DERNIÈRE PARTIE.

xix.

Après avoir réfléchi mûrement sur les intentions probables du trappiste, je crus devoir accorder l’entrevue demandée. Ce n’était pas moi que Jean Mauprat pouvait espérer d’abuser par ses artifices, et je voulus faire ce qui dépendait de moi pour éviter qu’il vînt tourmenter de ses intrigues les derniers jours de mon grand-oncle. Je me rendis donc, dès le lendemain, à la ville, vers la fin des vêpres, et je sonnai, non sans émotion, à la porte des carmes.

La retraite choisie par le trappiste était une de ces innombrables communautés mendiantes que la France nourrissait ; celle-là, quoique soumise à une règle austère, était riche et adonnée au plaisir. À cette époque sceptique, le petit nombre des moines n’étant plus en rapport avec l’étendue et la richesse des établissemens fondés pour eux, les religieux errant dans les vastes abbayes au fond des provinces, au sein du luxe, débarrassés du contrôle de l’opinion (toujours effacé là où l’homme s’isole), menaient la vie la plus douce et la plus oisive qu’ils eussent jamais goûtée. Mais cette obscurité, mère des vices aimables, comme on disait alors, n’était chère qu’aux ignorans. Les chefs étaient livrés aux pénibles rêves d’une ambition nourrie dans l’ombre, aigrie dans l’inaction. Agir, même dans le cercle le plus restreint, et à l’aide des élémens les plus nuls, agir à tout prix, telle était l’idée fixe des prieurs et des abbés.

Le prieur des carmes chaussés que j’allais voir, était la vivante image de cette impuissance agitée. Cloué par la goutte dans son grand fauteuil, il m’offrit un étrange pendant à la vénérable figure du chevalier, pâle et immobile comme lui, mais noble et patriarcal dans sa mélancolie. Le prieur était court, gras et plein de pétulance. La partie supérieure de son corps étant libre, sa tête se tournait avec vivacité à droite et à gauche ; ses bras s’agitaient pour donner des ordres, sa parole était brève, et son organe voilé semblait donner un sens mystérieux aux moindres choses. En un mot, la moitié de sa personne paraissait lutter sans cesse pour entraîner l’autre, comme cet homme enchanté des contes arabes, qui cachait sous sa robe son corps de marbre jusqu’à la ceinture. Il me reçut avec un empressement exagéré, s’irrita de ce qu’on ne m’apportait pas un siége assez vite, étendit sa grosse main flasque pour attirer ce siége tout près du sien, fit signe à un grand satyre barbu, qu’il appelait son frère trésorier, de sortir, puis après m’avoir accablé de questions sur mon voyage, sur mon retour, sur ma santé, sur ma famille, et dardant sur moi de petits yeux clairs et mobiles qui soulevaient les plis des paupières, grossies et affaissées par l’intempérance, il entra en matière.

— Je sais, mon cher enfant, dit-il, le sujet qui vous amène ; vous voulez rendre vos devoirs à votre saint parent, à ce trappiste modèle d’édification, que Dieu nous ramène pour servir d’exemple au monde et faire éclater le miracle de la grace ? — Monsieur le prieur, lui répondis-je, je ne suis pas assez bon chrétien pour apprécier le miracle dont vous parlez. Que les ames dévotes en rendent grâce au ciel ! pour moi, je viens ici, parce que M. Jean de Mauprat désire me faire part, a-t-il dit, de projets qui me concernent et que je suis prêt à écouter. Si vous voulez permettre que je me rende près de lui… — Je n’ai pas voulu qu’il vous vît avant moi, jeune homme ! s’écria le prieur avec une affectation de franchise, et en s’emparant de mes mains, que je ne sentais pas sans dégoût dans les siennes ; j’ai une grace à vous demander au nom de la charité, au nom du sang qui coule dans vos veines… Je dégageai une de mes mains, et le prieur, voyant l’expression de mon mécontentement, changea sur-le-champ de langage avec une souplesse admirable. — Vous êtes homme du monde, je le sais. Vous avez à vous plaindre de celui qui fut Jean de Mauprat et qui s’appelle aujourd’hui l’humble frère Jean Népomucène. Mais si les préceptes de notre divin maître Jésus-Christ ne vous portent pas à la miséricorde, il est des considérations de décence publique et d’esprit de famille, qui doivent vous faire partager mes craintes et mes efforts. Vous savez la résolution pieuse, mais téméraire, qu’a formée frère Jean ; vous devez vous joindre à moi pour l’en détourner, et vous le ferez, je n’en doute pas. — Peut-être, monsieur, répondis-je froidement ; mais ne pourrais-je vous demander à quels motifs ma famille doit l’intérêt que vous voulez bien prendre à ses affaires ? — À l’esprit de charité qui anime tous les serviteurs du Christ, répondit le moine avec une dignité fort bien jouée.

Retranché derrière ce prétexte, à la faveur duquel le clergé s’est toujours immiscé dans tous les secrets de famille, il lui fut aisé de mettre un terme à mes questions ; et sans détruire le soupçon qui combattait contre lui dans mon esprit, il réussit à prouver à mes oreilles que je lui devais de la reconnaissance pour le soin qu’il prenait de l’honneur de mon nom. Il fallait bien voir où il voulait en venir, et ce que j’avais prévu arriva. Mon oncle Jean réclamait de moi la part qui lui revenait du fief de la Roche-Mauprat, et le prieur était chargé de me faire entendre que j’avais à opter entre une somme assez considérable à débourser (car on parlait du revenu arriéré de mes sept années de jouissance, outre le fonds d’un septième de propriété) et l’action insensée qu’il prétendait faire, et dont l’éclat ne manquerait pas de hâter les jours du vieux chevalier et de me créer peut-être d’étranges embarras personnels. Tout cela me fut insinué merveilleusement, sous les dehors de la plus chrétienne sollicitude pour moi, de la plus fervente admiration pour le zèle du trappiste, et de la plus sincère inquiétude pour les effets de cette ferme résolution. Enfin, il me fut démontré clairement que Jean Mauprat ne venait pas me demander des moyens d’existence, mais qu’il me fallait le supplier humblement d’accepter la moitié de mon bien pour l’empêcher de traîner mon nom et peut-être ma personne sur le banc des criminels.

J’essayai une dernière objection. — Si la résolution du frère Népomucène, comme vous l’appelez, monsieur le prieur, est aussi bien arrêtée que vous le dites ; si le soin de son salut est le seul qu’il ait en ce monde, expliquez-moi comment la séduction des biens temporels pourra l’en détourner ? Il y a là une inconséquence que je ne comprends guère.

Le prieur fut un peu embarrassé du regard perçant que j’attachais sur lui ; mais se jetant au même instant dans une de ces parades de naïveté qui sont la haute ressource des fourbes : — Mon Dieu ! mon cher fils, s’écria-t-il, vous ne savez donc pas quelles immenses consolations la possession des biens de ce monde peut répandre sur une ame pieuse ? Autant les richesses périssables sont dignes de mépris lorsqu’elles représentent de vains plaisirs, autant le juste doit les réclamer avec fermeté quand elles lui assurent les moyens de faire le bien. À la place du saint trappiste, je ne vous cache pas que je ne céderais mes droits à personne, que je voudrais fonder une communauté religieuse, pour la propagation de la foi et la distribution des aumônes, avec les fonds qui, entre les mains d’un jeune et brillant seigneur comme vous, ne servent qu’à entretenir à grands frais des chevaux et des chiens. L’église nous enseigne que, par de grands sacrifices et de riches offrandes, nous pouvons racheter nos ames des plus noirs péchés. Le frère Népomucène, assiégé d’une sainte terreur, croit qu’une expiation publique est nécessaire à son salut. Martyr dévoué, il veut offrir son sang à l’implacable justice des hommes. Combien ne sera-t-il pas plus doux pour vous (et plus sûr en même temps) de lui voir élever quelque saint autel à la gloire de Dieu, et cacher dans la paix bienheureuse du cloître l’éclat funeste d’un nom qu’il a déjà abjuré ! Il est tellement dominé par l’esprit de la Trappe ; il a pris un tel amour de l’abnégation, de l’humilité, de la pauvreté, qu’il me faudra bien des efforts et bien des secours d’en haut pour le déterminer à accepter cet échange de mérites.

— C’est donc vous, monsieur le prieur, qui vous chargez, par bonté gratuite, de changer cette funeste résolution ? J’admire votre zèle, et je vous en remercie, mais je ne pense pas que tant de négociations soient nécessaires. M. Jean de Mauprat réclame sa part d’héritage, rien n’est plus juste ; et lors même que la loi refuserait tout droit civil à celui qui n’a dû son salut qu’à la fuite (ce que je ne veux point examiner), mon parent peut être assuré qu’il n’y aurait jamais la moindre contestation entre nous à cet égard, si j’étais libre possesseur d’une fortune quelconque. Mais vous n’ignorez pas que je ne dois la jouissance de cette fortune qu’à la bonté de mon grand-oncle, le chevalier Hubert de Mauprat ; qu’il a assez fait en payant les dettes de la famille, qui absorbaient au-delà du fonds ; que je ne puis rien aliéner sans sa permission, et que je ne suis réellement que le dépositaire d’une fortune que je n’ai pas encore acceptée. Le prieur me regarda avec surprise, et comme frappé d’un coup imprévu ; puis il sourit d’un air rusé et me dit : — Fort bien ! Il paraît que je m’étais trompé, et que c’est à M. Hubert de Mauprat qu’il faut s’adresser. Je le ferai, car je ne doute pas qu’il ne me sache très bon gré de sauver à sa famille un scandale qui peut avoir de très bons résultats dans l’autre vie pour un de ses parens, mais qui, à coup sûr, peut en avoir de très mauvais, pour un autre parent dans celle-ci. — J’entends, monsieur, répondis-je. C’est une menace ; je répondrai sur le même ton. Si M. Jean de Mauprat se permet d’obséder mon oncle et ma cousine, c’est à moi qu’il aura affaire ; et ce ne sera pas devant les tribunaux que je l’appellerai en réparation de certains outrages que je n’ai point oubliés. Dites-lui que je n’accorderai point l’absolution au pénitent de la Trappe, s’il ne reste fidèle au rôle qu’il a adopté. Si M. Jean de Mauprat est sans ressources et qu’il implore ma bonté, je pourrai lui donner, sur les revenus qui me sont accordés, les moyens d’exister humblement et sagement, selon l’esprit de ses vœux. Mais si l’ambition ecclésiastique s’empare de son cerveau, et qu’il compte, avec de folles et puériles menaces, intimider assez mon oncle pour lui arracher de quoi satisfaire ses nouveaux goûts, qu’il se détrompe, dites-le-lui bien de ma part. La sécurité du vieillard et l’avenir de la jeune fille n’ont que moi pour défenseur, et je saurai les défendre, fût-ce au péril de l’honneur et de la vie.

— L’honneur et la vie sont pourtant de quelque importance à votre âge, reprit l’abbé visiblement irrité, mais affectant des manières plus douces que jamais ; qui sait à quelle folie la ferveur religieuse peut entraîner le trappiste ? car, entre nous soit dit, mon pauvre enfant…… voyez, moi, je suis un homme sans exagération, j’ai vu le monde dans ma jeunesse, et je n’approuve pas ces partis extrêmes, dictés plus souvent par l’orgueil que par la piété. J’ai consenti à tempérer l’austérité de la règle ; mes religieux ont bonne mine et portent des chemises… Croyez bien, mon cher monsieur, que je suis loin d’approuver le dessein de votre parent, et que je ferai tout au monde pour l’entraver ; mais enfin, s’il persiste, à quoi vous servira mon zèle ? Il a la permission de son supérieur, et peut se livrer à une inspiration funeste… Vous pouvez être gravement compromis dans une affaire de ce genre ; car enfin, quoique vous soyez, à ce qu’on assure, un digne gentilhomme, bien que vous ayez abjuré les erreurs du passé, bien que peut-être votre ame ait toujours haï l’iniquité, vous avez trempé, de fait, dans bien des exactions que les lois humaines réprouvent et châtient. Qui sait à quelles révélations involontaires le frère Népomucène peut se voir entraîné, s’il provoque l’instruction d’une procédure criminelle ? Pourra-t-il la provoquer contre lui-même sans la provoquer en même temps contre vous ?… Croyez-moi, je veux la paix… je suis un bon homme… — Oui, un très bon homme, mon père, répondis-je avec ironie, je le vois parfaitement. Mais ne vous inquiétez pas trop, car il y a un raisonnement fort clair qui doit nous rassurer l’un et l’autre. Si une véritable vocation religieuse pousse M. Jean le trappiste à une réparation publique, il sera facile de lui faire entendre qu’il doit s’arrêter devant la crainte d’entraîner un autre que lui dans l’abîme, car l’esprit du Christ le lui défend. Mais si ce que je présume est certain, si M. Jean de Mauprat n’a pas la moindre envie de se livrer entre les mains de la justice, ses menaces sont peu faites pour m’épouvanter, et je saurai empêcher qu’elles ne fassent plus de bruit qu’il ne convient. — C’est donc là toute la réponse que j’aurai à lui porter ? dit le prieur en me lançant un regard où perçait le ressentiment. — Oui, monsieur, répondis-je, à moins qu’il ne lui plaise de recevoir cette réponse de ma propre bouche et de paraître ici. Je suis venu déterminé à vaincre le dégoût que sa présence m’inspire, et je m’étonne qu’après avoir manifesté un si vif désir de m’entretenir il se tienne à l’écart quand j’arrive. — Monsieur, reprit le prieur avec une ridicule majesté, mon devoir est de faire régner en ce lieu saint la paix du Seigneur. Je m’opposerai donc à toute entrevue qui pourrait amener des explications violentes… — Vous êtes beaucoup trop facile à effrayer, monsieur le prieur, répondis-je ; il n’y a lieu ici à aucun emportement. Mais comme ce n’est pas moi qui ai provoqué ces explications, et que je me suis rendu ici par pure complaisance, je renonce de grand cœur à les pousser plus loin, et vous remercie d’avoir bien voulu servir d’intermédiaire.

Je le saluai profondément et me retirai »

xx.

Je fis à l’abbé, qui m’attendait chez Patience, le récit de cette conférence, et il fut entièrement de mon avis ; il pensa comme moi que le prieur, loin de travailler à détourner le trappiste de ses prétendus desseins, l’engageait de tout son pouvoir à m’épouvanter pour m’amener à de grands sacrifices d’argent. Il était tout simple, à ses yeux, que ce vieillard, fidèle à l’esprit monacal, voulût mettre dans les mains d’un Mauprat moine, le fruit des labeurs et des économies d’un Mauprat séculier. C’est là le caractère indélébile du clergé catholique, me dit-il. Il ne saurait vivre sans faire la guerre aux familles et sans épier tous les moyens de les spolier. Il semble que ces biens soient sa propriété et que toutes les voies lui soient bonnes pour les recouvrer. Il n’est pas aussi facile que vous le pensez de se défendre contre ce doucereux brigandage. Les moines ont l’appétit persévérant et l’esprit ingénieux. Soyez prudent et attendez-vous à tout. Vous ne pourrez jamais décider un trappiste à se battre ; retranché sous son capuchon, il recevra, courbé et les mains en croix, les plus sanglans outrages ; et sachant fort bien que vous ne l’assassinerez pas, il ne vous craindra guère. Et puis, vous ne savez pas ce qu’est la justice dans la main des hommes et de quelle manière un procès criminel est conduit et jugé quand une des parties ne recule devant aucun moyen de séduction et d’épouvante. Le clergé est puissant ; la robe est déclamatoire ; les mots probité et intégrité résonnent depuis des siècles sur les murs endurcis des prétoires, sans empêcher les juges prévaricateurs et les arrêts iniques. Méfiez-vous, méfiez-vous ! Le trappiste peut lancer la meute à bonnet carré sur ses traces et la dépister en disparaissant à point et la laissant sur les vôtres. Vous avez blessé bien des amours-propres en faisant échouer les nombreuses prétentions des épouseurs d’héritages. Un des plus outrés et des plus méchans est proche parent d’un magistrat tout puissant dans la province. De La Marche a quitté la robe pour l’épée ; mais il a pu laisser parmi ses anciens confrères des gens portés à vous desservir. Je suis fâché que vous n’ayez pu le joindre en Amérique et vous mettre bien avec lui. Ne haussez pas les épaules ; vous en tuerez dix, et les choses iront de mal en pis. On se vengera, non peut-être sur votre vie, on sait que vous en faites bon marché, mais sur votre honneur, et votre grand-oncle mourra de chagrin… Enfin…

— Vous avez l’habitude de voir tout en noir au premier coup d’œil, quand par hasard vous ne voyez pas le soleil en plein minuit, mon bon abbé, lui dis-je en l’interrompant. Laissez-moi vous dire tout ce qui doit écarter ces sombres pressentimens. Je connais Jean Mauprat de longue main ; c’est un insigne imposteur, et de plus, le dernier des lâches. Il rentrera sous terre à mon aspect, et dès le premier mot, je lui ferai avouer qu’il n’est ni trappiste, ni moine, ni dévot. Tout ceci est un tour de chevalier d’industrie, et je lui ai entendu jadis faire des projets qui m’empêchent de m’étonner aujourd’hui de son impudence ; je la crains donc fort peu.

— Et vous avez tort, reprit l’abbé. Il faut toujours craindre un lâche, parce qu’il nous frappe par derrière au moment où nous l’attendons en face. Si Jean Mauprat n’était pas trappiste, si les papiers qu’il m’a montrés avaient menti, le prieur des carmes est trop subtil et trop prudent pour s’y être laissé prendre. Jamais cet homme-là n’embrassera la cause d’un séculier, et jamais il ne prendra un séculier pour un des siens. Au reste, il faut aller aux informations, et je vais écrire sur-le-champ au supérieur de la Trappe ; mais je suis certain qu’elles confirmeront ce que je sais déjà. Il est même possible que Jean de Mauprat soit sincèrement dévot. Rien ne sied mieux à un pareil caractère que certaines nuances de l’esprit catholique. L’inquisition est l’ame de l’église, et l’inquisition doit sourire à Jean de Mauprat. Je crois volontiers qu’il se livrerait au glaive séculier rien que pour le plaisir de vous perdre avec lui, et que l’ambition de fonder un monastère avec vos deniers est une inspiration subite dont tout l’honneur appartient au prieur des carmes.

— Cela n’est guère probable, mon cher abbé, lui dis-je. D’ailleurs, à quoi nous mèneront ces commentaires ? Agissons. Gardons à vue le chevalier pour que l’animal immonde ne vienne pas empoisonner la sérénité de ses derniers jours. Écrivons à la Trappe, offrons une pension au misérable, et voyons venir, tout en épiant avec soin ses moindres démarches. Mon sergent Marcasse est un admirable limier. Mettons-le sur la piste, et s’il peut parvenir à nous rapporter en langue vulgaire ce qu’il aura vu et entendu, nous saurons bientôt ce qui se passe dans tout le pays.

En devisant ainsi, nous arrivâmes au château à la chute du jour. Je ne sais quelle inquiétude tendre et puérile, comme il en vient aux mères lorsqu’elles s’éloignent un instant de leur progéniture, s’empara de moi en entrant dans cette demeure silencieuse. Cette sécurité éternelle, que rien n’avait jamais troublée dans l’enceinte des vieux lambris sacrés, la caducité nonchalante des serviteurs, les portes toujours ouvertes, à tel point que les mendians entraient parfois jusque dans le salon sans rencontrer personne, ou sans causer d’ombrage ; toute cette atmosphère de calme, de confiance et d’isolement contrastait avec les pensées de lutte et les soucis dont le retour de Jean et les menaces du carme avaient rempli mon esprit durant quelques heures. Je doublai le pas, et, saisi d’un tremblement involontaire, je traversai la salle de billard. Il me sembla, en cet instant, voir passer, sous les fenêtres du rez-de-chaussée, une ombre noire qui se glissait parmi les jasmins, et qui disparut dans le crépuscule. Je poussai vivement la porte du salon, et m’arrêtai. Tout était silencieux et immobile. J’allais me retirer et chercher Edmée dans la chambre de son père, lorsque je crus voir remuer quelque chose de blanc près de la cheminée, où le chevalier se tenait toujours, « Edmée, êtes-vous ici ? » m’écriai-je. Rien ne me répondit. Mon front se couvrit d’une sueur froide, et mes genoux tremblèrent. Honteux d’une faiblesse si étrange, je m’élançai vers la cheminée en répétant avec angoisse le nom d’Edmée. « Est-ce vous, enfin, Bernard ? » me répondit-elle d’une voix tremblante. Je la saisis dans mes bras ; elle était agenouillée auprès du fauteuil de son père, et pressait contre ses lèvres les mains glacées du vieillard. « Grand Dieu ! m’écriai-je en distinguant, à la faible clarté qui régnait dans l’appartement, la face livide et raidie du chevalier, notre père a-t-il cessé de vivre ?… — Peut-être, me dit-elle avec un organe étouffé, peut-être évanoui seulement, s’il plaît à Dieu ! De la lumière, au nom du ciel ! sonnez ! Il n’y a qu’un instant qu’il est en cet état. » Je sonnai à la hâte ; l’abbé nous rejoignit, et nous eûmes le bonheur de rappeler mon oncle à la vie.

Mais, lorsqu’il ouvrit les yeux, son esprit semblait lutter contre les impressions d’un rêve pénible. « Est-il parti, est-il parti, ce misérable fantôme ? s’écria-t-il à plusieurs reprises. Holà ! Saint-Jean, mes pistolets !… Mes gens ! Qu’on jette ce drôle par les fenêtres ! » Je soupçonnai la vérité, « Qu’est-il donc arrivé ? dis-je à Edmée à voix basse ; qui donc est venu ici durant mon absence ? — Si je vous le dis, répondit Edmée, vous le croirez à peine, et vous nous accuserez de folie, mon père et moi ; mais je vous conterai cela tout-à-l’heure, occupons-nous de mon père. »

Elle parvint, par ses douces paroles et ses tendres soins, à rendre le calme au vieillard. Nous le portâmes à son appartement, et il s’endormit tranquille. Quand Edmée eut retiré légèrement sa main de la sienne et abaissé le rideau ouatté sur sa tête, elle s’approcha de l’abbé et de moi, et nous raconta qu’une demi-heure avant notre retour, un frère quêteur était entré dans le salon où elle brodait, selon sa coutume, près de son père assoupi. Peu surprise d’un incident qui arrivait quelquefois, elle s’était levée pour prendre sa bourse sur la cheminée, tout en adressant au moine des paroles de bienveillance. Mais, au moment où elle se retournait pour lui tendre son aumône, le chevalier, éveillé en sursaut, s’était écrié en toisant le moine d’un air à la fois courroucé et effrayé : « Par le diable ! monsieur, que venez-vous faire ici sous ce harnais-là ? » Edmée avait alors regardé le visage du moine, et elle avait reconnu, « ce que vous n’imagineriez jamais, dit-elle, l’affreux Jean de Mauprat ! Je ne l’avais vu qu’une heure dans ma vie, mais cette figure repoussante n’était jamais sortie de ma mémoire, et jamais je n’ai eu le moindre accès de fièvre sans qu’elle se présentât devant mes yeux. Je ne pus retenir un cri. « N’ayez pas peur, nous dit-il avec un effroyable sourire, je ne viens pas ici en ennemi, mais en suppliant ; » et il se mit à genoux si près de mon père, que ne sachant ce qu’il voulait faire, je me jetai entre eux, et je poussai violemment le fauteuil à roulettes qui recula jusqu’à la muraille. Alors le moine, parlant d’une voix lugubre, que rendait encore plus effrayante l’approche de la nuit, se mit à nous déclamer je ne sais quelle formule lamentable de confession, demandant grâce pour ses crimes, et se disant déjà couvert du voile noir des parricides lorsqu’ils montent à l’échafaud. « Ce malheureux est devenu fou, » dit mon père en tirant le cordon de la sonnette ; mais Saint-Jean est sourd, et il ne vint pas. Il nous fallut donc entendre, dans une angoisse inexprimable, les discours étranges de cet homme qui se dit trappiste, et qui prétend qu’il vient se livrer au glaive séculier en expiation de ses forfaits. Il voulait auparavant demander à mon père son pardon et sa dernière bénédiction. En disant cela, il se traînait sur ses genoux et parlait avec véhémence. Il y avait de l’insulte et de la menace dans le son de cette voix qui proférait les paroles d’une extravagante humilité. Comme il se rapprochait toujours de mon père, et que l’idée des sales caresses qu’il semblait vouloir lui adresser me remplissait de dégoût, je lui ordonnai d’un ton assez impérieux de se lever, et de parler convenablement ; mon père, courroucé, lui commanda de se taire et de se retirer ; et comme en cet instant il s’écriait : « Non ! vous me laisserez embrasser vos genoux ! » je le repoussai pour l’empêcher de toucher à mon père. Je frémis d’horreur en songeant que mon gant a effleuré ce froc immonde. Il se retourna vers moi ; et quoiqu’il affectât toujours le repentir et l’humilité, je vis la colère briller dans ses yeux. Mon père fit un violent effort pour se lever, et il se leva en effet, comme par miracle, mais aussitôt il retomba évanoui sur son siége ; des pas se firent entendre dans le billard, et le moine sortit par la porte vitrée avec la rapidité de l’éclair. C’est alors que vous m’avez trouvée demi-morte et glacée d’épouvante aux pieds de mon père anéanti.

— L’abominable lâche n’a pas perdu de temps, vous le voyez, l’abbé ! m’écriai-je ; il voulait effrayer mon oncle et sa fille, il y a réussi ; mais il a compté sans moi, et je jure que, fallût-il le traiter à la mode de la Roche-Mauprat… s’il ose jamais se présenter ici de nouveau…

— Taisez-vous, Bernard, dit Edmée, vous me faites frémir ; parlez sagement, et dites-moi ce que tout cela signifie. — Quand je l’eus mise au fait de ce qui était arrivé à l’abbé et à moi, elle nous blâma de ne pas l’avoir prévenue. Si j’avais su à quoi je devais m’attendre, nous dit-elle, je n’aurais pas été effrayée, et j’eusse pris des précautions pour ne jamais rester seule à la maison avec mon père et Saint-Jean, qui n’est guère plus ingambe. Maintenant je ne crains plus rien, et je me tiendrai sur mes gardes. Mais le plus sûr, mon cher Bernard, est d’éviter tout contact avec cet homme odieux, et de lui faire l’aumône aussi largement que possible, pour nous en débarrasser. L’abbé a raison : il peut être redoutable. Il sait que notre parenté avec lui nous empêchera toujours de nous mettre à l’abri de ses persécutions en invoquant les lois, et s’il ne peut nous nuire aussi sérieusement qu’il s’en flatte, il peut du moins nous susciter mille dégoûts que je répugne à braver. Jetez-lui de l’or, et qu’il s’en aille, mais ne me quittez plus, Bernard ; voyez ! vous m’êtes nécessaire absolument ; soyez consolé du mal que vous prétendez m’avoir fait. — Je pressai sa main dans les miennes, et jurai de ne jamais m’éloigner d’elle, fût-ce par son ordre, tant que ce trappiste n’aurait pas délivré le pays de sa présence.

L’abbé se chargea des négociations avec le couvent. Il se rendit à la ville le lendemain, et porta de ma part au trappiste l’assurance expresse que je le ferais sauter par les fenêtres s’il s’avisait jamais de reparaître au château de Sainte-Sévère. Je lui proposais en même temps de subvenir à ses besoins, largement même, à condition qu’il se retirerait sur-le-champ, soit à sa chartreuse, soit dans toute autre retraite séculière ou religieuse, à son choix, et qu’il ne remettrait jamais les pieds en Berry.

Le prieur reçut l’abbé avec tous les témoignages d’un profond dédain et d’une sainte aversion pour son état d’hérésie ; loin de le cajoler, comme moi, il lui dit qu’il voulait rester étranger à toute cette affaire, qu’il s’en lavait les mains, qu’il se bornerait à transmettre les décisions de part et d’autre, et à donner asile au frère Népomucène, autant par charité chrétienne que pour édifier ses religieux par l’exemple d’un homme vraiment saint. À l’en croire, le frère Népomucène serait le second du nom placé au premier rang de la milice céleste, en vertu des canons de l’église. Le jour suivant, l’abbé, rappelé au couvent par un message particulier, eut une entrevue avec le trappiste. À sa grande surprise, il trouva que l’ennemi avait changé de tactique. Il refusait avec indignation toute espèce de secours, se retranchant derrière son vœu de pauvreté et d’humilité, et blâmant avec emphase son cher hôte le prieur d’avoir osé proposer, sans son aveu, l’échange des biens éternels contre les biens périssables. Il refusait de s’expliquer sur le reste, et se renfermait dans des réponses ambiguës et boursouflées : Dieu l’inspirerait, disait-il, et il comptait à la prochaine fête de la Vierge, à l’heure auguste et sublime de la sainte communion, entendre la voix de Jésus parler à son cœur et lui dicter la conduite qu’il aurait à tenir. L’abbé dut craindre de montrer de l’inquiétude en insistant pour percer ce saint mystère et il vint me rendre cette réponse qui était moins faite que toute autre pour me rassurer.

Cependant les jours et les semaines s’écoulèrent sans que le trappiste donnât le moindre signe de volonté sur quoi que ce soit. Il ne reparut ni au château ni dans les environs, et se tint tellement renfermé aux carmes, que peu de personnes virent son visage. Cependant on sut bientôt, et le prieur mit grand soin à en répandre la nouvelle, que Jean de Mauprat, converti à la plus ardente et à la plus exemplaire piété, était de passage, comme pénitent de la Trappe, au couvent des carmes. Chaque matin on fit circuler un nouveau trait de vertu, un nouvel acte d’austérité de ce saint personnage. Les dévotes, avides du merveilleux, voulurent le voir, et lui portèrent mille petits présens qu’il refusa avec obstination. Quelquefois il se cachait si bien, qu’on le disait parti pour la Trappe ; mais au moment où nous nous flattions d’en être débarrassés, nous apprenions qu’il venait de s’infliger, dans la cendre et sous le cilice, des mortifications épouvantables ; ou bien il avait été pieds nus dans les endroits les plus déserts et les plus incultes de la Varenne, accomplir des pèlerinages. On alla jusqu’à dire qu’il faisait des miracles : si le prieur n’était pas guéri de la goutte, c’est que, par esprit de pénitence, il ne voulait pas guérir.

Cette incertitude dura près de deux mois.

xxi

Ces jours qui s’écoulèrent dans l’intimité furent pour moi délicieux et terribles. Voir Edmée à toute heure, sans crainte d’être indiscret, puisqu’elle-même m’appelait à ses côtés, lui faire la lecture, causer avec elle de toutes choses, partager les tendres soins qu’elle rendait à son père, être de moitié dans sa vie, absolument comme si nous eussions été frère et sœur ; c’était un grand bonheur sans doute, mais c’était un dangereux bonheur, et le volcan se ralluma dans mon sein. Quelques paroles confuses, quelques regards troublés me trahirent ; Edmée ne fut point aveugle, mais elle resta impénétrable ; son œil noir et profond, attaché sur moi comme sur son père, avec la sollicitude d’une ame exclusive, se refroidissait quelquefois tout à coup au moment où la violence de ma passion était près d’éclater. Sa physionomie n’exprimait alors qu’une patiente curiosité et la volonté inébranlable de lire jusqu’au fond de mon ame sans me laisser voir seulement la surface de la sienne.

Mes souffrances, quoique vives, me furent chères dans les premiers temps ; je me plaisais à les offrir intérieurement à Edmée, comme une expiation de mes fautes passées. J’espérais qu’elle les devinerait et qu’elle m’en saurait gré. Elle les vit et ne m’en parla pas. Mon mal s’aigrit, mais il se passa encore des jours avant que je perdisse la force de le cacher. Je dis des jours, parce que, pour quiconque a aimé une femme et s’est trouvé seul avec elle, contenu par sa sévérité, les jours ont dû se compter comme des siècles. Quelle vie pleine et pourtant dévorante ! que de langueur et d’agitation, de tendresse et de colère ! Il me semblait que les heures résumaient des années, et aujourd’hui, si je ne rectifiais par des dates l’erreur de ma mémoire, je me persuaderais aisément que ces deux mois remplirent la moitié de ma vie.

Je voudrais peut-être aussi me le persuader pour me réconcilier avec la conduite ridicule et coupable que je tins, au mépris des bonnes résolutions que je venais à peine de former. La rechute fut si prompte et si complète, qu’elle me ferait rougir encore, si je ne l’avais cruellement expiée, comme vous le verrez bientôt.

Après une nuit d’angoisse je lui écrivis une lettre insensée, qui faillit avoir pour moi des résultats effroyables. Elle était à peu près conçue en ces termes : « Vous ne m’aimez point, Edmée, vous ne m’aimerez jamais. Je le sais, je ne demande rien, je n’espère rien ; je veux rester près de vous, consacrer ma vie à votre service et à votre défense ; je ferai, pour vous être utile, tout ce qui sera possible à mes forces ; mais je souffrirai, et quoi que je fasse pour le cacher, vous le verrez, et vous attribuerez peut-être à des motifs étrangers une tristesse que je ne pourrai pas renfermer avec un constant héroïsme. Vous m’avez profondément affligé hier en m’engageant à sortir un peu pour me distraire. Me distraire de vous, Edmée ! quelle amère raillerie ! ne soyez pas cruelle, ma pauvre sœur, car alors vous redevenez mon impérieuse fiancée des mauvais jours… et, malgré moi, je redeviens le brigand que vous détestiez… Ah ! si vous saviez combien je suis malheureux ! il y a deux hommes en moi qui se combattent à mort et sans relâche ; il faut bien espérer que le brigand succombera, mais il se défend pied à pied, et il rugit parce qu’il se sent couvert de blessures et frappé mortellement. Si vous saviez, si vous saviez, Edmée ! quelles luttes, quels combats ! quelles larmes de sang mon cœur distille, et quelles fureurs s’allument souvent dans la partie de mon esprit que gouvernent les anges rebelles ! Il y a des nuits où je souffre tant, que, dans le délire de mes songes, il me semble que je vous plonge un poignard dans le cœur, et que, par une lugubre magie, je vous force ainsi à m’aimer comme je vous aime. Quand je m’éveille, baigné d’une sueur froide, égaré, hors de moi, je suis comme tenté d’aller vous tuer, afin d’anéantir la cause de mes angoisses. Si je ne le fais pas, c’est que je crains de vous aimer morte avec autant de passion et de ténacité que si vous étiez vivante. Je crains d’être contenu, gouverné, dominé par votre image, comme je le suis par votre personne ; et puis il n’y a pas de moyen de destruction dans la main de l’homme ; l’être qu’il aime et qu’il redoute existe en lui, lorsqu’il a cessé d’exister sur la terre. C’est l’ame d’un amant qui sert de cercueil à sa maîtresse, et qui conserve à jamais ses brûlantes reliques, pour s’en nourrir sans jamais les consumer Mais, ô ciel ! dans quel désordre sont mes idées ! voyez, Edmée, à quel point mon esprit est malade, et prenez pitié de moi. Patientez, permettez-moi d’être triste ; ne suspectez jamais mon dévouement ; je suis souvent fou, mais je vous chéris toujours. Un mot, un regard de vous me rappellera toujours au sentiment du devoir, et ce devoir me sera doux, quand vous daignerez m’en faire souvenir… À l’heure où je vous écris, Edmée, le ciel est chargé de nuées plus sombres et plus lourdes que l’airain ; le tonnerre gronde, et à la lueur des éclairs semblent flotter les spectres douloureux du purgatoire. Mon ame est sous le poids de l’orage, mon esprit troublé flotte comme ces clartés incertaines qui jaillissent de l’horizon. Il me semble que mon être va éclater comme la tempête. Ah ! si je pouvais élever vers vous une voix semblable à la sienne ! si j’avais la puissance de produire au dehors les angoisses et les fureurs qui me rongent ! Souvent, quand la tourmente passe sur les grands chênes, vous dites que vous aimez le spectacle de sa colère et de leur résistance. C’est, dites-vous, la lutte des grandes forces, et vous croyez saisir, dans les bruits de l’air, les imprécations de l’aquilon et les cris douloureux des antiques rameaux. Lequel souffre davantage, Edmée, ou de l’arbre qui résiste, ou du vent qui s’épuise à l’attaque ? N’est-ce pas toujours le vent qui cède et qui tombe ? et alors, le ciel affligé de la défaite de son noble fils, se répand sur la terre en ruisseaux de pleurs ! Vous aimez ces folles images, Edmée, et chaque fois que vous contemplez la force vaincue par la résistance, vous souriez cruellement, et votre regard mystérieux semble insulter à ma misère. Eh bien ! n’en doutez pas, vous m’avez jeté à terre, et, quoique brisé, je souffre encore ; sachez-le, puisque vous voulez le savoir, puisque vous êtes impitoyable au point de m’interroger et de feindre pour moi la compassion… Je souffre et je n’essaie plus de soulever le pied que le vainqueur orgueilleux a posé sur ma poitrine défaillante. »

Le reste de cette lettre qui était fort longue, fort décousue, et absurde d’un bout à l’autre, était conçu dans le même sens. Ce n’était pas la première fois que j’écrivais à Edmée, quoique vivant sous le même toit et ne la quittant qu’aux heures du repos. Ma passion m’absorbait à tel point, que j’étais invinciblement entraîné à prendre sur mon sommeil pour lui écrire. Je ne croyais jamais lui avoir assez parlé d’elle, assez renouvelé la promesse d’une soumission à laquelle je manquais à chaque instant ; mais la lettre dont il s’agit était plus hardie et plus passionnée qu’aucune des autres. Peut-être fut-elle écrite fatalement sous l’influence de la tempête qui éclatait au ciel, tandis que, courbé sur ma table, le front en sueur, la main sèche et brûlante, je traçais avec exaltation la peinture de mes souffrances. Il me semble qu’il se fit en moi un grand calme, voisin du désespoir, lorsque je me jetai sur mon lit après être descendu au salon, et avoir glissé ma lettre dans le panier à ouvrage d’Edmée. Le jour se levait chargé, à l’horizon, des ailes sombres de l’orage qui s’envolait vers d’autres régions. Les arbres, chargés de pluie, s’agitaient encore sous la brise fraîchissante. Profondément triste, mais aveuglément dévoué à la souffrance, je m’endormis soulagé, comme si j’eusse fait le sacrifice de ma vie et de mes espérances. Edmée ne parut pas avoir trouvé ma lettre, car elle n’y répondit pas. Elle avait coutume de le faire verbalement, et c’était pour moi un moyen de provoquer de sa part ces effusions d’amitié fraternelle, dont il fallait bien me contenter, et qui versaient du moins un baume sur ma plaie. J’aurais dû me dire que cette fois ma lettre devait amener une explication décisive, ou être passée sous silence. Je soupçonnai l’abbé de l’avoir soustraite et jetée au feu ; j’accusai Edmée de mépris et de dureté, néanmoins je me tus.

Le lendemain, le temps était parfaitement rétabli. Mon oncle fit une promenade en voiture, et chemin faisant, nous dit qu’il ne voulait pas mourir sans avoir fait une grande et dernière chasse au renard. Il était passionné pour ce divertissement, et sa santé s’était améliorée au point de rendre à son esprit des velléités de plaisir et d’action. Une étroite berline, très légère, attelée de fortes mules, courait rapidement dans les traines sablonneuses de nos bois, et quelquefois déjà il avait suivi de petites chasses, que nous montions pour le distraire. Depuis la visite du trappiste, le chevalier avait comme repris à la vie. Doué de force et d’obstination, comme tous ceux de sa race, il semblait qu’il pérît faute d’émotions ; car le plus léger appel à son énergie rendait momentanément la chaleur à son sang engourdi. Comme il insista beaucoup sur ce projet de chasse, Edmée s’engagea à organiser avec moi une battue générale, et à y prendre une part active. Une des grandes joies du bon vieillard était de la voir à cheval, caracoler hardiment autour de sa voiture, et lui tendre toutes les branches fleuries qu’elle arrachait aux buissons en passant. Il fut décidé que je monterais à cheval pour l’escorter, et que l’abbé accompagnerait le chevalier dans la berline. Le ban et l’arrière-ban des garde-chasses, forestiers, piqueurs, voire des braconniers de la Varenne, fut convoqué à cette solennité de famille. Un grand repas fut préparé à l’office, pour le retour, avec force pâtés d’oies, et vin de terroir. Marcasse, dont j’avais fait mon régisseur à la Roche-Mauprat, et qui avait de grandes connaissances dans l’art de la chasse au renard, passa deux jours entiers à boucher les terriers. Quelques jeunes fermiers des environs, intéressés à la battue et capables de donner un bon conseil dans l’occasion, s’offrirent gracieusement à être de la partie, et enfin Patience, malgré son éloignement pour la destruction des animaux innocens, consentit à suivre la chasse en amateur. Au jour dit, qui se leva chaud et serein sur nos rians projets et sur mon implacable destinée, une cinquantaine de personnes se trouva sur pied avec cors, chevaux et chiens. La journée devait se terminer par une déconfiture de lapins, dont le nombre était excessif, et qu’il était facile de détruire en masse en se rabattant sur la partie des bois qui n’aurait pas été traquée pendant la chasse. Chacun de nous s’arma donc d’une carabine, et mon oncle lui-même en prit une pour tirer de sa voiture, ce qu’il faisait encore avec beaucoup d’adresse.

Durant les deux premières heures, Edmée, montée sur une jolie petite jument limousine, fort vive, et qu’elle s’amusait à exciter et à retenir avec une coquetterie touchante pour son vieux père, s’écarta peu de la calèche, d’où le chevalier souriant, animé, attendri, la contemplait avec amour. De même qu’emportés, chaque soir, par la rotation de notre globe, nous saluons, en entrant dans la nuit, l’astre radieux qui va régner sur un autre hémisphère ; ainsi le vieillard se consolait de mourir en voyant la jeunesse, la force et la beauté de sa fille lui survivre dans une autre génération.

Quand la chasse fut bien nouée, Edmée, qui se ressentait certainement de l’humeur guerroyante de la famille, et chez qui le calme de l’ame n’enchaînait pas toujours la fougue du sang, céda aux signes réitérés que lui faisait son père, dont le plus grand désir était de la voir galoper, et elle suivit le lancer qui était déjà un peu en avant. — Suis-la, suis-la ! me cria le chevalier, qui ne l’avait pas plus tôt vue courir, que sa douce vanité paternelle avait fait place à l’inquiétude. Je ne me le fis pas dire deux fois, et enfonçant les éperons dans le ventre de mon cheval, je rejoignis Edmée dans un sentier de traverse qu’elle avait pris pour retrouver les chasseurs. Je frémis en la voyant se plier comme un jonc sous les branches, tandis que son cheval, excité par elle, l’emportait au milieu du taillis avec la rapidité de l’éclair. Edmée, pour l’amour de Dieu ! lui criai-je, n’allez pas si vite. Vous allez vous faire tuer.

— Laisse-moi courir, me dit-elle gaiement ; mon père me l’a permis. Laisse-moi tranquille, te dis-je ; je te donne sur les doigts, si tu arrêtes mon cheval.

— Laisse-moi du moins te suivre, lui dis-je en la serrant de près, ton père me l’a ordonné, et je ne suis là que pour me tuer, s’il t’arrive malheur.

Pourquoi étais-je obsédé par ces idées sinistres, moi qui avais vu si souvent Edmée courir à cheval dans les bois ? Je l’ignore. J’étais dans un état bizarre ; la chaleur de midi me montait au cerveau, et mes nerfs étaient singulièrement excités. Je n’avais pas déjeuné, me trouvant dans une mauvaise disposition en partant, et pour me soutenir à jeun, j’avais avalé plusieurs tasses de café mêlé de rhum. Je sentais alors un effroi insurmontable ; puis, au bout de quelques instans, cet effroi fit place à un sentiment inexprimable d’amour et de joie. L’excitation de la course devint si vive que je m’imaginai n’avoir pas d’autre but que de poursuivre Edmée. À la voir fuir devant moi, aussi légère que sa cavale noire, dont les pieds volaient sans bruit sur la mousse, on l’eût prise pour une fée apparaissant en ce lieu désert pour troubler la raison des hommes et les entraîner sur ses traces au fond de ses retraites perfides. J’oubliai la chasse et tout le reste. Je ne vis qu’Edmée ; un nuage passa devant mes yeux, je ne la vis plus, mais je courais toujours ; j’étais dans un état de démence muette, lorsqu’elle s’arrêta brusquement.

— Que faisons-nous ? me dit-elle. Je n’entends plus la chasse, et j’aperçois la rivière. Nous avons trop donné sur la gauche.

— Au contraire, Edmée, lui répondis-je sans savoir un mot de ce que je disais ; encore un temps de galop et nous y sommes.

— Comme vous êtes rouge ! me dit-elle. Mais comment passerons-nous la rivière ?

— Puisqu’il y a un chemin, il y a un gué, lui répondis-je. Allons, allons !

J’étais possédé de la rage de courir encore ; j’avais une idée, celle de m’enfoncer de plus en plus dans le bois avec elle ; mais cette idée était couverte d’un voile, et lorsque j’essayais de le soulever, je n’avais plus d’autre perception que celle des battemens impétueux de ma poitrine et de mes tempes.

Edmée fit un geste d’impatience. — Ces bois sont maudits ; je m’y égare toujours, dit-elle ; et sans doute elle pensa au jour funeste où elle avait été emportée loin de la chasse et conduite à la Roche-Mauprat, car j’y pensai aussi, et les images qui s’offrirent à mon cerveau me causèrent une sorte de vertige. Je suivis machinalement Edmée vers la rivière. Tout à coup je la vis à l’autre bord. Je fus pris de fureur en voyant que son cheval était plus agile et plus courageux que le mien ; car celui-ci fit, pour se risquer dans le gué, qui était assez mauvais, des difficultés, durant lesquelles Edmée prit encore sur moi de l’avance. Je mis les flancs de mon cheval en sang, et quand, après avoir failli être renversé plusieurs fois, je me trouvai sur la rive, je me lançai à la poursuite d’Edmée avec une colère aveugle. Je l’atteignis, et je pris la bride de sa jument, en m’écriant :

— Arrêtez-vous, Edmée, je le veux ! Vous n’irez pas plus loin.

En même temps, je secouai si rudement les rênes, que son cheval se révolta. Elle perdit l’équilibie, et, pour ne pas tomber, elle sauta légèrement entre nos deux chevaux, au risque d’être blessée. Je fus à terre presque aussitôt qu’elle, et je repoussai vivement les chevaux. Celui d’Edmée, qui était fort doux, s’arrêta et se mit à brouter. Le mien s’emporta et disparut. Tout cela fut l’affaire d’un instant.

J’avais reçu Edmée dans mes bras ; elle se dégagea, et me dit avec sécheresse :

— Vous êtes fort brutal, Bernard, et je déteste vos manières. À qui en avez-vous ?

Troublé, confus, je lui dis que je croyais que sa jument prenait le mors aux dents, et que je craignais qu’il ne lui arrivât malheur en s’abandonnant de la sorte à l’ardeur de la course.

— Et pour me sauver vous me faites tomber, au risque de me tuer, répondit-elle. Cela est fort obligeant, en vérité.

— Laissez-moi vous remettre sur votre cheval, lui dis-je ; et, sans attendre sa permission, je la pris dans mes bras et je l’enlevai de terre.

— Vous savez fort bien que je ne monte pas à cheval ainsi, s’écria-t-elle, tout-à-fait irritée. Laissez-moi, je n’ai pas besoin de vos services.

Mais il ne m’était plus permis d’obéir. Ma tête se perdait. Mes bras se crispaient autour de la taille d’Edmée, et c’était en vain que j’essayais de les en détacher ; mes lèvres effleurèrent son sein malgré moi ; elle pâlit de colère.

— Que je suis malheureux, disais-je avec des yeux pleins de larmes, que je suis malheureux de t’offenser toujours, et d’être haï de plus en plus à mesure que je t’aime davantage !

Edmée était de nature impérieuse et violente. Son caractère, habitué à la lutte, avait pris, avec les années, une énergie inflexible. Ce n’était plus la jeune fille tremblante, fortement inspirée, mais plus ingénieuse que téméraire à la défense, que j’avais serrée dans mes bras à la Roche-Mauprat ; c’était une femme intrépide et fière, qui se fût laissé égorger plutôt que de permettre une espérance audacieuse. D’ailleurs, c’était la femme qui se sait aimée avec passion et qui connaît sa puissance. Elle me repoussa donc avec dédain, et comme je la suivais avec égarement, elle leva sa cravache sur moi, et me menaça de me tracer une marque d’ignominie sur le visage, si j’osais toucher seulement à son étrier. Je tombai à genoux, en la suppliant de ne pas me quitter ainsi sans me pardonner. Elle était déjà à cheval, et regardant autour d’elle pour retrouver son chemin, elle s’écria :

— Il ne me manquait plus que de revoir ces lieux détestés ! Voyez, monsieur, voyez où nous sommes I

Je regardai à mon tour, et vis que nous étions à la lisière du bois, sur le bord ombragé du petit étang de Gazeau. À deux pas de nous, à travers le bois épaissi depuis le départ de Patience, j’aperçus la porte de la tour, qui s’ouvrait comme une bouche noire derrière le feuillage verdoyant.

Je fus pris d’un nouveau vertige, et il y eut en moi une lutte terrible des deux instincts. Qui expliquera le mystère qui s’accomplit dans le cerveau de l’homme, alors que l’ame est aux prises avec les sens, et qu’une partie de son être cherche à étouffer l’autre ! Dans une organisation comme la mienne, cette lutte devait être affreuse, croyez-le bien ; et n’imaginez pas que la volonté joue un rôle secondaire chez les natures emportées ; c’est une sotte habitude que de dire à un homme épuisé dans de semblables combats : Vous auriez dû vous vaincre.

xxii.

Comment vous expliquerai-je ce qui se passa en moi à l’aspect inattendu de la tour Gazeau ? Je ne l’avais vue que deux fois dans ma vie ; deux fois elle avait été le témoin des scènes les plus douloureusement émouvantes, et ces scènes n’étaient rien encore auprès de ce qui m’était destiné à cette troisième rencontre : il est des lieux maudits !

Il me sembla voir encore, sur cette porte demi-brisée, le sang des deux Mauprat, qui l’avait arrosée. Leur criminelle et tragique destinée me fit rougir des instincts de violence que je sentais en moi-même. J’eus horreur de ce que j’éprouvais, et je compris pourquoi Edmée ne m’aimait pas. Mais, comme s’il y avait eu dans ce déplorable sang des élémens de sympathique fatalité, je sentais la force effrénée de mes passions grandir en raison de l’effort de ma volonté pour les vaincre. J’avais terrassé toutes les autres intempérances ; il n’en restait en moi presque plus de traces. J’étais sobre, j’étais, sinon doux et patient, du moins affectueux et sensible ; je concevais, au plus haut point, les lois de l’honneur et le respect de la dignité d’autrui ; mais l’amour était le plus redoutable de mes ennemis, car il se rattachait à tout ce que j’avais acquis de moralité et de délicatesse : c’était le lien entre l’homme ancien et l’homme nouveau, lien indissoluble, et dont le milieu m’était presque impossible à trouver.

Debout devant Edmée, qui s’apprêtait à me laisser seul et à pied, furieux de la voir m’échapper pour la dernière fois, car après l’offense que je venais de lui faire, jamais, sans doute, elle ne braverait le danger d’être seule avec moi, je la regardais d’une manière effrayante ; j’étais pâle, mes poings se contractaient ; je n’avais qu’à vouloir, et la plus faible de mes étreintes l’eût arrachée de son cheval, terrassée, livrée à mes désirs. Un moment d’abandon à mes instincts farouches, et je pouvais assouvir, éteindre, par la possession d’un instant, le feu qui me dévorait depuis sept années ! Edmée n’a jamais su quel péril son honneur a couru dans cette minute d’angoisses : j’en garde un éternel remords ; mais Dieu seul en sera juge, car je triomphai, et cette pensée de mal fut la dernière de ma vie. À cette pensée, d’ailleurs, se borna tout mon crime ; le reste fut l’ouvrage de la fatalité.

Saisi d’effroi, je tournai brusquement le dos ; et, tordant mes mains avec désespoir, je m’enfuis par le sentier qui m’avait amené, sans savoir où j’allais, mais comprenant qu’il fallait me soustraire à ces tentations dangereuses. Le jour était brûlant, l’odeur des bois enivrante ; leur aspect me ramenait au sentiment de ma vie sauvage, il fallait fuir ou succomber. Edmée m’ordonnait, d’un geste impérieux, de m’éloigner de sa présence. L’idée de tout autre danger que celui qu’elle courait avec moi ne pouvait, en cet instant, se présenter à ma pensée ni à la sienne ; je m’enfonçai dans le bois. Je n’avais pas franchi l’espace de trente pas, qu’un coup de feu partit du lieu où je laissais Edmée. Je m’arrêtai, glacé d’épouvante, sans savoir pourquoi, car au milieu d’une battue un coup de fusil n’était pas chose étrange ; mais j’avais l’ame si lugubre, que rien ne pouvait me sembler indifférent. J’allais retourner sur mes pas, et rejoindre Edmée, au risque de l’offenser encore, lorsqu’il me sembla entendre un gémissement humain du côté de la tour Gazeau. Je m’élançai, et puis je tombai sur mes genoux, comme foudroyé par mon émotion. Il me fallut quelques minutes pour triompher de ma faiblesse ; mon cerveau était plein d’images et de bruits lamentables, je ne distinguais plus l’illusion de la réalité ; en plein soleil, je marchais à tâtons parmi les arbres. Tout à coup je me trouvai face à face avec l’abbé ; il était inquiet, il cherchait Edmée. Le chevalier ayant été se placer, avec sa voiture, au passage du lancer, et n’ayant pas vu sa fille parmi les chasseurs, avait été saisi de crainte. L’abbé s’était jeté à la hâte dans le bois ; et, bientôt retrouvant la trace de nos chevaux, il venait s’informer de ce que nous étions devenus. Il avait entendu le coup de feu, mais sans en être effrayé. En me voyant pâle, les cheveux en désordre, l’air égaré, sans cheval et sans fusil (j’avais laissé tomber le mien à l’endroit où je m’étais à demi évanoui, et je n’avais pas songé à le relever), il fut aussi épouvanté que moi, et sans savoir, plus que moi-même, à quel propos. « Edmée ! me dit-il, où est Edmée ? » Je lui répondis des paroles sans suite. Il fut si consterné de me voir ainsi, qu’il m’accusa d’un crime en lui-même, comme il me l’a plus tard avoué.

— Malheureux enfant ! me dit-il en me secouant fortement le bras pour me rappeler à moi-même, de la prudence, du calme, je vous en supplie !…

Je ne le comprenais pas, mais je l’entraînai vers l’endroit fatal. Ô spectacle ineffaçable ! Edmée était étendue par terre, raide et baignée dans son sang. Sa jument broutait l’herbe à quelques pas de là. Patience était debout auprès d’elle, les bras croisés sur sa poitrine, la face livide, et le cœur tellement gonflé, qu’il lui fut impossible de répondre à l’abbé, qui l’interrogeait avec des sanglots et des cris. Pour moi, je ne pus comprendre ce qui se passait. Je crois que mon cerveau, déjà troublé par les émotions précédentes, se paralysa entièrement. Je m’assis par terre à côté d’Edmée, dont la poitrine était frappée de deux balles. Je regardai ses yeux éteints dans un état de stupidité absolue.

— Éloignez ce misérable ! dit Patience à l’abbé en me jetant un regard de mépris ; le pervers ne se corrige pas. — Edmée, Edmée ! s’écria l’abbé en se jetant sur l’herbe et en s’efforçant d’étancher le sang avec son mouchoir. — Morte ! morte ! dit Patience, et voilà le meurtrier ! Elle l’a dit en rendant à Dieu son ame sainte, et c’est Patience qui sera le vengeur ! C’est bien dur ; mais ce sera ! Dieu l’a voulu, puisque je me suis trouvé là pour entendre la vérité. — C’est horrible, c’est horrible ! criait l’abbé.

J’entendais le son de cette derrière syllabe, et je souriais d’un air égaré en la répétant comme un écho.

Des chasseurs accoururent. Edmée fut emportée. Je crois que son père m’apparut debout et marchant. Je ne saurais, au reste, affirmer que ce ne fût pas une vision mensongère (car je n’avais conscience de rien, et ces momens affreux n’ont laissé en moi que des souvenirs vagues, semblables à ceux d’un rêve), si on ne m’eût assuré que le chevalier sortit de sa calèche sans l’aide de personne, qu’il marcha et qu’il agit avec autant de force et de présence d’esprit qu’un jeune homme. Le lendemain, il tomba dans un état complet d’enfance et d’insensibilité, et ne se releva plus de son fauteuil.

Que se passa-t-il quant à moi ? Je l’ignore. Quand je repris ma raison, je m’aperçus que j’étais dans un autre endroit de la forêt auprès d’une petite chute d’eau, dont j’écoutais machinalement le murmure avec une sorte de bien-être. Blaireau dormait à mes pieds, et son maître, debout contre un arbre, me regardait attentivement. Le soleil couchant glissait des lames d’or rougeâtre parmi les tiges élancées des jeunes frênes. Les fleurs sauvages semblaient me sourire. Les oiseaux chantaient mélodieusement. C’était un des plus beaux jours de l’année.

— Quelle magnifique soirée ! dis-je à Marcasse. Ce lieu est aussi beau qu’une forêt de l’Amérique. Eh bien ! mon vieil ami, que fais-tu là ? Tu aurais dû m’éveiller plus tôt ; j’ai fait des rêves affreux.

Marcasse vint s’agenouiller auprès de moi ; deux ruisseaux de larmes coulaient sur ses joues sèches et bilieuses. Il y avait sur son visage, si impassible d’ordinaire, une expression ineffable de pitié, de chagrin et d’affection. — Pauvre maître ! disait-il ; égarement, maladie de tête, voilà tout ! Grand malheur ! Mais fidélité ne guérit pas. Éternellement avec vous, quand il faudrait mourir avec vous.

Ses larmes et ses paroles me remplirent de tristesse ; mais c’était le résultat d’un instinct sympathique, aidé encore de l’affaiblissement de mes organes, car je ne me rappelais rien. Je me jetai dans ses bras en pleurant comme lui, et il me tint serré contre sa poitrine avec une effusion vraiment paternelle. Je pressentais bien que quelque affreux malheur pesait sur moi ; mais je craignais de savoir en quoi il consistait, et pour rien au monde je n’eusse voulu l’interroger.

Il me prit par le bras, et m’emmena à travers la forêt. Je me laissai conduire comme un enfant, et puis je fus pris d’un nouvel accablement, et il fut forcé de me laisser encore assis pendant une demi-heure. Enfin, il me releva et réussit à m’emmener à la Roche-Mauprat, où nous arrivâmes fort tard. Je ne sais ce que j’éprouvai dans la nuit. Marcasse m’a dit que j’avais été en proie à un délire affreux. Il prit sur lui d’envoyer chercher, au village le plus voisin, un barbier, qui me saigna dès le matin ; et quelques instans après je repris ma raison.

Mais quel affreux service il me sembla qu’on m’avait rendu ! Morte, morte, morte ! c’était le seul mot que je pusse articuler. Je ne faisais que gémir et m’agiter sur mon lit. Je voulais sortir et courir à Sainte-Sévère. Mon pauvre sergent se jetait à mes pieds et se mettait en travers de la porte de ma chambre, pour m’en empêcher. Il me disait alors, pour me retenir, des choses que je ne comprenais nullement, et je cédais à l’ascendant de sa tendresse et à mon propre épuisement, sans pouvoir m’expliquer sa conduite. Dans une de ces luttes, ma saignée se rouvrit, et je me remis au lit sans que Marcasse s’en aperçût. Je tombai peu à peu dans un évanouissement profond, et j’étais presque mort, lorsque voyant mes lèvres bleues et mes joues violacées, il s’avisa de soulever mon drap, et me trouva nageant dans une mare de sang.

C’était au reste ce qui pouvait m’arriver de plus heureux ; je demeurai plusieurs jours plongé dans un anéantissement où la veille différait peu du sommeil, et grâce auquel, ne comprenant rien, je ne souffrais pas.

Un matin, ayant réussi à me faire prendre quelques alimens, et voyant qu’avec la force, la tristesse et l’inquiétude me revenaient, il m’annonça avec une joie naïve et tendre qu’Edmée n’était pas morte et qu’on ne désespérait pas de la sauver. Ce fut pour moi un coup de foudre, car j’en étais encore à croire que cette affreuse aventure était l’ouvrage de mon délire. Je me mis à crier et à me tordre les bras d’une manière effrayante. Marcasse, à genoux près de mon lit, me suppliait de me calmer, et vingt fois il me répéta ces paroles, qui me faisaient toujours l’effet des mots dépourvus de sens qu’on entend dans les rêves : — Vous ne l’avez pas fait exprès, je le sais bien, moi ! Non vous ne l’avez pas fait exprès ! C’est un malheur, un fusil qui part dans la main, par hasard ! — Allons ! que veux-tu dire ? m’écriai-je impatienté, quel fusil ? quel hasard ? pourquoi moi ? — Ne savez-vous donc pas comment elle a été frappée, maître ? Je passai mes mains sur ma tête comme pour y ramener l’énergie de la vie, et ne pouvant m’expliquer l’évènement mystérieux qui en brisait tous les ressorts, je me crus fou, et je restai muet, consterné, craignant de laisser échapper une parole qui pût faire constater la perte de mes facultés.

Enfin peu à peu, je ressaisis mes souvenirs, je demandai du vin pour me fortifier, et à peine en eus-je bu quelques gouttes, que toutes les scènes de la fatale journée se déroulèrent comme par magie devant moi. Je me souvins même des paroles que j’avais entendu prononcer à Patience aussitôt après l’évènement. Elles étaient comme gravées dans cette partie de la mémoire qui garde le son des mots, alors même que sommeille celle qui sert à en pénétrer le sens. Un instant encore je fus incertain, je me demandai si mon fusil était parti entre mes mains, au moment où je quittais Edmée. Je me rappelai clairement que je l’avais déchargé une heure auparavant sur une huppe, dont Edmée avait envie de voir de près le plumage, et puis lorsque le coup s’était fait entendre, mon fusil était dans mes mains, et je ne l’avais jeté par terre que quelques instans après ; ce ne pouvait donc être cette arme qui fût partie en tombant, et puis j’étais beaucoup trop loin d’Edmée dans ce moment, pour que, même en supposant une fatalité incroyable, le coup l’atteignît. Enfin, je n’avais pas eu de la journée une seule balle sur moi, et il était impossible que mon fusil se trouvât chargé à mon insu, puisque je ne l’avais pas ôté de la bandoulière depuis que j’avais tué la huppe.

Bien sûr donc que je n’étais pas la cause de l’accident funeste, il me restait à trouver une explication à cette catastrophe foudroyante. Elle m’embarrassa moins que personne ; je pensai qu’un tirailleur maladroit avait pris, à travers les branches, le cheval d’Edmée pour une bête fauve, et je ne songeai pas à accuser qui que ce fût d’assassinat volontaire, seulement je compris que j’étais accusé moi-même. J’arrachai la vérité à Marcasse. Il m’apprit que le chevalier et toutes les personnes qui faisaient partie de la chasse, avaient attribué ce malheur à un accident fortuit, à une arme qui s’était, à mon grand désespoir, déchargée lorsque mon cheval m’avait renversé, car on pensait que j’avais été jeté par terre. Telle était à peu près l’opinion que chacun émettait. Dans les rares paroles qu’Edmée pouvait prononcer, elle répondait affirmativement à ces commentaires. Une seule personne m’accusait, c’était Patience ; mais il m’accusait en secret, et sous le sceau du serment, auprès de ses deux amis, Marcasse et l’abbé Aubert. — Je n’ai pas besoin, ajouta Marcasse, de vous dire que l’abbé garde un silence absolu, et se refuse à vous croire coupable. Quant à moi, je puis vous jurer que jamais… — Tais-toi, tais-toi, lui dis-je, ne me dis pas même cela, ce serait supposer que quelqu’un sur la terre peut le croire. Mais Edmée a dit quelque chose d’inoui à Patience, au moment où elle a expiré ; car elle est morte, tu veux en vain m’abuser ; elle est morte, je ne la reverrai plus ! — Elle n’est pas morte, s’écria Marcasse. Et il me fit des sermens qui me convainquirent, car je savais qu’il eût fait de vains efforts pour mentir. Tout son être se fût mis en révolte contre ses charitables intentions. Quant aux paroles d’Edmée, il se refusa franchement à me les rapporter, et je compris par-là qu’elles étaient accablantes. Alors je m’arrachai de mon lit, je repoussai inexorablement Marcasse qui voulait me retenir. Je fis jeter une couverture sur le cheval du métayer, et je partis au grand galop. J’avais l’air d’un spectre quand j’arrivai au château. Je me traînai jusqu’au salon, sans rencontrer personne que Saint-Jean, qui fit un cri de terreur en m’apercevant, et qui disparut sans répondre à mes questions.

Le salon était vide. Le métier d’Edmée, enseveli sous la toile verte que sa main ne devait peut-être plus soulever, me fit l’effet d’une bière sous un linceul. Le grand fauteuil de mon oncle n’était plus au coin de la cheminée. Mon portrait, que j’avais fait faire à Philadelphie, et que j’avais envoyé durant la guerre d’Amérique, avait été enlevé de la muraille. C’étaient des indices de mort et de malédiction.

Je sortis à la hâte de cette pièce, et je montai l’escalier avec la hardiesse que donne l’innocence, mais avec le désespoir dans l’ame. J’allai droit à la chambre d’Edmée, et je tournai la clé aussitôt après avoir frappé. Mlle Leblanc vint à ma rencontre, fit de grands cris, et s’enfuit en cachant son visage dans ses mains, comme si elle eût vu paraître une bête féroce. Qui donc avait pu répandre d’affreux soupçons sur moi ? L’abbé avait-il été assez peu loyal pour le faire ? Je sus plus tard qu’Edmée, quoique ferme et généreuse dans ses instans lucides, m’avait accusé tout haut dans le délire.

Je m’approchai de son lit, et, en proie moi-même au délire, sans songer que mon aspect inattendu pouvait lui porter le coup de la mort, j’écartai les rideaux d’une main avide, et je regardai Edmée. Jamais je n’ai vu une beauté plus surprenante. Ses grands yeux noirs avaient grandi encore de moitié et brillaient d’un éclat extraordinaire, quoique sans expression, comme des diamans. Ses joues tendues et décolorées, ses lèvres aussi blanches que ses joues, lui donnaient l’aspect d’une belle tête de marbre. Elle me regarda fixement, avec aussi peu d’émotion que si elle eût regardé un tableau ou un meuble, et retournant un peu son visage vers la muraille, elle dit avec un sourire mystérieux : — C’est la fleur qu’on appelle Edmea sylvestris.

Je tombai à genoux, je pris sa main, je la couvris de baisers, j’éclatai en sanglots ; elle ne s’aperçut de rien. Sa main, immobile et glacée, resta dans la mienne comme un morceau d’albâtre.

xxiii.

L’abbé entra, et me salua d’un air sombre et froid, puis il me fit signe, et m’éloignant du lit : — Vous êtes un insensé ! me dit-il. Retournez chez vous ; ayez la prudence de ne pas venir ici ; c’est tout ce qui vous reste à faire. — Et depuis quand, m’écriai-je transporté de fureur, avez-vous le droit de me chasser du sein de ma famille ? — Hélas ! vous n’avez plus de famille, répondit-il avec un accent de douleur qui me désarma. D’un père et d’une fille il ne reste plus que deux fantômes chez qui la vie morale est éteinte, et que la vie physique va bientôt abandonner. Respectez les derniers instans de ceux qui vous ont aimé. — Et comment puis-je témoigner mon respect et ma douleur en les abandonnant ? répondis-je attéré. — À cet égard, dit l’abbé, je ne veux et ne dois rien vous dire, car vous savez que votre présence ici est une témérité et une profanation. Partez. Quand ils ne seront plus (ce qui ne peut tarder !), si vous avez des droits sur cette maison, vous y reviendrez, et vous ne m’y trouverez certainement pas pour vous les contester ou pour vous les confirmer. En attendant, comme je ne connais pas ces droits, je crois pouvoir prendre sur moi de faire respecter jusqu’au bout ces deux saintes agonies. — Malheureux ! m’écriai-je, je ne sais à quoi tient que je ne te mette en pièces ! Quel abominable caprice te pousse à me retourner vingt fois le poignard dans le sein ? Crains-tu que je survive à mon malheur ? Ne sais-tu pas que trois cercueils sortiront ensemble de cette maison ? Crois-tu que je vienne chercher ici autre chose qu’un dernier regard et une dernière bénédiction ? — Dites un dernier pardon, répondit l’abbé d’une voix sinistre et avec un geste d’inexorable condamnation. — Je dis que vous êtes fou ! m’écriai-je, et que si vous n’étiez pas un prêtre, je vous briserais dans ma main, pour la manière dont vous me parlez. — Je vous crains peu, monsieur, me répondit-il. M’ôter la vie serait me rendre un grand service ; mais je suis fâché que vous confirmiez par vos menaces et votre emportement les accusations qui pèsent sur votre tête. Si je vous voyais touché de repentir, je pleurerais avec vous, mais votre assurance me fait horreur. Jusqu’ici je n’avais vu en vous qu’un fou furieux ; aujourd’hui je crois voir un scélérat. Retirez-vous.

Je tombai sur un fauteuil, suffoqué de rage et de douleur. Un instant j’espérai que j’allais mourir. Edmée expirante à côté de moi, et en face de moi un juge saisi d’une telle conviction, que, de doux et de timide qu’il était par nature, il se faisait rude et implacable ! La perte de celle que j’aimais me précipitait vers le désir de la mort, mais l’accusation horrible qui pesait sur moi réveillait mon énergie. Je ne pouvais croire qu’une telle accusation tînt un seul instant contre l’accent de la vérité. Je m’imaginais qu’il suffirait d’un regard et d’un mot de moi pour la faire tomber ; mais je me sentais si consterné, si profondément blessé, que ce moyen de défense m’était refusé ; et plus l’opprobre du soupçon s’appesantit sur moi, plus je compris qu’il est presque impossible de se défendre avec succès quand on n’a pour soi que la fierté de l’innocence méconnue.

Je restais accablé sans pouvoir proférer une parole. Il me semblait qu’une voûte de plomb me pesait sur le crâne. La porte se rouvrit, et Mlle Leblanc, s’approchant de moi d’un air haineux et guindé, me dit qu’une personne qui était sur l’escalier demandait à me parler. Je sortis machinalement, et je trouvai Patience, qui m’attendait, les bras croisés, dans son attitude la plus austère et avec une expression de visage qui m’eut commandé le respect et la crainte, si j’eusse été coupable.

— Monsieur de Mauprat, dit-il, il est nécessaire que j’aie avec vous un entretien particulier ; voulez-vous bien me suivre jusque chez moi ?

— Oui, je le veux, répondis-je. Je supporterai toutes les humiliations, pourvu que je sache ce qu’on veut de moi, et pourquoi l’on se plaît à outrager le plus infortuné des hommes. Marche, Patience, et va vite, je suis pressé de revenir ici.

Patience marcha devant moi d’un air impassible, et quand nous fumes arrivés à sa maisonnette, nous vîmes mon pauvre sergent qui venait d’arriver aussi à la hâte. Ne trouvant pas de cheval pour me suivre, et ne voulant pas me quitter, il était venu à pied, et si vite, qu’il était baigné de sueur. Il se releva néanmoins avec vivacité du banc sur lequel il s’était jeté sous le berceau de vigne, pour venir à notre rencontre.

— Patience ! s’écria-t-il d’un ton dramatique qui m’eût fait sourire, s’il m’eût été possible d’avoir une lueur de gaieté dans de tels instans. Vieux fou !… Calomniateur à votre âge ?… Fi ! monsieur… perdu par la fortune… Vous l’êtes !… Oui !

Patience, toujours impassible, leva les épaules, et dit à son ami :

— Marcasse, vous ne savez ce que vous dites. Allez vous reposer au bout du verger. Vous n’avez rien à faire ici, et je ne puis parler qu’à votre maître. Allez, je le veux, ajouta-t-il en le poussant de la main avec une autorité à laquelle le sergent, quoique fier et chatouilleux, céda par instinct et par habitude.

Quand nous fumes seuls. Patience entra en matière et procéda à un interrogatoire que je résolus de subir, afin d’obtenir plus vite moi-même l’éclaircissement de ce qui se passait autour de moi.

— Voulez-vous bien, monsieur, me dit-il, m’apprendre ce que vous comptez faire maintenant ? — Je compte rester dans ma famille, répondis-je, tant que j’aurai une famille, et quand je n’en aurai plus, ce que je ferai n’intéresse personne. — Mais, monsieur, reprit Patience, si on vous disait que vous ne pouvez pas rester dans votre famille sans porter le coup de la mort à l’un ou à l’autre de ses membres, vous obstineriez-vous à y rester ? — Si j’étais convaincu qu’il en fût ainsi, répondis-je, je ne me montrerais pas devant eux ; j’attendrais au seuil de leur porte, ou le dernier jour de leur vie, ou celui de leur rétablissement, pour leur redemander une tendresse que je n’ai pas cessé de mériter… — Ah ! nous en sommes là ! dit Patience avec un sourire de mépris. Je ne l’aurais pas cru ! Au reste, j’en suis bien aise, c’est plus clair. — Que voulez-vous dire ? m’écriai-je ; parlez, misérable, expliquez-vous ! — Il n’y a ici que vous de misérable, répondit-il froidement en s’asseyant sur son unique escabeau, tandis que je restais debout devant lui.

Je voulais à tout prix qu’il s’expliquât. Je me contins, j’eus même l’humilité de dire que j’écouterais un bon conseil, s’il consentait à me répéter les paroles qu’Edmée avait prononcées aussitôt après l’évènement, et celles qu’elle disait encore aux heures de la fièvre.

— Non, certes, répondit Patience avec dureté ; vous n’êtes pas digne d’entendre un mot de cette bouche, et ce ne sera pas moi qui vous les redirai. Qu’avez-vous besoin de les savoir ? Espérez-vous cacher désormais quelque chose aux hommes ? Dieu vous a vu, il n’y a pas de secret pour lui. Partez, restez à la Roche-Mauprat, tenez-vous tranquille, et quand votre oncle sera mort et vos affaires réglées, quittez le pays. Si vous m’en croyez même, quittez-le dès à présent. Je ne veux pas vous faire poursuivre, à moins que vous ne m’y forciez par votre conduite. Mais d’autres que moi ont, sinon la certitude, du moins le soupçon de la vérité. Avant qu’il soit deux jours, un mot dit au hasard dans le public, l’indiscrétion d’un domestique, peuvent éveiller l’attention de la justice, et de là à l’échafaud, quand on est coupable, il n’y a qu’un pas. Je ne vous haïssais point, j’ai même eu de l’amitié pour vous ; croyez donc ce bon conseil que vous vous dites disposé à recevoir : partez, ou tenez-vous caché et prêt à fuir. Je ne voudrais pas votre perte, Edmée ne la voudrait pas non plus… Ainsi… Entendez-vous ? — Vous êtes insensé de croire que j’écouterai un semblable conseil. Moi, me cacher ! moi, fuir comme un coupable ! Vous n’y songez pas. Allez ! allez ! je vous brave tous. Je ne sais quelle fureur et quelle haine vous rongent, vous liguent contre moi ; je ne sais pourquoi vous voulez m’empêcher de voir mon oncle et ma cousine. Mais je méprise vos folies. Ma place est ici, je ne m’en éloignerai que sur l’ordre formel de ma cousine ou de mon oncle, et encore faudra-t-il que j’entende cet ordre sortir de leur bouche, car je ne me laisserai transmettre d’avis par aucun étranger. Ainsi donc, merci de votre sagesse, monsieur Patience, la mienne ici suffira. Je vous salue.

Je m’apprêtais à sortir de la chaumière, lorsqu’il s’élança au-devant de moi, et un instant je le vis disposé à employer la force pour me retenir. Malgré son âge avancé, malgré ma grande taille et ma force athlétique, il était encore capable de soutenir une lutte de ce genre peut-être avec avantage. Petit, voûté, large des épaules, c’était un Hercule.

Il s’arrêta pourtant au moment où il levait le bras sur moi ; et, saisi d’un de ces accès de vive sensibilité, auxquels il était sujet dans les momens de sa plus grande rudesse, il me regarda d’un air attendri, et me parla avec douceur : — Malheureux ! me dit-il, toi que j’ai aimé comme mon enfant, car je te regardais comme le frère d’Edmée, ne cours pas à ta perte. Je t’en supplie, au nom de celle que tu as assassinée, et que tu aimes encore, je le sais, mais que tu ne peux plus revoir ! Crois-moi, ta famille était hier encore un vaisseau superbe dont tu tenais le gouvernail ; aujourd’hui, c’est un vaisseau échoué qui n’a plus ni voiles ni pilote ; il faut que les mousses fassent la manœuvre, comme dit l’ami Marcasse ; eh bien ! mon pauvre naufragé, ne vous obstinez pas à vous noyer ; je vous tends la corde, prenez-la ; un jour de plus, et il sera trop tard. Songez que si la justice s’empare de vous, celui qui essaie aujourd’hui de vous sauver sera obligé, demain, de vous accuser et de vous condamner. Ne me forcez pas à faire une chose dont la seule pensée m’arrache des larmes. Bernard, vous avez été aimé, mon enfant ! vivez encore aujourd’hui sur le passé.

Je fondis en larmes, et le sergent, qui rentra en cet instant, se mit à pleurer aussi et à me supplier de retourner à la Roche-Mauprat. Mais bientôt je me relevai, et les repoussant : — Je sais que vous êtes des hommes excellens, leur dis-je ; vous êtes généreux et vous m’aimez bien, puisque, me croyant souillé d’un crime effroyable, vous songez encore à me sauver la vie. Mais rassurez-vous, mes amis, je suis pur de ce crime, et je désire, au contraire, qu’on cherche des éclaircissemens qui m’absoudront, soyez-en sûrs. Je dois à ma famille de vivre jusqu’à ce que mon honneur soit réhabilité. Ensuite, si je suis condamné à voir périr ma cousine, comme je n’ai qu’elle à aimer sur la terre, je me ferai sauter la cervelle. Pourquoi donc serais-je accablé ? Je ne tiens pas à la vie. Que Dieu rende douces et sereines les dernières heures de celle à qui je ne survivrai certainement pas ! C’est tout ce que je lui demande.

Patience secoua la tête d’un air sombre et mécontent. Il était si convaincu de mon crime, que toutes mes dénégations m’aliénaient sa pitié. Marcasse m’aimait quand même ; mais je n’avais pour garant de mon innocence que moi seul au monde.

— Si vous retournez au château, vous allez jurer ici de ne pas rentrer dans la chambre de votre cousine ou de votre oncle sans l’autorisation de l’abbé, s’écria Patience. — Je jure que je suis innocent, répondis-je, et que je ne me laisserai convaincre de crime par personne. Arrière tous deux ! laissez-moi. Patience, si vous croyez qu’il soit de votre devoir de me dénoncer, allez, faites-le ; tout ce que je désire, c’est qu’on ne me condamne pas sans m’entendre ; j’aime mieux le tribunal des lois que celui de l’opinion.

Je m’élançai hors de la chaumière, et je retournai au château. Cependant, ne voulant pas faire d’esclandre devant les valets, et sachant bien qu’on ne pourrait me cacher le véritable état d’Edmée, j’allai m’enfermer dans la chambre que j’habitais ordinairement.

Mais au moment où j’en sortais, vers le soir, pour savoir des nouvelles des deux malades, Mlle Leblanc me dit de nouveau qu’on me demandait dehors. Je remarquai sur son visage une double expression de satisfaction et de peur. Je compris qu’on venait m’arrêter, et je pressentis (ce qui était vrai) que Mlle Leblanc m’avait dénoncé. Je me mis à la fenêtre, et je vis dans la cour les cavaliers de la maréchaussée. — C’est bien, dis-je, il faut que mon destin s’accomplisse.

Mais avant de quitter, pour toujours peut-être, cette maison où je laissais mon ame, je voulus revoir Edmée pour la dernière fois. Je marchai droit à sa chambre. Mlle Leblanc voulut se jeter en travers de la porte ; je la poussai si rudement, qu’elle tomba, et se fit, je crois, un peu de mal. Elle remplit la maison de ses cris, et fit grand bruit plus tard, dans les débats, de ce qu’il lui plaisait d’appeler une tentative d’assassinat sur sa personne. J’entrai donc chez Edmée ; j’y trouvai l’abbé et le médecin. J’écoutai en silence ce que disait celui-ci. J’appris que les blessures n’étaient pas mortelles par elles-mêmes ; qu’elles ne seraient même pas très graves, si une violente irritation du cerveau ne compliquait le mal et ne faisait craindre le tétanos. Ce mot affreux tomba sur moi comme un arrêt de mort. À la suite de blessures reçues à la guerre, j’avais vu en Amérique beaucoup de personnes mourir de cette terrible maladie. Je m’approchai du lit. L’abbé était si consterné, qu’il ne songea point à m’en empêcher. Je pris la main d’Edmée, toujours insensible et froide. Je la baisai une dernière fois ; et sans dire un seul mot aux autres personnes, j’allai me livrer à la maréchaussée.

xxiv.

Je fus immédiatement enfermé dans la prison de la Prévôté, à La Châtre ; le lieutenant-criminel au bailliage d’Issoudun prit en main l’assassinat de Mlle de Mauprat, et obtint permission de faire publier monitoire le lendemain. Il se rendit au village de Sainte-Sévère et dans les fermes des environs du bois de la Curat, où l’évènement s’était passé, et reçut les dépositions de plus de trente témoins. Je fus décrété de prise de corps huit jours après mon arrestation. Si j’avais eu l’esprit assez libre, ou si quelqu’un se fût intéressé à moi, cette infraction à la loi, et beaucoup d’autres qui eurent lieu durant le procès, auraient pu être hardiment invoquées en ma faveur, et eussent prouvé qu’une haine cachée présidait aux poursuites. Dans tout le cours de l’affaire une main invisible dirigea tout avec une célérité et une âpreté implacable.

La première instruction n’avait produit qu’une seule charge contre moi, celle de Mlle Leblanc. Tandis que tous les chasseurs déclaraient ne rien savoir et n’avoir aucune raison de regarder cet accident comme un meurtre volontaire, Mlle Leblanc, qui me haïssait de longue main pour quelques plaisanteries que je m’étais permises sur son compte, et qui d’ailleurs avait été gagnée, comme on l’a su depuis, déclara qu’Edmée, au sortir de son premier évanouissement, étant sans fièvre et raisonnant fort bien, lui avait confié, en lui recommandant le secret, qu’elle avait été insultée, menacée, jetée à bas de son cheval, et enfin assassinée par moi. Cette méchante fille, s’emparant des révélations qu’Edmée avait faites dans la fièvre, composa assez habilement un récit complet, et l’embellit de toutes les richesses de sa haine. Dénaturant les paroles vagues et les impressions délirantes de sa maîtresse, elle affirma par serment qu’Edmée m’avait vu diriger le canon de ma carabine sur elle en disant : Je te l’ai promis, tu ne mourras que de ma main.

Saint-Jean, interrogé le même jour, déclara ne rien savoir que ce que Mlle Leblanc lui avait raconté dans la soirée, et son récit fut exactement conforme à la déposition précédente. Saint-Jean était un honnête homme, mais froid et borné. Par amour de la ponctualité, il n’omit aucun des renseignemens oiseux qui pouvaient être mal interprétés contre moi. Il assura que j’avais toujours été bizarre, brouillon, fantasque, que j’étais sujet à des maux de tête durant lesquels je ne me connaissais plus ; qu’en proie plusieurs fois déjà à des crises nerveuses, j’avais parlé de sang et de meurtre à une personne que je croyais toujours voir, enfin que j’étais d’un caractère tellement emporté, que j’étais capable de jeter n’importe quoi à la tête d’une personne, quoique pourtant je ne me fusse jamais porté, à sa connaissance, à aucun excès de ce genre. Telles sont souvent les dépositions qui décident de la vie et de la mort, en matière criminelle.

Patience fut introuvable le jour de cette enquête. L’abbé déclara qu’il avait des idées si incertaines sur l’évènement, qu’il subirait toutes les peines infligées aux témoins récalcitrans plutôt que de s’expliquer avant un plus ample informé. Il engagea le lieutenant criminel à lui donner du temps, promettant sur l’honneur de ne pas se dérober à l’action de la justice, et représentant qu’il pouvait acquérir au bout de quelques jours, par l’examen des choses, une conviction quelconque ; et en ce cas, il s’engageait à s’expliquer nettement, soit pour, soit contre moi. Ce délai lui fut accordé.

Marcasse dit que si j’étais l’auteur des blessures de Mlle de Mauprat, ce dont il commençait à douter beaucoup, j’en étais du moins l’auteur involontaire. Il engageait son honneur et sa vie sur cette assertion.

Tel fut le résultat de la première information. Elle fut continuée à plusieurs reprises les jours suivans, et plusieurs faux témoins affirmèrent qu’ils m’avaient vu assassiner Mlle de Mauprat après avoir vainement essayé de la faire céder à mes désirs.

Un des plus funestes moyens de l’ancienne procédure était le monitoire ; on appelait ainsi un avertissement par voie de prédication, lancé par l’évêque, et proclamé par tous les curés, aux habitans de leur paroisse, enjoignant de rechercher et de révéler tous les faits qui viendraient à leur connaissance sur le crime dont on informait. Ce moyen était un reflet adouci du principe inquisitorial qui régnait plus ouvertement dans d’autres contrées. La plupart du temps, le monitoire, institué d’ailleurs pour perpétuer au nom de la religion l’esprit de délation, était un chef-d’œuvre d’atrocité ridicule ; on y supposait souvent le crime, et toutes les circonstances imaginaires que la passion des plaignans avait besoin de prouver ; c’était la publication d’un thème tout fait sur lequel, pour gagner quelque argent, le premier coquin venu pouvait faire une déposition mensongère dans l’intérêt du plus offrant… Le monitoire avait pour effet inévitable, quand la rédaction en était partiale, de soulever contre l’accusé la haine publique. Les dévots surtout, recevant du clergé leur opinion toute faite, poursuivaient la victime avec acharnement, et c’est ce qui eut lieu pour moi, d’autant plus que le clergé de la province joua en ceci un autre rôle occulte qui faillit décider de mon sort.

L’affaire, portée en cour criminelle au présidial de Bourges, fut instruite en très peu de jours.

Vous pouvez imaginer le sombre désespoir auquel je fus en proie. Edmée était dans un état de plus en plus déplorable, sa raison était complètement égarée. J’étais sans inquiétude sur l’issue du procès : je ne pensais pas qu’il fût possible de me convaincre d’un crime que je n’avais pas commis ; mais que m’importaient l’honneur et la vie, si Edmée ne devait pas retrouver la faculté de me réhabiliter vis-à-vis d’elle-même ? Je la considérais comme morte, morte en me maudissant ! Aussi j’étais irrévocablement décidé à me tuer aussitôt après mon arrêt, quel qu’il fût. Je m’imposais comme un devoir de subir la vie jusque-là, et de faire ce qui serait nécessaire pour le triomphe de la vérité ; mais j’étais accablé d’une telle stupeur, que je ne m’informais pas même de ce qu’il y avait à faire. Sans l’esprit et le zèle de mon avocat, sans le dévouement admirable de Marcasse, mon incurie m’eût abandonné au sort le plus funeste.

Marcasse passait toutes ses journées à courir et à s’employer pour moi. Le soir il venait se jeter sur une botte de paille au pied de mon lit de sangle ; et après m’avoir donné des nouvelles d’Edmée et de mon oncle, qu’il allait voir tous les jours, il me racontait le résultat de ses démarches. Je lui serrais la main avec tendresse ; mais la plupart du temps, absorbé par ce qu’il venait de me dire sur Edmée, je ne l’entendais point.

Cette prison, ancienne forteresse des Elevains de Lombaud, seigneurs de la province, ne consistait plus dès-lors qu’en une formidable tour carrée, noircie par les siècles et plantée sur le roc au revers d’un ravin où l’Indre forme un vallon étroit, sinueux, et riche de la plus belle végétation. La saison était magnifique. Ma chambre, placée au plus haut de la tour, recevait les rayons du soleil levant, qui projetait, d’un horizon à l’autre, les ombres grêles et gigantesques d’un triple rideau de peupliers. Jamais paysage plus riant, plus frais et plus pastoral ne s’offrit aux regards d’un prisonnier ; mais de quoi pouvais-je jouir ? Il y avait des paroles de mort et d’outrage dans toutes les brises qui passaient dans les violiers de la muraille crevassée. Chaque son rustique, chaque refrain de cornemuse qui montait vers moi, semblaient renfermer une insulte ou signaler un profond mépris pour ma douleur. Il n’y avait pas jusqu’au bêlement des troupeaux qui ne me parût l’expression de l’oubli et de l’indifférence.

Marcasse avait depuis quelque temps une idée fixe ; il pensait qu’Edmée avait été assassinée par Jean de Mauprat. Cela pouvait être ; mais comme je n’avais à cet égard aucune probabilité à faire valoir, je lui imposai silence dès qu’il m’en parla. Il ne me convenait pas de chercher à me disculper aux dépens d’autrui. Quoique Jean de Mauprat fût capable de tout, il était possible que la pensée ne lui fût jamais venue de commettre ce crime ; et n’ayant pas entendu parler de lui depuis plus de six semaines, il me semblait qu’il y aurait eu de la lâcheté à l’inculper. Je persistais à croire qu’un des chasseurs de la battue avait tiré sur Edmée par mégarde, et qu’un sentiment de crainte et de honte l’empêchait d’avouer son malheur. Marcasse eut le courage d’aller voir tous ceux qui avaient pris part à cette chasse et de les supplier, avec toute l’éloquence dont le ciel l’avait doué, de ne pas craindre le châtiment d’un meurtre involontaire, et de ne pas laisser charger un innocent à leur place. Toutes ces démarches furent sans résultat, et les réponses d’aucun des chasseurs ne purent laisser à mon pauvre ami l’espérance de trouver là une révélation du mystère qui nous enveloppait.

Je fus transféré à Bourges, dans l’ancien château des ducs de Berri, qui sert désormais de prison. Ce fut une grande douleur pour moi d’être séparé de mon fidèle sergent. On lui eût permis de me suivre, mais il craignait d’être arrêté bientôt à la suggestion de mes ennemis (car il persistait à me croire poursuivi par des haines cachées) et de se trouver par là hors d’état de me servir. Il voulait donc ne pas perdre un instant pour continuer ses recherches tant qu’on ne l’appréhenderait pas au corps.

Deux jours après mon installation à Bourges, Marcasse produisit un acte dressé à sa réquisition, par deux notaires de La Châtre, par lequel, d’après les dépositions de dix témoins, on constatait qu’un frère mendiant avait rôdé tous les jours antérieurs à celui de l’assassinat dans la Varenne, paru sur divers points à des distances très rapprochées, et notamment couché à Notre-Dame de Pouligny la veille de l’évènement. Marcasse prétendait que ce moine était Jean de Mauprat ; deux femmes déposèrent qu’elles avaient cru le reconnaître soit pour Jean, soit pour Gaucher de Mauprat, qui lui ressemblait beaucoup. Mais ce Gaucher était mort noyé dans un étang, le lendemain de la prise du donjon ; et toute la ville de La Châtre ayant vu, du soir au matin ce jour-là, le trappiste conduire avec le prieur des carmes la procession et les offices au pèlerinage de Vaudevant, ces dépositions, loin de m’être favorables, firent le plus mauvais effet, et jetèrent de l’odieux sur ma défense. Le trappiste fit victorieusement prouver son alibi, et le prieur des carmes l’aida à répandre que j’étais un infâme scélérat. Ce fut un temps de triomphe pour Jean de Mauprat ; il disait hautement qu’il était venu se remettre à ses juges naturels pour subir la peine due à ses fautes passées, et personne ne voulait admettre la pensée de poursuivre un si saint homme. Le fanatisme qu’il inspirait dans notre province éminemment dévote était tel qu’aucun magistrat n’eût osé braver l’opinion publique en faisant sévir contre lui. Dans ses dépositions, Marcasse raconta l’apparition mystérieuse et inexplicable du trappiste à la Roche-Mauprat, ses démarches pour s’introduire auprès de M. Hubert et de sa fille, l’insolence qu’il avait eue d’aller les effrayer jusque dans leurs appartemens, et les efforts du prieur des carmes pour obtenir de moi des sommes considérables en faveur de ce personnage. Toutes ces dépositions furent traitées comme un roman, car Marcasse avouait n’avoir été témoin d’aucune des apparitions du trappiste ; et ni le chevalier, ni sa fille, n’étaient en état de témoigner. Mes réponses aux divers interrogatoires que je subis confirmèrent, il est vrai, ces récits ; mais comme je déclarai avec une parfaite sincérité que depuis deux mois le trappiste ne m’avait donné aucun sujet d’inquiétude ou de mécontentement, et comme je me refusai à lui attribuer le meurtre, il sembla, pendant quelques jours, que le trappiste dût être à jamais réhabilité dans l’opinion publique. Mon peu d’animosité contre lui n’adoucit pourtant pas celle de mes juges. On usa des pouvoirs arbitraires qu’avait la magistrature des temps passés, surtout au fond des provinces, et on paralysa tous les moyens de mon avocat par une précipitation féroce. Plusieurs personnages de robe que je ne veux pas désigner se livrèrent sur mon compte, et publiquement, à des déclamations qui eussent dû les faire récuser au tribunal de la dignité et de la morale humaines. Ils intriguèrent auprès de moi pour m’amener à des révélations, et me promirent presque un arrêt favorable si j’avouais au moins avoir blessé Mlle de Mauprat par mégarde. Le mépris avec lequel je reçus ces ouvertures acheva de me les aliéner. Étranger à toute intrigue, dans un temps où la justice et la vérité ne pouvaient triompher sans l’intrigue, je fus la proie de deux ennemis redoutables, le clergé et la robe : le premier, que j’avais offensé dans la personne du prieur des carmes, et la seconde, dont j’étais haï à cause des prétendans qu’Edmée avait repoussés, et dont le plus rancuneux tenait de près au personnage le plus éminent du présidial.

Néanmoins quelques hommes intègres, auxquels j’étais à peu près inconnu, prirent intérêt à mon sort, en raison des efforts qui furent faits pour me rendre odieux. L’un d’eux, M. E…, qui ne manquait pas d’influence, car il était frère de l’intendant de la province et se trouvait en rapport avec tous les subdélégués, me servit, par les excellens avis qu’il ouvrit, pour jeter du jour sur cette affaire embarrassante.

Patience eût pu servir mes ennemis sans le vouloir, par la conviction où il était de ma culpabilité, mais il ne le voulait pas. Il avait repris sa vie errante dans les bois, et sans se cacher il était insaisissable. Marcasse était fort inquiet de ses intentions, et ne comprenait rien à sa conduite. Les cavaliers de la maréchaussée étaient furieux de voir un vieillard se jouer d’eux sans sortir du rayon de quelques lieues de pays. Je pense qu’avec les habitudes et la constitution de ce vieillard il eût pu vivre des années dans La Varenne sans tomber entre leurs mains et sans éprouver le besoin de se rendre, que l’ennui et l’effroi de la solitude suggèrent, la plupart du temps, aux grands criminels eux-mêmes.

xxv.

Le jour des débats arriva. Je m’y rendis avec calme, mais l’aspect de la foule m’attrista profondément. Je n’avais là aucun appui, aucune sympathie. Il me semblait que c’eût été une raison pour trouver du moins cette apparence de respect que le malheur et l’état d’abandon réclament. Je ne vis sur tous les visages qu’une brutale et insolente curiosité. Des jeunes filles du peuple se récrièrent tout haut à mes oreilles sur ma bonne mine et ma jeunesse. Un grand nombre de femmes appartenant à la noblesse et à la finance, étalaient aux tribunes de brillantes toilettes, comme s’il se fût agi d’une fête. Grand nombre de capucins montraient leur crâne rasé au milieu d’une populace qu’ils excitaient contre moi, et des rangs serrés de laquelle j’entendais sortir les appellations de brigand, d’impie et de bête farouche. Les hommes à la mode du pays se dandinaient aux bancs d’honneur et s’exprimaient sur ma passion en termes de ruelles. J’entendais et je voyais tout avec la tranquillité d’un profond dégoût de la vie et comme un voyageur arrivé au terme de sa course voit avec indifférence et lassitude les agitations de ceux qui repartent pour un but plus lointain.

Les débats commencèrent avec cette solennité emphatique qui caractérise dans tous les temps l’exercice des fonctions de la magistrature. Mon interrogatoire fut court, malgré la quantité innombrable de questions qui me furent adressées sur toute ma vie. Mes réponses déjouèrent singulièrement les espérances de la curiosité publique et abrégèrent de beaucoup la séance. Je me renfermai dans trois réponses principales et dont le fond était invariable. 1o À toutes celles qui concernaient mon enfance et mon éducation, je répondis que je n’étais point sur le banc des accusés pour faire le métier d’accusateur ; 2o à celles qui portèrent sur Edmée et sur la nature de mes sentimens et de mes relations avec elle, je répondis que le mérite et la réputation de Mlle de Mauprat ne permettaient pas même la plus simple question sur la nature de ses relations avec un homme quelconque ; que, quant à mes sentimens, je n’en devais compte à personne ; 3o à celles qui eurent pour but de me faire avouer mon prétendu crime, je répondis que je n’étais pas même l’auteur involontaire de l’accident. J’entrai par réponses monosyllabiques dans le détail des circonstances qui avaient précédé immédiatement l’évènement ; mais, sentant que je devais à Edmée autant qu’à moi-même de taire les mouvemens tumultueux qui m’avaient agité, j’expliquai la scène à la suite de laquelle je l’avais quittée, par une chute de cheval, et l’éloignement où l’on m’avait trouvé de son corps gisant, par la nécessité où je m’étais cru de courir après mon cheval pour l’escorter de nouveau. Tout cela n’était pas clair et ne pouvait pas l’être. Mon cheval avait couru dans le sens contraire à celui que je disais, et le désordre où l’on m’avait vu avant que j’eusse connaissance de l’accident, n’était pas suffisamment expliqué par une chute de cheval. On m’interrogeait surtout sur cette pointe que j’avais faite dans le bois avec ma cousine, au lieu de suivre la chasse, comme nous l’avions annoncé. On ne voulait pas croire que nous nous fussions égarés, précisément guidés par la fatalité ; on ne pouvait, disait-on, se représenter le hasard comme un être de raison, armé d’un fusil, attendant Edmée à point nommé à la tour Gazeau, pour l’assassiner au moment où j’aurais le dos tourné pendant cinq minutes. On voulait que je l’eusse entraînée, soit par artifice, soit par force, en ce lieu écarté pour lui faire violence et lui donner la mort, soit par vengeance de n’y avoir pas réussi, soit par crainte d’être découvert et châtié de ce crime.

On fit entendre ensuite tous les témoins à charge et à décharge. À vrai dire, il n’y eut que Marcasse parmi ces derniers qu’on pût réellement considérer comme tel. Tous les autres affirmaient seulement qu’un moine ayant la ressemblance des Mauprat avait erré dans la Varenne à l’époque fatale, et qu’il avait même paru se cacher le soir qui suivit l’évènement. On ne l’avait pas revu depuis. Ces dépositions, que je n’avais pas provoquées et que je déclarai n’avoir pas personnellement invoquées, me causèrent beaucoup d’étonnement, car je vis figurer parmi ces témoins les plus honnêtes gens du pays. Mais elles n’eurent de poids qu’aux yeux de M. E***, le conseiller qui s’intéressait réellement à la vérité. Il éleva la voix pour demander comment il se faisait que M. Jean de Mauprat n’eût pas été sommé de se présenter pour être confronté avec ces témoins, puisque, d’ailleurs, il s’était donné la peine de faire constater son alibi par des actes. Cette objection ne fut accueillie que par un murmure d’indignation. Les gens qui ne regardaient pas Jean de Mauprat comme un saint n’étaient pourtant pas en petit nombre, mais ils étaient froids à mon égard, et n’étaient venus là que pour assister à un spectacle.

L’enthousiasme des cagots fut au comble, lorsque le trappiste, sortant tout à coup de la foule et baissant son capuchon d’une manière théâtrale, s’approcha hardiment de la barre, en disant qu’il était un misérable pécheur, digne de tous les outrages, mais qu’en cette occasion où la vérité était un devoir pour tous, il se regardait comme obligé de donner l’exemple de la franchise et de la simplicité, en s’offrant de lui-même à toutes les épreuves qui pourraient éclairer la conscience des juges. Il y eut des trépignemens de joie et de tendresse dans l’auditoire. Le trappiste fut introduit dans l’enceinte de la cour, et confronté avec les témoins, qui déclarèrent tous, sans hésiter, que le moine qu’ils avaient vu portait le même habit et avait un air de famille, une sorte de ressemblance éloignée avec celui-là, mais que ce n’était pas le même, et qu’il ne leur restait pas un doute à cet égard.

L’issue de cet incident fut un nouveau triomphe pour le trappiste. Personne ne se dit que les témoins avaient montré tant de candeur, qu’il était difficile de croire qu’ils n’eussent point vu réellement un autre trappiste. Je me souvins en cet instant que lors de la première entrevue de l’abbé avec Jean de Mauprat à la fontaine des Fougères, ce dernier lui avait touché quelques mots d’un sien frère en religion, qui voyageait avec lui et qui avait passé la nuit à la ferme des Goulets. Je crus devoir communiquer cette réminiscence à mon avocat, et il alla en conférer tout bas avec l’abbé qui était sur le banc des témoins, et qui se rappela fort bien cette circonstance, sans pouvoir y ajouter aucun renseignement subséquent.

Quand ce fut au tour de l’abbé à parler, il se tourna vers moi d’un air d’angoisse ; ses yeux se remplirent de larmes, et il répondit aux questions de formalité avec trouble et d’une voix éteinte. Il fit un grand effort sur lui-même pour répondre sur le fond, et enfin il le fit en ces termes :

— J’étais dans le bois, lorsque M. le chevalier Hubert de Mauprat me pria de descendre de voiture et d’aller voir ce qu’était devenue sa fille Edmée, qui s’était écartée de la chasse depuis un temps assez long pour lui causer de l’inquiétude. Je courus assez loin et trouvai à trente pas de la tour Gazeau M. Bernard de Mauprat dans un grand désordre. Je venais d’entendre un coup de feu. Je vis qu’il n’avait plus sa carabine ; il l’avait jetée (déchargée, comme le fait a été constaté) à quelques pas de là. Nous courûmes ensemble jusqu’à Mlle de Mauprat, que nous trouvâmes à terre percée de deux balles. L’homme qui nous avait devancés et qui était près d’elle en cet instant, pourrait seul nous dire les paroles qu’il a pu recueillir de sa bouche. Elle était sans connaissance quand je la vis.

— Mais vous avez su ponctuellement ces paroles de cette personne, dit le président ; car il existe, dit-on, une liaison d’amitié entre vous et ce paysan instruit qu’on appelle Patience.

L’abbé hésita, et demanda si les lois de la conscience n’étaient pas ici en contradiction avec les lois de la procédure, si des juges avaient le droit de demander à un homme la révélation d’un secret confié à sa loyauté, et de le faire manquer à un serment.

— Vous avez fait serment ici, par le Christ, de dire la vérité, toute la vérité, lui répondit-on ; c’est à vous de savoir si ce serment n’est pas plus solennel que tous ceux que vous avez pu faire précédemment.

— Mais si j’avais reçu cette confidence sous le sceau de la confession, dit l’abbé, vous ne m’exhorteriez certainement pas à la révéler.

— Il y a long-temps, dit le président, que vous ne confessez plus personne, monsieur l’abbé.

À cette remarque inconvenante, il y eut de la gaieté sur le visage de Jean de Mauprat, une gaieté affreuse qui me le représenta tel qu’autrefois je l’avais vu se tordant de rire à la vue des souffrances et des pleurs.

L’abbé trouva dans le dépit que lui causa cette petite attaque personnelle la force qui lui eût manqué sans cela. Il resta quelques instans les yeux baissés. On le crut humilié ; mais au moment où il se redressa, on vit briller dans son regard la maligne obstination du prêtre. — Tout bien considéré, dit-il d’un ton fort doux, je crois que ma conscience m’ordonne de taire cette révélation, je la tairai. — Aubert, dit l’avocat du roi avec emportement, vous ignorez apparemment les peines portées par la loi contre les témoins qui se conduisent comme vous faites. — Je ne les ignore pas, répondit l’abbé d’un ton plus doux encore. — Et sans doute, votre intention n’est pas de les braver ? — Je les subirai s’il le faut, repartit l’abbé avec un imperceptible sourire de fierté et un maintien si parfaitement noble, que toutes les femmes s’émurent. Les femmes sont d’excellens appréciateurs des choses délicatement belles.

— C’est fort bien, reprit le ministère public. Persistez-vous dans ce système de silence ? — Peut-être non, répondit l’abbé. — Nous direz-vous si, durant les jours qui ont suivi l’assassinat de Mlle de Mauprat, vous vous êtes trouvé à portée d’entendre les paroles qu’elle a proférées, soit dans le délire, soit dans la lucidité de ses idées. — Je ne vous dirai rien de cela, répondit l’abbé ; il serait contre mes affections et contre toute convenance à mes yeux de redire des paroles qui, en cas de délire, ne prouveraient absolument rien, et, en cas d’idée lucide, n’auraient été prononcées que dans l’épanchement d’une amitié toute filiale. — C’est fort bien, dit l’avocat du roi en se levant, la cour sera par nous requise de délibérer sur votre refus de témoignage, en joignant l’incident au fond. — Pour moi, dit le président, en attendant, et en vertu de mon pouvoir discrétionnaire, j’ordonne qu’Aubert soit arrêté et conduit en prison.

L’abbé se laissa emmener avec une tranquillité modeste. Le public fut saisi de respect, et le plus profond silence régna dans l’assemblée, malgré les efforts et le dépit des moines et des curés, qui fulminaient tout bas contre l’hérétique.

Tous les témoins entendus (et je dois dire que ceux qu’on avait subornés jouèrent leur rôle très-faiblement en public), Mlle Leblanc comparut pour couronner l’œuvre. Je fus surpris de voir cette fille si acharnée contre moi, et si bien dirigée dans sa haine. Elle avait d’ailleurs des armes bien puissantes pour me nuire. En vertu du droit d’écouter aux portes et de surprendre tous les secrets de famille, que s’arrogent les laquais ; habile d’ailleurs aux interprétations, et féconde en mensonges, elle savait et arrangeait à sa guise la plupart des faits qu’elle pouvait invoquer pour ma perte. Elle raconta de quelle manière, sept ans auparavant, j’étais arrivé au château de Sainte-Sévère à la suite de Mlle de Mauprat, que j’avais soustraite à la grossièreté et à la méchanceté de mes oncles (cela soit dit, ajouta-t-elle en se tournant avec une grace d’antichambre vers Jean de Mauprat, sans faire allusion au saint homme qui est dans cette enceinte, et qui de grand pécheur est devenu un grand saint). Mais à quel prix, continua-t-elle en se retournant vers la cour, ce misérable bandit avait-il sauvé ma chère maîtresse ? Il l’avait déshonorée, messieurs ; et toute la suite des jours de la pauvre demoiselle s’est passée dans les larmes et dans la honte, à cause de la violence qu’elle avait subie, et dont elle ne pouvait pas se consoler. Trop fière pour confier son malheur à personne, et trop honnête pour tromper aucun homme, elle a rompu avec M. de La Marche, qu’elle aimait à la passion, et qui l’aimait de même ; elle a refusé toutes les demandes en mariage qui lui ont été faites pendant sept ans, et tout cela par point d’honneur, car elle détestait M. Bernard. Dans les commencemens, elle voulait se tuer, car elle avait fait aiguiser un petit couteau de chasse de son père, et (M. Marcasse est là pour le dire, s’il veut s’en souvenir), elle se serait tuée certainement, si je n’avais jeté ce couteau dans le puits de la maison. Elle songeait aussi à se défendre contre les attaques nocturnes de son persécuteur, car elle mettait toujours ce couteau, tant qu’elle l’a eu, sous son oreiller ; elle verrouillait tous les soirs la porte de sa chambre, et plusieurs fois je l’ai vue rentrer pâle et près de s’évanouir, tout essoufflée, comme une personne qui vient d’être poursuivie et d’avoir une grande frayeur. À mesure que ce monsieur a pris de l’éducation et des manières, mademoiselle, voyant qu’elle ne pouvait pas avoir d’autre mari, puisqu’il parlait toujours de tuer tous ceux qui se présenteraient, espéra qu’il se corrigerait de sa férocité, et lui montra beaucoup de douceur et de bonté ; elle le soigna même pendant sa maladie, non pas qu’elle l’aimât et l’estimât autant qu’il a plu à M. Marcasse de le dire dans sa version, mais elle craignait toujours que dans son délire il ne trahît devant les domestiques ou devant son père le secret de l’affront qu’il lui avait fait, et qu’elle avait grand soin de cacher par pudeur et par fierté. Toutes les dames qui sont ici doivent bien comprendre cela. Quand la famille fut passer l’hiver de 77 à Paris, M. Bernard redevint jaloux, despote, et fit tant de menaces de tuer M. de La Marche, que mademoiselle fut forcée de congédier celui-ci. Après cela, elle eut des scènes violentes avec Bernard, lui déclara qu’elle ne l’aimait pas et ne l’aimerait jamais. De colère et de chagrin, car on ne peut pas nier qu’il n’en fût amoureux comme un tigre, il partit pour l’Amérique, et pendant les six ans qu’il y passa, ses lettres le montrèrent fort amendé. Quand il revint, mademoiselle avait pris son parti d’être vieille fille, et elle était redevenue très tranquille. M. Bernard paraissait devenu, de son côté, assez bon enfant. Mais à force de la voir tous les jours, et d’être sans cesse appuyé sur le dos de son fauteuil, ou de lui dévider des écheveaux de laine, en lui parlant tout bas pendant que son père dormait, voilà qu’il en est redevenu si amoureux que la tête lui en a parti. Je ne veux pas trop l’accuser, le pauvre malheureux, et crois que sa place est aux Petites-Maisons plutôt qu’à la potence. Il criait et rugissait toute la nuit, et lui écrivait des lettres si bêtes, qu’elle les lisait en souriant, et les mettait dans sa poche sans y répondre. Au reste, en voici une que j’ai trouvée sur elle quand je l’ai déshabillée après le malheureux évènement : elle a été percée par une balle et tachée de sang ; mais on peut encore en lire assez pour voir que monsieur avait souvent l’intention de tuer mademoiselle.

Elle déposa sur le bureau un papier demi-brûlé, demi-sanglant, qui produisit sur les assistans un mouvement d’horreur, sincère chez quelques-uns, affecté chez beaucoup d’autres.

Avant qu’on le lût, elle acheva sa déposition, et la termina par des assertions qui me troublèrent profondément, car je ne distinguais plus la limite entre la réalité et la perfidie. Depuis son accident, dit-elle, mademoiselle a toujours été entre la vie et la mort. Elle n’en relèvera certainement pas, quoi qu’en disent messieurs les médecins. J’ose dire que ces messieurs, ne voyant la malade qu’à de certaines heures, ne connaissent pas sa maladie comme moi, qui ne l’ai pas quittée une seule nuit. Ils prétendent que les blessures vont bien, mais que la tête est dérangée. Je dis, moi, que les blessures vont mal, et que la tête va mieux qu’on ne dit. Mademoiselle déraisonne fort rarement, et si elle a à déraisonner, c’est en présence de ces messieurs, qui la troublent et l’effraient. Elle fait alors tant d’efforts pour ne pas sembler folle, qu’elle le devient. Mais sitôt qu’on la laisse seule avec moi ou avec Saint-Jean, ou avec M. l’abbé, qui a fort bien pu dire ce qui en est, s’il l’a voulu, elle redevient calme, douce, sensée comme à l’ordinaire. Elle dit qu’elle souffre à en mourir, bien qu’elle prétende avec messieurs les médecins qu’elle ne souffre presque plus. Elle parle alors de son meurtrier avec la générosité qui convient à une chrétienne, et répète cent fois par jour : « Que Dieu lui pardonne dans l’autre vie, comme je lui pardonne dans celle-ci ! Après tout, il faut bien aimer une femme pour la tuer ! J’ai eu tort de ne pas l’épouser, il m’aurait peut-être rendue heureuse ; je l’ai porté au désespoir, et il s’est vengé de moi. Chère Leblanc, garde-toi de jamais trahir le secret que je te confie. Un mot indiscret le conduirait à l’échafaud, et mon père en mourrait ! » La pauvre demoiselle est loin d’imaginer que les choses en sont là, que je suis sommée par la loi et par la religion de dire ce que je voudrais taire, et qu’au lieu de venir chercher ici un appareil pour les douches, je suis venue confesser la vérité. Ce qui me console, c’est que tout cela sera facile à cacher à M. le chevalier, qui n’a pas plus sa tête que l’enfant qui vient de naître. Pour moi, j’ai fait mon devoir, que Dieu soit mon juge. —

Après avoir ainsi parlé avec une parfaite assurance et une grande volubilité, Mlle Leblanc se rassit au milieu d’un murmure approbateur, et on procéda à la lecture de la lettre trouvée sur Edmée.

C’était bien celle que je lui avais écrite quelques jours avant le jour funeste. On me la présenta, je ne pus me défendre de porter à mes lèvres l’empreinte du sang d’Edmée ; puis ayant jeté les yeux sur l’écriture, je rendis la lettre en déclarant avec calme qu’elle était de moi.

La lecture de cette lettre fut mon coup de grâce. La fatalité qui semble ingénieuse à nuire à ses victimes, voulut (et peut-être une main infâme contribua-t-elle à cette mutilation) que les passages qui témoignaient de ma soumission et de mon respect fussent détruits. Certaines allusions poétiques qui expliquaient et excusaient les divagations exaltées, furent illisibles. Ce qui sauta aux yeux et s’empara de toutes les convictions, ce furent les lignes restées intactes qui témoignèrent de la violence de ma passion, et de l’emportement de mes délires. Ce furent des phrases telles que celle-ci : J’ai parfois envie de me lever au milieu de la nuit, et d’aller vous tuer ! Je l’aurais fait déjà cent fois, si j’étais assuré de ne plus vous aimer quand vous serez morte. Ménagez-moi, car il y a deux hommes en moi, et quelquefois le brigand d’autrefois règne sur l’homme nouveau, etc. Un sourire de délices passa sur les lèvres de mes ennemis. Mes défenseurs furent démoralisés, et mon pauvre sergent lui-même me regarda d’un air désespéré. Le public m’avait déjà condamné.

Après cet incident, l’avocat du roi eut beau jeu à déclamer un réquisitoire fulminant, dans lequel il me présenta comme un pervers incurable, comme un rejeton maudit d’une souche maudite, comme un exemple de la fatalité des méchans instincts ; et après s’être évertué à faire de moi un objet d’horreur et d’épouvante, il essaya, pour se donner un air d’impartialité et de générosité, de provoquer en ma faveur la compassion des juges ; il voulut prouver que je n’étais pas maître de moi-même, que ma raison, bouleversée dès l’enfance par des spectacles atroces et des principes de perversité, n’était pas complète, et n’aurait jamais pu l’être, quelles qu’eussent été les circonstances, et le développement de mes passions. Enfin, après avoir fait de la philosophie et de la rhétorique, au grand plaisir des assistans, il conclut contre moi à la peine d’interdiction et de réclusion à perpétuité.

Quoique mon avocat fût un homme de cœur et de tête, la lettre l’avait tellement surpris, l’auditoire était si mal disposé pour moi, la cour donnait publiquement de telles marques d’incrédulité et d’impatience en l’écoutant (habitude indécente qui s’est perpétuée sur les siéges de la magistrature de ce pays), que son plaidoyer fut pâle. Tout ce qu’il parut fondé à demander avec force, fut un supplément d’instruction. Il se plaignit de ce que toutes les formalités n’avaient pas été remplies, de ce que la justice n’avait pas suffisamment éclairé toutes les parties de l’affaire, de ce qu’on se hâtait de juger une cause dont plusieurs circonstances étaient encore enveloppées de mystère. Il demanda que les médecins fussent appelés à s’expliquer sur la possibilité de faire entendre Mlle de Mauprat. Il démontra que la plus importante, la seule importante déposition était celle de Patience, et que Patience pouvait se présenter au premier jour et me disculper. Il demanda enfin qu’on fît des recherches pour retrouver le moine quêteur dont la ressemblance avec les Mauprat n’avait pas encore été expliquée, et avait été affirmée par des témoins dignes de foi. Il fallait, selon lui, savoir ce qu’était devenu Antoine de Mauprat, et faire expliquer le trappiste à cet égard. Il se plaignit hautement de ce qu’on l’avait privé de tous ces moyens de défense en refusant tout délai, et il eut la hardiesse de faire entendre qu’il y avait de mauvaises passions, intéressées à la marche aveugle et rapide d’une telle procédure. Le président le rappela à l’ordre ; l’avocat du roi répliqua victorieusement que toutes les formalités étaient remplies, que la cour était suffisamment éclairée, que la recherche du moine quêteur était une puérilité de mauvais goût, que Jean de Mauprat avait prouvé la mort de son dernier frère, arrivée plusieurs années auparavant. — La cour se retira pour délibérer, et au bout d’une demi-heure, elle rentra, et rendit contre moi un arrêt qui me condamnait à la peine capitale.

xxvi.

Quoique la promptitude et la rigidité de cet arrêt fussent une chose inique et qui frappa de stupeur les plus acharnés contre moi, je reçus le coup avec un grand calme. Je ne m’intéressais plus à rien sur la terre ; je recommandai à Dieu mon ame et la réhabilitation de ma mémoire. Je me dis que, si Edmée mourait, je la retrouverais dans un monde meilleur ; que, si elle me survivait et retrouvait la raison, elle arriverait un jour à l’éclaircissement de la vérité, et qu’alors je vivrais dans son cœur comme un souvenir cher et douloureux. Irritable comme je le suis, et toujours disposé à la fureur envers tout ce qui m’est obstacle ou offense, je m’étonne de la résignation philosophique et de la fierté silencieuse que j’ai trouvée dans les grandes occasions de ma vie, et surtout dans celle-ci.

Il était deux heures du matin. L’audience durait depuis quatorze heures. Un silence de mort planait sur l’assemblée, qui était aussi attentive, aussi nombreuse, qu’au commencement, tant les hommes sont avides de spectacles. Celui qu’offrait l’enceinte de la cour criminelle en cet instant était lugubre. Ces hommes en robes rouges, aussi pâles, aussi absolus, aussi implacables que le conseil des dix à Venise ; ces spectres de femmes coiffées de fleurs, que la lueur blafarde des flambeaux faisait ressembler à des souvenirs de la vie, flottant dans les tribunes au-dessus des prêtres de la mort, les mousquets de la garde étincelant dans l’ombre des derniers plans, l’attitude brisée de mon pauvre sergent, qui s’était laissé tomber à mes pieds, la joie muette et puissante du trappiste, infatigablement debout auprès de la barre, le son lugubre d’une cloche de couvent qui se mit à sonner matines dans le voisinage, au milieu du silence de l’assemblée, c’était de quoi émouvoir les nerfs des femmes de fermiers-généraux, et faire battre les larges poitrines des corroyeurs du parterre.

Tout à coup, au moment où la cour allait se disperser et annoncer la levée de la séance, une figure en tout semblable à celle qu’on prête au paysan du Danube, trapue, en haillons, pieds nus, à la barbe longue, aux cheveux en désordre, au front large et austère, au regard imposant et sombre, se leva au milieu des mouvans reflets dont la foule était à demi éclairée, et se dressa devant la barre en disant d’une voix creuse et accentuée : — Moi, Jean Le Houx, dit Patience, je m’oppose à ce jugement, comme inique quant au fond, et illégal quant à la forme. Je demande qu’il soit révisé, afin que je puisse faire ma déposition, qui est nécessaire, souveraine peut-être, et qu’on aurait dû attendre.

— Et si vous aviez quelque chose à dire, s’écria l’avocat du roi avec passion, que ne vous présentiez-vous lorsque vous en avez été requis ? Vous en imposez à la cour en prétendant que vous avez des motifs à faire valoir. — Et vous, répondit Patience d’un ton plus lent et d’une voix plus creuse encore qu’auparavant, vous en imposez au public en disant que je n’en ai pas. Vous savez bien que je dois en avoir. — Songez où vous êtes, témoin, et rappelez-vous à qui vous parlez. — Je le sais trop, et je ne dirai rien de trop. Je déclare ici que j’ai des choses importantes à dire, et que je les aurais dites à temps, si vous n’aviez pas violenté le temps. Je veux les dire, et je les dirai ; et croyez-moi, il vaut mieux que je les dise pendant qu’on peut encore revenir sur la procédure. Cela vaut mieux encore pour les juges que pour le condamné, car celui-là revit par l’honneur, au moment où les autres meurent par l’infamie.

— Témoin, dit le magistrat irrité, l’âcreté et l’insolence de votre langage seront plus nuisibles qu’avantageuses à l’accusé. — Et qui vous dit que je sois favorable à l’accusé ? dit Patience d’une voix de tonnerre. Que savez-vous de moi ? Et s’il me plaît de faire qu’un arrêt illégal et sans force devienne un arrêt puissant et irrévocable ? — Comment accorder ce désir de faire respecter les lois, dit le magistrat, véritablement ébranlé par l’ascendant de Patience, avec l’infraction que vous avez commise contre elles ne vous rendant pas à l’assignation du lieutenant-criminel ? — Parce que je ne le voulais pas. — Il y a des peines sévères contre ceux dont la volonté ne s’accorde pas toujours avec les lois du royaume. — Possible. — Venez-vous avec l’intention de vous y soumettre aujourd’hui ? — Je viens avec celle de vous les faire respecter. — Je vous préviens que si vous ne changez de ton, je vais vous faire conduire en prison. — Je vous préviens que si vous aimez la justice, et si vous servez Dieu, vous m’entendrez, et suspendrez l’exécution de l’arrêt. Il n’appartient pas à celui qui apporte la vérité de s’humilier devant ceux qui la cherchent. Mais vous qui m’entendez, hommes du peuple dont les grands ne voudraient sans doute pas se jouer ; vous, dont on appelle la voix : voix de Dieu, joignez-vous à moi, embrassez la défense de la vérité qui va être étouffée peut-être sous de malheureuses apparences, ou bien qui va triompher par de mauvais moyens. Mettez-vous à genoux, hommes du peuple, mes frères, mes enfans ; priez, suppliez, obtenez que justice soit faite et colère réprimée. C’est votre devoir, c’est votre droit et votre intérêt ; c’est vous qu’on insulte et qu’on menace quand on viole les lois.

Patience parlait avec tant de chaleur, et la sincérité éclatait en lui avec tant de puissance, qu’il y eut un mouvement sympathique dans tout l’auditoire. La philosophie était alors trop à la mode chez les jeunes gens de qualité pour que ceux-ci ne répondissent pas des premiers à un appel qui ne leur était pourtant pas adressé. Ils se levèrent avec une impétuosité chevaleresque, et se tournèrent vers le peuple, qui se leva, entraîné par ce noble exemple. Il y eut une clameur furieuse, et chacun, sentant sa dignité et sa force, oublia les préventions personnelles pour se réunir dans le droit commun. Ainsi, quelquefois il suffit d’un noble élan et d’une parole vraie pour ramener les masses égarées par de longs sophismes.

Le sursis fut accordé, et je fus reconduit à ma prison au milieu des applaudissemens. Marcasse me suivit. Patience se déroba à ma reconnaissance, et disparut.

La révision de mon jugement ne pouvait se faire que sur un ordre du grand conseil. Pour ma part, j’étais décidé, avant l’arrêt, à ne point me pourvoir auprès de cette chambre de cassation de l’ancienne jurisprudence ; mais l’action et le discours de Patience n’avaient pas moins agi sur mon esprit que sur celui des spectateurs. L’esprit de lutte et le sentiment de la dignité humaine, engourdis et comme paralysés en moi par le chagrin, se réveillèrent soudainement, et je sentis à cette heure que l’homme n’est pas fait pour cette concentration égoïste du désespoir qu’on appelle, ou l’abnégation, ou le stoïcisme. Nul ne peut abandonner le soin de son honneur sans abandonner le respect dû au principe de l’honneur. S’il est beau de sacrifier sa gloire personnelle et sa vie aux mystérieux arrêts de la conscience, c’est une lâcheté d’abandonner l’une et l’autre aux fureurs d’une injuste persécution. Je me sentis relever à mes propres yeux, et je passai le reste de cette nuit importante à chercher les moyens de me réhabiliter, avec autant de persévérance que j’en avais mis à m’abandonner au destin. Avec le sentiment de la force, je sentis renaître celui de l’espérance. Edmée n’était peut-être ni folle, ni frappée à mort. Elle pouvait m’absoudre, elle pouvait guérir. Qui sait ? me disais je, elle m’a peut-être déjà rendu justice, peut-être est-ce elle qui envoie Patience à mon secours ; sans doute j’accomplirai son vœu en reprenant courage, en ne me laissant pas écraser par les fourbes.

Mais comment obtenir cet ordre du grand conseil ? Il fallait une ordonnance du roi ; qui la solliciterait ? Qui hâterait ces odieuses lenteurs que la justice sait apporter quand il lui plaît, dans les mêmes affaires où elle s’est jetée avec une précipitation aveugle ? Qui empêcherait mes ennemis de me nuire et de paralyser tous mes moyens ? Qui combattrait pour moi, en un mot ? L’abbé aurait seul pu le faire, mais il était en prison à cause de moi. Sa généreuse conduite dans le procès m’avait prouvé qu’il était encore mon ami, mais son zèle était enchaîné. Que pouvait Marcasse dans son obscure condition et son langage énigmatique ? Le soir vint, et je m’endormis avec l’espérance d’un secours céleste, car j’avais prié Dieu avec ferveur. Quelques heures de sommeil me rafraîchirent, et j’ouvris les yeux au bruit des verroux qu’on tirait derrière ma porte. Dieu de bonté ! quel fut mon transport en voyant Arthur mon compagnon d’armes ! cet autre moi-même pour lequel je n’avais pas eu un secret pendant six ans, s’élancer dans mes bras ! Je pleurai comme un enfant en recevant cette marque d’amour de la Providence. Arthur ne m’accusait pas ! il avait appris à Paris, où les intérêts scientifiques de la bibliothèque de Philadelphie l’avaient appelé, la triste affaire où j’étais inculpé. Il avait rompu des lances avec tous ceux qui me chargeaient, et il n’avait pas perdu un instant pour venir me sauver ou me consoler.

J’épanchai mon ame dans la sienne avec délices, et lui dis ce qu’il pouvait faire pour moi. Il voulait prendre la poste dès le soir même pour Paris, mais je le priai de commencer par aller à Sainte-Sévère me chercher des nouvelles d’Edmée ; il y avait quatre mortels jours que je n’en avais reçu, et Marcasse ne m’en avait d’ailleurs jamais donné d’aussi exactes et d’aussi détaillées que je les aurais voulues. Rassure-toi, me dit Arthur, par moi tu sauras la vérité ; je suis assez bon chirurgien ; j’ai le coup d’œil exercé ; je pourrai te dire vraisemblablement ce que tu dois craindre ou espérer ; de là je partirai immédiatement pour Paris. Il m’écrivit dès le surlendemain une lettre longue et détaillée.

Edmée était dans un état fort extraordinaire. Elle ne parlait pas et ne paraissait pas souffrir, tant qu’on se bornait à lui éviter toute espèce d’excitation nerveuse ; mais au premier mot qui pouvait réveiller la mémoire de ses douleurs, elle tombait en convulsion. L’isolement moral où elle se trouvait était le plus grand obstacle à sa guérison. Elle ne manquait de rien, quant aux soins physiques ; elle avait deux bons médecins et une garde-malade fort dévouée. Mlle Leblanc la soignait aussi, sous ce rapport, avec beaucoup de zèle ; mais cette fille dangereuse lui faisait souvent du mal par ses réflexions déplacées et ses interrogations indiscrètes. Arthur m’assura d’ailleurs que si jamais Edmée m’avait cru coupable et s’était expliquée à cet égard, ce devait être dans une phase précédente de sa maladie, car depuis au moins quinze jours elle était dans un état d’inertie complète. Elle sommeillait souvent, mais sans dormir tout-à-fait ; elle digérait quelques breuvages gélatineux et ne se plaignait jamais ; elle répondait par des signes nonchalans et toujours négatifs aux questions des médecins sur ses souffrances ; elle n’exprimait par aucun signe le souvenir des affections qui avaient rempli sa vie. Sa tendresse pour son père, ce sentiment si profond et si puissant en elle, n’était pourtant pas éteint ; elle versait souvent des larmes abondantes, mais alors elle paraissait n’entendre aucun son ; c’était en vain qu’on essayait de lui faire comprendre que son père n’était pas mort, comme elle semblait le croire. Elle repoussait d’un geste suppliant, non le bruit (il ne semblait pas frapper son oreille), mais le mouvement qui se faisait autour d’elle, et, cachant son visage dans ses mains, s’enfonçant dans son fauteuil et raidissant ses genoux jusque vers sa poitrine, elle semblait livrée à un désespoir sans remède. Cette muette douleur qui ne se combattait plus elle-même et ne voulait plus être combattue, cette grande volonté qui avait été capable de dompter les plus violens orages et qui s’en allait à la dérive sur une mer morte, et par un calme plat, était, selon Arthur, le spectacle le plus douloureux qu’il eut jamais contemplé. Edmée semblait avoir rompu avec la vie. Mlle Leblanc, pour l’éprouver et pour l’émouvoir, s’était grossièrement ingéré de lui dire que son père était mort ; elle avait fait entendre, par un signe de tête, qu’elle le savait. Quelques heures plus tard, les médecins avaient essayé de lui faire comprendre qu’il était vivant ; elle avait répondu, par un autre signe, qu’elle ne le croyait pas. On avait roulé le fauteuil du chevalier dans sa chambre, on les avait mis en présence l’un de l’autre ; le père et la fllle ne s’étaient pas reconnus. Seulement, au bout de quelques instans, Edmée, prenant son père pour un spectre, avait jeté des cris affreux et était tombée dans des convulsions qui avaient rouvert une de ses blessures et donné à craindre pour sa vie. On avait soin, depuis ce moment, de les tenir séparés et de ne prononcer, devant Edmée, aucune parole qui eût rapport à lui. Elle prenait Arthur pour un médecin du pays et l’avait reçu avec la même douceur et la même indifférence que les autres. Il n’avait pas osé essayer de lui parler de moi ; mais il m’exhortait à ne pas désespérer. L’état d’Edmée n’avait rien dont le temps et le repos ne pussent triompher ; elle avait peu de fièvre, aucune des fonctions vitales de son être n’était réellement troublée ; les blessures étaient à peu près guéries, et le cerveau ne paraissait pas devoir se désorganiser par un excès d’activité. L’affaiblissement où cet organe était tombé, la prostration de tous les autres organes, ne devaient pas lutter longtemps, selon Arthur, contre les ressources de la jeunesse et la puissance d’une admirable constitution. Il m’engageait enfin à songer à moi-même ; je pouvais encore être utile à Edmée par mes soins, et devenir heureux par le retour de son affection et de son estime.

Au bout de quinze jours, Arthur revint de Paris avec l’ordonnance du roi pour la révision de mon jugement. De nouveaux témoins furent entendus. Patience ne parut pas, mais je reçus de sa part un morceau de papier, avec ces mots d’une écriture informe :

Vous n’êtes pas coupable, espérez donc. — Les médecins affirmèrent que Mlle de Mauprat pouvait désormais être interrogée sans danger, mais que ses réponses n’auraient aucun sens. Elle était mieux portante. Elle avait reconnu son père, et ne le quittait plus. Mais elle ne comprenait rien à tout ce qui n’était pas lui. Elle paraissait éprouver un grand plaisir à le soigner comme un enfant, et de son côté le chevalier reconnaissait de temps en temps sa fille chérie ; mais les forces de ce dernier décroissaient sensiblement. On l’interrogea dans un de ses momens lucides. Il répondit que sa fille était effectivement tombée de cheval, à la chasse, et qu’elle s’était ouvert la poitrine sur une souche d’arbre, mais que personne n’avait tiré sur elle, même par mégarde, et qu’il fallait être fou pour croire son cousin capable d’un pareil crime. Ce fut tout ce qu’on put obtenir de lui. Quand on lui demanda ce qu’il pensait de l’absence de son neveu, il répondit que son neveu n’était point absent et qu’il le voyait tous les jours. Fidèle à son respect pour la réputation d’une famille, hélas ! si compromise, voulut-il, par des mensonges enfantins, repousser les investigations de la justice ? C’est ce que je n’ai jamais pu savoir. Edmée ne put être interrogée. À la première question qui lui fut adressée, elle haussa les épaules, et fit signe qu’elle voulait être tranquille. Le lieutenant criminel insistant et devenant plus explicite, elle le regarda fixement et parut s’efforcer de le comprendre. Il prononça mon nom, elle poussa un grand cri, et tomba évanouie. Il fallut renoncer à l’entendre. Cependant Arthur ne désespéra point. Au contraire le récit de cette scène lui fit penser qu’il pouvait s’opérer dans les facultés intellectuelles d’Edmée une crise favorable. Il repartit aussitôt et alla s’installer à Sainte-Sévère, où il resta plusieurs jours sans m’écrire, ce qui me jeta dans une grande anxiété.

L’abbé, interrogé de nouveau, persista dans ses refus calmes et laconiques.

Mes juges, voyant que les renseignemens promis par Patience n’arrivaient pas, hâtèrent la révision de la procédure, et donnèrent, par une nouvelle précipitation, une nouvelle preuve de leur animosité contre moi. Le jour fixé arriva. J’étais dévoré d’inquiétude. Arthur m’avait écrit d’espérer, dans un style aussi laconique que Patience. Mon avocat n’avait pu saisir aucune bonne preuve à faire valoir. Je voyais bien qu’il commençait à me croire coupable. Il n’espérait obtenir que des délais.

xxvii.

L’auditoire fut encore plus nombreux que la première fois. La garde fut forcée aux portes du prétoire, et la foule envahit jusqu’aux fenêtres du manoir de Jacques Cœur, aujourd’hui l’hôtel-de-ville. J’étais fort troublé cette fois, quoique j’eusse la force et la fierté de n’en rien laisser paraître ; je m’intéressais désormais au succès de ma cause, et les espérances que j’avais conçues ne semblant pas devoir se réaliser, j’éprouvais un malaise indicible, une fureur concentrée, une sorte de haine contre ces hommes qui n’ouvraient pas les yeux sur mon innocence, et contre ce Dieu qui semblait m’abandonner.

Dans cet état violent, je fis un tel travail sur moi-même pour paraître calme, que je m’aperçus à peine de ce qui se passait autour de moi. Je retrouvai ma présence d’esprit pour répondre dans les mêmes termes que la première fois à mon nouvel interrogatoire. Puis un crêpe funèbre sembla s’étendre sur ma tête, un anneau de fer me serrait le front, je sentais un froid de glace dans mes orbites, je ne voyais plus que moi-même, et je n’entendais que des bruits vagues et incompréhensibles. Je ne sais ce qui se passa. Je ne sais si l’on annonça l’apparition qui me frappa subitement. Je me souviens seulement qu’une porte s’ouvrit derrière le tribunal, qu’Arthur s’avança soutenant une femme voilée, qu’il lui ôta son voile, après l’avoir fait asseoir sur un large fauteuil que les huissiers roulèrent vers elle avec empressement, et qu’un cri d’admiration remplit l’auditoire, en contemplant la beauté pâle et sublime d’Edmée.

En ce moment j’oubliai et la foule, et le tribunal, et ma cause, et l’univers entier. Je crois qu’aucune force humaine n’aurait pu s’opposer à mon élan impétueux. Je me précipitai comme la foudre au milieu de l’enceinte, et tombant aux pieds d’Edmée, j’embrassai ses genoux avec effusion. On m’a dit que ce mouvement entraîna le public, et que presque toutes les femmes fondirent en larmes. Les jeunes élégans n’osèrent railler. Les juges furent émus. La vérité eut un instant de triomphe complet.

Edmée me regarda long-temps. L’insensibilité de la mort était sur son visage. Il ne semblait pas qu’elle pût jamais me reconnaître. L’assemblée attendait dans un profond silence qu’elle exprimât sa haine ou son affection pour moi. Tout à coup elle fondit en larmes, jeta ses bras autour de mon cou, et perdit connaissance. Arthur la fit emporter aussitôt ; il eut de la peine à me faire retourner à ma place. Je ne savais plus où j’étais, ni de quoi il s’agissait. Je m’attachais à la robe d’Edmée, je voulais la suivre. Arthur, s’adressant à la cour, demanda qu’on fît constater de nouveau l’état de la malade par les médecins qui l’avaient examinée dans la matinée. Il demanda et obtint qu’Edmée fût de nouveau appelée en témoignage et confrontée avec moi lorsque la crise qu’elle subissait en cet instant serait passée. — Cette crise n’est point grave, dit-il, Mlle de Mauprat en a éprouvé plusieurs du même genre, ces jours derniers et pendant le voyage. À la suite de chacun de ces accès, ses facultés intellectuelles ont pris un développement de plus en plus heureux.

— Allez donner vos soins à la malade, dit le président. Elle sera rappelée dans deux heures, si vous croyez que ce temps suffise pour mettre fin à son évanouissement. En attendant, la cour entendra le témoin à la requête duquel le premier jugement n’a point reçu d’exécution.

Arthur se retira, et Patience fut introduit. Il était vêtu proprement ; mais, après avoir dit quelques paroles, il déclara qu’il lui était impossible de continuer, si on ne lui permettait pas d’ôter son habit. Cette toilette d’emprunt le gênait tellement et lui semblait si lourde, qu’il suait à grosses gouttes. Il attendit à peine un signe d’adhésion, accompagné d’un sourire de mépris, que lui fit le président, pour jeter à terre ces insignes de la civilisation ; et abaissant avec soin les manches de sa chemise sur ses bras nerveux, il parla à peu près ainsi :

— Je dirai la vérité, toute la vérité ; je lève la main une seconde fois, car j’ai à dire des choses qui se contredisent, et que je ne peux pas expliquer moi-même. Je jure devant Dieu et devant les hommes, que je dirai ce que je sais, comme je le sais, sans être influencé pour ni contre personne.

Il leva sa large main et se tourna vers le peuple avec une confiance naïve, comme pour lui dire : Vous voyez tous que je jure, et vous savez que l’on peut croire en moi. Cette confiance de sa part n’était pas mal fondée. On s’était beaucoup occupé, depuis l’incident du premier jugement, de cet homme extraordinaire, qui avait parlé devant le tribunal avec tant d’audace, et harangué le peuple en sa présence. Cette conduite inspirait beaucoup de curiosité et de sympathie à tous les démocrates et philadelphes. Les œuvres de Beaumarchais avaient, auprès des hautes classes, un succès qui vous expliquera comment Patience, en opposition avec toutes les puissances de la province, se trouvait soutenu et applaudi par tout ce qui se piquait d’un esprit élevé. Chacun croyait voir en lui Figaro sous une forme nouvelle. Le bruit de ses vertus privées s’était répandu ; car vous vous souvenez que durant mon séjour en Amérique, Patience s’était fait connaître aux habitans de la Varenne, et avait échangé sa réputation de sorcier contre celle de bienfaiteur. On lui avait donné le surnom de grand-juge, parce qu’il intervenait volontiers dans les différends et les terminait à la satisfaction de chacun avec une bonté et une habileté admirables.

Il parla cette fois d’une voix haute et pénétrante ; il avait dans la voix plusieurs belles cordes. Son geste était lent ou animé selon la circonstance, toujours noble et saisissant ; sa figure courte et socratique était toujours belle d’expression. Il avait toutes les qualités de l’orateur, mais il ne mettait à les produire aucune vanité. Il parla d’une manière claire et concise, qu’il avait acquise nécessairement dans son commerce récent avec les hommes et dans la discussion de leurs intérêts positifs.

— Quand Mlle de Mauprat reçut le coup, dit-il, j’étais à dix pas tout au plus. Mais le taillis est si épais dans cet endroit, que je ne pouvais rien voir à deux pas de moi. On m’avait engagé à voir la chasse. Cela ne m’amusait guère. Me retrouvant près de la tour Gazeau, que j’ai habitée pendant vingt ans, j’eus envie de revoir mon ancienne cellule, et j’y arrivais à grands pas quand j’entendis le coup. Cela ne m’effraya pas du tout, c’était si naturel qu’on fît du bruit dans une battue ! Mais quand je fus sorti du fourré, c’est-à-dire environ deux minutes après, je trouvai Edmée (pardonnez-moi, j’ai l’habitude de l’appeler comme cela, je suis avec elle comme qui dirait une sorte de père nourricier), je trouvai Edmée à genoux par terre, blessée, ainsi qu’on vous l’a dit, et tenant encore la bride de son cheval qui se cabrait. Elle ne savait pas si elle avait peu ou beaucoup de mal, mais elle avait son autre main sur sa poitrine, et disait : Bernard ! c’est affreux ! Je ne vous aurais jamais cru capable de me tuer. Bernard ! où êtes-vous ? Venez me voir mourir. Vous tuez mon père ! Elle tomba tout-à-fait en disant cela, et lâcha la bride de son cheval. Je m’élançai vers elle. — Ah ! tu l’as vu, Patience ? me dit-elle, n’en parle pas, ne dis pas à mon père… Elle étendit les bras, son corps se raidit, je la crus morte, et elle ne parla plus que dans la nuit, après qu’on eut retiré les balles de sa poitrine.

— Vîtes-vous alors Bernard de Mauprat ?

— Je le vis sur le lieu de l’évènement, au moment où Edmée perdit connaissance et sembla rendre l’ame. Il était comme fou. Je crus que c’était le remords qui l’accablait ; je lui parlai durement, je le traitai d’assassin. Il ne répondit rien, et s’assit à terre auprès de sa cousine. Il resta là, abruti, long-temps encore après qu’on l’eut emportée. Personne ne songea à l’accuser, on pensait qu’il était tombé de cheval, parce qu’on voyait son cheval courir au bord de l’étang ; on crut que sa carabine s’était déchargée en tombant. M. l’abbé Aubert fut le seul qui m’entendit accuser M. Bernard d’avoir assassiné sa cousine. Les jours suivans, Edmée parla, mais ce ne fut pas toujours en ma présence, et, d’ailleurs, depuis ce moment, elle eut presque toujours le délire. Je soutiens qu’elle n’a confié à personne (à Mlle Leblanc moins qu’à personne) ce qui s’était passé entre elle et M. de Mauprat avant le coup de fusil. Elle ne me l’a pas confié plus qu’aux autres. Dans les momens bien rares où elle avait sa tête, elle répondait à nos questions que certainement Bernard ne l’avait pas fait exprès, et plusieurs fois même, durant les trois premiers jours, elle demanda à le voir. Mais quand elle avait la fièvre, elle criait : Bernard, Bernard ! vous avez commis un grand crime, vous avez tué mon père ! C’était là son idée. Elle croyait réellement que son père était mort, et elle l’a cru long-temps. Elle a donc dit très peu de chose qui ait de la valeur. Tout ce que Mlle Leblanc lui a fait dire est faux. Au bout de trois jours, elle a cessé de dire des paroles intelligibles, et au bout de huit jours sa maladie a tourné à un silence complet. Elle a chassé Mlle Leblanc, depuis sept jours qu’elle a retrouvé sa raison, ce qui prouverait bien quelque chose contre cette fille de chambre. Voilà ce que j’ai à dire contre M. de Mauprat ; il ne tenait qu’à moi de le taire, mais ayant autre chose à dire encore, j’ai voulu révéler toute la vérité.

Patience fit une pause ; l’auditoire et la cour elle-même, qui commençait à s’intéresser à moi et à perdre l’âcreté de ses préventions, resta comme attéré d’une déposition si différente de celle qu’on attendait.

Patience reprit la parole. — Je suis resté convaincu pendant plusieurs semaines, dit-il, du crime de Bernard. Et puis j’ai beaucoup réfléchi à cela ; je me suis dit bien des fois qu’un homme aussi bon et aussi instruit que l’était Bernard, un homme dont Edmée faisait tant d’estime, et que M. le chevalier de Mauprat aimait comme son fils, un homme enfin qui avait tant d’idées sur la justice et sur la vérité, ne pouvait pas du jour au lendemain devenir un scélérat. Et puis il m’est venu l’idée que ce pouvait bien être quelque autre Mauprat qui eut fait le coup. Je ne parle pas de celui qui est trappiste, ajouta-t-il en cherchant dans l’auditoire Jean de Mauprat, qui n’y était pas ; je parle de celui dont la mort n’a pas été constatée, quoique la cour ait cru devoir passer outre, et en croire M. Jean de Mauprat sur parole.

— Témoin, dit le président, je vous ferai observer que vous n’êtes ici ni pour servir d’avocat à l’accusé, ni pour réviser les arrêts de la cour. Vous devez dire ce que vous savez du fait, et non ce que vous préjugez du fond de l’affaire. — Possible, répondit Patience. Il faut pourtant que je dise pourquoi je n’ai pas voulu témoigner la première fois contre Bernard, n’ayant à fournir que des preuves contre lui, et n’ayant pas foi à ces preuves mêmes. — On ne vous le demande pas pour le moment. Ne vous écartez pas de votre déposition. — Un instant ! J’ai mon honneur à défendre ; j’ai ma propre conduite à expliquer, s’il vous plaît. — Vous n’êtes pas l’accusé, vous n’avez pas lieu à plaider votre propre cause. Si la cour juge à propos de vous poursuivre pour votre désobéissance, vous aviserez à vous défendre ; mais il n’est pas question de cela maintenant. — Il est question de faire savoir à la cour si je suis un honnête homme ou un faux témoin. Pardon, il me semble que cela fait quelque chose à l’affaire ; la vie de l’accusé en dépend ; la cour ne peut pas regarder cela comme indifférent. — Parlez, dit l’avocat du roi, et tâchez de garder le respect que vous devez à la cour.

— Je n’ai pas envie d’offenser la cour, reprit Patience ; je dis seulement qu’un homme peut se soustraire aux ordres de la cour par des raisons de conscience que la cour peut condamner légalement, mais que chaque juge en particulier peut comprendre et excuser. Je dis donc que je n’ai pas senti en moi-même que Bernard de Mauprat fût coupable ; mes oreilles seules le savaient ; ce n’était pas assez pour moi. Excusez-moi, messieurs, je suis juge, moi aussi. Enquérez-vous de moi ! Dans mon village on m’appelle le grand-juge. Quand mes concitoyens me prient de prononcer sur une querelle de cabaret, ou sur la limite d’un champ, je n’écoute pas tant leur sentiment que le mien. On a d’autres notions sur les gens qu’un fait tout court. Il y en a beaucoup d’autres qui servent à démontrer la vérité ou la fausseté du dernier qu’on leur impute. Ainsi, ne pouvant croire que Bernard fût un assassin, et ayant entendu témoigner à plus de dix personnes que je regarde comme incapables d’un faux serment, qu’un moine fait en manière de Mauprat avait couru le pays, ayant moi-même vu le dos et le froc de ce moine passer à Pouligny le matin de l’évènement, j’ai voulu savoir s’il était dans la Varenne, et j’ai su qu’il y était encore ; c’est-à-dire qu’après l’avoir quittée, il y était revenu aux environs du jugement du mois dernier, et qui plus est, qu’il avait accointance avec M. Jean de Mauprat. Quel est donc ce moine ? me disais-je ; pourquoi sa figure fait-elle peur à tous les habitans du pays ? Qu’est-ce qu’il fait dans la Varenne ? S’il est du couvent des carmes, pourquoi n’en porte-t-il pas l’habit ? S’il est de l’ordre de M. Jean, pourquoi n’est-il pas logé avec lui aux carmes ? S’il est quêteur, pourquoi, après avoir fait sa quête, ne va-t-il pas plus loin, plutôt que de revenir importuner les gens qui lui ont donné la veille ? S’il est trappiste et qu’il ne veuille pas rester aux carmes comme l’autre, pourquoi ne retourne-t-il pas dans son couvent ? Qu’est-ce donc que ce moine vagabond ? et pourquoi M. Jean de Mauprat, qui a dit à plusieurs personnes ne pas le connaître, le connaît-il si bien, qu’ils déjeunent de temps en temps ensemble, dans un cabaret à Crevant ? J’ai donc voulu alors que ma déposition fut faite, même dût-elle nuire en partie à Bernard, afin d’avoir le droit de dire ce que je vous dis là, même quand cela ne servirait à rien. Mais comme, vous autres, vous ne donnez jamais le temps aux témoins de chercher à s’éclairer sur ce qu’ils ont à croire, je suis reparti tout de suite pour mes bois, où je vis à la manière des renards, me promettant de n’en pas sortir tant que je n’aurais pas découvert ce que ce moine fait dans le pays. Je me suis donc mis sur sa piste, et j’ai découvert ce qu’il est ; il est l’assassin d’Edmée de Mauprat, il s’appelle Antoine de Mauprat.

Cette révélation causa un grand mouvement dans la cour et dans l’auditoire. Tous les regards cherchèrent Jean de Mauprat, dont la figure ne parut point.

— Quelles sont vos preuves ? dit le président. — Je vais vous les dire, répondit Patience. Sachant par la cabaretière de Crevant, à qui j’ai eu occasion de rendre service, que les deux trappistes déjeunaient chez elle de temps en temps, comme je vous l’ai dit, j’ai été me loger à une demi-lieue de là, dans un ermitage qu’on appelle le Trou aux Fades, et qui est au milieu des bois, abandonné au premier venu, logis et mobilier. C’est une caverne dans le rocher, avec une grosse pierre pour s’asseoir, et rien avec. Je vécus là deux jours de racines et d’un morceau de pain qu’on m’apportait, de temps en temps, du cabaret. Il n’est pas dans mes principes de demeurer dans un cabaret. Le troisième jour, le petit garçon de la cabaretière vint m’avertir que les deux moines allaient se mettre à table. J’y courus, et je me cachai dans un cellier qui touche au jardin. La porte de ce cellier est ombragée d’un pommier, sous lequel ces messieurs déjeunaient en plein air. M. Jean était sobre ; l’autre mangeait comme un carme et buvait comme un cordelier. J’entendis et je vis tout à mon aise. « Il est temps que cela finisse, disait Antoine, que je reconnus fort bien en le voyant boire, et en l’entendant jurer, je suis las du métier que vous me faites faire. Donnez-moi asile chez les carmes, ou je fais du bruit.

— Et quel bruit pouvez-vous faire qui ne vous conduise à la roue, lourde bête ! lui répondit M. Jean ; soyez sûr que vous ne mettrez pas le pied aux carmes ; je ne me soucie pas de me voir inculpé dans un procès criminel, car on vous découvrirait là au bout de trois heures. — Pourquoi donc, s’il vous plaît ? vous leur faites bien croire que vous êtes un saint ! — Je suis capable de me conduire comme un saint, et vous vous conduisez comme un imbécille. Est-ce que vous pouvez vous tenir une heure de jurer, et de casser les pots après dîner ? — Dites donc, Népomucène, est-ce que vous espéreriez sortir de là bien net, si j’avais une affaire criminelle ? reprit l’autre. — Qui sait ? répondit le trappiste, je n’ai point pris part à votre folie, ni conseillé rien de ce genre.

— Ah ! ah ! le bon apôtre ! s’écria Antoine en se renversant de rire sur sa chaise, vous en êtes bien content, à présent que cela est fait. Vous avez toujours été lâche, et, sans moi, vous n’auriez imaginé rien de mieux que d’aller vous faire trappiste, pour singer la dévotion, et venir ensuite vous faire absoudre du passé, afin d’avoir le droit de tirer un peu d’argent aux casse-têtes de Sainte-Sévère. Belle ambition, ma foi ! que de crever sous un froc après s’être gêné toute sa vie, et n’avoir pris que la moitié de tous les plaisirs, encore en se cachant comme une taupe ! Allez, allez, quand on aura pendu le gentil Bernard, que la belle Edmonde sera morte, et que le vieux casse-cou aura rendu ses grands os à la terre, quand nous hériterons de cette jolie fortune-là, vous trouverez que c’est là un joli coup de Jarnac ; se défaire de trois à la fois ! Il m’en coûtera bien un peu de faire le dévot, moi qui n’ai pas les habitudes du couvent et qui ne sais pas porter l’habit ; aussi je jetterai le froc aux orties, et je me contenterai de bâtir une chapelle à la Roche-Mauprat, et d’y communier quatre fois l’an.

— Tout ce que vous avez fait là est une sottise et une infamie ! — Ouais ! ne parlez pas d’infamie, mon doux frère ! ou je vous fais avaler cette bouteille toute cachetée. — Je dis que c’est une sottise, et que si cela réussit, vous devez une belle chandelle à la Vierge ; si cela ne réussit pas, je m’en lave les mains, entendez-vous ? Quand j’étais caché dans la chambre secrète du donjon, et que j’ai entendu Bernard conter à son valet, après souper, qu’il perdait l’esprit pour la belle Edmée, je vous ai dit en l’air qu’il y aurait là un joli coup à faire ; et, comme une brute, vous avez pris la chose au sérieux ; vous avez été, sans me consulter, et sans attendre un moment favorable, exécuter une chose qui voulait être pesée et mûrie. — Le moment favorable, cœur de lièvre que vous êtes ! et où donc l’aurais-je retrouvé ? L’occasion fait le larron. Je me vois surpris par la chasse au milieu du bois ; je me cache dans la maudite tour Gazeau, je vois arriver mes deux tourtereaux, j’entends une conversation à crever de rire, Bernard larmoyant, la fille faisant la fière ; Bernard se retire comme un sot, sans avoir fait métier d’homme ; je me trouve sur moi, le bon Dieu sait comment, un scélérat de pistolet tout chargé. Paf… — Taisez-vous, bête sauvage ! dit l’autre tout effrayé, parle-t-on de ces choses-là dans un cabaret ? Tenez votre langue, malheureux ! ou je ne vous verrai plus. — Il faudra pourtant bien que vous me voyiez, mon doux frère, quand j’irai sonner et faire carillon à la porte des carmes. — Vous n’y viendrez pas, ou je vous dénonce. — Vous ne me dénoncerez pas, car j’en sais trop long sur votre compte. — Je ne vous crains pas, j’ai fait mes preuves ; j’ai expié mes péchés.

— Hypocrite ! — Allons, taisez-vous, insensé, dit l’autre ; il faut que je vous quitte. Voilà de l’argent. — Tout cela ! — Que voulez-vous que vous donne un religieux ? Croyez-vous que je sois riche ? — Vos carmes le sont, et vous en faites ce que vous voulez. — Je pourrais vous donner plus que je ne le ferais pas. Vous n’auriez pas plus tôt deux louis que vous feriez des débauches et un bruit qui vous trahiraient. — Et si vous voulez que je quitte le pays pour quelque temps, avec quoi voulez-vous que je voyage ? — Ne vous ai-je pas déjà donné trois fois de quoi partir, et n’êtes-vous pas revenu après avoir bu tout ce que vous aviez dans le premier mauvais lieu à la frontière de la province ? Votre impudence me révolte, après les dépositions qu’on a faites contre vous, quand la maréchaussée a l’éveil, quand Bernard fait réviser son jugement, et que vous allez être découvert. — Mon frère, c’est à vous d’y veiller ; vous menez les carmes, les carmes mènent l’évêque, Dieu sait pour quelle petite folie qui a été faite de compagnie, en grand secret, après souper dans leur couvent. »

Ici le président interrompit le récit de Patience.

— Témoin, dit-il, je vous rappelle à l’ordre ; vous outragez la vertu d’un prélat par le récit scandaleux d’une telle conversation. — Nullement, répondit Patience, je rapporte les invectives d’un crapuleux et d’un assassin contre le prélat ; je n’en prends rien sur moi, et chacun ici sait le cas qu’il a à en faire ; mais, si vous le voulez, je n’en dirai pas davantage sur ce sujet. Il y eut encore un assez long débat. Le vrai trappiste voulait faire partir le faux trappiste, et celui-ci s’obstinait à rester, disant que s’il n’était pas sur les lieux, son frère le ferait arrêter aussitôt après que Bernard aurait la tête tranchée, afin d’avoir l’héritage à lui tout seul, Jean, poussé à bout, le menaça sérieusement de le dénoncer et de le livrer à la justice. « Baste ! vous vous en garderez bien, après tout, reprit Antoine, car si Bernard est absous, adieu l’héritage ! » C’est ainsi qu’ils se séparèrent. Le vrai trappiste s’en alla fort soucieux, l’autre s’endormit les coudes sur la table. Je sortis de ma cachette pour procéder à son arrestation. C’est dans ce moment que la maréchaussée, qui est à mes trousses depuis longtemps pour me forcer à venir témoigner, me mit la main au collet. J’eus beau désigner le moine comme l’assassin d’Edmée, on ne voulut pas me croire, et on me dit qu’on n’avait pas d’ordre contre lui. Je voulais ameuter le village, on m’empêcha de parler ; on m’amena ici de brigade en brigade comme un déserteur, et, depuis huit jours, je suis au cachot sans qu’on daigne faire droit à mes réclamations. Je n’ai même pu voir l’avocat de M. Bernard, et lui faire savoir que j’étais en prison ; c’est tout-à-l’heure seulement que le geôlier est venu me dire qu’il fallait endosser son habit et comparoir. Je ne sais pas si tout cela est dans les formes de la justice ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que l’assassin aurait pu être arrêté et qu’il ne l’est pas, et qu’il ne le sera pas si vous ne vous assurez de la personne de M. Jean de Mauprat pour l’empêcher d’avertir, je ne dis pas son complice, mais son protégé. Je fais serment que dans tout ce que j’ai entendu, M. Jean de Mauprat est à l’abri de tout soupçon de complicité ; quant à l’action de laisser livrer à la rigueur des lois un innocent, et de vouloir sauver un coupable, au point de feindre sa mort, par de faux témoignages et de faux actes… Patience, voyant que le président allait encore l’interrompre, se hâta de terminer son discours en disant : Quant à cela, messieurs, il appartient à vous et non à moi de le juger.

xxviii.

Après cette déposition importante, la cour suspendit pendant quelques instans la séance, et lorsqu’elle rentra, Edmée fut ramenée en sa présence. Pâle et brisée, pouvant à peine se traîner jusqu’au fauteuil qui lui était réservé, elle montra cependant une grande force et une grande présence d’esprit.

— Croyez-vous pouvoir répondre avec calme et sans trouble aux questions qui vont vous être adressées ? lui dit le président.

— Je l’espère, monsieur, répondit-elle. Il est vrai que je sors d’une maladie grave, et que j’ai recouvré depuis peu de jours seulement l’exercice de ma mémoire ; mais je crois l’avoir très bien recouvrée, et mon esprit ne ressent aucun trouble.

— Votre nom ? — Solange Edmonde de Mauprat. Edmea Sylvestris, ajouta-t-elle à demi-voix.

Je frissonnai. Son regard avait pris, en disant cette parole intempestive, une expression étrange. Je crus qu’elle allait divaguer plus que jamais. Mon avocat effrayé me regarda d’un air d’interrogation. Personne autre que moi n’avait compris ces deux mots, qu’Edmée avait pris l’habitude de répéter souvent dans les premiers et dans les derniers jours de sa maladie. Heureusement, ce fut le dernier ébranlement de ses facultés. Elle secoua sa belle tête comme pour chasser des idées importunes ; et le président lui ayant demandé compte de ces mots inintelligibles, elle répondit avec douceur et noblesse : — Ce n’est rien, monsieur ; veuillez continuer mon interrogatoire.

— Votre âge, mademoiselle ! — Vingt-quatre ans. — Vous êtes parente de l’accusé ? — Sa tante à la mode de Bretagne. Il est mon cousin issu de germain, et le petit-neveu de mon père. — Jurez-vous de dire la vérité, toute la vérité ? — Oui, monsieur. — Levez la main.

Edmée se retourna vers Arthur avec un triste sourire. Il lui ôta son gant, et l’aida à élever son bras, sans force et presque sans mouvement. Je sentis de grosses larmes couler sur mes joues.

Edmée raconta avec finesse et naïveté qu’étant égarée dans le bois avec moi, elle avait été jetée à bas de son cheval par l’empressement plein de sollicitude que j’avais mis à la retenir, croyant qu’elle était emportée ; qu’il s’en était suivi une petite altercation, à la suite de laquelle, par une petite colère de femme assez niaise, elle avait voulu remonter seule sur sa jument ; qu’elle m’avait même dit des paroles dures, dont elle ne pensait pas un mot, car elle m’aimait comme son frère ; que, profondément affligé de sa brusquerie, je m’étais éloigné de quelques pas pour lui obéir, et qu’au moment de me suivre, affligée qu’elle était elle-même de notre puérile querelle, elle avait senti une violente commotion à la poitrine, et qu’elle était tombée en entendant à peine la détonnation. Il lui était impossible de dire de quel côté elle était tournée et de quel côté était parti le coup. — Voilà tout ce qui est arrivé, ajouta-t-elle ; je suis la dernière personne en état de vous expliquer cet accident. Je ne puis en mon ame et conscience l’attribuer qu’à la maladresse d’un de nos chasseurs, qui aura craint de l’avouer. Les lois sont si sévères ! et la vérité est si difficile à prouver !

— Ainsi, mademoiselle, vous ne pensez pas que votre cousin soit l’auteur de cet attentat ? — Non, monsieur, certainement non ! Je ne suis plus folle, et je ne me serais pas laissée conduire devant vous, si j’avais senti mon cerveau malade. — Vous semblez imputer à un état d’aliénation mentale les révélations que vous avez faites au bonhomme Patience, à Mlle Leblanc, votre gouvernante, et peut-être aussi à l’abbé Aubert. — Je n’ai fait aucune révélation, répondit-elle avec assurance, pas plus au digne Patience qu’au respectable abbé, et à la servante Leblanc. Si l’on appelle révélation les paroles dépourvues de sens qu’on dit dans la fièvre, il faut condamner à mort toutes les figures qui nous font peur dans les rêves. Quelle révélation aurais-je pu faire d’un fait que j’ignore ?

— Mais vous avez dit, au moment où vous avez reçu la blessure en tombant de votre cheval : Bernard, Bernard, je ne vous aurais jamais cru capable de me tuer ! — Je ne me souviens pas d’avoir jamais dit cela ; et quand je l’aurais dit, je ne concevrais pas l’importance qu’on peut attribuer aux impressions d’une personne frappée de la foudre et dont l’esprit est comme anéanti. Ce que je sais, c’est que Bernard de Mauprat donnerait sa vie pour mon père et pour moi, ce qui ne rend pas très probable qu’il ait voulu m’assassiner. Et pour quelle raison, grand Dieu !

Le président se servit alors, pour embarrasser Edmée, de tous les argumens que pouvaient lui fournir les dépositions de Mlle Leblanc. Il y avait de quoi la troubler en effet. Edmée, surprise de voir la justice en possession de tant de choses qu’elle croyait secrètes, reprit cependant courage et fierté lorsqu’on lui fit entendre, dans les termes brutalement chastes qu’on emploie devant les tribunaux en pareil cas, qu’elle avait été victime de ma grossièreté à la Roche-Mauprat. C’est alors que, prenant avec feu la défense de mon caractère et celle de son honneur, elle affirma que je m’étais conduit avec une loyauté bien supérieure à ce qu’on pouvait attendre encore de mon éducation. Mais il restait à expliquer toute la vie d’Edmée à partir de cette époque, la rupture de son mariage avec M. de La Marche, ses querelles fréquentes avec moi, mon brusque départ pour l’Amérique, le refus qu’elle avait fait de se marier.

— Cet interrogatoire est une chose odieuse, dit-elle en se levant tout à coup et en retrouvant ses forces physiques avec l’exercice de sa force morale. On me demande compte de mes plus intimes sentimens, on descend dans les mystères de mon ame, on tourmente ma pudeur, on s’arroge des droits qui n’appartiennent qu’à Dieu. Je vous déclare que, s’il s’agissait ici de ma vie, et non de celle d’autrui, vous ne m’arracheriez pas un mot de plus. Mais pour sauver la vie du dernier des hommes, je sacrifierais mes répugnances, à plus forte raison le ferai-je pour celui qui est devant vos yeux. Apprenez-le donc, puisque vous me contraignez à faire un aveu contraire à la réserve et à la fierté de mon sexe : tout ce qui vous semble inexplicable dans ma conduite, tout ce que vous attribuez aux torts de Bernard et à mes ressentimens, à ses menaces et à mes terreurs, se justifie par un seul mot : je l’aime.

En prononçant ce mot avec la rougeur au front et l’accent profond de l’ame la plus passionnée et la plus orgueilleusement concentrée qui ait jamais existé, Edmée se rassit, et couvrit son visage de ses deux mains. En ce moment, je fus si transporté, que je m’écriai sans pouvoir me contenir : — Qu’on me mène à l’échafaud maintenant, je suis le roi de la terre !

— À l’échafaud ! toi ! dit Edmée en se relevant ; on m’y mènera plutôt moi-même. Est-ce ta faute, malheureux enfant, si depuis sept ans je te cache le secret de mon affection, si j’ai voulu attendre, pour te le dire, que tu fusses le premier des hommes par la sagesse et l’intelligence, comme tu en es le premier par le cœur ? Tu paies cher mon ambition, puisqu’on l’interprète par le mépris et la haine. Tu dois bien me haïr, puisque ma fierté t’a conduit sur le banc du crime. Mais je laverai ta honte par une réparation éclatante ; et quand même on t’enverrait à l’échafaud demain, tu n’y marcheras qu’avec le titre de mon époux.

— Votre générosité vous entraîne trop loin, Edmée de Mauprat, dit le président ; vous consentiriez presque, pour sauver votre parent, à vous accuser de coquetterie et de dureté, car comment expliqueriez-vous vos sept années de refus, qui ont exaspéré la passion de ce jeune homme ?

— Peut-être, monsieur, dit Edmée avec malice, la cour n’est-elle pas compétente sur cette matière. Beaucoup de femmes pensent que ce n’est pas un grand crime d’avoir un peu de coquetterie avec l’homme qu’on aime. On en a peut-être le droit, quand on lui a sacrifié tous les autres hommes ; c’est une fierté naturelle bien innocente que de vouloir faire sentir à celui qu’on préfère, qu’on est une ame de prix, et qu’on mérite d’être sollicitée et recherchée long-temps. Il est vrai que si cette coquetterie avait pour résultat de faire condamner un amant à la mort, on s’en corrigerait vite. Mais il est impossible, messieurs, que vous veuillez consoler de la sorte ce pauvre jeune homme de mes rigueurs.

En parlant ainsi d’un air d’excitation ironique, Edmée fondit en pleurs. Cette sensibilité nerveuse qui mettait en dehors toutes les qualités de son ame et de son esprit, tendresse, courage, finesse, fierté, pudeur, donnait en même temps à son visage une expression si mobile et si admirable sous toutes ses faces, que la grave et sombre assemblée des juges sentit tomber la cuirasse d’airain de l’intégrité impassible et la chappe de plomb de l’hypocrite vertu. Si Edmée ne m’avait pas défendu victorieusement par ses aveux, du moins elle avait excité au plus haut point l’intérêt en ma faveur. Un homme aimé d’une belle et vertueuse femme porte avec lui un talisman qui le rend invulnérable ; chacun sent que sa vie a plus de prix que celle des autres.

Edmée subit encore beaucoup de questions, et rétablit les faits dénaturés par Mlle Leblanc ; elle m’épargna beaucoup, il est vrai, mais elle sut, avec un art admirable, éluder certaines questions et se soustraire à la nécessité de mentir ou de me condamner. Elle s’accusa généreusement de tous mes torts, et prétendit que si nous avions eu des querelles, c’était parce qu’elle y prenait un secret plaisir, parce qu’elle y voyait la force de mon amour ; qu’elle m’avait laissé partir pour l’Amérique, voulant mettre ma vertu à l’épreuve et ne pensant pas que la campagne durerait plus d’un an, comme on le disait alors ; qu’ensuite, elle m’avait regardé comme engagé d’honneur à subir cette prolongation illimitée, mais qu’elle avait souffert plus que moi de mon absence ; enfin elle reconnut fort bien la lettre qu’on avait trouvée sur elle ; et la prenant, elle en rétablit les passages mutilés avec une mémoire surprenante et en priant le greffier de suivre avec elle les mots à demi effacés. — Cette lettre est si peu une lettre de menace, dit-elle, et l’impression que j’en ai reçue est si peu celle de la crainte et de l’aversion, qu’on l’a trouvée sur mon cœur où je la portais depuis huit jours, bien que je n’eusse pas seulement avoué à Bernard que je l’eusse reçue.

— Mais vous n’expliquez point, lui dit le président, pourquoi il y a sept ans, dans les premiers temps du séjour de votre cousin auprès de vous, vous étiez armée d’un couteau que vous placiez toutes les nuits sous votre oreiller, et que vous aviez fait aiguiser pour un cas urgent de défense.

— Dans ma famille, répondit-elle en rougissant, on a l’esprit assez romanesque et l’humeur très fière. Il est vrai que j’eus plusieurs fois dessein de me tuer parce que je sentais naître en moi, pour mon cousin, un penchant insurmontable. Me croyant liée par des engagemens indissolubles à M. de La Marche, je serais morte plutôt que de manquer à ma parole, et plutôt que d’épouser un autre homme que Bernard. Plus tard, M. de La Marche me rendit ma promesse avec beaucoup de délicatesse et de loyauté, et je ne songeai plus à mourir.

Edmée se retira suivie de tous les regards et d’un murmure approbateur. À peine avait-elle franchi la porte du prétoire qu’elle s’évanouit de nouveau, mais cette crise n’eut pas de suites graves et ne laissa pas de traces au bout de quelques jours.

J’étais si bouleversé, si enivré de ce qu’elle venait de dire, que je ne vis plus guère ce qui se passait. Concentré dans la seule pensée de mon amour, je doutais pourtant, car si Edmée n’avait pas avoué tous mes torts, elle pouvait bien aussi avoir exagéré son inclination pour moi dans le dessein d’atténuer mes défauts. Il m’était impossible de croire qu’elle m’eut aimé avant mon départ pour l’Amérique, et surtout dès les premiers temps de mon séjour auprès d’elle. Je n’avais que cette préoccupation dans l’esprit ; je ne me souvenais même plus de la cause ni du but de mon procès. Il me semblait que la question agitée dans ce froid aréopage était uniquement celle-ci : Est-il aimé, ou n’est-il pas aimé ? Le triomphe ou la défaite, la vie ou la mort, n’étaient que là pour moi.

Je fus tiré de ces rêveries par la voix de l’abbé Aubert. Il était maigre et défait, mais plein de calme ; on l’avait tenu au secret, et il avait souffert toutes les rigueurs de la prison avec la résignation d’un martyr. Malgré toutes les précautions, l’adroit Marcasse, habile à se glisser partout comme un furet, avait réussi à lui faire tenir une lettre d’Arthur où Edmée avait ajouté quelques mots. Autorisé par cette lettre à tout dire, il fit une déposition conforme à celle de Patience, avouant que d’après les premières paroles d’Edmée, après l’évènement, il m’avait accusé, mais qu’ensuite, voyant l’état d’aliénation de la malade et se souvenant de ma conduite sans reproche depuis plus de six ans, tirant aussi quelque lumière des précédens débats et des bruits publics sur l’existence et la présence d’Antoine Mauprat, il s’était senti trop convaincu de mon innocence pour vouloir témoigner contre moi. S’il le faisait maintenant, c’est qu’il pensait qu’un supplément d’instruction avait éclairé la cour, et que sa déposition n’aurait pas les conséquences graves qu’elle eût pu avoir un mois auparavant.

Interrogé sur les sentimens d’Edmée à mon égard, il détruisit toutes les inventions de Mlle Leblanc, et déclara que non-seulement Edmée m’aimait ardemment, mais qu’elle avait senti de l’amour pour moi dès les premiers jours de notre entrevue. Il l’affirma par serment, tout en appuyant un peu plus sur mes torts passés, que ne l’avait fait Edmée. Il avoua qu’il avait craint plusieurs fois alors que ma cousine ne fît la folie de m’épouser, mais qu’il n’avait jamais eu de crainte pour sa vie, puisque d’un mot et d’un regard il l’avait toujours vue me réduire, même à l’époque de ma plus mauvaise éducation.

La continuation des débats fut remise à l’issue des perquisitions ordonnées pour découvrir et arrêter l’assassin. On compara mon procès à celui de Calas, et cette comparaison n’eut pas plus tôt cours dans les conversations, que mes juges, se voyant en butte à mille traits sanglans, éprouvèrent par eux-mêmes que la haine et la prévention sont de mauvais conseillers et des guides dangereux. L’intendant de la province se déclara le champion de ma cause et le chevalier d’Edmée, qu’il reconduisit en personne auprès de son père. Il mit sur pied toute la maréchaussée. On agit avec vigueur, on arrêta Jean de Mauprat. Quand il se vit saisi et menacé, il livra son frère, et déclara qu’on le trouverait toutes les nuits réfugié à la Roche-Mauprat, et caché dans une chambre secrète, où la femme du métayer l’aidait à se renfermer à l’insu de son mari.

On conduisit le trappiste sous bonne escorte à la Roche-Mauprat, afin qu’il révélât cette chambre secrète à laquelle, malgré tout son génie à explorer les murailles et les charpentes, l’ancien chasseur de fouines, le taupeur Marcasse, n’avait jamais pu parvenir. On m’y conduisit moi-même, afin que j’aidasse à retrouver cette chambre, ou les passages qui pouvaient y aboutir, au cas où le trappiste se départirait de la sincérité de ses intentions. Je revis donc encore une fois ce manoir détesté, avec son ancien chef de brigands transformé en trappiste. Il se montra si humble et si rampant vis-à-vis de moi, il fit si bon marché de la vie de son frère, et m’exprima une si vile soumission, que saisi de dégoût, je le priai, au bout de quelques instans, de ne plus m’adresser la parole. Gardés à vue par les cavaliers, nous nous mîmes à la recherche de la chambre secrète. Jean avait prétendu d’abord qu’il en savait l’existence sans en connaître la situation exacte, depuis que le donjon était aux trois quarts détruit. Quand il me vit, il se souvint que je l’avais surpris dans ma chambre, et qu’il avait disparu par la muraille. Il se résigna donc à nous y conduire et à nous montrer le secret qui était fort curieux, et dont je ne m’amuserai pas à vous faire la description. La chambre secrète fut ouverte, il ne s’y trouva personne. L’expédition avait été pourtant conduite avec promptitude et mystère. Il ne paraissait pas probable que Jean eût eu le temps de prévenir son frère. Le donjon était entouré de cavaliers, toutes les issues étaient bien gardées. La nuit était sombre, et nous avions fait une invasion qui avait bouleversé d’effroi tous les habitans de la métairie. Le métayer ne comprenait rien à ce que nous cherchions ; mais le trouble et l’angoisse de sa femme semblaient nous assurer la présence d’Antoine dans le donjon. Elle n’eut pas la présence d’esprit de prendre un air rassuré après que nous eûmes exploré la première chambre, et cela fit penser à Marcasse qu’il y en avait une seconde. Le trappiste en avait-il connaissance, et feignait-il de l’ignorer ? Il joua si bien son rôle, que nous y fûmes tous pris. Il fallut explorer de nouveau les moindres détours et recoins des ruines. Une grande tour isolée de tous les bâtimens ne semblait pouvoir offrir aucun refuge. La cage de l’escalier s’était entièrement écroulée lors de l’incendie, et il ne se trouvait pas d’échelle assez longue à beaucoup près, même en attachant l’une à l’autre avec des cordes celles du métayer, pour atteindre au dernier étage, qui semblait bien conservé et contenir une pièce éclairée par deux meurtrières. Marcasse objecta qu’il pouvait se trouver un escalier dans l’épaisseur du mur, ainsi qu’il arrive dans beaucoup d’anciennes tours. Mais où se trouvait l’issue ? Dans quelque souterrain peut-être. L’assassin oserait-il sortir de sa retraite tant que nous serions là ? S’il avait, malgré la nuit obscure et le silence que nous gardions, vent de notre présence, se risquerait-il dans la campagne, tant que nous serions postés comme nous l’étions sur tous les points ? Ce n’est pas probable, dit Marcasse, il faut trouver un moyen prompt de parvenir là haut, et j’en vois un. Il montra une poutre noircie par le feu, qui joignait la tour à une hauteur effrayante, et sur une portée de vingt pieds environ, aux greniers du bâtiment voisin. Une large crevasse, faite par l’éboulement des parties attenantes, était située à l’extrémité de cette poutre dans le flanc de la tour. Dans ses explorations, il avait bien semblé à Marcasse voir, au travers de cette crevasse, les marches d’un petit escalier. Le mur avait d’ailleurs l’épaisseur nécessaire pour le contenir. Le taupeur n’avait jamais osé se risquer sur cette poutre, non à cause de sa ténuité ni de son élévation, il était habitué à ces périlleuses traversées, comme il les appelait ; mais la poutre était attaquée par le feu, et tellement amincie par le milieu, qu’il était impossible de savoir si elle porterait le poids d’un homme, fût-il svelte et diaphane comme le brave sergent. Jusque-là aucune considération assez importante pour risquer sa vie à cette expérience ne s’était présentée : elle s’offrait en cet instant ; Marcasse n’hésita pas. Je n’étais point auprès de lui lorsqu’il conçut ce dessein ; je l’en aurais empêché à tout prix. Je ne m’en aperçus que lorsque Marcasse était déjà au milieu de la poutre, à l’endroit où le bois calciné n’était peut-être qu’un charbon. Comment vous rendre ce que j’éprouvai en voyant mon fidèle ami debout dans les airs, marchant avec gravité vers son but ? Blaireau allait devant lui avec autant de tranquillité que s’il se fût agi d’aller, comme jadis, au milieu des bottes de foin à la découverte des fouines et des loirs. Le jour se levait et dessinait dans l’air grisâtre la silhouette effilée et la démarche modeste et fière de l’hidalgo. Je mis mes mains sur mon visage, il me semblait entendre craquer la poutre fatale, j’étouffai un cri de terreur dans la crainte de l’émouvoir en cet instant solennel et décisif. Je ne pus retenir ce cri, je ne pus m’empêcher de relever la tête lorsque deux coups de feu partirent de la tour. Le chapeau de Marcasse tomba au premier coup ; le second effleura son épaule. Il s’était arrêté. — Pas touché ! nous cria-t-il ; et prenant son élan, il franchit au pas de course le reste du pont aérien. Il pénétra dans la tour par la crevasse et s’élança dans l’escalier en criant : À moi, mes amis, la poutre est solide. Aussitôt cinq hommes hardis et vigoureux, qui l’accompagnaient, se mirent à cheval sur la poutre en s’aidant des mains, et parvinrent un à un à l’autre extrémité. Lorsque le premier d’entre eux pénétra dans le grenier où était retiré Antoine de Mauprat, il le trouva aux prises avec Marcasse, qui, tout exalté de son triomphe et oubliant qu’il ne s’agissait pas de tuer l’ennemi, mais de le prendre, s’était mis en devoir de le larder comme une belette avec sa longue rapière. Mais le faux trappiste était un ennemi redoutable. Il avait arraché l’épée des mains du sergent, l’avait terrassé, et l’aurait étranglé, si on ne se fut jeté sur lui par derrière. Il résista avec une force prodigieuse aux trois premiers assaillans, mais avec l’aide des deux autres on réussit à le dompter. Quand il se vit pris, il ne fit plus de résistance, et se laissa lier les mains pour descendre l’escalier, qui vint aboutir au fond d’un puits desséché, qui se trouvait au centre de la tour. Antoine avait l’habitude d’en sortir et d’y descendre par une échelle que lui tendait la femme du métayer, et qu’elle retirait aussitôt après. Je me jetai avec transport dans les bras du sergent,

— Ce n’est rien, dit-il, cela m’a amusé. J’ai senti que j’avais encore la jambe sûre et la tête froide. Eh ! eh ! vieux sergent ! ajouta-t-il en regardant sa jambe, vieil hidalgo ! vieux taupeur ! on ne se moquera plus tant de ton mollet.

xxix.

Si Antoine de Mauprat eût été un homme énergique, il aurait pu me faire un mauvais parti, en se disant témoin de l’assassinat commis par moi sur la personne d’Edmée. Comme il avait pour se cacher des raisons antérieures à ce dernier crime, il eût expliqué le mystère dont il s’enveloppait, et son silence sur l’évènement de la tour Gazeau. Je n’avais pour moi que le témoignage de Patience. Eût-il suffi pour m’absoudre ? Tant d’autres, même ceux de mes amis, même celui d’Edmée, qui ne pouvait nier mon caractère violent et les probabilités de mon crime, étaient contre moi !

Mais Antoine, le plus insolent en paroles de tous les coupe-jarrets, était le plus lâche en action. Il ne se vit pas plus tôt au pouvoir de la justice qu’il avoua tout, même avant de savoir que son frère l’avait abandonné.

Il y eut de scandaleux débats, où les deux frères se chargèrent l’un l’autre d’une manière infâme. Le trappiste, toujours contenu par son hypocrisie, abandonnait froidement l’assassin à son sort et se défendait de lui avoir jamais donné le conseil de commettre le crime ; l’autre, porté au désespoir, l’accusa des forfaits les plus horribles, de l’empoisonnement de ma mère et de celui de la mère d’Edmée, qui étaient mortes l’une et l’autre de violentes inflammations d’entrailles à des époques assez rapprochées. Jean de Mauprat était, disait-il, très habile dans l’art de préparer les poisons, et s’introduisait dans les maisons, sous divers déguisemens, pour les mêler aux alimens. Il assura que le jour où Edmée avait été amenée à la Roche-Mauprat, il avait assemblé tous ses frères pour délibérer avec eux sur le moyen de se débarrasser de cette héritière d’une fortune considérable, fortune qu’il avait travaillé à saisir par les voies du crime, en essayant de détruire les effets du mariage du chevalier Hubert. Ma mère avait payé de sa vie l’affection qui avait porté ce dernier à vouloir adopter l’enfant de son frère. Tous les Mauprat voulaient qu’on se débarrassât d’Edmée et de moi du même coup, et Jean apprêtait le poison, lorsque la maréchaussée vint faire diversion à cet affreux dessein, en attaquant le donjon. Jean repoussa ces accusations avec horreur, disant humblement qu’il avait commis bien assez de péchés mortels dans la débauche et l’irréligion, sans qu’on lui imputât encore ceux-là. Comme ils étaient difficiles à admettre sans examen de la bouche d’Antoine, que cet examen était à peu près impossible, et que le clergé était trop puissant et trop intéressé à empêcher ce scandale pour le permettre, Jean de Mauprat fut déchargé de l’accusation de complicité, et seulement renvoyé à la Trappe avec défense de l’archevêque de remettre les pieds dans le diocèse, et invitation à ses supérieurs de ne le laisser jamais sortir de son couvent. Il y mourut peu d’années après, dans les transes d’un repentir exalté, qui avait même le caractère de l’aliénation. Il est vraisemblable qu’à force de feindre le remords, afin d’arriver à une sorte de réhabilitation sociale, il avait fini, après avoir échoué dans ses projets, par ressentir, au sein des austérités et des châtimens terribles de son ordre, les frayeurs et les angoisses d’une mauvaise conscience et d’un tardif repentir. La peur de l’enfer est la seule foi des ames viles.

Je ne fus pas plus tôt acquitté, réhabilité et élargi, que je courus auprès d’Edmée ; j’arrivai pour assister aux derniers momens de mon grand-oncle. Il recouvra vers sa fin, non la mémoire des évènemens, mais celle du cœur. Il me reconnut, me pressa sur sa poitrine, me bénit en même temps qu’Edmée, et mit ma main dans celle de sa fille. Après que nous eûmes rendu les derniers devoirs à cet excellent et noble parent, dont la perte nous fut aussi douloureuse que si nous ne l’eussions pas prévue et attendue depuis long-temps, nous quittâmes pour quelque temps le pays, afin de n’être pas témoins de l’exécution d’Antoine, qui fut condamné au supplice de la roue. Les deux faux témoins qui m’avaient chargés furent fouettés, flétris, et chassés du ressort du présidial. Mlle Leblanc, que l’on ne pouvait accuser précisément de faux témoignages, car elle n’avait guère procédé que par induction, se déroba au mécontentement public, et alla vivre dans une autre province avec assez de luxe pour faire penser qu’elle avait reçu des sommes considérables afin de me perdre.

Nous ne voulûmes pas nous séparer même momentanément de nos excellens amis, de mes seuls défenseurs, Marcasse, Patience, Arthur et l’abbé Aubert. Nous montâmes tous dans la même voiture de voyage ; les deux premiers, habitués au grand air, occupèrent volontairement le siége extérieur ; nous les traitâmes sur le pied de la plus parfaite égalité. Jamais dès-lors ils n’eurent d’autre table que la nôtre. Quelques personnes eurent le mauvais goût de s’en étonner ; nous laissâmes dire. Il est des circonstances qui effacent radicalement toutes les distances imaginaires ou réelles du rang et de l’éducation.

Nous visitâmes la Suisse. Arthur jugeait ce voyage nécessaire au rétablissement complet d’Edmée ; les soins tendres et ingénieux de cet ami dévoué, le bonheur dont notre affection chercha à entourer Edmée, ne contribuèrent pas moins que le beau spectacle des montagnes à chasser sa mélancolie et à effacer le souvenir des orages que nous venions de traverser. La Suisse produisit sur le cerveau poétique de Patience un effet magique. Il entrait souvent dans une telle exaltation, que nous en étions à la fois ravis et effrayés. Il fut tenté de se construire un chalet au fond de quelque vallée, et d’y passer le reste de ses jours dans la contemplation de la nature ; mais sa tendresse pour nous le fit renoncer à ce projet. Marcasse déclara, par la suite, que malgré tout le plaisir qu’il avait goûté dans notre compagnie, il regardait ce voyage comme le temps le plus funeste de sa vie. À l’auberge de Martigny, lors de notre retour, Blaireau, dont l’âge avancé rendait les digestions pénibles, mourut victime du trop bon accueil qu’il reçut à la cuisine. Le sergent ne dit pas un mot, le contempla quelque temps d’un air sombre, et alla l’enterrer dans le jardin, sous le plus beau rosier ; il ne parla de sa douleur que plus d’un an après.

Pendant ce voyage, Edmée fut pour moi un ange de bonté et de sollicitude ; s’abandonnant désormais à toutes les inspirations de son cœur, n’ayant plus aucune méfiance contre moi, ou se disant que j’avais été assez malheureux pour mériter ce dédommagement, elle me confirma mille fois les célestes assurances d’amour qu’elle avait données en public, lorsqu’elle avait élevé la voix pour proclamer mon innocence. Quelques réticences qui m’avaient frappé dans sa déposition, et le souvenir des paroles accusatrices qui lui étaient échappées lorsque Patience l’avait trouvée assassinée, me laissèrent, je l’avoue, une assez longue souffrance. Je pensai, avec raison peut-être, qu’Edmée avait fait un grand effort pour croire à mon innocence avant les révélations de Patience. Mais elle s’expliqua toujours avec beaucoup de délicatesse et un peu de réserve à cet égard. Cependant un jour elle ferma la plaie en me disant avec sa brusquerie charmante : — Et si je t’ai aimé assez pour t’absoudre dans mon cœur et pour te défendre devant les hommes au prix d’un mensonge, qu’as-tu à dire ?

Ce qui ne m’importait pas moins, c’était de savoir à quoi m’en tenir sur l’amour qu’elle prétendait avoir eu pour moi dès les premiers jours de notre liaison. Ici elle se troubla un peu, comme si dans son invincible fierté elle eût regretté la jalouse possession de son secret. Ce fut l’abbé qui se chargea de me faire sa confession, et de m’assurer que dans ce temps il avait bien souvent grondé Edmée de son penchant pour l’enfant sauvage. Comme je lui objectais l’entretien confidentiel que j’avais surpris un soir dans le parc entre Edmée et lui, et que je lui rapportais avec la grande exactitude de mémoire que je possède, il me répondit : — Si vous nous eussiez suivi un peu sous les arbres, vous eussiez entendu ce soir-là même une querelle qui vous eût bien rassuré, et qui vous eût expliqué comment d’antipathique (je dirais presque d’odieux) que vous m’étiez, vous me devîntes supportable d’abord, et peu à peu cher au plus haut degré.

— Racontez-le-moi, m’écriai-je ; d’où vint ce miracle ? — D’un mot, répondit-il : Edmée vous aimait. Quand elle me l’eut avoué, elle couvrit son visage de ses deux mains, et resta un instant comme accablée de honte et de chagrin ; puis, tout à coup relevant la tête : — Eh bien, oui ! s’écria-t-elle, eh bien, oui ! je l’aime ! puisque vous voulez le savoir absolument. J’en suis éprise comme vous dites. Ce n’est pas ma faute, pourquoi en rougirais-je ? Je n’y puis rien ; cela est venu fatalement. Je n’ai jamais aimé M. de La Marche ; je n’ai que de l’amitié pour lui. Et pour Bernard, c’est un autre sentiment, un sentiment si fort, si mobile, si rempli d’agitations, de haine, de peur, de pitié, de colère et de tendresse, que je n’y comprends rien, et que je n’essaie plus d’y rien comprendre.

— Ô femme ! femme ! m’écriai-je consterné en joignant les mains, tu es un abîme, un mystère, et celui qui croit te connaître est trois fois insensé.

— Tant qu’il vous plaira, l’abbé, reprit-elle avec une résolution pleine de dépit et de trouble, cela m’est bien égal. Je me suis dit à moi-même, à cet égard, plus que vous n’avez dit à toutes vos ouailles dans tout le cours de votre vie. Je sais que Bernard est un ours, un blaireau, comme dit Mlle Leblanc ; un sauvage, un rustre, quoi encore ? Il n’est rien de plus hérissé, de plus épineux, de plus sournois, de plus méchant que Bernard ; c’est une brute qui sait à peine signer son nom ; c’est un homme grossier, qui croit me dompter comme une haquenée des Varennes : il se trompe beaucoup ; je mourrai plutôt que de lui appartenir jamais, à moins que, pour m’épouser, il ne se civilise. Autant vaudrait compter sur un miracle ; je l’essaie sans l’espérer. Mais qu’il me force à me tuer ou à me faire religieuse, qu’il reste tel qu’il est, ou qu’il devienne pire, il n’en sera pas moins vrai que je l’aime. Mon cher abbé, vous savez qu’il doit m’en coûter de faire cet aveu ; et vous ne devez pas, lorsque mon amitié se fait pénitente à vos pieds et dans votre sein, m’humilier par vos exclamations et vos exorcismes ! Réfléchissez maintenant ; examinez, discutez, décidez ! Voilà le mal, je l’aime ! Voilà les symptômes ; je ne pense qu’à lui, je ne vois que lui ; et je n’ai pas pu dîner aujourd’hui, parce qu’il n’était pas rentré. Je le trouve plus beau qu’aucun homme qui existe. Quand il me dit qu’il m’aime, je vois, je sens que c’est vrai ; cela me choque et me charme en même temps. M. de La Marche me paraît fade et guindé depuis que je connais Bernard. Bernard seul me semble aussi fier, aussi colère, aussi hardi que moi, et aussi faible que moi ; car il pleure comme un enfant quand je l’irrite, et voilà que je pleure aussi en songeant à lui. — Cher abbé ! m’écriai-je en me jetant à son cou, que je vous embrasse jusqu’à vous étouffer, pour vous être souvenu de tout cela. — L’abbé brode, dit Edmée avec malice. — Eh quoi ! lui dis-je en serrant ses mains à les briser, vous m’avez fait souffrir sept ans, et aujourd’hui vous avez regret à trois paroles qui me consolent… — N’aie pas regret au passé, me dit-elle ; va, nous eussions été perdus, si, tel que tu étais dans ce temps-là, je n’avais pas eu de la raison et de la force pour nous deux. Où en serions-nous aujourd’hui, grand Dieu ! tu aurais bien autrement souffert de mes duretés et de mon orgueil, car tu m’aurais offensée dès le premier jour de notre union, et je t’aurais puni en t’abandonnant, ou en me donnant la mort, ou en te tuant toi-même ; car on tue dans notre famille, c’est une habitude d’enfance. Ce qu’il y a de certain, c’est que tu aurais fait un détestable mari ; tu m’aurais fait rougir par ton ignorance, tu aurais voulu m’opprimer, et nous nous serions brisés l’un contre l’autre : cela eût fait le désespoir de mon père ; et, tu le sais, mon père passait avant tout ! J’aurais peut-être risqué mon propre sort très légèrement, si j’avais été seule au monde, car j’ai de la témérité dans le caractère ; mais mon père devait être heureux, calme et respecté : il m’avait élevée dans le bonheur, dans l’indépendance. Je n’aurais jamais pu me réconcilier avec moi-même si j’avais privé sa vieillesse des biens qu’il avait répandus sur toute ma vie. Ne crois pas que je sois vertueuse et grande, comme l’abbé le prétend ; j’aime, voilà tout ; mais j’aime avec force, avec exclusion, avec persévérance. Je t’ai sacrifié à mon père, mon pauvre Bernard ! et le ciel qui nous eût maudits si j’eusse sacrifié mon père, nous récompense aujourd’hui en nous donnant éprouvés et invincibles l’un à l’autre. À mesure que tu as grandi à mes yeux, j’ai senti que je pouvais attendre, parce que j’avais à t’aimer long-temps, et que je ne craignais pas de voir évanouir ma passion avant de l’avoir satisfaite, comme font les passions dans les ames faibles. Nous étions deux caractères d’exception ; il nous fallait des amours héroïques, les choses ordinaires nous eussent rendus méchans l’un et l’autre.

xxx.

Nous revînmes à Sainte-Sévère à l’expiration du deuil d’Edmée, époque fixée pour notre mariage. Lorsque nous avions quitté cette province où nous avions éprouvé l’un et l’autre de si profonds dégoûts et de si grands malheurs, nous nous étions imaginé que nous ne sentirions jamais le besoin d’y revenir ; et pourtant telle est la force des souvenirs de l’enfance, et le lien des habitudes domestiques, qu’au sein d’un pays enchanteur et qui ne nous rappelait aucune amertume, nous avions vite regretté notre Varenne triste et sauvage, et soupiré après les vieux chênes de notre parc. Nous y rentrâmes avec une joie profonde et respectueuse. Le premier soin d’Edmée fut de cueillir les plus belles fleurs du jardin et d’aller les déposer à genoux sur la tombe de son père. Nous baisâmes cette terre sacrée, et nous y fîmes le serment de travailler sans cesse à laisser un nom respectable et vénéré comme le sien. Il avait souvent porté cette ambition jusqu’à la faiblesse, mais c’était une faiblesse noble et une sainte vanité.

Notre mariage fut célébré dans la chapelle du village et la noce se fit en famille ; aucun autre qu’Arthur, l’abbé, Marcasse et Patience ne s’assit à notre banquet modeste. Qu’avions-nous besoin de spectateurs étrangers à notre bonheur ? Ils eussent peut-être cru nous faire une grace en venant couvrir de leur importance les taches de notre famille. Nous étions assez pour être heureux et joyeux entre nous. Nos cœurs avaient autant d’amitiés qu’ils en pouvaient contenir. Nous étions trop fiers pour solliciter celle de personne, trop contens les uns des autres pour aspirer à quelque chose de mieux. Patience retourna à sa cabane, et, refusant toujours de rien changer à sa vie sobre et retirée, reprit à certains jours de la semaine ses fonctions de grand-juge et de trésorier. Marcasse resta près de moi jusqu’à sa mort, qui arriva vers la fin de la révolution française ; j’espère m’être acquitté de mon mieux envers lui par une amitié sans restriction et une intimité sans nuages.

Arthur, qui nous avait sacrifié une année de son existence, ne put se résoudre à abjurer l’amour de sa patrie et le désir de contribuer à son élévation en lui apportant le tribut de ses connaissances et le résultat de ses travaux ; il repartit pour Philadelphie où j’allai le voir après mon veuvage.

Je ne vous raconterai pas le bonheur que je goûtai avec ma noble et généreuse femme. De telles années ne se racontent pas. On ne saurait se décider à vivre après les avoir perdues, si on ne faisait tous ses efforts pour ne pas trop se les rappeler. Elle me donna six enfans dont quatre vivent encore et sont avantageusement et sagement établis. Je me flatte qu’ils achèveront d’effacer la mémoire déplorable de leurs ancêtres. J’ai vécu pour eux, par l’ordre d’Edmée à son lit de mort. Permettez-moi de ne vous point parler autrement de cette perte que j’ai faite il y a seulement dix ans ; elle m’est aussi sensible qu’au premier jour, et je ne cherche point à m’en consoler, mais à me rendre digne de rejoindre dans un monde meilleur, après avoir accompli mon temps d’épreuve, la sainte compagne de ma vie. Elle fut la seule femme que j’aimai ; jamais aucune autre n’attira mon regard et ne connut l’étreinte de ma main. Je suis ainsi fait ; ce que j’aime, je l’aime éternellement, dans le passé, dans le présent, dans l’avenir.

Les orages de la révolution ne détruisirent point notre existence, et les passions qu’elle souleva ne troublèrent pas l’union de notre intérieur. Nous fîmes de grand cœur, et en les considérant comme de justes sacrifices, l’abandon d’une grande partie de nos biens aux lois de la république. L’abbé, effrayé du sang versé, renia parfois sa religion politique, quand les nécessités du temps dépassèrent la force de son ame. Il fut le girondin de la famille.

Edmée eut plus de courage sans avoir moins de sensibilité ; femme et compatissante, elle souffrit profondément des misères de tous les partis, elle pleura tous les malheurs de son siècle, mais elle n’en méconnut jamais la grandeur saintement fanatique. Elle resta fidèle à ses théories d’égalité absolue. Au temps où les actes de la Montagne irritaient et désespéraient l’abbé, elle lui fit généreusement le sacrifice de ses élans patriotiques, et eut la délicatesse de ne jamais prononcer devant lui certains noms qui le faisaient frémir, et qu’elle vénérait avec une force de persuasion que je n’ai jamais vue chez aucune femme.

Pour moi, je puis dire que mon éducation fut faite par elle : pendant tout le cours de ma vie, je m’abandonnai entièrement à sa raison et à sa droiture ; quand le désir de jouer un rôle populaire vint tenter mon enthousiasme, elle m’arrêta, en me représentant que mon nom paralyserait toute mon influence sur une classe qui se méfierait de moi et qui me croirait désireux de m’appuyer sur elle pour réhabiliter mon patriciat. Quand l’ennemi fut aux portes de la France, elle m’envoya servir en qualité de volontaire ; quand la carrière militaire devint un moyen d’ambition, et que la république fut anéantie, elle me rappela et me dit : « Tu ne me quitteras plus. »

Patience joua un grand rôle dans la révolution. Il fut nommé à l’unanimité juge de son district. Son intégrité, son impartialité entre le château et la chaumière, sa fermeté et sa sagesse, ont laissé des souvenirs ineffaçables dans la Varenne.

J’eus occasion, à la guerre, de sauver les jours de M. de Lamarche et de l’aider à passer en pays étranger.

Voilà, je crois, dit le vieux Mauprat, tous les évènemens de ma vie où Edmée joue un rôle. Le reste ne vaut pas la peine d’être raconté. S’il y a quelque chose de bon et d’utile dans ce récit, profitez-en, jeunes gens. Souhaitez d’avoir un conseiller franc, un ami sévère, et n’aimez pas celui qui vous flatte, mais celui qui vous corrige. Ne croyez pas trop à la phrénologie, car j’ai la bosse du meurtre très développée, et, comme disait Edmée dans ses jours de gaîté mélancolique, on tue de naissance dans notre famille. Ne croyez pas à la fatalité, ou du moins n’exhortez personne à s’y abandonner. Voilà la morale de mon histoire.

Ainsi disant, le vieux Bernard nous donna un bon souper, et nous renvoya chez nous en nous remerciant de la complaisance que nous avions mise à l’écouter. Puisses-tu, cher lecteur, ne t’être pas repenti de la tienne !


George Sand.