, je me trouvais revenir toujours. Tant qu’Arthur fut près de moi, je gardai ma raison, j’interprétai les lettres d’Edmée dans le sens le plus loyal ; mais quand j’eus la douleur de me séparer de lui, mes souffrances se réveillèrent, et le séjour de l’Amérique me pesa de plus en plus.

Cette séparation eut lieu lorsque je quittai l’armée américaine pour faire la guerre sous les ordres du général français. Arthur était Américain, et il n’attendait d’ailleurs que l’issue de la guerre pour se retirer du service et se fixer à Boston, auprès du docteur Cooper, qui l’aimait comme son fils, et qui se chargea de l’attacher à la bibliothèque de la société de Philadelphie, en qualité de bibliothécaire principal. C’était tout ce qu’Arthur avait désiré comme récompense de ses travaux.

Les évènemens qui remplirent ces dernières années appartiennent à l’histoire. Je vis la paix proclamer l’existence des États-Unis avec une joie toute personnelle. Le chagrin s’était emparé de moi, ma passion n’avait fait que grandir et ne laissait point de place aux enivremens de la gloire militaire. J’allai, avant mon départ, embrasser Arthur, et je m’embarquai avec le brave Marcasse, partagé entre la douleur de quitter mon seul ami et la joie de revoir mes seules amours. L’escadre dont je faisais partie éprouva de grandes vicissitudes dans la traversée, et plusieurs fois je renonçai à l’espérance de mettre jamais un genou en terre devant Edmée, sous les grands chênes de Sainte-Sévère. Enfin, après une dernière tempête essuyée sur les côtes de France, je mis le pied sur les grèves de la Bretagne, et je tombai dans les bras de mon pauvre sergent, qui avait supporté, sinon avec plus de force physique, du moins avec plus de tranquillité morale, les maux communs ; et nos larmes se confondirent.

xvi.

Nous partîmes de Brest sans nous faire précéder d’aucune lettre. Lorsque nous approchâmes de la Varenne, nous mîmes pied à terre, et envoyant la chaise de poste par le plus long chemin, nous prîmes à travers bois. Quand je vis les arbres du parc élever leurs têtes vénérables au-dessus des bois-taillis, comme une grave phalange de druides au milieu d’une multitude prosternée, mon cœur battit si fort, que je fus forcé de m’arrêter. — Eh bien ! me dit Marcasse en se retournant d’un air presque sévère, et comme s’il m’eût reproché ma faiblesse ; mais un instant après je vis sa philosophie également compromise par une émotion inattendue. Un petit glapissement plaintif et le frôlement d’une queue de renard dans ses jambes l’ayant fait tressaillir, il jeta un grand cri, en reconnaissant Blaireau. Le pauvre animal avait senti son maître de loin, il était accouru avec l’agilité de sa première jeunesse pour se rouler à nos pieds. Nous crûmes un instant qu’il allait y mourir, car il resta immobile, et comme crispé sous la main caressante de Marcasse ; puis, tout à coup se relevant comme frappé d’une idée digne d’un homme, il repartit avec la rapidité de l’éclair, et se dirigea vers la cabane de Patience.

— Oui ! va avertir mon ami, brave chien ! s’écria Marcasse, plus ami que toi serait plus qu’homme. — Il se retourna vers moi, et je vis deux grosses larmes rouler sur les joues de l’impassible hidalgo.

Nous doublâmes le pas jusqu’à la cabane. Elle avait subi de notables améliorations ; un joli jardin rustique, clos par une haie vive adossée à des quartiers de roc, s’étendait autour de la maisonnette ; nous arrivâmes, non plus, par le sentier pierreux, mais par une belle allée, aux deux côtés de laquelle des légumes splendides s’étalaient en lignes régulières comme une armée en ordre de marche. Un bataillon de choux composait l’avant-garde. Les carottes et les salades formaient le corps principal, et le long de la haie l’oseille modeste fermait le cortége. De jolis pommiers, déjà forts, inclinaient sur ces plantes leur parasol de verdure ; et les poiriers en quenouille, alternant avec les poiriers en éventail, les bordures de thym et de sauge baisant le pied des tournesols et des giroflées, trahissaient dans Patience un singulier retour à des idées d’ordre social et à des habitudes de luxe.

Ce changement était si notable, que je croyais ne plus trouver Patience dans cette habitation. Une inquiétude plus grave encore commençait à me gagner ; elle se changea presque en certitude, lorsque je vis deux jeunes gens du village occupés à tailler les espaliers. Notre traversée avait duré plus de quatre mois, et il y en avait bien six que nous n’avions entendu parler du solitaire. Mais Marcasse ne ressentait aucune crainte ; Blaireau lui avait dit que Patience vivait, et les traces du petit chien fraîchement marquées sur le sable de l’allée attestaient la direction qu’il avait prise. Néanmoins, j’avais tellement peur de voir troubler la joie d’un pareil jour, que je n’osai pas faire une question aux jardiniers de Patience, et que je suivis en silence l’hidalgo, dont l’œil attendri se promenait sur ce nouvel Éden, et dont la bouche discrète ne laissait échapper que le mot changement, plusieurs fois répété.

Enfin, l’impatience me prit ; l’allée était interminable, bien que très courte en réalité ; et je me mis à courir, le cœur bondissant d’émotion : Edmée, me disais-je, est peut-être là.

Elle n’y était pourtant pas, et je n’entendis que la voix du solitaire qui disait : Ah ! ça, qu’est-ce qu’il y a donc ? ce pauvre vieux chien est-il devenu enragé ? À bas. Blaireau ! Vous n’auriez pas tourmenté votre maître de la sorte. Ce que c’est que de gâter les gens.

— Blaireau n’est pas enragé, dis-je en entrant, êtes-vous donc devenu sourd à l’approche d’un ami, maître Patience ?

Patience laissa retomber sur sa table une pile d’argent qu’il était en train de compter, et vint à moi avec son ancienne cordialité. Je l’embrassai ; il fut surpris et touché de ma joie ; puis, me regardant de la tête aux pieds, il s’émerveillait du changement opéré dans ma personne, lorsque Marcasse parut sur le seuil de la porte.

Alors Patience, avec une expression sublime, s’écria en levant sa large main vers le ciel : « Les paroles du Cantique ! Maintenant, je puis mourir, mes yeux ont vu celui que j’attendais. » L’hidalgo ne dit rien, il leva son chapeau comme de coutume, et s’asseyant sur une chaise, il devint pâle, et ferma les yeux. Son chien sauta sur ses genoux en témoignant sa tendresse par des essais de petits cris qui se changeaient en éternuemens multipliés. ( Vous savez qu’il était muet de naissance.) Tout tremblant de vieillesse et de joie, il alongea son nez pointu vers le long nez de son maître ; mais son maître ne lui répondit pas comme à l’ordinaire : À bas, Blaireau ! — Marcasse était évanoui.

Cette ame aimante, qui ne savait pas plus que celle de Blaireau se manifester par la parole, succombait sous le poids de son bonheur. Patience courut lui chercher un grand pichet de vin du pays, de seconde année, c’est-à-dire du plus vieux et du meilleur possible ; il lui en fit avaler quelques gouttes dont la verdeur le ranima. L’hidalgo excusa sa faiblesse en l’attribuant à la fatigue et à la chaleur ; il ne voulut ou ne sut pas l’attribuer à son véritable motif. Il est des ames qui s’éteignent, après avoir brûlé pour tout ce qu’il y a de beau et de grand dans l’ordre moral, sans avoir trouvé le moyen et même sans avoir senti le besoin de se manifester aux autres.

Quand les premiers élans furent calmés chez Patience, qui était aussi expansif que son ami l’était peu. — Ah ! ça, me dit-il, je vois, mon officier, que vous n’avez pas envie de rester ici long-temps. Allons donc vite où vous êtes pressé d’arriver. On va être bien surpris et bien content, je vous jure. — Nous pénétrâmes dans le parc, et en le traversant, Patience nous expliqua le changement survenu dans son habitation et dans sa vie. — Quant à moi, vous voyez que je n’ai pas changé, nous dit-il. Même tenue, mêmes allures ; et si je vous ai servi du vin tout à l’heure, je n’ai pas cessé pour cela de boire de l’eau. Mais j’ai de l’argent et des terres, et des ouvriers, dà ! Eh bien ! tout cela, c’est malgré moi, comme vous allez le savoir. Il y a trois ans environ, Mlle Edmée me parla de l’embarras où elle était pour faire la charité à propos. L’abbé était aussi malhabile qu’elle. On les trompait tous les jours, en leur tirant de l’argent pour en faire un méchant usage, tandis que des journaliers, fiers et laborieux, manquaient de tout, sans qu’on pût le savoir. Elle craignait de les humilier en allant s’enquérir de leurs besoins ; et, lorsque de mauvais sujets s’adressaient à elle, elle aimait mieux être leur dupe que de se tromper au détriment de la charité. De cette manière, elle dépensait beaucoup d’argent, et faisait peu de bien. Je lui fis alors entendre que l’argent était la chose la moins nécessaire aux nécessiteux ; que ce qui rendait les hommes vraiment malheureux, ce n’était pas de ne pouvoir se vêtir mieux que les autres, aller au cabaret le dimanche, étaler à la grand’messe un bas bien blanc avec une jarretière rouge sur le genou, de ne pouvoir dire : Ma jument, ma vache, ma vigne, mon grenier, etc. ; mais bien d’avoir le corps faible et la saison dure, de ne pouvoir se préserver du froid, du chaud, des maladies, de la grand’soif et de la grand’faim. Je lui dis donc de ne pas juger de la force et de la santé des paysans d’après moi, mais d’aller s’informer elle-même de leurs maladies et de ce qui manquait à leur ménage. Ces gens-là ne sont pas philosophes, ils ont de la vanité, ils aiment la braverie, mangent le peu qu’ils gagnent pour paraître, et n’ont pas la prévoyance de se priver d’un petit plaisir pour mettre en réserve une ressource contre les grands besoins. Enfin, ils ne savent pas gouverner l’argent, ils vous disent qu’ils ont des dettes ; et s’il est vrai qu’ils en aient, il n’est pas vrai qu’ils emploient à les payer l’argent que vous leur donnez. Ils ne songent pas au lendemain, ils paient l’intérêt aussi haut qu’on veut le leur faire payer, et ils achètent avec votre argent une chenevière ou un mobilier, afin que les voisins s’étonnent et soient jaloux. Cependant les dettes augmentent tous les ans, et au bout du compte, il faut vendre chenevière et mobilier, parce que le créancier, qui est toujours un d’entre eux, veut son remboursement ou de tels intérêts, qu’on ne peut y suffire. Tout s’en va, le fonds emporte le fonds ; les intérêts ont emporté le revenu ; on est vieux, on ne peut plus travailler. Les enfans vous abandonnent, parce que vous les avez mal élevés et qu’ils ont les mêmes passions et les même vanités que vous ; il vous faut prendre une besace et aller de porte en porte demander du pain, parce que vous êtes habitué au pain et ne sauriez, sans mourir, manger des racines comme le sorcier Patience, rebut de la nature, que tout le monde hait et méprise, parce qu’il ne s’est pas fait mendiant. Le mendiant, au reste, n’est guère plus malheureux que le journalier, moins peut-être. Il n’a plus ni bonne ni sotte fierté, il ne souffre plus. Les gens du pays sont bons ; aucun besacier ne manque d’un gîte et d’un souper en faisant sa ronde ; les paysans lui chargent le dos de morceaux de pain, si bien qu’il peut nourrir volaille et pourceau dans la petite cahutte où il laisse un enfant ou une vieille parente pour soigner son bétail. Il y revient toutes les semaines passer deux ou trois jours à ne rien faire et à compter les pièces de deux sous qu’il a reçues. Cette pauvre monnaie lui sert souvent à satisfaire des besoins superflus que l’oisiveté engendre. Un métayer prend bien rarement du tabac ; beaucoup de mendians ne peuvent s’en passer et en demandent avec plus d’avidité que du pain. Ainsi, le mendiant n’est pas plus à plaindre que le travailleur ; mais il est corrompu et débauché, quand il n’est pas méchant et féroce, ce qui, du reste, est assez rare.

Voici donc ce qu’il faudrait faire, et l’abbé m’a dit que cela était l’avis de vos philosophes. Il faudrait que les personnes qui font comme vous beaucoup de charités particulières, les fissent sans consulter la fantaisie de celui qui demande, mais bien après avoir reconnu ses véritables besoins. Edmée m’objecta que cette connaissance-là lui serait impossible, qu’il y faudrait passer toutes ses journées, et abandonner M. le chevalier qui se fait vieux, et qui ne peut plus lire ni rien faire sans les yeux et la tête de sa fille. L’abbé aimait trop à s’instruire pour son compte, dans les livres des savans, pour avoir du temps de reste. — Voilà à quoi sert la belle science de la vertu, lui dis-je, elle fait qu’on oublie d’être vertueux. — Tu as bien raison, repartit Edmée, mais comment faire ? — Je promis d’y songer, et voilà ce que j’imaginai. Je me promenai tous les jours du côté des terres, au lieu de me promener comme d’habitude du côté des bois. Cela me coûta beaucoup ; j’aime à être seul, et partout, je fuyais l’homme, depuis tant d’années que je n’en sais plus le compte. Enfin, c’était un devoir, je le fis. J’approchai des maisons ; je m’enquis d’abord par-dessus la haie, et puis jusque dans l’intérieur des habitations, et comme par manière de conversation, de ce que je voulais savoir. D’abord on me reçut comme un chien perdu en temps de sécheresse, et je vis, avec un chagrin que j’eus bien de la peine à cacher, la haine et la méfiance sur toutes ces figures. Je n’avais pas voulu vivre avec les hommes, mais je les aimais ; je les savais plus malheureux que méchans ; j’avais passé tout mon temps à m’affliger de leurs maux, à m’indigner contre ceux qui les causaient ; et quand, pour la première fois, j’entrevoyais la possibilité de faire quelque chose pour quelques-uns, ceux-là fermaient bien vite leur porte du plus loin qu’ils m’apercevaient, et leurs enfans, de beaux enfans que j’aime tant, se cachaient dans les fossés pour n’avoir pas la fièvre, que je donnais, disait-on, avec le regard. Cependant, comme on savait l’amitié qu’Edmée avait pour moi, on n’osa pas me repousser ouvertement, et je vins à bout de savoir ce qui nous intéressait. Elle apporta remède à tous les maux que je lui fis connaître. Une maison était lézardée, et tandis que la jeune fille portait un tablier de cotonnade à quatre livres l’aune, la pluie tombait sur le lit de la grand’mère, et sur le berceau des petits enfans ; on fit réparer les toits et les murailles, les matériaux furent fournis et les ouvriers payés par nous ; mais plus d’argent pour les beaux tabliers. Ailleurs une vieille femme était réduite à mendier, parce qu’elle n’avait écouté que son cœur en donnant son bien à ses enfans, qui la mettaient à la porte, ou lui rendaient la vie si dure à la maison, qu’elle aimait mieux vagabonder. Nous nous fîmes les avocats de la vieille, avec menace de porter, à nos frais, l’affaire devant les tribunaux, et nous obtînmes, pour elle, une pension que nous augmentâmes de nos deniers, quand elle ne suffisait pas. Nous amenâmes plusieurs vieillards, qui se trouvaient dans la même position, à s’associer et à se mettre en pension chez l’un d’entre eux à qui nous fîmes un petit fonds, et qui, ayant de l’industrie et de l’ordre, fit de bonnes affaires, à tel point que ses enfans vinrent faire leur paix et demander à l’aider dans son établissement. Nous fîmes bien d’autres choses encore dont le détail serait trop long et que vous verrez de reste. Je dis nous, parce que peu à peu, quoique je ne voulusse me mêler de rien au-delà de ce que j’avais fait, je fus entraîné et forcé à faire davantage, à me mêler de beaucoup de choses, et finalement de tout. Bref, c’est moi qui prends les informations, qui dirige les travaux et qui fais les négociations. Mlle Edmée a voulu qu’il y eût de l’argent dans mes mains, que je pusse en disposer sans la consulter d’avance ; c’est ce que je ne me suis jamais permis, et aussi jamais elle ne m’a contredit une seule fois dans mes idées. Mais tout cela, voyez-vous, m’a donné bien de la fatigue et bien du souci. Depuis que les habitans savent que je suis un petit Turgot, ils se sont mis ventre à terre devant moi, et cela m’a fait de la peine. J’ai donc des amis dont je ne me soucie pas, et j’ai aussi des ennemis dont je me passerais bien. Les faux besoigneux m’en veulent de ne pas être leur dupe ; il y a des indiscrets et des gens sans vertu qui trouvent qu’on fait toujours trop pour les autres, jamais assez pour eux. Au milieu de ce bruit et de ces tracasseries, je ne me promène plus la nuit, je ne dors plus le jour ; je suis monsieur Patience, et non plus le sorcier de la tour Gazeau, mais je ne suis plus le solitaire ; et croyez-moi, je voudrais de tout mon cœur être né égoïste, et jeter là le collier pour retourner à ma vie sauvage et à ma liberté.

Patience nous ayant fait ce récit, nous lui fîmes compliment ; mais nous nous permîmes une objection contre sa prétendue abnégation personnelle : ce jardin magnifique attestait une transaction avec les nécessités superflues, dont il avait toute sa vie déploré l’usage chez les autres. — Cela, dit-il en alongeant le bras du côté de son enclos, cela ne me regarde pas ; ils l’ont fait malgré moi ; mais comme c’étaient de braves gens et que mon refus les affligeait, j’ai été forcé de le souffrir. Sachez que si j’ai fait bien des ingrats, j’ai fait aussi quelques heureux reconnaissans. Or, deux ou trois familles auxquelles j’ai rendu service, ont cherché tous les moyens possibles de me faire plaisir, et comme je refusais tout, on a imaginé de me surprendre. Une fois, j’avais été passer plusieurs jours à la Berthenoux pour une affaire de confiance dont on m’avait chargé, car on en est venu à me supposer un grand esprit, tant les gens sont portés à passer d’une extrémité à l’autre. Quand je revins, je trouvai ce jardin tracé, planté et fermé comme vous l’avez vu. J’eus beau me fâcher, dire que je ne voulais pas travailler, que j’étais trop vieux, et que le plaisir de manger quelques fruits de plus ne valait pas la peine que ce jardin allait me coûter à entretenir ; on n’en tint compte et on l’acheva, en me déclarant que je n’aurais rien à y faire, parce qu’on se chargeait de le cultiver pour moi. En effet, depuis deux ans, les braves gens n’ont pas manqué de venir, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, passer dans chaque saison le temps nécessaire à son parfait entretien. Au reste, quoique je n’aie rien changé à ma manière de vivre, le produit de ce jardin m’a été utile ; j’ai pu nourrir, pendant l’hiver, plusieurs pauvres avec mes légumes ; les fruits me servent à gagner l’amitié des petits enfans, qui ne crient plus au loup quand ils me voient, et qui s’enhardissent jusqu’à venir embrasser le sorcier. On m’a aussi forcé d’accepter du vin et de temps en temps du pain blanc et des fromages de vache ; mais tout cela ne me sert qu’à faire politesse aux anciens du village, quand ils viennent m’exposer les besoins de l’endroit et me charger d’en informer le château. Ces honneurs ne me tournent pas la tête, voyez-vous, et même je puis dire que quand j’aurai fait à peu près tout ce que j’ai à faire, je laisserai là les soucis de la grandeur et je retournerai à la vie du philosophe, peut-être à la tour Gazeau, qui sait ?

Nous touchions au terme de notre marche. En mettant le pied sur le perron du château, je joignis les mains, et saisi d’un sentiment religieux, j’invoquai le ciel avec une sorte de terreur. Je ne sais quel vague effroi se réveilla ; j’imaginai tout ce qui pouvait m’empêcher d’être heureux, et j’hésitai à franchir le seuil de la maison ; puis, je m’élançai. Un nuage passa devant mes yeux ; un bourdonnement remplit mes oreilles. Je rencontrai Saint-Jean, qui, ne me reconnaissant pas, fit un grand cri et se jeta devant moi pour m’empêcher d’entrer sans être annoncé ; je le poussai hors de mon chemin, et il tomba consterné sur une chaise, dans l’antichambre, tandis que je franchissais la porte du salon avec impétuosité. Mais au moment de la pousser brusquement, je m’arrêtai saisi d’un nouvel effroi, et j’ouvris si timidement, qu’Edmée, occupée à broder au métier, ne leva pas les yeux, croyant reconnaître, dans ce léger bruit, la manière respectueuse de Saint-Jean. Le chevalier dormait et ne s’éveilla pas. Ce vieillard, grand et maigre comme tous les Mauprat, était affaissé sur lui-même, et sa tête pâle et ridée, que l’insensibilité du tombeau semblait avoir déjà enveloppée, ressemblait à une des figures anguleuses, en chêne sculpté, qui ornaient le dossier de son grand fauteuil. Il avait les pieds alongés devant un feu de sarment, quoique le soleil fût chaud, et qu’un clair rayon tombât sur sa tête blanche et la fît briller comme l’argent. Comment vous peindrais-je ce que me fit éprouver l’attitude d’Edmée ? Elle était penchée sur sa tapisserie, et de temps en temps elle levait les yeux sur son père, pour interroger les moindres mouvemens de son sommeil ; mais que de patience et de résignation dans tout son être ! Edmée n’aimait pas les travaux d’aiguille ; elle avait l’esprit trop sérieux pour attacher de l’importance à l’effet d’une nuance à côté d’une nuance, et à la régularité d’un point pressé contre un autre point. D’ailleurs elle avait le sang impétueux ; et quand son esprit n’était pas absorbé par le travail de l’intelligence, il lui fallait de l’exercice et le grand air. Mais depuis que son père, en proie aux infirmités de la vieillesse, ne quittait presque plus son fauteuil, elle ne quittait plus son père un seul instant, et ne pouvant toujours lire et vivre par l’esprit, elle avait senti la nécessité d’adopter ces occupations féminines, qui sont, disait-elle, les amusemens de la captivité. Elle avait donc vaincu son caractère d’une manière héroïque. Dans une de ces luttes obscures qui s’accomplissent souvent sous nos yeux, sans que nous en soupçonnions le mérite, elle avait fait plus que de dompter son caractère, elle avait changé jusqu’à la circulation de son sang. Je la trouvai maigrie, et son teint avait perdu cette première fleur de la jeunesse, qui est comme la fraîche vapeur que l’haleine du matin dépose sur les fruits, et qui s’enlève au moindre choc extérieur, bien que l’ardeur du soleil l’ait respectée. Mais il y avait, dans cette pâleur précoce et dans cette maigreur un peu maladive, un charme indéfinissable ; son regard plus enfoncé, et toujours impénétrable, avait moins de fierté et plus de mélancolie qu’autrefois ; sa bouche plus mobile avait le sourire plus fin et moins dédaigneux. Lorsqu’elle me parla, il me sembla voir deux personnes en elle, l’ancienne et la nouvelle ; et au lieu d’avoir perdu de sa beauté, je trouvai qu’elle avait complété l’idéal de la perfection. J’ai pourtant ouï dire alors à plusieurs personnes qu’elle avait beaucoup changé, ce qui voulait dire, selon elles, qu’elle avait beaucoup perdu. Mais la beauté est comme un temple dont les profanes ne voient que les richesses extérieures. Le divin mystère de la pensée de l’artiste ne se révèle qu’aux grandes sympathies, et le moindre détail de l’œuvre sublime renferme une inspiration qui échappe à l’intelligence du vulgaire. Un de vos modernes écrivains a dit cela, je crois, en d’autres termes, et beaucoup mieux. Quant à moi, dans aucun moment de sa vie, je n’ai trouvé Edmée moins belle que dans un autre moment ; jusque dans les heures de souffrance où la beauté semble effacée dans le sens matériel, la sienne se divinisait à mes yeux, et me révélait une nouvelle beauté morale dont le reflet éclairait son visage. Au reste, je suis doué médiocrement sous le rapport des arts, et si j’avais été peintre, je n’aurais pu reproduire qu’un seul type, celui dont mon ame était remplie ; car une seule femme m’a semblé belle dans le cours de ma longue vie : ce fut Edmée.

Je restai quelques instans à la regarder, pâle et touchante, triste, mais calme, vivante image de la piété filiale, de la force enchaînée par l’affection ; puis je m’élançai et tombai à ses pieds sans pouvoir dire un mot. Elle ne fit pas un cri, pas une exclamation ; mais elle entoura ma tête de ses deux bras, et la tint longtemps serrée contre sa poitrine. Dans cette forte étreinte, dans cette joie muette, je reconnus le sang de ma race, je sentis ma sœur. Le bon chevalier, réveillé en sursaut, l’œil fixe, le coude appuyé sur son genou, et le corps plié en avant, nous regardait en disant : Eh bien ! qu’est-ce donc que cela ? Il ne pouvait voir mon visage caché dans le sein d’Edmée ; elle me poussa vers lui, et il me serra dans ses bras affaissés avec un élan de tendresse généreuse qui lui rendit un instant la vigueur de la jeunesse.

Vous pouvez imaginer les questions dont on m’accabla, et les soins qui me furent prodigués. Edmée était pour moi une mère véritable. Cette bonté expansive et confiante avait tant de sainteté, que, pendant toute cette journée, je n’eus pas auprès d’elle d’autres pensées que celles que j’aurais eues, si j’avais été réellement son fils. Je fus vivement touché du soin qu’on prit de ménager à l’abbé la surprise de mon retour ; j’y vis une preuve certaine de la joie qu’il en devait ressentir. On me fit cacher sous le métier d’Edmée et on me couvrit de la grande toile verte dont elle enveloppait son ouvrage. L’abbé s’assit tout près de moi, et je lui fis faire un cri en lui prenant les jambes. C’était une plaisanterie que j’avais l’habitude de lui faire autrefois, et lorsque je sortis de ma cachette, en renversant brusquement le métier et en faisant rouler tous les pelotons de laine sur le parquet, il y eut sur son visage une expression de joie et de terreur tout-à-fait bizarre.

Mais je vous tiens quitte de toutes ces scènes d’intérieur, sur lesquelles ma mémoire se reporte, malgré moi, avec trop de complaisance.

xvii.

Un immense changement s’était opéré en moi, dans le cours de six années. J’étais un homme à peu près semblable aux autres ; les instincts étaient parvenus à s’équilibrer presque avec les affections, et les impressions avec le raisonnement. Cette éducation sociale s’était faite naturellement. Je n’avais eu qu’à accepter les leçons de l’expérience et les conseils de l’amitié. Il s’en fallait de beaucoup que je fusse un homme instruit, mais j’étais arrivé à pouvoir acquérir rapidement une instruction solide. J’avais sur toutes choses des notions aussi claires qu’on pouvait les avoir de mon temps. Je sais que depuis cette époque la science de l’homme a fait des progrès réels ; je les ai suivis de loin, et je n’ai jamais songé à les nier. Or, comme je ne vois pas tous les hommes de mon âge se montrer aussi raisonnables, j’aime à croire que j’ai été mis de bonne heure dans une voie assez droite, puisque je ne me suis pas arrêté dans l’impasse des erreurs et des préjugés.

Les progrès de mon esprit et de ma raison parurent satisfaire Edmée. — Je n’en suis pas étonnée, me dit-elle ; vos lettres me l’avaient appris ; mais j’en jouis avec un orgueil maternel.

Mon bon oncle n’avait plus la force de se livrer, comme autrefois, à d’orageuses discussions, et je crois vraiment que, s’il eût conservé cette force, il eut un peu regretté de ne plus trouver en moi l’antagoniste infatigable qui l’avait tant contrarié jadis. Il fit même quelques essais de contradiction pour m’éprouver ; mais j’eusse regardé alors comme un crime de lui donner ce dangereux plaisir. Il eut un peu d’humeur, et trouva que je le traitais trop en vieillard. Pour le consoler, je détournai la conversation vers l’histoire du passé qu’il avait traversé, et je l’interrogeai sur beaucoup de points où son expérience le servait mieux que mes lumières. De cette manière, j’acquis de bonnes notions sur l’esprit de conduite dans les affaires personnelles, et je satisfis pleinement son légitime amour-propre. Il me prit en amitié par sympathie, comme il m’avait adopté par générosité naturelle et par esprit de famille. Il ne me cacha pas que son plus grand désir, avant de s’endormir du sommeil éternel, était de me voir devenir l’époux d’Edmée ; et lorsque je lui répondis que c’était l’unique pensée de ma vie, l’unique vœu de mon ame : — Je le sais, je le sais, me dit-il ; tout dépend d’elle, et je crois qu’elle n’a plus de motifs d’hésitation. — Je ne vois pas, ajouta-t-il après un instant de silence et avec un peu d’humeur, ceux qu’elle pourrait alléguer à présent.

D’après cette parole, la première qui lui fut échappée sur le sujet qui m’intéressait le plus, je vis que depuis long-temps il était favorable à mes désirs, et que l’obstacle, s’il en existait encore un, venait d’Edmée. La dernière réflexion de mon oncle impliquait un doute que je ne cherchai pas à éclaircir, et qui me laissa beaucoup d’inquiétude. La fierté chatouilleuse d’Edmée m’inspirait tant de crainte, sa bonté ineffable m’imposait tant de respect, que je n’osai lui demander ouvertement de se prononcer sur mon sort. Je pris le parti d’agir comme si je n’eusse pas entretenu d’autre espérance que celle d’être à jamais son frère et son ami.

Un évènement qui fut long-temps inexplicable vint faire diversion pendant quelques jours à mes pensées. Je m’étais d’abord refusé à aller prendre possession de la Roche-Mauprat. — Il faut absolument, m’avait dit mon oncle, que vous alliez voir les améliorations que j’ai faites à votre domaine, les terres qu’on a mises en bon état de culture, le cheptel que j’ai recomposé dans chacune de vos métairies. Vous devez enfin vous mettre au courant de vos affaires, montrer à vos paysans que vous vous intéressez à leurs travaux ; autrement, après ma mort, tout ira de mal en pis ; vous serez forcé d’affermer, ce qui vous rapportera peut-être davantage, mais diminuera la valeur de votre fonds. Je suis trop vieux maintenant pour aller surveiller votre bien. Il y a deux ans que je n’ai pu quitter cette misérable robe de chambre ; l’abbé n’y entend rien ; Edmée est une excellente tête, mais elle ne peut pas se décider à aller dans cet endroit-là. Elle dit qu’elle y a eu trop peur, ce qui est un enfantillage. — Je sens que je dois montrer plus de courage, lui répondis-je ; et pourtant, mon bon oncle, ce que vous me prescrivez est pour moi la chose la plus rude qui soit au monde. Je n’ai pas mis le pied sur cette terre maudite depuis le jour où j’en suis sorti arrachant Edmée à ses ravisseurs. Il me semble que vous me chassez du ciel pour m’envoyer visiter l’enfer. Le chevalier haussa les épaules ; l’abbé me conjura de prendre sur moi de le satisfaire ; c’était une véritable contrariété pour mon bon oncle que ma résistance. Je me soumis ; et résolu à me vaincre, je pris congé d’Edmée pour deux jours. L’abbé voulait m’accompagner pour me distraire des tristes pensées qui allaient m’assiéger ; mais je me fis scrupule de l’éloigner d’Edmée pendant ce court espace de temps ; je savais combien il lui était nécessaire. Attachée comme elle l’était au fauteuil du chevalier, sa vie était si grave, si retirée, que le plus petit évènement s’y faisait sentir. Chaque année avait augmenté son isolement, et il était devenu à peu près complet depuis que la caducité du chevalier avait chassé de sa table les chansons et les bons mots, enfans joyeux du vin. Il avait été grand chasseur, et la Saint-Hubert, se trouvant précisément sa fête, avait rassemblé jadis autour de lui, à cette époque, toute la noblesse du pays. Long-temps les cours avaient retenti des hurlemens de la meute ; long-temps les écuries avaient serré deux longues files de chevaux fringans entre leurs stalles luisantes ; long-temps la voix du cor avait plané sur les grands bois d’alentour, ou sonné la fanfare sous les fenêtres de la grand’salle, à chaque toast de la brillante compagnie. Mais ces beaux jours avaient disparu depuis long-temps ; le chevalier ne chassait plus, et l’espoir d’obtenir la main de sa fille ne retenait plus autour de son fauteuil les jeunes gens ennuyés de sa vieillesse, de ses attaques de goutte, et des histoires qu’il redisait le soir, ne se souvenant plus de les avoir dites le matin. Les refus obstinés d’Edmée et le renvoi de M. de La Marche avaient causé bien de la surprise et donné lieu à bien des recherches de curiosité. Un jeune homme amoureux d’elle, éconduit comme les autres, et poussé par un sot et lâche orgueil à se venger de la seule femme de sa classe, qui, selon lui, eût osé le repousser, découvrit qu’Edmée avait été enlevée par les coupe-jarrets, et fit courir le bruit qu’elle avait passé une nuit d’orgie à la Roche-Mauprat. C’est tout au plus s’il daigna dire qu’elle n’avait cédé qu’à la violence. Edmée imposait trop de respect et d’estime pour qu’on l’accusât de complaisance avec les brigands ; mais elle passa bientôt pour avoir été victime de leur brutalité. Marquée d’une tache ineffaçable, elle ne fut plus recherchée de personne. Mon absence ne servit qu’à confirmer cette opinion. Je l’avais sauvée de la mort, disait-on, mais non pas de la honte, et je ne pouvais en faire ma femme ; j’en étais amoureux, et je la fuyais pour ne pas succomber à la tentation de l’épouser. Tout cela avait tant de vraisemblance, qu’il eût été difficile de faire accepter au public la véritable version. Elle le fut d’autant moins, qu’Edmée n’avait pas voulu agir en conséquence, et faire cesser les méchans bruits en donnant sa main à un homme qu’elle ne pouvait pas aimer. Telles étaient les causes de son isolement ; je ne les sus bien que plus tard. Mais voyant l’intérieur si austère du chevalier et la sérénité si mélancolique d’Edmée, je craignis de faire tomber une feuille sèche sur cette onde endormie, et je suppliai l’abbé de rester auprès d’elle jusqu’à mon retour. Je ne pris avec moi que mon fidèle sergent Marcasse, qu’Edmée n’avait pas voulu laisser s’éloigner de moi, et qui partageait la cabane élégante et la vie administrative de Patience.

J’arrivai à la Roche-Mauprat, par une soirée brumeuse, aux premiers jours de l’automne ; le soleil était voilé, la nature s’assoupissait dans le silence et dans la brume ; les plaines étaient désertes, l’air seul était rempli du mouvement et du bruit des grandes phalanges d’oiseaux de passage ; les grues dessinaient dans le ciel des triangles gigantesques, et les cicognes, passant à une hauteur incommensurable, remplissaient les nuées de cris mélancoliques, qui planaient sur les campagnes attristées comme le chant funèbre des beaux jours. Pour la première fois de l’année, je sentis le froid de l’atmosphère, et je crois que tous les hommes sont saisis d’une tristesse instinctive à l’approche de la saison rigoureuse. Il y a dans les premiers frimats quelque chose qui rappelle à l’homme la prochaine dispersion des élémens de son être.

Nous avions traversé les bois et les bruyères, mon compagnon et moi, sans nous dire une seule parole ; nous avions fait un long détour pour éviter la tour Gazeau, que je ne me sentais pas la force de revoir. Le soleil se couchait dans des voiles gris quand nous franchîmes la herse de la Roche-Mauprat. Cette herse était brisée, le pont ne se levait plus, et ne donnait plus passage qu’à de paisibles troupeaux et à leurs insoucians pâtours. Les fossés étaient à demi comblés, et déjà l’oseraie bleuâtre étendait ses rameaux flexibles sur les basses eaux ; l’ortie croissait au pied des tours écroulées, et les traces du feu semblaient encore fraîches sur les murs. Les bâtimens de ferme étaient tous renouvelés, et la basse-cour, pleine de bétail, de volailles, d’enfans, de chiens de berger et d’instrumens aratoires, contrastait avec cette sombre enceinte, où je croyais encore voir monter la flamme rouge des assaillans, et couler le sang noir des Mauprat.

Je fus reçu avec la cordialité tranquille et un peu froide des paysans du Berry. On n’essaya pas de me plaire ; mais on ne me laissa manquer de rien. Je fus installé dans le seul des anciens bâtimens qui n’eût pas été endommagé lors du siége du donjon, ou abandonné depuis cette époque à l’action du temps. C’était un corps de logis dont l’architecture massive remontait au xe siècle ; la porte était plus petite que les fenêtres, et les fenêtres elles-mêmes donnaient si peu de jour, qu’il fallut allumer les flambeaux pour y pénétrer, quoique le soleil fût à peine couché. Ce bâtiment avait été restauré provisoirement pour servir de pied à terre au nouveau seigneur ou à ses mandataires. Mon oncle Hubert y était venu souvent surveiller mes intérêts, tant que ses forces le lui avaient permis ; et on me conduisit à la chambre qu’il s’était réservée, et qui s’appelait désormais la chambre du maître. On y avait transporté tout ce qu’on avait sauvé de mieux de l’ancien ameublement ; et, comme elle était froide et humide, malgré tous les soins qu’on avait pris pour la rendre habitable, la servante du métayer me précéda, un tison dans une main et un fagot dans l’autre.

Aveuglé par la fumée dont elle promenait le nuage autour de moi, trompé par la nouvelle porte qu’on avait percée sur un autre point de la cour et par certains corridors qu’on avait murés, pour se dispenser de les entretenir, je parvins jusqu’à cette chambre sans rien reconnaître ; il m’eût même été impossible de dire dans quelle partie des anciens bâtimens je me trouvais, tant le nouvel aspect de la cour déroutait mes souvenirs, tant mon ame assombrie et troublée était peu frappée des objets extérieurs.

On alluma le feu tandis que, me jetant sur une chaise et cachant ma tête dans mes mains, je me laissais aller à de tristes rêveries. Cette situation n’était pourtant pas sans charme, tant le passé se revêt naturellement de formes embellies ou adoucies dans le cerveau des jeunes gens, maîtres présomptueux de l’avenir. Quand, à force de souffler sur son tison, la servante eut rempli la chambre d’une épaisse fumée, elle sortit pour aller chercher de la braise, et me laissa seul. Marcasse était resté à l’écurie pour soigner nos chevaux. Blaireau m’avait suivi ; couché devant l’âtre, il me regardait, de temps en temps, d’un air mécontent, comme pour me demander raison d’un si méchant gîte et d’un si pauvre feu.

Tout à coup, en jetant les yeux autour de moi, il me sembla que ma mémoire se réveillait. Le feu, après avoir fait crier le bois vert, envoya un jet de flamme dans la cheminée, et toute la chambre fut éclairée d’une lueur brillante, mais agitée, qui donnait aux objets une apparence douteuse et bizarre. Blaireau se releva, tourna le dos au feu, et s’assit entre mes jambes, comme s’il se fût attendu à quelque chose d’étrange et d’imprévu.

Je reconnus alors que ce lieu n’était autre que la chambre à coucher de mon grand-père Tristan, occupée depuis, pendant plusieurs années, par son fils aîné, le détestable Jean, mon plus cruel oppresseur, le plus fourbe et le plus lâche des coupe-jarrets. Je fus saisi d’un mouvement de terreur et de dégoût en reconnaissant les meubles et jusqu’au lit à colonnes enroulées, où mon grand-père avait rendu à Dieu son ame criminelle dans les tortures d’une lente agonie. Le fauteuil sur lequel j’étais assis était celui où Jean le Tors (comme il prenait plaisir, dans ses jours facétieux, à se nommer lui-même) s’asseyait pour méditer ses scélératesses ou pour rendre ses odieux arrêts. Je crus voir passer, en cet instant, les spectres de tous les Mauprat avec leurs mains sanglantes et leurs yeux hébétés par le vin. Je me levai, et j’allais céder à l’horreur que j’éprouvais en prenant la fuite, lorsque, tout à coup, je vis se dresser devant moi une figure si distincte, si reconnaissable, si différente, par toutes les apparences de la réalité, des chimères dont je venais d’être assiégé, que je retombai sur mon siége, tout baigné d’une sueur froide. Jean Mauprat était debout auprès du lit. Il venait d’en sortir, car il tenait encore un pan du rideau entr’ouvert. Il me sembla le même qu’autrefois, seulement il était encore plus maigre, plus pâle et plus hideux ; sa tête était rasée, et son corps enveloppé d’un suaire de couleur sombre. Il me lança un regard infernal ; un sourire haineux et méprisant effleura sa lèvre mince et flétrie. Il resta immobile, son œil étincelant attaché sur moi, et il semblait tout prêt à m’adresser la parole. J’étais convaincu, en cet instant, que ce que je voyais était un être vivant, un homme de chair et d’os ; il est donc incroyable que je me sentisse glacé d’une terreur aussi puérile. Mais je le nierais en vain, et je n’ai jamais pu ensuite me l’expliquer à moi-même, j’étais enchaîné par la peur. Son regard me pétrifiait, ma langue était paralysée. Blaireau s’élança sur lui ; alors il agita les plis de son lugubre vêtement, semblable à un linceul souillé de l’humidité du sépulcre, et je m’évanouis.

Lorsque je revins à moi-même, Marcasse était auprès de moi et me relevait avec inquiétude. J’étais étendu à terre et raide comme un cadavre. J’eus beaucoup de peine à rassembler mes idées ; mais aussitôt que je pus me tenir sur mes jambes, je saisis Marcasse par le corps et je l’entraînai précipitamment hors de la chambre maudite. Je faillis tomber plusieurs fois en descendant l’escalier à vis, et ce ne fut qu’en respirant dans la cour l’air du soir et la saine odeur des étables, que je recouvrai l’usage de ma raison.

Je n’hésitai pas à attribuer ce qui venait de se passer à une hallucination de mon cerveau. J’avais fait mes preuves de courage à la guerre, en présence de mon brave sergent ; je ne rougissais pas devant lui d’avouer la vérité. Je répondis sincèrement à ses questions, et je lui peignis mon horrible vision avec de tels détails, qu’il en fut frappé à son tour comme d’une chose réelle, et répéta plusieurs fois, d’un air pensif, en se promenant avec moi dans la cour : — Singulier, singulier !… étonnant !

— Non, cela n’est pas étonnant, lui dis-je, quand je me sentis tout-à-fait remis. J’ai éprouvé la sensation la plus douloureuse en venant ici ; depuis plusieurs jours, je luttais pour surmonter la répugnance que j’éprouvais à revoir la Roche-Mauprat. J’ai eu le cauchemar la nuit dernière, et j’étais si fatigué et si triste en m’éveillant, que si je n’eusse craint de montrer de la mauvaise volonté à mon oncle, j’aurais encore différé ce voyage désagréable. En entrant ici, j’ai senti le froid me gagner ; ma poitrine était oppressée, je ne respirais pas. Peut-être aussi l’acre fumée dont la chambre était remplie m’a-t-elle troublé le cerveau. Enfin, après les fatigues et les périls de notre malheureuse traversée, dont nous sommes à peine remis l’un et l’autre, est-il étonnant que j’aie éprouvé une crise nerveuse à la première émotion pénible ?

— Dites-moi, reprit Marcasse toujours pensif, avez-vous remarqué Blaireau dans ce moment-là ? Qu’a fait Blaireau ? — J’ai cru voir Blaireau s’élancer sur le fantôme au moment où il a disparu ; mais j’ai rêvé cela comme le reste.

— Hum ! dit le sergent, quand je suis entré, Blaireau était tout en feu. Il venait à vous, flairait, pleurait à sa manière, allait du côté du lit, grattait le mur, venait à moi, allait à vous. Singulier, cela ! Étonnant, capitaine ! étonnant, cela !

Après quelques instans de silence : — Pas de revenans, s’écria-t-il, en secouant la tête, jamais de revenans ; d’ailleurs, pourquoi mort, Jean ? Pas mort ! Deux Mauprat encore. — Qui le sait ? — Où diable ? — Pas de revenans, et mon maître fou ? Jamais. Malade ? Non.

Après ce colloque, le sergent alla chercher de la lumière, tira du fourreau son inséparable épée, siffla Blaireau, et reprit bravement la corde qui servait de rampe à l’escalier, m’engageant à rester en bas. Quelle que fut ma répugnance à remonter dans cette chambre, je n’hésitai pas à suivre Marcasse, malgré ses recommandations, et notre premier soin fut de visiter le lit ; mais pendant que nous causions dans la cour, la servante avait mis des draps blancs, et elle achevait de lisser les couvertures.

— Qui donc avait couché là ? lui dit Marcasse avec sa prudence accoutumée. — Personne autre, répondit-elle, que M. le chevalier ou M. l’abbé Aubert, du temps qu’ils y venaient. — Mais aujourd’hui ou hier, par exemple ? reprit Marcasse. — Oh ! hier et aujourd’hui, personne, monsieur ; car il y a bien deux ans que M. le chevalier n’est venu, et pour M. l’abbé, il n’y couche jamais depuis qu’il y vient tout seul. Il arrive le matin, déjeune chez nous, et s’en retourne le soir. — Mais le lit était défait, dit Marcasse en la regardant fixement. — Ah ! dame, monsieur, répondit-elle ; ça se peut, je ne sais comment on l’a laissé la dernière fois qu’on y a couché ; je n’y ai pas fait attention en mettant les draps ; tout ce que je sais, c’est qu’il y avait le manteau à M. Bernard, qu’il avait jeté dessus. — Mon manteau ? m’écriai-je, il est resté à l’écurie. — Et le mien aussi, dit Marcasse ; je viens de les rouler tous les deux et de les placer sur le coffre à l’avoine. — Vous en aviez donc deux, reprit la servante, car je suis sûre d’en avoir ôté un de dessus le lit, un manteau tout noir, et pas neuf — Le mien était précisément doublé de rouge, et bordé d’un galon d’or. Celui de Marcasse était bleu. Ce n’était donc pas un de nos manteaux apportés un instant et rapportés à l’écurie par le garçon. — Mais, qu’en avez-vous fait ? dit le sergent. — Ma foi, monsieur, je l’ai mis là sur le fauteuil, répondit la grosse fille ; mais vous l’avez donc repris pendant que j’allais chercher de la chandelle ; car je ne le vois plus ?

Nous cherchâmes dans toute la chambre, le manteau fut introuvable. Nous feignîmes d’en avoir besoin, ne niant pas qu’il fût nôtre. La servante défit le lit, retourna les matelas en notre présence, alla demander au garçon ce qu’il en avait fait. Il ne se trouva rien dans le lit, ni dans la chambre ; le garçon n’était pas même monté. Toute la ferme fut en émoi, craignant que quelqu’un ne fût accusé de vol. Nous demandâmes si un étranger n’était pas venu à la Roche-Mauprat, et n’y était pas encore. Quand nous nous fûmes assurés que ces braves gens n’avaient logé ni vu personne, nous les rassurâmes sur le manteau perdu, en leur disant que Marcasse l’avait roulé par mégarde dans les deux autres, et nous nous enfermâmes dans la chambre, afin de l’explorer à notre aise ; car il était à peu près évident dès-lors que je n’avais point vu un spectre, mais Jean Mauprat lui-même, ou un homme qui lui ressemblait et que j’avais pris pour lui.

Marcasse, ayant excité Blaireau de la voix et du geste, observa tous ses mouvemens.

— Soyez tranquille, me dit-il avec orgueil, le vieux chien n’a pas oublié le vieux métier, s’il y a un trou, un trou grand comme la main. — N’ayez peur ; — à toi, vieux chien, n’ayez peur !

Blaireau, en effet, ayant flairé partout, s’obstina à gratter la muraille à l’endroit où j’avais vu l’apparition ; il tressaillait chaque fois que son nez pointu rencontrait une certaine partie du lambris ; puis il agitait sa queue de renard d’un air satisfait, revenait vers son maître et semblait lui dire de fixer là son attention. Le sergent se mit alors à examiner la muraille et la boiserie, il essaya d’insinuer son épée dans quelque fente ; rien ne céda. Néanmoins une porte pouvait se trouver là, car les rinceaux de la boiserie sculptée pouvaient cacher une coulisse adroitement pratiquée. Il fallait trouver le ressort qui faisait jouer cette coulisse, mais cela nous fut impossible ; malgré tous les efforts que nous fîmes pendant deux grandes heures, nous essayâmes vainement d’ébranler le panneau, il rendait le même son que les autres ; tous étaient sonores, et indiquaient que la boiserie n’était pas posée immédiatement sur la maçonnerie ; mais elle pouvait n’en être éloignée que de quelques lignes. Enfin, Marcasse, baigné de sueur, s’arrêta et me dit : Nous sommes bien fous ; quand nous chercherions jusqu’à demain, nous ne trouverions pas un ressort, s’il n’y en a pas ; et quand nous cognerions, nous n’enfoncerions pas la porte, s’il y a derrière de grosses barres de fer, comme j’en ai vu déjà dans d’autres vieux manoirs.

— Nous pourrions, lui dis-je, trouver l’issue, s’il en existe une, en nous servant de la cognée ; mais pourquoi, sur la simple indication de ton chien qui gratte le mur, t’obstiner à croire que Jean Mauprat ou l’homme qui lui ressemble, n’est pas entré et sorti par la porte ? — Entré, tant que vous voudrez, répondit Marcasse, mais sorti ! Non, sur mon honneur, car comme la servante descendait, j’étais sur l’escalier, brossant mes souliers ; quand j’entendis tomber quelque chose ici, je montai vite, trois marches, voilà tout, et me voilà près de vous. — Vous mort, alongé sur le carreau, et bien malade ; personne dedans ni dehors, sur mon honneur ! — En ce cas, j’ai rêvé de mon diable d’oncle, et la servante a rêvé d’un manteau noir ; car, à coup sûr, il n’y a pas ici de porte secrète ; et quand il y en aurait une, et que tous les Mauprat, vivans et morts, en auraient la clé, que nous fait cela ? Sommes-nous attachés à la police pour nous enquérir de ces misérables ; et si nous les trouvions cachés quelque part, ne les aiderions-nous pas à fuir, plutôt que de les livrer à la justice ? Nous avons nos armes, nous ne craignons pas qu’ils nous assassinent cette nuit ; et s’ils s’amusent à nous faire peur, ma foi, malheur à eux ! je ne connais ni parens ni alliés, quand on me réveille en sursaut. Ainsi donc, faisons-nous servir l’omelette que les braves gens du domaine nous préparent, car si nous continuons à frapper et à gratter les murailles, ils vont nous croire fous.

Marcasse se rendit par obéissance, plutôt que par conviction ; je ne sais quelle importance il attachait à découvrir ce mystère, ni quelle inquiétude le tourmentait, car il ne voulait pas me laisser seul dans la chambre enchantée. Il prétendait que je pouvais encore me trouver malade et tomber en convulsion.

— Oh ! cette fois, lui dis-je, je ne serai pas si poltron. Le manteau m’a guéri de la peur des revenans, et je ne conseille à personne de se frotter à moi.

L’hidalgo fut forcé de me laisser seul. J’amorçai mes pistolets, et je les plaçai à portée de ma main sur la table ; mais ces précautions furent en pure perte, rien ne troubla le silence de la chambre, et les lourds rideaux de soie rouge, aux coins armoiriés d’argent terni, ne furent pas agités par le plus léger souffle. Marcasse revint, et joyeux de me trouver aussi gai qu’il m’avait laissé, prépara notre souper avec autant de soin que si nous fussions venus à la Roche-Mauprat avec la seule intention de faire un bon repas. Il plaisanta sur le chapon qui chantait encore à la broche, et sur le vin qui faisait l’effet d’une brosse dans le gosier. Mais le métayer vint augmenter sa bonne humeur en nous apportant quelques bouteilles d’excellent madère, que le chevalier lui avait confiées autrefois, et dont il aimait à boire un verre ou deux, lorsqu’il mettait le pied à l’étrier. Pour récompense, nous invitâmes le digne homme à souper avec nous, pour causer d’affaires le moins ennuyeusement possible. — À la bonne heure, nous dit-il, ce sera donc comme autrefois ; les manans mangeaient à la table des seigneurs de la Roche-Mauprat, vous faites de même, monsieur Bernard, et c’est bien. — Oui, monsieur, lui répondis-je très froidement, mais je le fais avec ceux qui me doivent de l’argent, non avec ceux à qui j’en dois. Cette réponse et le mot de monsieur l’intimidèrent tellement, qu’il fit beaucoup de façon pour se mettre à table ; mais j’insistai, voulant sur-le-champ lui donner la mesure de mon caractère. Je le traitai comme un homme que j’élevais à moi, non comme un homme vers qui je voulais descendre. Je le forçai d’être chaste dans ses plaisanteries, et je lui permis d’être expansif et facétieux dans les limites d’une honnête gaieté ; c’était un homme jovial et franc. Je l’examinais avec attention pour voir s’il n’aurait pas quelque accointance avec le fantôme qui laissait traîner son manteau sur les lits ; mais cela n’était aucunement probable, et il avait au fond tant d’aversion pour les coupe-jarrets, que, sans son respect pour ma parenté, il les eût de bon cœur habillés, en ma présence, comme ils méritaient de l’être ; mais je ne pus souffrir aucune liberté de sa part sur ce sujet, et je l’engageai à me rendre compte de mes affaires, ce qu’il fit avec intelligence, exactitude et loyauté.

Quand il se retira, je m’aperçus que le madère lui avait fait beaucoup d’effet, car ses jambes étaient avinées et s’accrochaient à tous les meubles ; néanmoins il avait eu assez d’empire sur son cerveau pour raisonner juste. J’ai toujours remarqué que le vin agissait beaucoup plus sur les muscles des paysans que sur leurs nerfs ; qu’ils divaguaient difficilement, mais qu’au contraire les excitans produisaient en eux une béatitude que nous ne connaissons pas, et qui fait, de leur ivresse, un plaisir tout différent du nôtre et très supérieur à notre exaltation fébrile.

Quand nous nous trouvâmes seuls, Marcasse et moi, quoique nous ne fussions pas gris, nous nous aperçûmes que le vin nous avait donné une gaieté, une insousciance que nous n’aurions pas eue à la Roche-Mauprat, même sans l’aventure du fantôme. Habitués à une franchise mutuelle, nous en fîmes la réflexion, et nous convînmes que nous étions beaucoup mieux disposés qu’avant souper à recevoir tous les loups-garous de la Varenne.

Ce mot de loup-garou me rappela l’aventure qui m’avait mis en relation très peu sympathique avec Patience, à l’âge de treize ans. Marcasse la connaissait, mais il ne soupçonnait guère le caractère que j’avais à cette époque, et je m’amusai à lui raconter ma course effarée à travers champs, après avoir été fustigé par le sorcier. Cela me fait penser, lui dis-je en terminant, que j’ai l’imagination facile à exalter et que je ne suis pas inaccessible à la peur des choses surnaturelles. Ainsi le fantôme de tantôt… — N’importe, n’importe, dit Marcasse en examinant l’amorce de mes pistolets et en les posant sur ma table de nuit, n’oubliez pas que tous les coupe-jarrets ne sont pas morts ; et que si Jean est de ce monde, il fera du mal jusqu’à ce qu’il soit enterré et enfermé à triple tour chez le diable.

Le vin déliait la langue de l’hidalgo, qui ne manquait pas d’esprit lorsqu’il se permettait ces rares infractions à sa sobriété habituelle. Il ne voulut pas me quitter, et fit son lit à côté du mien. Mes nerfs étaient excités par les émotions de la journée, je me laissai donc aller à parler d’Edmée, non de manière à mériter de sa part l’ombre d’un reproche, si elle eût entendu mes paroles, mais cependant plus que je n’aurais dû me le permettre avec un homme qui n’était encore que mon subalterne, et non mon ami, comme il le devint plus tard. Je ne sais pas positivement ce que je lui dis de mes chagrins, de mes espérances et de mes inquiétudes ; toutefois ces confidences eurent un effet terrible, ainsi que vous le verrez bientôt.

Nous nous endormîmes tout en causant, Blaireau sur les pieds de son maître, l’épée en travers à côté du chien sur les genoux de l’hidalgo, la lumière entre nous deux, mes pistolets au bout de mon bras, mon couteau de chasse sous mon oreiller, et les verroux tirés. Rien ne troubla notre repos ; et quand le soleil nous éveilla, les coqs chantaient joyeusement dans la cour, et les boirons échangeaient des facéties rustiques en liant[1] leurs bœufs sous nos fenêtres.

— C’est égal, il y a quelque chose là-dessous, — telle fut la première parole de Marcasse en ouvrant les yeux et en reprenant la conversation où il l’avait laissée la veille.

— As-tu vu ou entendu quelque chose cette nuit ? lui dis-je. — Rien du tout, répondit-il ; mais c’est égal, Blaireau n’a pas bien dormi, mon épée est tombée par terre, et puis rien de ce qui s’est passé ici n’est expliqué. — L’explique qui voudra, répondis-je ; je ne m’en occuperai certainement pas. — Tort, tort, vous avez tort ! — Cela se peut, mon bon sergent ; mais je n’aime pas du tout cette chambre, et elle me semble si laide au grand jour, que j’ai besoin d’aller bien loin respirer un air pur. — Eh bien ! moi, je vous conduirai ; mais je reviendrai. Je ne veux pas laisser aller cela au hasard. Je sais de quoi Jean Mauprat est capable, et pas vous. — Je ne veux pas le savoir ; et s’il y a quelque danger ici pour moi ou les miens, je ne veux pas que tu y reviennes.

Marcasse secoua la tête et ne répondit rien. Nous fîmes encore un tour à la métairie avant de partir. Marcasse fut très frappé d’une chose que je n’eusse pas remarquée. Le métayer voulut me présenter sa femme ; mais elle ne voulut jamais me voir, et alla se cacher dans sa chenevière. J’attribuais cette sauvagerie à la timidité de la jeunesse. — Belle jeunesse, ma foi ! dit Marcasse ; une jeunesse comme moi, cinquante ans passés ! Il y a quelque chose là-dessous, quelque chose là-dessous, je vous le dis. — Et que diable peut-il y avoir ? — Hum ! elle a été bien dans son temps avec Jean Mauprat. Elle a trouvé ce tortu à son gré. Je sais cela, moi ; je sais encore bien des choses, bien des choses, soyez sûr ! — Tu me les diras quand nous reviendrons ici, lui répondis-je, et ce ne sera pas de si tôt, car mes affaires vont beaucoup mieux que si je m’en mêlais, et je n’aimerais pas à prendre l’habitude de boire du madère pour ne pas avoir peur de mon ombre. Si tu veux m’obliger, Marcasse, tu ne parleras à personne de ce qui s’est passé. Tout le monde n’a pas pour ton capitaine la même estime que toi. — Celui-là est un imbécille qui n’estime pas mon capitaine, répondit l’hidalgo d’un ton doctoral ; mais si vous me l’ordonnez, je ne dirai rien.

Il me tint parole. Pour rien au monde je n’eusse voulu troubler l’esprit d’Edmée de cette sotte histoire. Mais je ne pus empêcher Marcasse d’exécuter son projet. Dès le lendemain matin il avait disparu, et j’appris de Patience qu’il était retourné à la Roche-Mauprat sous prétexte d’y avoir oublié quelque chose.

xviii.

Tandis que Marcasse se livrait à ses graves recherches, je passais auprès d’Edmée des jours pleins de délices et d’angoisses. Sa conduite ferme, dévouée, mais réservée à beaucoup d’égards, me jetait dans de continuelles alternatives de joie et de douleur. Un jour le chevalier eut une longue conférence avec elle, tandis que j’étais à la promenade. Je rentrai au moment où leur conversation était le plus animée, et dès que je parus : — Approche, me dit mon oncle ; viens dire à Edmée que tu l’aimes, que tu la rendras heureuse, que tu es corrigé de tes anciens défauts. Arrange-toi pour être agréé, car il faut que cela finisse. Notre position vis-à-vis du monde n’est pas tenable, et je ne veux pas descendre dans le tombeau sans avoir vu réhabiliter l’honneur de ma fille, et sans être sûr que quelque sot caprice de sa part ne la jettera pas dans un couvent, au lieu de lui laisser occuper dans le monde le rang qui lui appartient, et que j’ai travaillé toute ma vie à lui assurer. Allons, Bernard, à ses pieds ! Ayez l’esprit de lui dire quelque chose qui la persuade, ou bien je croirai, Dieu me pardonne, que c’est vous qui ne l’aimez pas, et qui ne désirez pas sincèrement l’épouser.

— Moi ! juste ciel ! mécriai-je, ne pas le désirer ! quand je n’ai pas d’autre pensée depuis sept ans, quand mon cœur n’a pas d’autre vœu et que mon esprit ne conçoit pas d’autre bonheur ! — Je dis à Edmée tout ce que me suggéra la passion la plus exaltée. Elle m’écouta en silence et sans retirer ses mains, que je couvrais de baisers. Mais sa physionomie était grave, et l’expression de sa voix me fit trembler lorsqu’elle dit, après avoir réfléchi quelques instans : — Mon père ne devrait jamais douter de ma parole ; j’ai promis d’épouser Bernard, je l’ai promis à Bernard et à mon père, il est donc certain que je l’épouserai. — Puis elle ajouta après une nouvelle pause, et d’un ton plus sévère encore : — Mais si mon père se croit à la veille de mourir, quelle force me suppose-t-il donc pour m’engager à ne songer qu’à moi, et me faire revêtir ma robe de noces à l’heure de ses funérailles ? Si au contraire il est, comme je le crois, toujours plein de force malgré ses souffrances, et appelé à jouir encore pendant de longues années de l’amour de sa famille, d’où vient qu’il me presse si impérieusement d’abréger le délai que je lui ai demandé ? N’est-ce pas une chose assez importante pour que j’y réfléchisse ? Un engagement qui doit durer toute ma vie et qui décidera, je ne dis pas de mon bonheur, je saurais le sacrifier au moindre désir de mon père, mais de la paix de ma conscience et de la dignité de ma conduite (car quelle femme peut être assez sûre d’elle-même pour répondre d’un avenir enchaîné contre son gré ?) ; un tel engagement ne mérite-t-il pas que j’en pèse tous les risques et tous les avantages pendant plusieurs années au moins ? — Dieu merci ! voilà sept ans que vous passez à peser tout cela, dit le chevalier ; vous devriez savoir à quoi vous en tenir sur le compte de votre cousin. Si vous voulez l’épouser, épousez-le ; mais si vous ne le voulez pas, pour Dieu ! dites-le, et qu’un autre se présente. — Mon père, répondit Edmée un peu froidement, je n’épouserai que lui. — Que lui est fort bien, dit le chevalier en frappant avec la pincette sur les bûches, mais cela ne veut peut-être pas dire que vous l’épouserez. — Je l’épouserai, mon père, reprit Edmée. J’aurais désiré quelques mois encore de liberté ; mais puisque vous êtes mécontent de tous ces retards, je suis prête à obéir à vos ordres, vous le savez. — Parbleu ! voilà une jolie manière de consentir, s’écria mon oncle, et bien engageante pour votre cousin ! Ma foi, Bernard, je suis bien vieux, mais je puis dire que je ne comprends rien aux femmes, et il est probable que je mourrai sans y avoir rien compris.

— Mon oncle, lui dis-je, je comprends fort bien l’éloignement de ma cousine pour moi ; je l’ai mérité. J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour réparer mes crimes. Mais dépend-il d’elle d’oublier un passé dont elle a sans doute trop souffert ? Au reste, si elle ne me le pardonne pas, j’imiterai sa rigueur, je ne me le pardonnerai pas à moi-même ; et, renonçant à tout espoir en ce monde, je m’éloignerai d’elle et de vous, pour me punir par un châtiment pire que la mort. — Allons, voilà que tout est rompu ! dit mon oncle en jetant les pincettes dans le feu ; voilà ! voilà ce que vous cherchiez, ma fille !

J’avais fait quelques pas pour sortir ; je souffrais horriblement. Edmée courut vers moi, me prit par le bras, et me ramenant vers son père : — Ce que vous dites est cruel et plein d’ingratitude, me dit-elle. Appartient-il à un esprit modeste, à un cœur généreux, de nier une amitié, un dévouement, — j’oserai me servir d’un autre mot, — une fidélité de sept ans, parce que je vous demande encore quelques mois d’épreuve ? Et quand même je n’aurais jamais pour vous, Bernard, une affection aussi vive que la vôtre, celle que je vous ai témoignée jusqu’ici est-elle donc si peu de chose que vous la méprisiez, et que vous y renonciez par dépit de ne pas m’inspirer précisément celle que vous croyez devoir exiger ? Savez-vous qu’à ce compte une femme n’aurait pas le droit d’éprouver l’amitié ? Enfin, voulez-vous me punir de vous avoir servi de mère en vous éloignant de moi, ou ne m’en récompenser qu’à la condition d’être votre esclave ? — Non, Edmée, non, lui répondis-je, le cœur serré et les yeux pleins de larmes, en portant sa main à mes lèvres ; je sens que vous avez fait pour moi plus que je ne méritais, je sens que je voudrais en vain m’éloigner de votre présence ; mais pouvez-vous me faire un crime de souffrir auprès de vous ? C’est, au reste, un crime si involontaire et tellement fatal, qu’il échapperait à tous vos reproches et à tous mes remords. N’en parlons pas, n’en parlons jamais ; c’est tout ce que je puis faire. Conservez-moi votre amitié, j’espère m’en montrer toujours digne à l’avenir.

— Embrassez-vous, et ne vous séparez jamais l’un de l’autre, dit le chevalier attendri. Bernard, quel que soit le caprice d’Edmée, ne l’abandonnez jamais, si vous voulez mériter la bénédiction de votre père adoptif. Si vous ne parvenez pas à être son mari, soyez toujours son frère. Songez, mon enfant, que bientôt elle sera seule sur la terre, et que je mourrai désolé, si je n’emporte dans la tombe la certitude qu’il lui reste un appui et un défenseur. Songez, enfin, que c’est à cause de vous, à cause d’un serment que son inclination désavoue peut-être, mais que sa conscience respecte, qu’elle est ainsi abandonnée, calomniée…

Le chevalier fondit en larmes, et toutes les douleurs de cette famille infortunée me furent révélées en un instant. — Assez ! assez ! m’écriai-je en tombant à leurs pieds ; tout cela est trop cruel. Je serais le dernier des misérables, si j’avais besoin qu’on me remît sous les yeux mes fautes et mes devoirs. Laissez-moi pleurer à vos genoux ! laissez-moi expier par l’éternelle douleur, par l’éternel renoncement de ma vie, le mal que je vous ai fait ! Pourquoi ne m’avoir pas chassé lorsque je vous ai nui ? Pourquoi, mon oncle, ne m’avoir pas cassé la tête d’un coup de pistolet, comme à une bête fauve ? Qu’ai-je fait pour être épargné, moi qui payais vos bienfaits de la ruine de votre honneur ? Non, non, je le sens, Edmée ne doit pas m’épouser ; ce serait accepter la honte de l’injure que j’ai attirée sur elle. Moi, je resterai ici ; je ne la verrai jamais, si elle l’exige ; mais je me coucherai en travers de sa porte comme un chien fidèle, et je déchirerai le premier qui osera se présenter devant elle autrement qu’à genoux ; et si quelque jour un honnête homme, plus heureux que moi, mérite de fixer son choix, loin de le combattre, je lui remettrai le soin cher et sacré de la protéger et de la défendre ; je serai son ami, son frère ; et quand je les verrai heureux ensemble, j’irai mourir en paix loin d’eux. Mes sanglots m’étouffaient, le chevalier serra sa fille et moi sur son cœur, et nous confondîmes nos larmes, en lui jurant de ne jamais nous séparer, ni pendant sa vie, ni après sa mort.

— Ne perds pourtant pas l’espérance de l’épouser, me dit le chevalier à voix basse, quelques instans après, quand le calme se fut rétabli : elle a d’étranges volontés ; mais vois-tu, rien ne m’ôtera de l’esprit qu’elle a de l’amour pour toi. Elle ne veut pas s’expliquer encore. Ce que femme veut, Dieu le veut.

— Et ce qu’Edmée veut, je le veux, répondis-je.

Quelques jours après cette scène, qui fit succéder dans mon ame la tranquillité de la mort aux agitations de la vie, je me promenais dans le parc avec l’abbé.

— Il faut, me dit-il que je vous fasse part d’une aventure qui m’est arrivée hier, et qui est passablement romanesque. J’avais été me promener dans les bois de Briantes, et j’étais descendu à la fontaine des Fougères. Vous savez qu’il faisait chaud comme au milieu de l’été ; nos belles plantes, rougies par l’automne, sont plus belles que jamais autour du ruisseau qu’elles couvrent de leurs longues découpures. Les bois n’ont plus que bien peu d’ombrage ; mais le pied foule des tapis de feuilles sèches, dont le bruit est pour moi plein de charme. Le tronc satiné des bouleaux et des jeunes chênes est couvert de mousse et de jungermanes, qui étalent délicatement leur nuance brune, mêlée de vert tendre, de rouge et de fauve, en étoiles, en rosaces, en cartes de géographie de toute espèce, où l’imagination peut rêver de nouveaux mondes en miniature. J’étudiais avec amour ces prodiges de grace et de finesse, ces arabesques où la variété infinie s’allie à la régularité inaltérable, et, heureux de savoir que vous n’êtes pas, comme le vulgaire, aveugle à ces coquetteries adorables de la création, j’en détachai quelques-unes avec le plus grand soin, enlevant même l’écorce de l’arbre où elles prennent racine, afin de ne pas détruire la pureté de leurs dessins. J’en ai fait une petite provision que j’ai déposée chez Patience en passant, et que nous allons voir si vous le voulez. Mais chemin faisant, je veux vous dire ce qui m’arriva en approchant de la fontaine. J’avais la tête baissée, je marchais sur les cailloux humides, guidé par le petit bruit du jet clair et délicat qui s’élance du sein de la roche moussue. J’allais m’asseoir sur la pierre qui forme un banc naturel à côté, lorsque je vis la place occupée par un bon religieux dont le capuchon de bure cachait à demi la tête pâle et flétrie. Il me parut très intimidé de ma rencontre ; je le rassurai de mon mieux, en lui disant que mon intention n’était pas de le déranger, mais d’approcher seulement mes lèvres de la rigole d’écorce que les bûcherons ont adaptée à la roche, pour boire plus facilement. — saint ecclésiastique, me dit-il du ton le plus humble, que n’êtes-vous le prophète dont la verge frappait aux sources de la grace, et pourquoi mon ame, semblable à ce rocher, ne peut-elle donner cours à un ruisseau de larmes ? — Frappé de la manière dont ce moine s’exprimait, de son air triste, de son attitude rêveuse, en ce lieu poétique, où j’ai souvent rêvé l’entretien de la Samaritaine avec le Sauveur, je me laissai aller à causer de plus en plus sympathiquement. J’appris de ce religieux qu’il était trappiste, qu’il était en tournée pour accomplir une pénitence. — Ne me demandez ni mon nom ni mon pays, dit-il. J’appartiens à une illustre famille, que je ferais rougir en lui rappelant que j’existe ; d’ailleurs, en entrant à la Trappe, nous abjurons tout orgueil du passé, nous nous faisons semblables à des enfans naissans ; nous mourons au monde pour revivre en Jésus-Christ. Mais soyez sûr que vous voyez en moi un des exemples les plus frappans des miracles de la grace, et si je pouvais vous faire le récit de ma vie religieuse, de mes terreurs, de mes remords, de mes expiations, vous en seriez certainement touché. Mais à quoi me serviront la compassion et l’indulgence des hommes, si la miséricorde de Dieu ne daigne m’absoudre ?

Vous savez, continua l’abbé, que je n’aime pas les moines, que je me défie de leur humilité, que j’ai horreur de leur fainéantise. Mais celui-là parlait d’une manière si triste et si affectueuse, il était si pénétré de son devoir, il semblait si malade, si exténué d’austérités, si plein de repentir, qu’il m’a gagné le cœur. Il y a, dans son regard et dans ses discours, des éclairs qui trahissent une grande intelligence, une activité infatigable, une persévérance à toute épreuve. Nous avons passé deux grandes heures ensemble, et je l’ai quitté si attendri, que j’ai désiré le revoir avant son départ. Il avait pris gîte pour la nuit à la ferme des Goulets, et j’ai voulu, en vain, l’amener au château. Il m’a dit avoir un compagnon de voyage qu’il ne pouvait quitter. — Mais, puisque vous êtes si charitable, m’a-t-il dit, je m’estimerai heureux de vous retrouver ici demain au coucher du soleil ; peut-être même m’enhardirai-je au point de vous demander une grace ; vous pouvez m’être utile pour une affaire importante dont je suis chargé dans ce pays-ci. Je ne puis vous en dire davantage en ce moment. — Je l’assurai qu’il pouvait compter sur moi, et que j’obligerais de grand cœur un homme comme lui.

— Si bien que vous attendez avec impatience l’heure du rendez-vous ? dis-je à l’abbé.

— Sans doute, répondit-il, et ma nouvelle connaissance a pour moi tant d’attraits, que si je ne craignais d’abuser de la confiance qu’il m’a témoignée, je conduirais Edmée à la fontaine des Fougères.

— Je crois, repris-je, qu’Edmée a beaucoup mieux à faire que d’écouter les déclamations de votre moine, qui peut-être après tout n’est qu’un intrigant, comme tant d’autres, à qui vous avez fait la charité aveuglément. Pardonnez-moi, mon bon abbé, mais vous n’êtes pas un grand physionomiste et vous êtes un peu sujet à vous laisser prévenir pour ou contre les gens, sans autre motif que la disposition bienveillante ou craintive de votre esprit romanesque.

L’abbé sourit, prétendit que je parlais ainsi par rancune, soutint la piété du trappiste, et retomba dans la botanique. Nous passâmes assez de temps à herboriser chez Patience, et, comme je ne cherchais qu’à échapper à moi-même, je sortis de la cabane avec l’abbé et le conduisis jusqu’au bois où il avait son rendez-vous. À mesure que nous en approchions, l’abbé semblait revenir un peu de son empressement de la veille et craindre d’avoir été trop loin. L’incertitude succédant si vite à l’enthousiasme, résumait tellement tout son caractère, mobile, aimant, timide, mélange singulier des entraînemens les plus opposés, que je recommençai à le railler avec l’abandon de l’amitié. — Allons, me dit-il, il faut que j’en aie le cœur net et que vous le voyiez. Vous regarderez son visage, vous l’étudierez pendant quelques instans et vous nous laisserez seuls ensemble, puisque je lui ai promis d’écouter ses confidences. — Je suivis l’abbé par désœuvrement ; mais quand nous fûmes au-dessus des rochers ombragés, d’où la fontaine s’échappe, je m’arrêtai pour regarder le moine à travers le branchage d’un massif de frênes. Placé immédiatement au-dessous de nous, au bord de la fontaine, il interrogeait l’angle du sentier que nous devions tourner pour arriver à lui ; mais il ne songeait pas à regarder l’endroit où nous étions, et nous pouvions le contempler à l’aise, sans qu’il nous vît.

À peine l’eus-je envisagé, que, saisi d’un rire amer, je pris l’abbé par le bras, je l’entraînai à quelque distance, et lui parlai ainsi, non sans une grande agitation.

— Mon cher abbé, n’avez-vous jamais rencontré quelque part, autrefois, la figure de mon oncle Jean de Mauprat ?

— Jamais que je sache, répondit l’abbé tout interdit ; mais où voulez-vous donc en venir ? — À vous dire, mon ami, que vous avez fait là une jolie trouvaille, et que ce bon et vénérable trappiste à qui vous trouvez tant de grâce, de candeur, de componction et d’esprit, n’est autre que Jean Mauprat le coupe-jarret.

— Vous êtes fou ! s’écria l’abbé en reculant de trois pas. Jean Mauprat est mort, il y a long-temps. — Jean Mauprat n’est pas mort, ni Antoine Mauprat non plus peut-être, et je suis moins surpris que vous, parce que j’ai déjà rencontré un de ces deux revenans. Qu’il se soit fait moine, et qu’il pleure ses péchés, cela est fort possible ; mais qu’il se soit déguisé pour venir poursuivre ici quelque mauvais dessein, c’est ce qui n’est pas impossible non plus, et je vous engage à vous tenir sur vos gardes…

L’abbé fut effrayé au point de ne vouloir plus aller au rendez-vous. Je lui démontrai qu’il était nécessaire de savoir où voulait en venir le vieux pécheur. Mais comme je connaissais la faiblesse de l’abbé, comme je craignais que mon oncle Jean ne réussît à l’engager dans quelque fausse démarche, et à s’emparer de sa conscience par des aveux mensongers, je pris le parti de me glisser dans le taillis, de manière à tout voir et tout entendre.

Mais les choses ne se passèrent pas comme je l’aurais cru. Le trappiste, au lieu de jouer au plus fin, dévoila sur-le-champ à l’abbé son véritable nom. Il lui déclara que touché de repentir, et ne croyant pas que sa conscience lui permît d’en éviter le châtiment à l’abri du froc (car il était réellement trappiste depuis plusieurs années), il venait se mettre entre les mains de la justice, afin d’expier d’une manière éclatante les crimes dont il était souillé. Cet homme, doué de facultés supérieures, avait acquis dans le cloître une éloquence mystique. Il parlait avec tant de grace, de douceur, que je fus pris tout aussi bien que l’abbé. Ce fut en vain que ce dernier essaya de combattre une résolution qui lui semblait insensée. Jean de Mauprat montra le plus intrépide dévouement à ses idées religieuses. Il dit qu’ayant commis les crimes de l’antique barbarie païenne, il ne pouvait racheter son ame qu’au prix d’une pénitence publique digne des premiers chrétiens. — On peut, dit-il, être lâche envers Dieu comme envers les hommes, et dans le silence de mes veilles, j’entends une voix terrible qui répond à mes sanglots : Misérable poltron, c’est la peur des hommes qui te jette dans le sein de Dieu ; et si tu ne craignais la mort temporelle, tu n’aurais jamais songé à la vie éternelle. — Alors je sens que ce que je crains le plus, ce n’est pas la colère de Dieu, mais la corde et le bourreau qui m’attendent parmi mes semblables. Eh bien ! il est temps que ma honte finisse vis-à-vis de moi-même, et c’est le jour où les hommes me couvriront d’opprobre et de châtiment que je me sentirai absous et réhabilité à la face du ciel. C’est alors seulement que je me croirai digne de dire à Jésus mon Sauveur : Écoute-moi, victime innocente, toi qui écoutas le bon larron, victime souillée, mais repentante, associée à la gloire de ton martyre, et rachetée par ton sang.

— Dans le cas où vous persisteriez dans cette volonté enthousiaste, lui dit l’abbé après lui avoir présenté sans succès toutes les objections possibles, veuillez du moins me dire en quoi vous avez pensé que je consentirais à vous aider.

— Je ne puis agir en ceci, répondit le trappiste, sans l’autorisation d’un homme qui bientôt sera le dernier des Mauprat ; car le chevalier n’a que peu de jours à attendre la récompense céleste acquise à ses vertus, et quant à moi, je ne puis échapper au supplice que je viens chercher, que pour retomber dans l’éternelle nuit du cloître. Je veux parler de Bernard Mauprat, je ne dirai pas mon neveu ; car s’il m’entendait, il rougirait de porter ce titre funeste. J’ai su son retour d’Amérique, et cette nouvelle m’a décidé à entreprendre le voyage au terme douloureux duquel vous me voyez.

Il me sembla qu’en parlant ainsi il jetait un regard oblique sur le massif où j’étais, comme s’il eût deviné ma présence. Peut-être l’agitation de quelques branches m’avait-elle trahi.

— Puis-je vous demander, dit l’abbé, ce que vous avez de commun aujourd’hui avec ce jeune homme ? Ne craignez-vous pas qu’aigri par les mauvais traitemens qui ne lui furent pas épargnés autrefois à la Roche-Mauprat, il ne refuse de vous voir ?

— Je suis certain qu’il le refusera, car je sais la haine qu’il nourrit pour moi, dit le trappiste en se tournant encore vers le lieu où j’étais. Mais j’espère que vous le déciderez à m’accorder cette entrevue, car vous êtes généreux et bon, monsieur l’abbé. Vous m’avez promis de m’obliger, et, d’ailleurs, vous êtes l’ami du jeune Mauprat, et vous lui ferez comprendre qu’il y va de ses intérêts et de l’honneur de son nom.

— Comment cela ? reprit l’abbé. Sans doute il sera peu flatté de vous voir paraître devant les tribunaux pour des crimes ensevelis dans l’ombre du cloître. Il doit désirer, certainement, que vous renonciez à cette expiation éclatante ; comment espérez-vous qu’il y consente ?

— Je l’espère, parce que Dieu est bon et grand, parce que sa grace est efficace, parce qu’elle touchera le cœur de quiconque daignera écouter le langage d’une ame vraiment repentante et fortement convaincue ; parce que mon salut éternel est dans les mains de ce jeune homme, et qu’il ne voudra pas se venger de moi au-delà de la tombe. D’ailleurs, il faut que je meure en paix avec ceux que j’ai offensés, il faut que je tombe aux pieds de Bernard Mauprat, et qu’il me remette mes péchés. Mes larmes le toucheront, ou si son ame impitoyable les méprise, j’aurai du moins accompli un impérieux devoir.

Voyant qu’il parlait avec la certitude d’être écouté de moi, je fus saisi de dégoût ; je crus voir la fraude et la lâcheté percer sous cette basse hypocrisie. Je m’éloignai et j’allai attendre l’abbé à quelque distance. Il vint bientôt me rejoindre ; l’entrevue s’était terminée par la promesse mutuelle de se revoir bientôt. L’abbé s’était engagé à me transmettre les paroles du trappiste, qui menaçait, du ton le plus doucereux du monde, de venir me trouver, si je me refusais à sa demande. Nous nous promîmes d’en conférer, l’abbé et moi, sans en informer le chevalier ni Edmée, afin de ne pas les inquiéter sans nécessité. Le trappiste avait été se loger à La Châtre, au couvent des carmes, ce qui avait mis l’abbé tout-à-fait sur ses gardes, malgré son premier engouement pour le repentir du pécheur. Ces carmes l’avaient persécuté dans sa jeunesse, et le prieur avait fini par le forcer à se séculariser. Le prieur vivait encore, vieux, mais implacable, infirme, caché, mais ardent à la haine et à l’intrigue. L’abbé n’entendait pas son nom sans frémir, il m’engagea à me conduire prudemment dans toute cette affaire. Quoique Jean Mauprat soit sous le glaive des lois, me dit-il, et que vous soyez au faîte de l’honneur et de la prospérité, ne méprisez pas la faiblesse de votre ennemi. Qui sait ce que peuvent la ruse et la haine ? Elles peuvent prendre la place du juste et le jeter sur le fumier ; elles peuvent rejeter leur crime sur autrui, et souiller de leur ignominie la robe de l’innocence. Vous n’en avez peut-être pas fini avec les Mauprat !

Le pauvre abbé ne croyait pas dire si vrai.

  1. Les bouviers lient le joug avec des courroies aux cornes d’une paire de bœufs de travail.