DEUXIÈME PARTIE.

vii.

À peine le curé eut-il reconnu Edmée qu’il fit trois pas en arrière avec une exclamation de surprise ; mais ce ne fut rien auprès de la stupéfaction de Patience, lorsqu’il eut promené sur mes traits la lueur du tison enflammé qui lui servait de torche. — La colombe en compagnie de l’ourson ! s’écria-t-il, que se passe-t-il donc ? — Ami, répondit Edmée en mettant, à mon propre étonnement, sa main blanche dans la main grossière du sorcier, recevez-le aussi bien que moi-même. J’étais prisonnière à la Roche-Mauprat, et il m’a délivrée. — Que les iniquités de sa race lui soient pardonnées pour cette action ! dit le curé. — Patience me prit le bras sans rien dire, et me conduisit auprès du feu. On m’assit sur l’unique chaise de la résidence, et le curé se mit en devoir d’examiner ma jambe, tandis qu’Edmée racontait notre aventure, et s’informait de la chasse et de son père. Patience ne put lui en donner aucune nouvelle. Il avait entendu le cor résonner dans les bois, et la fusillade contre les loups avait troublé son repos plusieurs fois dans la journée. Mais, depuis l’orage, le bruit du vent avait étouffé tous les autres bruits, et il ne savait rien de ce qui se passait dans la Varenne. Marcasse monta lestement une échelle, qui, à défaut de l’escalier rompu, conduisait aux étages supérieurs de la tour ; son chien le suivit avec une merveilleuse adresse. Ils redescendirent bientôt, et nous apprîmes qu’une lueur rouge montait sur l’horizon du côté de la Roche-Mauprat. Malgré la haine que j’avais pour cette demeure et pour ses hôtes, je ne pus me défendre d’une sorte de consternation en entendant dire que, selon toute apparence, le manoir héréditaire qui portait mon nom était pris et livré aux flammes ; c’était la honte de la défaite ; et cet incendie était comme un sceau de vasselage apposé sur mon blason par ce que j’appelais les manans et les vilains. Je me levai en sursaut, et si je n’eusse été retenu par une violente douleur au pied, je crois que je me serais élancé dehors. — Qu’avez-vous donc ? me dit Edmée, qui était près de moi en cet instant. — J’ai, lui répondis-je brusquement, qu’il faut que je retourne là-bas ; car mon devoir est de me faire tuer plutôt que de laisser mes oncles parlementer avec la canaille. — La canaille ! s’écria Patience en m’adressant pour la première fois la parole, qui est-ce qui parle de canaille ici ? j’en suis, moi, de la canaille ; c’est mon titre, et je saurai le faire respecter. — Ma foi ! ce ne sera pas de moi, dis-je en repoussant le curé qui m’avait fait rasseoir. — Ce ne serait pourtant pas la première fois, répondit Patience avec un sourire méprisant. — Vous me rappelez, lui dis-je, que nous avions de vieux comptes à régler ensemble ; et, surmontant l’affreuse douleur de mon entorse, je me levai de nouveau, et, d’un revers de main, j’envoyai don Marcasse, qui voulut succéder au curé dans le rôle de pacificateur, tomber à la renverse au milieu des cendres. Je ne lui voulais aucun mal, mais j’avais les mouvemens un peu brusques, et le pauvre homme était si grêle, qu’il ne pesait pas plus dans ma main qu’une belette n’eût fait dans la sienne. Patience était debout devant moi, les bras croisés, dans une attitude de philosophe stoïcien ; mais son regard sombre laissait jaillir la flamme de la haine. Il était évident que, retenu par ses principes d’hospitalité, il attendait, pour m’écraser, que je lui eusse porté le premier coup. Je ne l’eusse pas fait attendre, si Edmée, méprisant le danger qu’il y avait à s’approcher d’un furieux, ne m’eût saisi le bras en me disant d’un ton absolu : — Rasseyez-vous, tenez-vous tranquille, je vous l’ordonne. — Tant de hardiesse et de confiance me surprit et me plut en même temps. Les droits qu’elle s’arrogeait sur moi étaient comme une sanction de ceux que je prétendais avoir sur elle. — C’est juste, lui répondis-je en m’asseyant, et j’ajoutai, en regardant Patience : — Cela se retrouvera. — Amen, répondit-il en levant les épaules. — Marcasse s’était relevé avec beaucoup de sang-froid, et, secouant les cendres dont il était sali, au lieu de s’en prendre à moi, il essayait, à sa manière, de sermonner Patience. La chose n’était pas facile en elle-même ; mais rien n’était moins irritant que cette censure monosyllabique jetant sa note au milieu des querelles comme un écho dans la tempête. — À votre âge, disait-il à son hôte, pas patient du tout ! Tout le tort, oui, tort, vous ! — Que vous êtes méchant ! me disait Edmée en laissant sa main sur mon épaule, ne recommencez pas, ou je vous abandonne. — Je me laissais gronder par elle avec plaisir, et sans m’apercevoir que, depuis un instant, nous avions changé de rôle : c’était elle maintenant qui commandait et menaçait ; elle avait repris toute sa supériorité réelle sur moi en franchissant le seuil de la tour Gazeau ; et ce lieu sauvage, ces témoins étrangers, cet hôte farouche, représentaient déjà la société où je venais de mettre le pied, et dont j’allais bientôt subir les entraves.

— Allons, dit-elle en se tournant vers Patience, nous ne nous entendons pas ici, et moi je suis dévorée d’inquiétude pour mon pauvre père qui me cherche et qui se tord les bras à l’heure qu’il est. Bon Patience, trouve-moi un moyen de le rejoindre avec ce malheureux enfant que je ne puis laisser à ta garde, puisque tu ne m’aimes pas assez pour être patient et miséricordieux avec lui. — Qu’est-ce que vous dites ? s’écria Patience en posant sa main sur son front comme au sortir d’un rêve. Oui, vous avez raison ; je suis un vieux brutal, un vieux fou. Fille de Dieu ! dites à ce garçon… à ce gentilhomme que je lui demande pardon du passé et que, pour le présent, je mets ma pauvre cellule à ses ordres ; est-ce bien parlé ? — Oui, Patience, dit le curé ; d’ailleurs tout peut s’arranger ; mon cheval est doux et solide, Mlle de Mauprat va le monter, vous et Marcasse le conduirez par la bride, et moi je resterai ici près de notre blessé. Je réponds de le bien soigner et de ne l’irriter en aucune façon. N’est-ce pas, monsieur Bernard, vous n’avez rien contre moi, vous êtes bien sûr que je ne suis pas votre ennemi ? — Je n’en sais rien, répondis-je, c’est comme il vous plaira. Ayez soin de la cousine, conduisez-la ; moi, je n’ai besoin de rien, et je ne me soucie de personne. Une botte de paille et un verre de vin, c’est tout ce que je voudrais, si c’était possible. — Vous aurez l’un et l’autre, dit Marcasse en me présentant sa gourde, et voici d’abord de quoi vous réconforter ; je vais à l’écurie préparer le cheval. — Non, j’y vais moi-même, dit Patience ; ayez soin de ce jeune homme. — Et il passa dans une autre salle basse qui servait d’écurie au cheval du curé, durant les visites que celui-ci lui rendait. On fit passer l’animal par la chambre où nous étions, et Patience, arrangeant le manteau du curé sur la selle, y déposa Edmée avec un soin paternel. — Un instant ! dit-elle avant de se laisser emmener ; monsieur le curé, vous me promettez, sur le salut de votre ame, de ne pas abandonner mon cousin avant que je sois revenue avec mon père pour le chercher ? — Je le jure, répondit le curé. — Et vous, Bernard, dit Edmée, vous jurez sur l’honneur que vous m’attendrez ici ? — Je n’en sais rien du tout, répondis-je, cela dépendra du temps et de ma patience ; mais vous savez bien, cousine, que nous nous reverrons, fût-ce au diable, et, quant à moi, le plus tôt possible. — À la clarté du tison que Patience agitait autour d’elle pour examiner le harnais du cheval, je vis son beau visage rougir et pâlir ; puis elle releva sa tête penchée tristement et me regarda fixement d’un air étrange. — Partons-nous ? dit Marcasse en ouvrant la porte. — Marchons, dit Patience en prenant la bride. Ma fille Edmée, baissez-vous bien en passant sous la porte… — Qu’est-ce qu’il y a, Blaireau ? dit Marcasse en s’arrêtant sur le seuil et en mettant en avant la pointe de son épée glorieusement rouillée dans le sang des animaux rongeurs.

Blaireau resta immobile, et, s’il n’eût été muet de naissance, comme disait son maître, il eût aboyé ; mais il avertit à sa manière en faisant entendre une sorte de toux sèche, qui était son plus grand signe de colère et d’inquiétude. — Quelque chose là-dessous, dit Marcasse. — Et il avança fort courageusement dans les ténèbres en faisant signe à l’amazone de ne pas sortir. La détonation d’une arme à feu nous fit tous tressaillir. Edmée sauta légèrement à bas du cheval, et, par un mouvement instinctif qui ne m’échappa point, vint se placer derrière ma chaise. Patience s’élança hors de la tour ; le curé courut au cheval épouvanté, qui se cabrait et reculait sur nous ; Blaireau réussit à aboyer. J’oubliai mon mal, et d’un saut je fus aux avant-postes.

Un homme, criblé de blessures et répandant un ruisseau de sang, était couché en travers devant la porte. C’était mon oncle Laurent, mortellement blessé au siége de La Roche-Mauprat, qui venait expirer sous nos yeux. Avec lui était son frère Léonard, qui venait de tirer à tout hasard son dernier coup de pistolet, et qui heureusement n’avait atteint personne. Le premier mouvement de Patience fut de se mettre en défense ; mais, en reconnaissant Marcasse, les fugitifs, loin de se montrer hostiles, demandèrent asile et secours, et personne ne crut devoir leur refuser l’assistance que réclamait leur déplorable situation. La maréchaussée était à leur poursuite. La Roche-Mauprat était la proie des flammes ; Louis et Pierre s’étaient fait tuer sur la brèche ; Antoine, Jean et Gaucher étaient en fuite d’un autre côté. Peut-être étaient-ils déjà prisonniers. — Rien ne saurait rendre l’horreur des derniers momens de Laurent. Son agonie fut rapide, mais affreuse. Il blasphémait à faire pâlir le curé. À peine la porte fut-elle refermée et le moribond déposé à terre, qu’un râle horrible s’empara de lui. Malgré nos représentations, Léonard, ne connaissant d’autre remède que l’eau-de-vie, arrachant de mes mains (non sans m’adresser en jurant un reproche insultant pour ma fuite) la gourde de Marcasse, desserra de force, avec la lame de son couteau de chasse, les dents contractées de son frère, et lui versa la moitié de la gourde. Le malheureux bondit, agita ses bras dans des convulsions désespérées, se releva de toute sa hauteur, et retomba raide mort sur le carreau ensanglanté. Nous n’eûmes pas le loisir d’une oraison funèbre ; la porte retentit sous les coups redoublés de nouveaux assaillans. — Ouvrez, de par le roi, crièrent plusieurs voix ; ouvrez à la maréchaussée. — À la défense ! s’écria Léonard en relevant son couteau et en s’élançant vers la porte. Vilains, montrez-vous gentilshommes ! et toi, Bernard, répare ta faute, lave ta honte, ne souffre pas qu’un Mauprat tombe vivant dans les mains des gendarmes !

Commandé par l’instinct du courage et de la fierté, j’allais l’imiter, quand Patience, s’élançant sur lui et le terrassant avec une force herculéenne, lui mit le genou sur la poitrine en criant à Marcasse d’ouvrir la porte. Cela fut fait avant que j’eusse pu prendre parti pour mon oncle contre son hôte inexorable. Six gendarmes s’élancèrent dans la tour, et nous tinrent tous immobiles au bout de leurs fusils. — Holà ! messieurs, dit Patience, ne faites de mal à personne, et prenez ce prisonnier. Si j’eusse été seul avec lui, je l’eusse défendu ou fait sauver ; mais il y a ici de braves gens qui ne doivent pas payer pour un coquin, et je ne me soucie pas de les exposer dans un engagement. Voilà le Mauprat. Songez que votre devoir est de le remettre sain et sauf dans les mains de la justice. Cet autre est mort. — Monsieur, rendez-vous, dit le sous-officier de maréchaussée en s’emparant de Léonard. — Jamais un Mauprat ne traînera son nom sur les bancs d’un présidial, répondit Léonard d’un air sombre. Je me rends ; mais vous n’aurez que ma peau. — Et il se laissa asseoir sur une chaise sans faire de résistance. Tandis qu’on se préparait à le lier : — Une seule, une dernière charité, mon père, dit-il au curé. Passez-moi le reste de la gourde ; je me meurs de soif et d’épuisement. — Le bon curé lui passa la gourde, qu’il avala d’un trait. Sa figure décomposée avait une sorte de calme effrayant. Il semblait absorbé, attéré, incapable de résistance. Mais au moment où on lui liait les pieds, il arracha un pistolet à la ceinture d’un des gendarmes, et se fit sauter la cervelle.

Je fus bouleversé de ce spectacle affreux. Plongé dans une morne stupeur, ne comprenant plus rien à ce qui m’entourait, je restai pétrifié, ne m’apercevant pas que depuis quelques instans j’étais l’objet d’un débat sérieux entre la maréchaussée et mes hôtes. Un gendarme prétendait me reconnaître pour un Mauprat coupe-jarret. Patience niait que je fusse autre chose qu’un garde-chasse de M. Hubert de Mauprat escortant sa fille. Ennuyé de ce débat, j’allais me nommer, lorsque je vis un spectre se lever à côté de moi. C’était Edmée qui s’était collée entre la muraille et le pauvre cheval effrayé du curé, qui, les jambes étendues et l’œil en feu, lui faisait comme un rempart de son corps. Elle était pâle comme la mort, et ses lèvres étaient tellement contractées d’horreur, qu’elle fit d’abord des efforts inouis pour parler sans pouvoir s’exprimer autrement que par signes. Le sous-officier, touché de sa jeunesse et de sa situation, attendit avec déférence qu’elle réussît à s’expliquer. Enfin, elle obtint qu’on ne me traitât pas en prisonnier, et qu’on me conduisît avec elle au château de son père, où elle donnait sa parole d’honneur qu’on fournirait sur mon compte des explications et des garanties satisfaisantes. Le curé et les deux autres témoins appuyant cette promesse, nous partîmes tous ensemble, Edmée sur le cheval du sous-officier, qui prit celui d’un de ses hommes, moi sur le cheval du curé. Patience et le curé à pied entre nous, la maréchaussée sur nos flancs, Marcasse en avant, toujours impassible au milieu de l’épouvante et de la consternation générale. Deux gendarmes restèrent à la tour pour garder les cadavres et constater les faits.

viii.

Nous avions fait une lieue environ dans les bois, nous arrêtant à chaque embranchement de route pour appeler ; car Edmée, convaincue que son père ne rentrerait pas chez lui sans l’avoir retrouvée, suppliait ses compagnons de voyage de l’aider à le rejoindre ; ce à quoi les gendarmes répugnaient beaucoup, craignant d’être surpris et attaqués par quelques groupes des fuyards de la Roche-Mauprat. Chemin faisant, ils nous apprirent que le repaire avait été conquis à la troisième attaque. Jusque-là les assaillans avaient ménagé leurs forces. Le lieutenant de maréchaussée voulait qu’on s’emparât du donjon sans le détruire, et surtout des assiégés sans les tuer ; mais cela fut impossible à cause de la résistance désespérée qu’ils firent. Les assiégeans furent tellement maltraités à leur seconde tentative, qu’ils n’avaient plus d’autre parti à prendre que le parti extrême ou la retraite. Le feu fut mis aux bâtimens d’enceinte, et au troisième engagement on ne ménagea plus rien. Deux Mauprat furent tués sur les débris de leur bastion ; les cinq autres disparurent. Six hommes furent dépêchés à leur poursuite d’un côté, six de l’autre ; car on avait trouvé sur-le-champ la trace des fugitifs, et ceux qui nous transmettaient ces détails avaient suivi de si près Laurent et Léonard, qu’ils avaient atteint de plusieurs balles le premier de ces infortunés, à peu de distance de la tour Gazeau. Ils l’avaient entendu crier qu’il était mort, et, selon toute apparence, Léonard l’avait porté jusqu’à la demeure du sorcier. Ce Léonard était le seul qui méritât quelque pitié, car c’était le seul qui eût peut-être été susceptible d’embrasser une meilleure vie. Il était parfois chevaleresque dans son brigandage, et son cœur farouche était capable d’affection. J’étais donc très touché de sa mort tragique, et je me laissais entraîner machinalement, plongé dans de sombres pensées, et résolu à finir mes jours de la même manière, si l’on me condamnait aux affronts qu’il n’avait pas voulu subir.

Tout à coup le son des cors et les hurlemens des chiens nous annoncèrent l’approche d’un groupe de chasseurs. Tandis qu’on leur répondait par des cris de notre côté, Patience courut à la découverte. Edmée, impatiente de retrouver son père, et surmontant toutes les terreurs de cette nuit sanglante, fouetta son cheval et atteignit les chasseurs la première. Lorsque nous les eûmes rejoints, je vis Edmée dans les bras d’un homme de grande taille et d’une figure vénérable. Il était vêtu avec luxe ; sa veste de chasse, galonnée d’or sur toutes les coutures, et le magnifique cheval normand qu’un piqueur tenait derrière lui, me frappèrent tellement, que je me crus en présence d’un prince. Les témoignages de tendresse qu’il donnait à sa fille étaient si nouveaux pour moi, que je faillis les trouver exagérés et indignes de la gravité d’un homme ; en même temps ils m’inspiraient une sorte de jalousie brutale, et il ne me venait pas à l’esprit qu’un homme si bien mis put être mon oncle. Edmée lui parla bas et avec vivacité. Cette conférence dura quelques instans, au bout desquels le vieillard vint à moi et m’embrassa cordialement. Tout me paraissait si nouveau dans ces manières, que je me tenais immobile et muet devant les protestations et les caresses dont j’étais l’objet. Un grand jeune homme, d’une belle figure et vêtu avec autant de recherche que M. Hubert, vint me serrer la main et m’adresser des remerciemens auxquels je ne compris rien. Ensuite il entra en pourparlers avec les gendarmes, et je compris qu’il était le lieutenant-général de la province, et qu’il exigeait qu’on me laissât libre de suivre mon oncle le chevalier dans son château, où il répondait de moi sur son honneur. Les gendarmes prirent congé de nous ; car le chevalier et le lieutenant-général étaient assez bien escortés par leurs gens pour n’avoir à craindre aucune mauvaise rencontre. Un nouveau sujet de surprise pour moi fut de voir le chevalier donner de vives marques d’amitié à Patience et à Marcasse. Quant au curé, il était avec ces deux seigneurs sur un pied d’égalité. Depuis quelques mois il était aumônier du château de Sainte-Sévère, les tracasseries du clergé diocésain lui ayant fait abandonner sa cure.

Toute cette tendresse dont Edmée était l’objet, ces affections de famille dont je n’avais pas l’idée, ces cordiales et douces relations entre des plébéiens respectueux et des patriciens bienveillans, tout ce que je voyais et entendais ressemblait à un rêve. Je regardais et n’avais le sens d’aucune appréciation sur quoi que ce soit. Mon cerveau commença cependant à travailler lorsque, la caravane s’étant remise en route, je vis le lieutenant-général (M. de La Marche) pousser son cheval entre celui d’Edmée et le mien, et se placer de droit à son côté. Je me souvins qu’elle m’avait dit à la Roche-Mauprat qu’il était son fiancé. La haine et la colère s’emparèrent de moi, et je ne sais quelle absurdité j’eusse faite, si Edmée, semblant deviner ce qui se passait dans mon ame farouche, ne lui eût dit qu’elle voulait me parler, et ne m’eût rendu ma place auprès d’elle. — Qu’avez-vous à me dire ? lui demandai-je avec plus d’empressement que de politesse. — Rien, me répondit-elle à demi-voix. J’aurai beaucoup à vous dire plus tard ; jusque-là ferez-vous toutes mes volontés ? — Et pourquoi diable ferais-je vos volontés, cousine ? — Elle hésita un peu à me répondre, et faisant un effort, elle dit : — Parce que c’est ainsi qu’on prouve aux femmes qu’on les aime. — Est-ce que vous croyez que je ne vous aime pas ? repris-je brusquement. — Qu’en sais-je ? dit-elle. — Ce doute m’étonna beaucoup, et j’essayai de le combattre à ma manière. — N’êtes-vous pas belle ? lui dis-je, et ne suis-je pas un jeune homme ? Peut-être croyez-vous que je suis trop enfant pour m’apercevoir de la beauté d’une femme ; mais à présent que j’ai la tête calme et que je suis triste et bien sérieux, je puis vous dire que je suis encore plus amoureux de vous que je ne pensais. Plus je vous regarde, plus je vous trouve belle. Je ne croyais pas qu’une femme pût me paraître aussi belle. Vrai, je ne dormirai pas tant que… — Taisez-vous, dit-elle sèchement. — Oh ! vous craignez que ce monsieur ne m’entende, repris-je en lui désignant M. de La Marche. Soyez tranquille, je sais garder un serment, et j’espère qu’étant une fille bien née vous saurez aussi garder le vôtre. — Elle se tut. Nous étions dans un chemin où l’on ne pouvait marcher que deux de front. L’obscurité était profonde, et quoique le chevalier et le lieutenant-général fussent sur nos talons, j’allais m’enhardir à passer mon bras autour de sa taille, lorsqu’elle me dit d’une voix triste et affaiblie : — Mon cousin, je vous demande pardon si je ne vous parle pas. Je ne comprends pas même bien ce que vous me dites. Je me sens exténuée de fatigue ; il me semble que je vais mourir. Heureusement nous voici arrivés. Jurez-moi que vous aimerez mon père, que vous céderez à tous ses conseils, que vous ne prendrez parti sur quoi que ce soit sans me consulter. Jurez-le-moi si vous voulez que je croie à votre amitié. — Oh ! mon amitié, n’y croyez pas, j’y consens, répondis-je ; mais croyez à mon amour. Je jure tout ce qu’il vous plaira ; mais vous, ne me promettrez-vous rien, là, de bonne grâce ? — Que puis-je vous promettre qui ne vous appartienne ? dit-elle d’un ton sérieux ; vous m’avez sauvé l’honneur, ma vie est à vous.

Les premières lueurs du matin blanchissaient alors l’horizon ; nous arrivions au village de Sainte-Sévère, et bientôt nous entrâmes dans la cour du château. En descendant de cheval, Edmée tomba dans les bras de son père ; elle était pâle comme la mort. M. de La Marche fit un cri et aida à l’emporter. Elle était évanouie. Le curé se chargea de moi. J’étais fort inquiet sur mon sort. La méfiance naturelle aux brigands se réveilla dès que je cessai d’être sous la fascination de celle qui avait réussi à me tirer de mon antre. J’étais comme un loup blessé, et je jetais des regards sombres autour de moi, prêt à m’élancer sur le premier qui ferait un geste ou dirait un mot équivoque. On me conduisit à un appartement splendide, et une collation, préparée avec un luxe dont je n’avais pas l’idée, me fut servie immédiatement. Le curé me témoigna beaucoup d’intérêt, et ayant réussi à me rassurer un peu, il me quitta pour s’occuper de son ami Patience. Mon trouble et un reste d’inquiétude ne tinrent pas contre l’appétit généreux dont est douée la jeunesse. Sans les empressemens et les respects d’un valet beaucoup mieux mis que moi, qui se tenait derrière ma chaise, et auquel je ne pouvais m’empêcher de rendre ses politesses chaque fois qu’il s’élançait au-devant de mes désirs, j’eusse fait un déjeuner effrayant ; mais son habit vert et ses culottes de soie me gênaient beaucoup. Ce fut bien pis, lorsque, s’étant agenouillé, il se mit en devoir de me déchausser pour me mettre au lit. Pour le coup, je crus qu’il se moquait de moi, et je faillis lui asséner un grand coup de poing sur la tête ; mais il avait l’air si grave en s’acquittant de cette besogne, que je restai stupéfait à le regarder.

Dans les premiers momens, me trouvant au lit, sans armes, et avec des gens qui allaient et venaient autour de moi en marchant sur la pointe du pied, il me vint encore des mouvemens de méfiance. Je profitai d’un instant où j’étais seul pour me relever, et prenant sur la table à demi desservie le plus long couteau que je pus choisir, je me couchai plus tranquille, et m’endormis profondément en le tenant bien serré dans ma main.

Quand je m’éveillai, le soleil couchant jetait sur mes draps, d’une finesse extrême, le reflet adouci de mes rideaux de damas rouge, et faisait étinceler les grenades dorées qui ornaient les coins du dossier. Ce lit était si beau et si moelleux, que je faillis lui faire des excuses de m’être couché dedans. En me soulevant, je vis une figure douce et vénérable qui entr’ouvrait ma courtine et qui me souriait. C’était le chevalier Hubert de Mauprat, qui m’interrogeait avec intérêt sur l’état de ma santé. J’essayai d’être poli et reconnaissant ; mais les expressions dont je me servais ressemblaient si peu aux siennes, que je me troublai et souffris de ma grossièreté, sans pouvoir m’en rendre compte. Pour comble de malheur, à un mouvement que je fis, le couteau que j’avais pris pour camarade de lit, tomba aux pieds de M. de Mauprat, qui le ramassa, le regarda et me regarda ensuite avec une extrême surprise. Je devins rouge comme le feu, et balbutiai je ne sais quoi. Je m’attendais à des reproches, pour cette insulte faite à son hospitalité ; mais il était trop poli pour pousser plus loin l’explication. Il posa tranquillement le couteau sur la cheminée, et revenant à moi, il me parla ainsi :

— Bernard, je sais maintenant que je vous dois la vie de ce que j’ai de plus cher au monde. Toute la mienne sera consacrée à vous prouver ma reconnaissance et mon estime. Ma fille aussi a contracté envers vous une dette sacrée. N’ayez donc aucune inquiétude pour votre avenir. Je sais à quelles persécutions et à quelles vengeances vous vous êtes exposé pour venir à nous ; mais je sais aussi à quelle affreuse existence mon amitié et mon dévouement sauront vous soustraire. Vous êtes orphelin, et je n’ai pas de fils. Voulez-vous m’accepter pour votre père ?

Je regardai le chevalier avec des yeux égarés. Je ne pouvais en croire mes oreilles. Toute impression était paralysée chez moi par la surprise et la timidité. Il me fut impossible de répondre un mot ; le chevalier éprouva un peu de surprise lui-même, il ne s’attendait pas à trouver une nature aussi brutalement inculte. — Allons, me dit-il, j’espère que vous vous accoutumerez à nous. Donnez-moi seulement une poignée de main, pour me prouver que vous avez confiance en moi. Je vais vous envoyer votre domestique, commandez-lui tout ce que vous voudrez, il est à vous. J’ai seulement une promesse à exiger de vous, c’est que vous ne sortirez point de l’enceinte du parc, d’ici à ce que j’aie pris des mesures pour vous soustraire aux poursuites de la justice. On pourrait faire rejaillir sur vous les accusations qui pèsent sur la conduite de vos oncles.

— Mes oncles ? dis-je en passant mes mains sur ma tête, est-ce un mauvais rêve que j’ai fait ? Où sont-ils ? Qu’est devenue la Roche-Mauprat ?

— La Roche-Mauprat a été préservée des flammes, répondit-il. Quelques bâtimens accessoires ont été détruits ; mais je me charge de réparer votre maison et de racheter votre fief aux créanciers dont il est aujourd’hui la proie. Quant à vos oncles… vous êtes probablement le seul héritier d’un nom qu’il vous appartient de réhabiliter.

— Le seul ! m’écriai-je… Quatre Mauprat ont succombé cette nuit, mais les trois autres…

— Le cinquième… Gaucher, a péri dans sa fuite ; on l’a retrouvé ce matin noyé dans l’étang des Froids.

On n’a retrouvé ni Jean, ni Antoine ; mais le cheval de l’un et le manteau de l’autre, trouvés à peu de distance du lieu où gisait le cadavre de Gaucher, sont des indices sinistres de quelque évènement semblable. Si l’un des Mauprat s’est échappé, c’est pour ne plus reparaître, car il n’y aurait plus d’espoir pour lui ; et puisqu’ils ont attiré sur leurs têtes ces orages inévitables, mieux vaut pour eux et pour nous, qui avons le malheur de porter le même nom, qu’ils aient eu cette fin tragique les armes à la main, que de subir une mort infâme au bout d’une potence. Acceptons ce que Dieu a décidé à leur égard. L’arrêt est rude. Sept hommes pleins de force et de jeunesse appelés, dans une seule nuit, à rendre un compte terrible… Prions pour eux, Bernard, et, à force de bonnes œuvres, tâchons de réparer le mal qu’ils ont fait, et d’enlever les taches qu’ils ont imprimées à notre écusson. Ces dernières paroles résumaient tout le caractère du chevalier. Il était pieux, équitable, plein de charité ; mais chez lui, comme chez la plupart des gentilshommes, les préceptes de l’humilité chrétienne venaient échouer devant l’orgueil du rang. Il eût volontiers fait asseoir un pauvre à sa table, et le vendredi saint il lavait les pieds à douze mendians ; mais il n’en était pas moins attaché à tous les préjugés de notre caste. Il trouvait ses cousins beaucoup plus coupables d’avoir dérogé à leur dignité d’homme, étant gentilshommes, que s’ils eussent été plébéiens. Dans cette hypothèse, selon lui, leurs crimes eussent été de moitié moins graves. J’ai partagé long-temps cette conviction ; elle était dans mon sang, si je puis m’exprimer ainsi. Je ne l’ai perdue qu’à la suite des rudes leçons de ma destinée.

Il me confirma ensuite ce que sa fille m’avait dit. Il avait désiré vivement être chargé de mon éducation, dès ma naissance ; mais son frère Tristan s’y était opposé avec acharnement. Ici le front du chevalier se rembrunit. — Vous ne savez pas, dit-il, combien cette velléité de ma part a eu des suites funestes pour moi, et pour vous aussi… Mais ceci doit rester enveloppé dans le mystère… mystère affreux, sang des Atrides !… Il me prit la main, et ajouta d’un air accablé : — Bernard, nous sommes victimes tous deux d’une famille atroce. Ce n’est pas le moment de récriminer contre ceux qui paraissent, à cette heure, devant le redoutable tribunal de Dieu ; mais ils m’ont fait un mal irréparable, ils m’ont brisé le cœur… Celui qu’ils vous ont fait sera réparé, j’en jure par la mémoire de votre mère. Ils vous ont privé d’éducation, ils vous ont associé à leurs brigandages ; mais votre ame est restée grande et pure comme était celle de l’ange qui vous donna le jour. Vous réparerez les erreurs involontaires de votre enfance ; vous recevrez une éducation conforme à votre rang ; vous relèverez l’honneur de la famille, n’est-ce pas, vous le voulez ? Moi je le veux, je me mettrai à vos genoux pour obtenir votre confiance, et je l’obtiendrai, car la Providence vous destinait à être mon fils. Ah ! j’avais rêvé jadis une adoption plus complète. Si, à ma seconde tentative, on vous eût accordé à ma tendresse, vous eussiez été élevé avec ma fille, et vous seriez certainement devenu son époux. Mais Dieu ne l’a pas voulu. Il faut que vous commenciez votre éducation, et la sienne s’achève. Elle est d’âge à être établie, et d’ailleurs elle a fait son choix ; elle aime M. de La Marche qu’elle est à la veille d’épouser, elle vous l’a dit ?

Je balbutiai quelques paroles confuses. Les caresses et les paroles généreuses de ce vieillard respectable m’avaient vivement ému, et je sentais comme une nouvelle nature se développer en moi. Mais lorsqu’il prononça le nom de son futur gendre, tous mes instincts sauvages se réveillèrent, et je sentis qu’aucun principe de loyauté sociale ne me ferait renoncer à la possession de celle que je regardais comme ma proie. Je pâlissais, je rougissais, je suffoquais. Nous fûmes heureusement interrompus par l’abbé Aubert (le curé janséniste) qui venait s’informer des suites de ma chute. Alors seulement le chevalier sut que j’étais blessé, circonstance qu’il n’avait pas eu le loisir d’apprendre dans l’agitation de tant d’évènemens plus graves. Il envoya chercher son médecin, et je fus entouré de soins affectueux qui me parurent assez puérils, et auxquels je me soumis pourtant par un instinct de reconnaissance.

Je n’avais pas osé demander au chevalier des nouvelles de sa fille. Je fus plus hardi avec l’abbé. Il m’apprit que la prolongation et l’agitation de son sommeil donnaient quelque inquiétude, et le médecin étant revenu le soir pour me faire un nouveau pansement, me dit qu’elle avait beaucoup de fièvre, et qu’il craignait pour elle une maladie grave.

Elle fut en effet assez mal pendant quelques jours, pour donner de l’inquiétude. Dans les terribles émotions qu’elle avait éprouvées, elle avait déployé beaucoup d’énergie ; mais elle subit une réaction assez violente. De mon côté, je fus retenu au lit ; je ne pouvais faire un pas sans ressentir de vives douleurs, et le médecin me menaçait d’y rester cloué pour plusieurs mois, si je ne me soumettais à l’immobilité pendant quelques jours. Comme j’étais d’ailleurs en pleine santé, et que je n’avais jamais été malade de ma vie, la transition de mes habitudes actives à cette molle captivité me causa un ennui dont rien ne saurait rendre les angoisses. Il faut avoir vécu au fond des bois, dans toute la rudesse des mœurs farouches, pour comprendre l’espèce d’effroi et de désespoir que j’éprouvai en me trouvant enfermé pendant plus d’une semaine entre quatre rideaux de soie. Le luxe de mon appartement, la dorure de mon lit, les soins minutieux des laquais, tout jusqu’à la bonté des alimens, puérilités auxquelles j’avais été assez sensible le premier jour, me devint odieux au bout de vingt-quatre heures. Le chevalier me faisait de tendres et courtes visites, car il était absorbé par la maladie de sa fille chérie. L’abbé fut excellent pour moi. Je n’osais dire ni à l’un ni à l’autre combien je me trouvais malheureux ; mais lorsque j’étais seul, j’avais envie de rugir comme un lion mis en cage, et la nuit, je faisais des rêves où la mousse des bois, le rideau des arbres de la forêt et jusqu’aux sombres créneaux de la Roche-Mauprat, m’apparaissaient comme le paradis terrestre. D’autres fois, les scènes tragiques qui avaient accompagné et suivi mon évasion, se retraçaient si énergiquement à ma mémoire, que, même éveillé, j’étais en proie à une sorte de délire.

Une visite de M. de La Marche augmenta le désordre et l’exaspération de mes idées. Il me témoigna beaucoup d’intérêt, me serra la main à plusieurs reprises, me demanda mon amitié, s’écria dix fois qu’il donnerait sa vie pour moi, et je ne sais combien d’autres protestations que je n’entendis guère, car j’avais un torrent dans les oreilles tandis qu’il me parlait, et si j’avais eu mon couteau de chasse, je crois que je me serais jeté sur lui. Mes manières farouches et mes regards sombres l’étonnèrent beaucoup ; mais l’abbé lui ayant dit que j’avais l’esprit frappé des évènemens terribles advenus dans ma famille, il redoubla ses protestations, et me quitta de la manière la plus affectueuse et la plus courtoise.

Cette politesse que je trouvais dans tout le monde, depuis le maître de la maison jusqu’au dernier des serviteurs, me causait un malaise inoui, bien qu’elle me frappât d’admiration ; car n’eût-elle pas été inspirée par la bienveillance qu’on me portait, il m’eût été impossible de comprendre qu’elle pouvait être une chose bien distincte de la bonté. Elle ressemblait si peu à la faconde gasconne et railleuse des Mauprat, qu’elle était pour moi comme une langue tout-à-fait nouvelle, que je comprenais, mais que je ne pouvais parler.

Je retrouvai pourtant la faculté de répondre, lorsque l’abbé, m’ayant annoncé qu’il était chargé de mon éducation, m’interrogea pour savoir où j’en étais. Mon ignorance était tellement au-delà de tout ce qu’il eût pu imaginer, que j’eus honte de la lui révéler, et ma fierté sauvage reprenant le dessus, je lui déclarai que j’étais gentilhomme et que je n’avais nulle envie de devenir clerc. Il ne me répondit que par un éclat de rire, qui m’offensa beaucoup. Il me tapa doucement sur l’épaule d’un air d’amitié, en disant que je changerais d’avis avec le temps, mais que j’étais un drôle de corps. J’étais pourpre de colère quand le chevalier entra ; l’abbé lui rapporta notre entretien et ma réponse. M. Hubert réprima un sourire : — Mon enfant, me dit-il avec affection, jamais je ne veux me rendre fâcheux pour vous, même par amitié. Ne parlons pas d’études aujourd’hui. Avant d’en concevoir le goût, il faut que vous en compreniez la nécessité. Vous avez l’esprit juste, puisque vous avez le cœur noble ; l’envie de vous instruire vous viendra d’elle-même. Soupons. Avez-vous faim ? aimez-vous le bon vin ? — Beaucoup plus que le latin, répondis-je. — Eh bien ! l’abbé, pour vous punir d’avoir fait le cuistre, reprit-il gaiement, vous en boirez avec nous. Edmée est tout-à-fait hors de danger. Le médecin vous permet de vous lever et de faire quelques pas. Nous souperons dans votre chambre.

Le souper et le vin étaient si bons en effet, que je me grisai très lestement, selon la coutume de la Roche-Mauprat. Je crois que l’on m’y aida, afin de me faire parler et de connaître tout de suite à quelle espèce de rustre on avait affaire. Mon manque d’éducation surpassait tout ce qu’on avait prévu ; mais sans doute on augura bien du fond, car on ne m’abandonna pas, et on travailla à tailler ce quartier de roc avec un zèle qui marquait de l’espérance.

Dès que je pus sortir de la chambre, mon ennui se dissipa. L’abbé se fit mon compagnon inséparable tout le premier jour. La longueur du second fut adoucie par l’espérance qu’on me donna de voir Edmée le lendemain, et par les bons traitemens dont j’étais l’objet, et dont je commençais à sentir la douceur, à mesure que je m’habituais à ne plus m’en étonner. La bonté incomparable du chevalier était bien faite pour vaincre ma grossièreté ; elle me gagna rapidement le cœur. C’était la première affection de ma vie. Elle s’installait en moi de pair avec un amour violent pour sa fille, et je ne songeais pas seulement à faire lutter un de ces deux sentimens contre l’autre. J’étais tout besoin, tout instinct, tout désir. J’avais les passions d’un homme dans l’ame d’un enfant.

ix.

Enfin un matin M. Hubert, après déjeuner, m’emmena chez sa fille. Quand la porte de sa chambre s’ouvrit, l’air tiède et parfumé qui me vint au visage faillit me suffoquer. Cette chambre était simple et charmante, tendue et meublée en toile de Perse à fond blanc, et toute parfumée de grands vases de Chine remplis de fleurs. Il y avait des oiseaux d’Afrique qui jouaient dans une cage dorée et qui chantaient d’une voix douce et amoureuse. Le tapis était plus moelleux aux pieds que la mousse des bois au mois de mars. J’étais si ému, qu’à chaque instant ma vue se troublait ; mes pieds s’accrochaient gauchement l’un à l’autre, et je heurtais tous les meubles sans pouvoir avancer. Edmée était couchée sur une chaise longue, et roulait nonchalamment un éventail de nacre entre ses doigts. Elle me sembla encore plus belle que je ne l’avais vue, mais si différente, que je me sentis tout glacé de crainte au milieu de mon transport. Elle me tendit la main ; je ne savais pas que je pusse la lui baiser devant son père. Je n’entendis pas ce qu’elle me disait ; je crois que ce furent des paroles affectueuses. Puis, comme brisée de fatigue, elle pencha sa tête en arrière sur son oreiller et ferma les yeux à demi. — J’ai à travailler, me dit le chevalier ; tenez-lui compagnie, mais ne la faites pas beaucoup parler, car elle est encore bien faible.

Cette recommandation ressemblait vraiment à une raillerie ; Edmée feignait d’être assoupie pour cacher peut-être un peu d’embarras intérieur, et quant à moi, j’étais si incapable de combattre cette réserve, que c’était vraiment pitié de me recommander le silence.

Le chevalier ouvrit une porte au fond de l’appartement et la referma ; mais en l’entendant tousser de temps en temps, je compris que son cabinet n’était séparé que par une cloison de la chambre de sa fille ; néanmoins j’eus quelques instans de bien-être en me trouvant seul avec elle, tant qu’elle parut dormir. Elle ne me voyait pas et je la regardais à mon aise ; elle était aussi pâle et aussi blanche que son peignoir de mousseline et que ses mules de satin garnies de cygne ; sa main fine et transparente était à mes yeux comme un bijou inconnu. Je ne m’étais jamais douté de ce que c’était qu’une femme ; la beauté, pour moi, ç’avait été, jusqu’alors, la jeunesse et la santé avec une sorte de hardiesse virile. Edmée en amazone s’était un peu montrée sous cet aspect la première fois, et je l’avais mieux comprise ; maintenant je l’étudiais de nouveau, et je ne pouvais plus concevoir que ce fut là cette femme que j’avais tenue dans mes bras à la Roche-Mauprat. Le lieu, la situation, mes idées elles-mêmes, qui commençaient à recevoir du dehors un faible rayon de lumière, tout contribuait à rendre ce second tête-à-tête bien différent du premier.

Mais le plaisir étrange et inquiet que j’éprouvais à la contempler fut troublé par l’arrivée d’une duègne, qu’on appelait Mlle Leblanc, et qui remplissait les fonctions de femme de chambre dans les appartemens particuliers, celles de demoiselle de compagnie au salon. Elle avait peut-être reçu de sa maîtresse l’ordre de ne pas nous quitter ; il est certain qu’elle s’assit auprès de la chaise longue, de manière à présenter, à mon œil désappointé, son dos sec et long, à la place du beau visage d’Edmée ; puis elle tira son ouvrage de sa poche et se mit à tricoter tranquillement. Pendant ce temps, les oiseaux gazouillaient, le chevalier toussait, Edmée dormait ou faisait semblant de dormir, et j’étais à l’autre bout de l’appartement, la tête penchée sur les estampes d’un livre que je tenais à l’envers.

Au bout de quelque temps, je m’aperçus qu’Edmée ne dormait pas et qu’elle causait à voix basse avec sa suivante ; je crus voir que celle-ci me regardait en dessous de temps en temps et comme à la dérobée. Pour éviter l’embarras de cet examen, et aussi par un instinct de ruse qui ne m’était pas étranger, j’appuyai mon visage sur le livre, et le livre sur la console, et, dans cette posture, je restai comme endormi ou absorbé. Alors elles élevèrent peu à peu la voix, et j’entendis ce qu’elles disaient de moi. — C’est égal, mademoiselle a pris un drôle de page. — Leblanc, tu me fais rire avec tes pages. Est-ce qu’on a des pages, à présent ? Tu te crois toujours avec ma grand’mère. Je te dis que c’est le fils adoptif de mon père. — Certainement M. le chevalier fait bien d’adopter un fils, mais où diable a-t-il pêché cette figure-là ?

Je jetai un regard de côté, et je vis qu’Edmée riait sous son éventail : elle s’amusait du bavardage de cette vieille fille, qui passait pour avoir de l’esprit, et à qui on laissait le droit de tout dire. Je fus très blessé de voir que ma cousine se moquait de moi.

— Il a l’air d’un ours, d’un blaireau, d’un loup, d’un milan, de tout, plutôt que d’un homme ! continua la Leblanc ; quelles mains ! quelles jambes ! et encore ce n’est rien à présent qu’il est un peu décrassé. Il fallait le voir le jour où il est arrivé avec son sarreau et ses guêtres de cuir ; c’était à faire trembler ! — Tu trouves ? reprit Edmée ; moi, je l’aimais mieux avec son costume de braconnier, cela allait mieux à sa figure et à sa taille. — Il avait l’air d’un bandit ; mademoiselle ne l’a donc pas regardé ? — Si fait.

Le ton dont elle prononça ce si fait me fit frémir, et je ne sais pourquoi l’impression du baiser qu’elle m’avait donné à la Roche-Mauprat me revint sur les lèvres.

— Encore s’il était coiffé ! reprit la duègne ; mais jamais on n’a pu le faire consentir à se laisser poudrer. Saint-Jean m’a dit qu’au moment où il avait approché la houpe de sa tête, il s’était levé furieux, en disant : — Ah ! tout ce que vous voudrez, excepté cette farine-là. Je veux pouvoir remuer la tête sans tousser et éternuer. Dieu ! quel sauvage ! — Mais, au fond, il a bien raison, si la mode n’autorisait pas cette absurdité-là, tout le monde s’apercevrait que c’est laid et incommode. Regarde s’il n’est pas plus beau d’avoir de grands cheveux noirs. — Ces grands cheveux-là ? quelle crinière ! cela fait peur. — D’ailleurs les enfans ne portent pas de poudre, et c’est encore un enfant que ce garçon-là. — Un enfant ! tudieu ! quel marmot ! il en mangerait à son déjeuner des enfans ! c’est un ogre. Mais d’où sort ce gaillard-là ? M. le chevalier l’aura tiré de la charrue pour l’amener ici. Est-ce qu’il s’appelle… Comment donc s’appelle-t-il ? — Curieuse, je t’ai dit qu’il s’appelle Bernard. — Bernard ! et rien avec ? — Rien, pour le moment. Que regardes-tu ? — Il dort comme un loir ! Voyez le balourd ? Je regarde s’il ressemble à M. le chevalier. C’est peut-être un instant d’erreur ; il aura eu un jour d’oubli avec quelque bouvière. — Allons donc, Leblanc, vous allez trop loin… — Eh ! mon Dieu ! mademoiselle, est-ce que M. le chevalier n’a pas été jeune comme un autre ? et cela empêche-t-il la vertu de venir avec l’âge ? — Sans doute, tu sais ce qui en est par expérience. Mais, écoute, ne t’avise pas de taquiner ce jeune homme. Tu as peut-être deviné juste ; mon père exige qu’on le traite comme l’enfant de la maison. — Eh bien ! c’est agréable pour mademoiselle ! Quant à moi, qu’est-ce que cela me fait ? je n’ai pas affaire à ce monsieur-là. — Bah ! si tu avais trente ans de moins !… — Mais est-ce que monsieur a consulté mademoiselle pour installer ce grand brigand-là chez elle ? — Est-ce que tu en doutes ? Y a-t-il au monde un meilleur père que le mien ? — Mademoiselle est bien bonne aussi… Il y a bien des demoiselles à qui cela n’aurait guère convenu. — Et pourquoi donc ? ce garçon-là n’a rien de déplaisant ; quand il sera bien élevé… — Il sera toujours laid à faire peur. — Il s’en faut de beaucoup qu’il soit laid, ma chère Leblanc ; tu es trop vieille, tu ne t’y connais plus.

Leur conversation fut interrompue par le chevalier, qui vint chercher un livre. — Mlle Leblanc est ici ? dit-il d’un air très calme. Je vous croyais en tête-à-tête avec mon fils. Eh bien ! avez-vous causé ensemble, Edmée ? Lui avez-vous dit que vous seriez sa sœur ? Es-tu content d’elle, Bernard ? — Mes réponses ne pouvaient compromettre personne ; c’étaient toujours quatre ou cinq paroles incohérentes, estropiées par la honte. M. de Mauprat retourna à son cabinet, et je me rassis, espérant que ma cousine allait renvoyer sa duègne et me parler. Mais elles échangèrent quelques paroles tout bas ; la duègne resta, et deux mortelles heures s’écoulèrent sans que j’osasse bouger de ma chaise. Je crois qu’Edmée dormait réellement. Quand la cloche sonna le dîner, son père revint me prendre, et, avant de quitter son appartement, il lui dit de nouveau : — Eh bien ! avez-vous causé ? — Oui, oui, mon bon père, répondit-elle avec une assurance qui me confondit.

Il me parut prouvé, d’après cette conduite de ma cousine, qu’elle s’était joué de moi, et que maintenant elle craignait mes reproches. Et puis, l’espérance me revint lorsque je me rappelai le ton dont elle avait parlé de moi avec Mlle Leblanc. J’en vins même à penser qu’elle craignait les soupçons de son père, et qu’elle n’affectait une grande indifférence que pour m’attirer plus sûrement dans ses bras, quand le moment serait venu. Dans l’incertitude, j’attendis. Mais les jours et les nuits se succédèrent sans qu’aucune explication arrivât, et sans qu’aucun message secret m’avertît de prendre patience. Elle descendait au salon une heure le matin ; le soir elle venait dîner et jouait au piquet et aux échecs avec son père. Pendant tout ce temps elle était si bien gardée, que je n’aurais pas même pu échanger un regard avec elle ; le reste du jour elle était inabordable dans sa chambre. Plusieurs fois, voyant que je m’ennuyais de l’espèce de captivité où j’étais forcé de vivre, le chevalier me dit : — Va causer avec Edmée, monte à sa chambre, dis-lui que c’est moi qui t’envoie. — Mais j’avais beau frapper, sans doute on m’entendait venir et on me reconnaissait à mon pas incertain et lourd. Jamais la porte ne s’ouvrait pour moi ; j’étais désespéré, j’étais furieux.

Il est nécessaire que j’interrompe le récit de mes impressions personnelles, pour vous dire ce qui se passait à cette époque dans la triste famille des Mauprat. Jean et Antoine avaient réellement pris la fuite, et quoique les recherches eussent été sévères, il fut impossible de s’emparer de leurs personnes. Tous leurs biens furent saisis, et la vente du fief de la Roche-Mauprat fut décrétée par autorité de justice. Mais on n’alla pas jusqu’au jour de l’adjudication ; M. Hubert de Mauprat fit cesser les poursuites. Il se porta adjudicataire ; les créanciers furent satisfaits, et les titres de propriété de la Roche-Mauprat passèrent dans ses mains.

La petite garnison des Mauprat, composée d’aventuriers de bas étage, avait subi le même sort que ses maîtres. Elle était, comme on sait, réduite depuis long-temps à très peu d’individus. Deux ou trois périrent ; d’autres prirent la fuite ; un seul fut mis en prison. On instruisit son procès, et il paya pour tous. Il fut grandement question d’instruire aussi par contumace contre Jean et Antoine de Mauprat, dont la fuite paraissait prouvée, car on n’avait pas retrouvé leurs corps après le dessèchement du vivier où celui de Gaucher avait surnagé. Mais le chevalier craignit pour l’honneur de son nom une sentence infamante, comme si cette sentence eût pu ajouter quelque chose à l’horreur du nom de Mauprat. Il usa de tout le crédit de M. de La Marche et du sien propre (qui était réel dans la province, surtout à cause de sa grande moralité), pour assoupir l’affaire, et il y réussit. Quant à moi, quoique j’eusse certainement trempé dans plus d’une des exactions de mes oncles, il ne fut pas question de m’accuser même au tribunal de l’opinion publique. Au milieu du déchaînement qu’excitaient mes oncles, on se plut à me considérer uniquement comme un jeune captif, victime de leurs mauvais traitemens, et plein d’heureuses dispositions. Le chevalier, dans sa générosité bienveillante et dans son désir de réhabiliter la famille, exagéra beaucoup à coup sûr mes mérites, et fit partout répandre le bruit que j’étais un ange de douceur et d’intelligence.

Le jour où M. Hubert se porta adjudicataire, il entra dès le matin dans ma chambre, accompagné de sa fille et de l’abbé, et me montrant les actes par lesquels il consommait ce sacrifice (la Roche-Mauprat valait environ 200,000 livres), il me déclara que j’allais être mis sur-le-champ en possession, non-seulement de ma part d’héritage, qui n’était pas considérable, mais de la moitié du revenu de la propriété. En même temps, la propriété totale, fonds et produit, m’allait être assurée par testament du chevalier, le tout à une seule condition, c’est que je consentirais à recevoir une éducation sortable à ma qualité.

Le chevalier avait fait toutes ces dispositions avec bonté et simplicité, moitié par reconnaissance de ce qu’il savait de ma conduite envers Edmée, moitié par orgueil de famille. Mais il ne s’attendait pas à la résistance qu’il trouva en moi au sujet de l’éducation. Je ne saurais dire quel mécontentement souleva en moi le mot de condition. Je crus y voir surtout le résultat de quelque manœuvre d’Edmée, pour se débarrasser de sa parole envers moi.

— Mon oncle, répondis-je après avoir écouté toutes ses offres magnifiques dans un silence absolu, je vous remercie de tout ce que vous voulez faire pour moi ; mais il ne me convient pas de l’accepter. Je n’ai pas besoin de fortune. À un homme comme moi, il ne faut que du pain, un fusil, un chien de chasse, et le premier cabaret qui se trouvera sur la lisière des bois. Puisque vous avez la complaisance de me servir de tuteur, payez-moi la rente de mon huitième de propriété sur le fief, et n’exigez pas que j’apprenne vos sornettes de latin. Un gentilhomme en sait assez quand il peut abattre une sarcelle et signer son nom. Je ne tiens pas à être seigneur de la Roche-Mauprat. C’est assez d’y avoir été esclave. Vous êtes un brave homme, et sur mon honneur, je vous aime ; mais je n’aime guère les conditions. Je n’ai jamais rien fait par intérêt, et j’aime mieux rester ignorant que de devenir bel esprit aux gages du prochain. Quant à ma cousine, je ne consentirai jamais à faire une pareille brèche dans sa fortune. Je sais bien qu’elle ferait volontiers le sacrifice d’une partie de sa dot pour se dispenser…

Edmée, qui était restée fort pâle et comme distraite jusque-là, me lança tout à coup un regard étincelant, et m’interrompit pour me dire avec assurance : — Pour me dispenser de quoi, s’il vous plaît, Bernard ?

Je vis que, malgré son courage, elle était fort émue ; car elle brisa son éventail en le fermant. Je lui répondis, avec un regard où l’honnête malice du campagnard devait se peindre : — Pour vous dispenser, cousine, de tenir certaine promesse que vous m’avez faite à la Roche-Mauprat.

Elle devint plus pâle qu’auparavant, et son visage prit une expression de terreur que déguisait mal un sourire de mépris.

— Quelle promesse lui avez-vous donc faite, Edmée ? dit le chevalier en se tournant vers elle avec candeur. En même temps, le curé me serra le bras à la dérobée, et je compris que le confesseur de ma cousine était en possession de notre secret.

Je haussai les épaules. Leurs craintes me faisaient injure et pitié.

— Elle m’a promis, repris-je en souriant, de me regarder toujours comme son frère et son ami. Ne sont-ce pas là vos paroles, Edmée, et croyez-vous que cela se prouve avec de l’argent ?

Elle se leva avec vivacité, et me tendant la main, elle me dit d’une voix émue : — Vous avez raison, Bernard, vous êtes un grand cœur, et je ne me pardonnerais pas si j’en doutais un instant. Je vis une larme au bord de sa paupière, et je serrai sa main, un peu trop fort sans doute, car elle laissa échapper un petit cri accompagné d’un charmant sourire. Le chevalier m’embrassa, et l’abbé dit à plusieurs reprises, en s’agitant sur sa chaise : — C’est beau, c’est noble ! c’est très beau ! On n’a pas besoin d’apprendre cela dans les livres, ajouta-t-il en s’adressant au chevalier. Dieu écrit sa parole et répand son esprit dans le cœur de ses enfans.

— Vous verrez, dit le chevalier vivement attendri, que ce Mauprat relèvera l’honneur de la famille. Maintenant, mon cher Bernard, je ne te parlerai plus d’affaires. Je sais comment je dois agir, et tu ne peux pas m’empêcher de faire ce que bon me semblera pour que mon nom soit réhabilité dans ta personne. La seule réhabilitation véritable m’est garantie par tes nobles sentimens ; mais il en est encore une autre que tu ne refuseras pas de tenter ; c’est celle des talens et des lumières. Tu t’y prêteras par affection pour nous, je l’espère ; mais ce n’est pas encore le temps d’en parler. Je respecte ta fierté et veux assurer ton existence sans condition. Venez, l’abbé, vous allez m’accompagner à la ville chez mon procureur. La voiture est prête. Vous, enfans, vous allez déjeuner ensemble ; allons, Bernard, donne le bras à ta cousine, ou pour mieux dire, à ta sœur. Apprends la courtoisie des manières, puisque, avec elle, c’est l’expression de ton cœur.

— Vous dites vrai, mon oncle, répondis-je en m’emparant un peu rudement du bras d’Edmée pour descendre l’escalier. Elle tremblait, mais ses joues avaient repris leur incarnat, et un sourire affectueux errait sur ses lèvres.

Quand nous fûmes vis-à-vis l’un de l’autre à table, notre bon accord se refroidit en peu d’instans. Nous redevînmes embarrassés tous les deux ; si nous eussions été seuls, je me serais tiré d’affaire par une de ces brusques sorties que je savais m’imposer à moi-même, quand j’étais trop honteux de ma timidité ; mais la présence de Saint-Jean, qui nous servait, me condamnait au silence sur le point principal. Je pris le parti de parler de Patience et de demander à Edmée comment il se faisait qu’elle fût si bien avec lui, et ce que je devais penser du prétendu sorcier. Elle me raconta en gros l’histoire du philosophe rustique, et me dit que c’était l’abbé Aubert qui l’avait menée à la tour Gazeau. Elle avait été frappée de l’intelligence et de la sagesse du cénobite stoïcien et prenait à causer avec lui un plaisir extrême. De son côté, Patience avait conçu pour elle tant d’amitié, que depuis quelque temps il s’était relâché de ses habitudes, et venait assez souvent lui rendre visite, en même temps qu’à l’abbé.

Vous pensez bien qu’elle eut quelque peine à rendre ces explications intelligibles pour moi. Je fus très frappé des éloges qu’elle donnait à Patience, et de la sympathie qu’elle éprouvait pour ses idées révolutionnaires. C’était la première fois que j’entendais parler d’un paysan comme d’un homme. En outre, j’avais considéré jusque-là le sorcier de la tour Gazeau comme bien au-dessous d’un paysan ordinaire, et voilà qu’Edmée le plaçait au-dessus de la plupart des hommes qu’elle connaissait, et prenait parti pour lui contre la noblesse ; je réussis à en tirer cette conclusion, que l’éducation n’était pas si nécessaire que le chevalier et l’abbé voulaient bien me le faire croire. Je ne sais guère mieux lire que Patience, ajoutai-je, et je voudrais bien que vous eussiez autant de plaisir dans ma société que dans la sienne ; mais il n’y paraît guère, cousine, car depuis que je suis ici…

Comme nous quittions alors la table et que je me réjouissais de me trouver enfin seul avec elle, j’allais devenir beaucoup plus explicite, lorsqu’en entrant dans le salon, nous y trouvâmes M. de La Marche qui venait d’arriver et qui entrait par la porte opposée. Je le donnai, dans mon cœur, à tous les diables.

M. de La Marche était un jeune seigneur tout-à-fait à la mode de son époque : épris de philosophie nouvelle, grand voltairien, grand admirateur de Franklin, plus honnête qu’intelligent, comprenant moins ses oracles qu’il n’avait le désir et la prétention de les comprendre ; assez mauvais logicien, car il trouva ses idées beaucoup moins bonnes, et ses espérances politiques beaucoup moins douces, le jour où la nation française se mit en tête de les réaliser ; au demeurant plein de bons sentimens, se croyant beaucoup plus confiant et romanesque qu’il ne l’était en effet ; un peu plus fidèle à ses préjugés de caste et beaucoup plus sensible à l’opinion du monde, qu’il ne se flattait et se piquait de l’être : voilà tout l’homme. Sa figure était charmante, mais je la trouvais excessivement fade, car j’avais contre lui la plus ridicule animosité. Ses manières gracieuses me semblaient serviles auprès d’Edmée ; j’eusse rougi de les imiter, et pourtant je n’étais occupé qu’à renchérir sur les petits services qu’il pouvait lui rendre. Nous sortîmes dans le parc, qui était considérable et coupé par l’Indre. Chemin faisant, il se rendit agréable de mille manières ; il n’apercevait pas une violette qu’il ne la cueillît pour l’offrir à ma cousine. Mais quand nous arrivâmes au bord du ruisseau, nous trouvâmes la planche sur laquelle on le traversait en cet endroit, rompue et emportée par les orages des jours précédens. Alors je pris Edmée dans mes bras sans lui en demander la permission, et je traversai tranquillement. J’avais de l’eau jusqu’à la ceinture, et je portai ma cousine à bras tendus avec tant de force et de précision, qu’elle ne mouilla pas un de ses rubans. M. de La Marche, ne voulant pas paraître plus délicat que moi, n’hésita point à mouiller ses beaux habits et à me suivre avec des éclats de rire un peu forcés ; mais quoiqu’il ne portât aucun fardeau, il trébucha plusieurs fois sur les pierres dont le lit de la rivière était encombré, et ne nous rejoignit qu’avec peine. Edmée ne riait pas ; je crois qu’en faisant malgré elle cette épreuve de ma force et de ma hardiesse, elle fut très effrayée de songer à l’amour qu’elle m’inspirait. Elle était même irritée, et me dit, lorsque je la déposai doucement sur le rivage : « Bernard, je vous prie de ne jamais recommencer de pareilles plaisanteries. » — Ah ! bon, lui dis-je, vous ne vous en fâcheriez pas de la part de l’autre. — Il ne se les permettrait pas, reprit-elle. — Je le crois bien, répondis-je ; il s’en garderait ! Regardez comme le voilà fait ; — et moi, je ne vous ai pas dérangé un cheveu. Il ramasse très bien les violettes ; mais, croyez-moi, dans un danger, ne lui donnez pas la préférence.

M. de La Marche me fit de grands complimens sur cet exploit. J’avais espéré qu’il serait jaloux. Il ne parut pas seulement y songer, et prit son parti gaiement sur le pitoyable état de sa toilette. Il faisait extrêmement chaud, et nous étions séchés avant la fin de la promenade ; mais Edmée demeura triste et préoccupée. Il me sembla qu’elle faisait effort pour me montrer autant d’amitié que pendant le déjeuner. J’en fus affecté, car je n’étais pas seulement amoureux d’elle, je l’aimais. Il m’eût été impossible de faire cette distinction ; mais les deux sentimens étaient en moi : la passion et la tendresse.

Le chevalier et l’abbé rentrèrent à l’heure du dîner. Ils s’entretinrent à voix basse avec M. de La Marche, du réglement de mes affaires, et au peu de mots que j’entendis malgré moi, je compris qu’ils venaient d’assurer mon existence dans les conditions brillantes qu’ils m’avaient annoncées le matin. J’eus la mauvaise honte de ne point en témoigner naïvement ma reconnaissance. Cette générosité me troublait, je n’y comprenais rien ; je m’en méfiais presque comme d’une embûche qu’on me tendait pour m’éloigner de ma cousine. Je n’étais pas sensible aux avantages de la fortune. Je n’avais pas les besoins de la civilisation, et les préjugés nobiliaires étaient chez moi un point d’honneur, nullement une vanité sociale. Voyant qu’on ne me parlait pas ouvertement, je pris le parti peu gracieux de feindre une complète ignorance.

Edmée devint toujours plus triste. Je remarquai que ses regards se portaient alternativement sur M. de La Marche et sur moi avec une inquiétude vague. Toutes les fois que je lui adressais la parole, ou même que j’élevais la voix en parlant aux autres personnes, elle tressaillait, puis elle fronçait légèrement le sourcil, comme si ma voix lui eût causé une douleur physique. Elle se retira aussitôt après le dîner ; son père la suivit avec inquiétude. — Ne remarquez-vous pas, dit l’abbé en les voyant s’éloigner et en s’adressant à M. de La Marche, que Mlle de Mauprat est bien changée depuis ces derniers temps ? — Elle est maigrie, répondit le lieutenant-général, mais je crois qu’elle n’en est que plus belle. — Oui, mais je crains qu’elle ne soit plus malade qu’elle ne l’avoue, repartit l’abbé. Son caractère est aussi changé que sa figure. Elle est triste. — Triste ? mais il me semble qu’elle n’a jamais été aussi gaie que ce matin, n’est-il pas vrai, monsieur Bernard ? C’est depuis la promenade seulement qu’elle s’est plaint d’avoir un peu de migraine. — Je vous dis qu’elle est triste, reprit l’abbé ; quand elle est gaie, elle l’est plus que de raison. Il y a quelque chose d’étrange alors et de forcé en elle, qui n’est pas du tout dans sa manière d’être accoutumée. Puis un instant après, elle retombe dans une mélancolie que je n’avais jamais remarquée avant la fameuse nuit de la forêt. Soyez sûr que les émotions de cette nuit ont été graves. — Elle a été témoin, en effet, d’une scène affreuse à la tour Gazeau, dit M. de La Marche ; et puis cette course de son cheval à travers la forêt, lorsqu’elle a été emportée loin de la chasse, a dû la fatiguer et l’effrayer beaucoup. — Cependant elle est douée d’un courage si admirable !… Dites-moi, cher monsieur Bernard, lorsque vous la rencontrâtes dans la forêt, vous parut-elle très épouvantée ? — Dans la forêt ! repris-je, je ne l’ai point rencontrée dans la forêt. — Non, c’est dans la Varenne que vous l’avez rencontrée, dit l’abbé avec précipitation… À propos, monsieur Bernard, voulez-vous bien me permettre de vous dire un mot d’affaires en particulier sur votre propriété de… Il m’entraîna hors du salon, et me dit à voix basse : — Il ne s’agit pas d’affaires ; je vous supplie de ne laisser soupçonner à qui que ce soit, pas même à M. de La Marche, que Mlle de Mauprat ait été seulement l’espace d’une seconde à la Roche-Mauprat. — Et pourquoi donc ? demandai-je ; n’y a-t-elle pas été sous ma protection ? N’en est-elle pas sortie pure, grâce à moi ? Et peut-on ignorer dans le pays qu’elle y ait passé deux heures ? — On l’ignore entièrement, répondit-il ; au moment où elle en sortait, la Roche-Mauprat tombait sous les coups des assiégeans, et aucun de ses hôtes ne reviendra du sein de la tombe, ou du fond de l’exil, pour raconter ce fait. Quand vous connaîtrez davantage le monde, vous comprendrez de quelle importance il est pour la réputation d’une jeune personne, qu’on ne puisse pas supposer que l’ombre d’un danger ait seulement passé sur son honneur. En attendant, je vous adjure, au nom de son père, au nom de l’amitié que vous avez pour elle, et que vous lui avez exprimée ce matin d’une manière si noble et si touchante !… — Vous êtes très adroit, monsieur l’abbé, dis-je en l’interrompant, toutes vos paroles ont un sens caché que je comprends fort bien, tout grossier que je suis. Dites à ma cousine qu’elle se rassure. Je n’ai pas sujet de nier sa vertu, très certainement, et je ne suis d’ailleurs pas capable de faire manquer le mariage qu’elle désire. Dites-lui que je ne réclame d’elle qu’une chose, c’est cette promesse d’amitié qu’elle m’a faite à la Roche-Mauprat, — Cette promesse a donc à vos yeux une singulière solennité ? dit l’abbé, et quelle méfiance peut-elle vous laisser en ce cas ? Je le regardai fixement, et comme il me semblait troublé, je pris plaisir à le tourmenter, espérant qu’il rapporterait mes paroles à Edmée. — Aucune, répondis-je ; seulement je vois qu’on craint l’abandon de M. de La Marche, au cas où l’aventure de la Roche-Mauprat viendrait à se découvrir. Si ce monsieur est capable de soupçonner Edmée, et de lui faire outrage à la veille de ses noces, il me semble qu’il y a un moyen bien simple de raccommoder tout cela. — Et lequel, selon vous ? — C’est de le provoquer et de le tuer. — Je pense que vous ferez tout pour éviter cette dure nécessité et ce péril affreux au respectable M. Hubert. — Je les lui éviterai de reste, en me chargeant de venger ma cousine. C’est mon droit, monsieur l’abbé ; je connais les devoirs d’un gentilhomme tout aussi bien que si j’avais appris le latin. Vous pouvez le lui dire de ma part. Qu’elle dorme en paix ; je me tairai, et si cela ne sert à rien, je me battrai. — Mais, Bernard, reprit l’abbé d’un ton insinuant et doux, songez-vous à l’attachement de votre cousine pour M. de La Marche ? — Eh bien ! raison de plus, m’écriai-je saisi d’un mouvement de rage ; et je lui tournai le dos brusquement.

L’abbé rapporta toute cette conversation à la pénitente. Le rôle de ce digne prêtre était fort embarrassant. Il avait reçu sous le sceau de la confession une confidence à laquelle il ne pouvait que faire des allusions très détournées en s’entretenant avec moi. Cependant il espérait, au moyen de ces délicates allusions, me faire comprendre le crime de mon obstination, et m’amener à y renoncer loyalement. Il augurait trop bien de moi. Tant de vertu était au-dessus de mes forces, comme elle était au-dessus de mon intelligence,

x.

Quelques jours se passèrent dans un calme apparent. Edmée se disait souffrante et sortait peu de sa chambre. M. de La Marche venait presque tous les jours, son château étant situé à peu de distance. Je le prenais de plus en plus en aversion, malgré les politesses dont il me comblait. Je ne comprenais rien à ces affectations de philosophie, et je le combattais avec toute la grossièreté de préjugés et d’expressions dont j’étais susceptible. Ce qui me consolait un peu de mes souffrances secrètes, c’était de voir qu’il n’était pas reçu plus que moi dans les appartemens d’Edmée.

Le seul évènement de cette semaine fut l’installation de Patience dans une cabane voisine du château. Depuis que l’abbé Aubert avait trouvé auprès du chevalier une existence à l’abri des persécutions ecclésiastiques, il n’y avait plus pour lui de nécessité à voir secrètement son ami le cénobite. Il l’avait donc vivement engagé à quitter le séjour des bois et à se rapprocher de lui. Patience s’était fait beaucoup prier. Tant d’années passées dans la solitude l’avaient tellement attaché à sa tour Gazeau, qu’il hésitait à lui préférer la société de son ami. En outre il disait que l’abbé allait se corrompre dans le commerce des grands ; que bientôt il subirait, à son insu, l’influence des vieilles idées, et qu’il se refroidirait à l’égard de la cause sainte. Il est vrai qu’Edmée avait gagné le cœur de Patience, et qu’en lui offrant une petite habitation appartenant à son père, et située dans un ravin pittoresque, à la sortie de son parc, elle s’y était pris avec assez de grâce et de délicatesse pour ne pas blesser sa fierté chatouilleuse. C’était à l’effet de terminer cette grande négociation que l’abbé s’était rendu à la tour Gazeau avec Marcasse, le jour où, retenus par l’orage, ils avaient donné asile à Edmée et à moi. La scène affreuse qui suivit notre arrivée trancha toutes les irrésolutions de Patience. Enclin aux idées pythagoriciennes, il avait horreur du sang répandu. La mort d’une biche lui arrachait des larmes, comme au Jacques de Shakspeare ; à plus forte raison les meurtres humains lui étaient impossibles à contempler : et du moment que la tour Gazeau eut été le spectacle de deux morts tragiques, elle lui sembla souillée, et rien n’eût pu le décider à y passer une nuit de plus. Il nous suivit à Sainte-Sévère, et bientôt il laissa vaincre ses scrupules philosophiques par les séductions d’Edmée. La maisonnette dont on lui fit accepter la jouissance était assez humble pour ne pas le faire rougir d’une transaction trop apparente avec la civilisation. Il y trouva une solitude moins profonde qu’à la tour Gazeau ; mais les fréquentes visites de l’abbé et celles d’Edmée ne lui laissèrent pas le droit de s’en plaindre.

Ici le narrateur interrompit de nouveau son récit pour entrer dans le développement du caractère de Mlle de Mauprat.

— Edmée, dit-il, et croyez bien que ce n’est pas le langage de la prévention, était, au sein de sa modeste obscurité, une des femmes les plus parfaites qu’il y eut en France. Pour qu’elle fût citée et vantée entre toutes, il ne lui a manqué que le désir ou la nécessité de se faire connaître au monde. Mais elle était heureuse dans sa famille, et la plus douce simplicité couronnait ses hautes facultés et ses hautes vertus. Elle ignorait son mérite comme je l’ignorais moi-même à cette époque, où, brute avide, je ne la voyais que par les yeux du corps, et croyais ne l’aimer que parce qu’elle était belle. Il faut dire aussi que son fiancé, M. de La Marche, ne la comprenait guère mieux. Il avait développé la pâle intelligence dont il était doué à la froide école de Voltaire et d’Helvétius. Edmée avait allumé sa vaste intelligence aux brûlantes déclamations de Jean-Jacques. Un temps est venu où j’ai compris Edmée ; le temps où M. de La Marche l’aurait comprise ne fût jamais arrivé.

Edmée, privée de sa mère dès le berceau, et abandonnée à ses jeunes inspirations par un père plein de confiance, de bonté et d’incurie, s’était formée à peu près seule. L’abbé Aubert, qui lui avait fait faire sa première communion, n’avait point proscrit de ses lectures les philosophes qui l’avaient séduit lui-même. Ne trouvant autour d’elle ni contradiction, ni même discussion, car, en toutes choses, elle entraînait son père, dont elle était l’idole, Edmée était restée fidèle à des principes en apparence bien opposés, la philosophie, qui préparait la ruine du christianisme, et le christianisme, qui proscrivait l’esprit d’examen. Pour expliquer cette contradiction, il faut que vous vous reportiez à ce que je vous ai dit de l’effet que produisit sur l’abbé Aubert la profession de foi du vicaire savoyard. Vous n’ignorez pas d’ailleurs que, dans les ames poétiques, le mysticisme et le doute règnent de pair. Jean-Jacques en fut un exemple éclatant et magnifique, et vous savez quelles sympathies il éveilla chez les prêtres et chez les nobles, alors même qu’il les gourmandait avec tant de véhémence. Quels miracles n’opère pas la conviction, aidée d’une éloquence sublime ! Edmée avait bu à cette source vive avec toute l’avidité d’une ame ardente. Dans ses rares voyages à Paris, elle avait recherché les ames sympathiques à la sienne. Mais là elle avait trouvé tant de nuances, si peu d’accord, et surtout, malgré la mode, tant de préjugés indestructibles, qu’elle s’était rattachée avec amour à sa solitude et à ses poétiques rêveries sous les vieux chênes de son parc. Elle parlait déjà de ses déceptions, et refusait avec un bon sens au-dessus de son âge, et peut-être de son sexe, toutes les occasions de se mettre en rapport direct avec ces philosophes dont les écrits faisaient sa vie intellectuelle. — Je suis un peu sybarite, disait-elle en souriant. J’aime mieux respirer un bouquet de roses préparé pour moi dès le matin dans un vase, que d’aller le chercher au milieu des épines et à l’ardeur du soleil.

Ce qu’elle disait de son sybaritisme n’était d’ailleurs qu’une figure. Élevée aux champs, elle était forte, active, courageuse, enjouée ; elle joignait à toutes les grâces de la beauté délicate toute l’énergie de la santé physique et morale. C’était une fière et intrépide jeune fille, autant qu’une douce et affable châtelaine. Je l’ai trouvée souvent bien haute et bien dédaigneuse ; Patience et les pauvres de la contrée l’ont toujours trouvée humble et débonnaire.

Edmée chérissait les poètes presque autant que les philosophes spiritualistes : elle se promenait toujours un livre à la main. Un jour qu’elle avait pris le Tasse, elle rencontra Patience ; et, selon sa coutume, il s’enquit, avec curiosité, et de l’auteur et du sujet. Il fallut qu’Edmée lui fît comprendre les croisades ; ce ne fut pas le plus difficile. Grace aux récits de l’abbé et à sa prodigieuse mémoire des faits, Patience connaissait passablement le canevas de l’histoire universelle. Mais ce qu’il eut de la peine à saisir, ce fut le rapport et la différence de la poésie épique à l’histoire. D’abord il était indigné des fictions des poètes, et prétendait qu’on n’eût jamais dû souffrir de telles impostures. Puis, quand il eut compris que la poésie épique, loin d’induire les générations en erreur, donnait, avec de plus grandes proportions, une éternelle durée à la gloire des faits héroïques, il demanda pourquoi tous les faits importans n’avaient pas été chantés par les bardes, et pourquoi l’histoire de l’humanité n’avait pas trouvé une forme populaire qui pût, sans le secours des lettres, se graver dans toutes les mémoires. Il pria Edmée de lui expliquer une strophe de la Jérusalem : il y prit goût, et elle lui en lut un chant en français. Quelques jours plus tard, elle lui en fit connaître un second, et bientôt Patience connut tout le poème. Il se réjouit d’apprendre que ce récit héroïque était populaire en Italie, et essaya, en résumant ses souvenirs, de leur donner en prose grossière une forme abrégée ; mais il n’avait nullement la mémoire des mots. Agité par ses vives impressions, mille images grandioses passaient devant ses yeux. Il les exprimait dans des improvisations où son génie triomphait de la barbarie de son langage ; mais il lui était impossible de ressaisir ce qu’il avait dit. Il eût fallu qu’on pût l’écrire sous sa dictée, et encore cela n’eût servi de rien ; car, au cas où il eût réussi à le lire, sa mémoire, n’étant exercée qu’au raisonnement, n’avait jamais pu conserver un fragment quelconque précisé par la parole. Il citait pourtant beaucoup, et son langage était parfois biblique. Mais, au-delà de certaines expressions qu’il affectionnait et d’un nombre de courtes sentences qu’il trouvait encore moyen de s’approprier, il n’avait rien retenu des pages qu’il s’était fait souvent relire, et qu’il écoutait toujours avec la même émotion que la première fois. C’était un véritable plaisir que de voir l’effet des beautés poétiques sur cette puissante organisation. Peu à peu l’abbé, Edmée et moi-même, par la suite, nous vînmes à bout de lui faire connaître Homère et Dante. Il était si frappé des évènemens, qu’il pouvait faire l’analyse de la Divine Comédie d’un bout à l’autre sans oublier ni transposer la moindre partie du voyage, des rencontres et des émotions du poète ; là se bornait sa puissance. Quand il essayait de ressaisir quelques-unes des expressions qui l’avaient charmé à l’audition, il arrivait à une abondance de métaphores et d’images qui tenait du délire. Cette initiation de Patience à la poésie marqua dans sa vie une époque de transformation ; elle lui donna en rêve l’action qui manquait à son existence réelle. Il contempla dans un miroir magique des combats gigantesques, vit des héros hauts de dix coudées ; il comprit l’amour qu’il n’avait jamais connu ; il combattit, il aima, il vainquit, il éclaira les peuples, pacifla le monde, redressa les torts du genre humain, et bâtit des temples au grand esprit de l’univers ; il vit dans la sphère étoilée tous les dieux de l’Olympe, pères de la primitive humanité ; il lut, dans les constellations, l’histoire de l’âge d’or et celle des âges d’airain ; il entendit dans le vent d’hiver les chants de Morven, et salua dans les nuées orageuses les spectres de Fingal et de Comala. « Avant de connaître les poètes, disait-il dans ses dernières années, j’étais comme un homme à qui manquerait un sens. Je voyais bien que ce sens était nécessaire, puisque tant de choses en sollicitaient l’exercice. Je me promenais seul la nuit avec inquiétude, me demandant pourquoi je ne pouvais dormir ; pourquoi j’avais tant de plaisir à regarder les étoiles, que je ne pouvais m’arracher à cette contemplation ; pourquoi mon cœur battait tout d’un coup de joie en voyant certaines couleurs, ou s’attristait jusqu’aux larmes à l’audition de certains sons ; je m’en effrayais quelquefois jusqu’à m’imaginer, en comparant mon agitation continuelle à l’insouciance des autres hommes de ma classe, que j’étais fou. Mais je m’en consolais bientôt en me disant que ma folie m’était douce, et j’eusse mieux aimé n’être plus que d’en guérir. À présent, il me suffit de savoir que ces choses ont été trouvées belles de tout temps, par tous les hommes intelligens, pour comprendre ce qu’elles sont, et en quoi elles sont utiles à l’homme. Je me réjouis dans la pensée qu’il n’y a pas une fleur, pas une nuance, pas un souffle d’air qui n’ait fixé l’attention et ému le cœur d’autres hommes, jusqu’à recevoir un nom consacré chez tous les peuples. Depuis que je sais qu’il est permis à l’homme, sans dégrader sa raison, de peupler l’univers et de l’expliquer avec ses rêves, je vis tout entier dans la contemplation de l’univers ; et quand la vue des misères et des forfaits de la société brise mon cœur et soulève ma raison, je me rejette dans mes rêves, je me dis que puisque tous les hommes se sont entendus pour aimer l’œuvre divine, ils s’entendront aussi un jour pour s’aimer les uns les autres. Je m’imagine que, de père en fils, les éducations vont en se perfectionnant. Peut-être suis-je le premier ignorant qui ait deviné ce dont il n’avait aucune idée communiquée du dehors. Peut-être aussi que bien d’autres avant moi se sont inquiétés de ce qui se passait en eux-mêmes, et sont morts sans en trouver le premier mot. Pauvres gens que nous sommes ! ajoutait Patience, on ne nous défend ni l’excès du travail physique, ni celui du vin, ni aucune des débauches qui peuvent détruire notre intelligence. Il y a des gens qui paient cher le travail des bras, afin que les pauvres, pour satisfaire les besoins de leur famille, travaillent au-delà de leurs forces ; il y a des cabarets et d’autres lieux plus dangereux encore, où le gouvernement prélève, dit-on, ses bénéfices ; il y a aussi des prêtres qui montent en chaire pour nous dire ce que nous devons au seigneur de notre village, et jamais ce que notre seigneur nous doit. Il n’y a pas d’écoles où l’on nous enseigne nos droits, où l’on nous apprenne à distinguer nos vrais et honnêtes besoins des besoins honteux et funestes, où l’on nous dise enfin à quoi nous pouvons et devons penser quand nous avons sué tout le jour au profit d’autrui, et quand nous sommes assis le soir au seuil de nos cabanes à regarder les étoiles rouges sortir de l’horizon. »

Ainsi raisonnait Patience ; et croyez bien qu’en traduisant sa parole dans notre langue méthodique, je lui ôte toute sa grâce, toute sa verve et toute son énergie. Mais qui pourrait redire l’expression textuelle de Patience ? Son langage n’appartenait qu’à lui seul ; c’était un composé du vocabulaire borné, mais vigoureux, des paysans, et des métaphores les plus hardies des poètes, dont il enhardissait encore le tour poétique. À cet idiome mélangé, son esprit synthétique donnait l’ordre et la logique. Une incroyable abondance naturelle suppléait à la concision de l’expression propre. Il fallait voir quelle lutte téméraire sa volonté et sa conviction livraient à l’impuissance de ses formules ; tout autre que lui n’eût pu s’en tirer avec honneur ; et je vous assure que pour qui songeait à quelque chose de plus sérieux qu’à rire de ses solécismes et de ses hardiesses, il y avait dans cet homme matière aux plus importantes observations sur le développement de l’esprit humain, et à la plus tendre admiration pour la beauté morale primitive.

À l’époque où je compris entièrement Patience, j’avais un lien sympathique avec lui dans ma destinée exceptionnelle. Comme lui, j’avais été inculte ; comme lui, j’avais cherché au dehors l’explication de mon être, comme on cherche le mot d’une énigme. Grâce aux circonstances fortuites de la naissance et de la richesse, j’étais arrivé à un développement complet, tandis que Patience se débattit jusqu’à la mort dans les ténèbres d’une ignorance dont il ne voulait ni ne pouvait sortir ; mais ce ne fut pour moi qu’un sujet de plus de reconnaître la supériorité de cette organisation puissante, qui se dirigeait plus hardiment, à l’aide de faibles lueurs instinctives, que moi à la clarté de tous les flambeaux de la science, et qui n’avait pas eu d’ailleurs un seul mauvais penchant à vaincre, tandis que je les avais eus tous.

Mais à l’époque dont j’ai à poursuivre le récit, Patience n’était, à mes yeux, qu’un personnage grotesque, objet d’amusement pour Edmée, et de compassion charitable pour l’abbé Aubert. Lorsqu’ils me parlaient de lui d’un ton sérieux, je ne les comprenais plus, et je m’imaginais qu’ils prenaient ce sujet comme une sorte de texte parabolique, pour me démontrer les avantages de l’éducation, la nécessité de s’y prendre de bonne heure, et les regrets inutiles des vieilles années.

J’allais rôder cependant dans les taillis dont sa nouvelle demeure était entourée, parce que j’avais vu Edmée s’y rendre à travers le parc, et que j’espérais obtenir, par surprise, un tête-à-tête avec elle, au retour. Mais elle était toujours accompagnée de l’abbé, quelquefois même de son père, et si elle restait seule avec le vieux paysan, il l’escortait ensuite jusqu’au château. Souvent, caché dans les touffes d’un if monstrueux, qui étendait ses nombreux rejets et ses branches pendantes à quelques pas de cette chaumière, je vis Edmée assise au seuil, un livre à la main. Tandis que Patience l’écoutait les bras croisés, la tête courbée sur la poitrine et brisée en apparence par l’effort de l’attention, je m’imaginais alors qu’Edmée essayait de lui apprendre à lire, et je la trouvais folle de s’obstiner à une éducation impossible. Mais elle était belle aux reflets du couchant, sous le pampre jaunissant de la chaumière, et je la contemplais en me disant qu’elle m’appartenait, en me jurant à moi-même de ne jamais céder à la force ni à la persuasion qui voudraient m’y faire renoncer.

Depuis quelques jours ma souffrance était excitée au dernier point ; je ne trouvais d’autres moyens de m’y soustraire qu’en buvant beaucoup à souper, afin d’être à peu près abruti à cette heure si douloureuse et si blessante pour moi, où elle quittait le salon, après avoir embrassé son père, donné sa main à baiser à M. de La Marche, et dit en passant devant moi : « Bonsoir, Bernard ! » d’un ton qui semblait dire : Aujourd’hui finit comme hier et demain finira comme aujourd’hui. C’est en vain que j’allais m’asseoir dans le fauteuil le plus voisin de la porte, de manière à ce qu’elle ne put sortir sans que son vêtement effleurât le mien ; je n’en obtenais jamais autre chose, et je n’avançais pas ma main pour solliciter la sienne, car elle me l’eût accordée d’un air négligent, et je crois que je l’eusse brisée, dans ma colère.

Grâce aux larges libations du souper, je parvenais à m’enivrer silencieusement et tristement. Je m’enfonçais ensuite dans mon fauteuil de prédilection, et j’y restais sombre et assoupi jusqu’à ce que, les fumées du vin étant dissipées, j’allasse promener dans le parc mes rêves insensés et mes projets sinistres.

On ne semblait pas s’apercevoir de cette grossière habitude. Il y avait pour moi, dans la famille, tant d’indulgence et de bonté, qu’on craignait de me faire la plus légitime observation ; mais on avait très bien remarqué ma honteuse passion pour le vin, et le curé en avisa Edmée. Un soir à souper, elle me regarda fixement à plusieurs reprises et avec une expression étrange. Je la regardai à mon tour, espérant qu’elle me provoquait, mais nous en fûmes quittes pour un échange de regards malveillans. En sortant de table, elle me dit tout bas, très vite et d’un ton impérieux : — Corrigez-vous de boire et apprenez tout ce que l’abbé vous enseignera. Cet ordre et ce ton d’autorité, loin de me donner de l’espérance, me parurent si révoltans, que toute ma timidité se dissipa en un instant. J’attendis l’’heure où elle montait à sa chambre, et je sortis un peu avant elle pour aller l’attendre sur l’escalier. — Croyez-vous, lui dis-je, que je sois dupe de vos mensonges, et que je ne m’aperçoive pas très bien, depuis un mois que je suis ici sans que vous m’adressiez la parole, que vous m’avez berné comme un sot ? Vous m’avez menti, et aujourd’hui vous me méprisez, parce que j’ai eu l’honnêteté de croire à votre parole. — Bernard, me dit-elle d’un ton froid, ce n’est pas ici le lieu et l’heure de nous expliquer. — Oh ! je sais bien, repris-je, que ce ne sera jamais le lieu ni l’heure selon vous ; mais je saurai les trouver, n’en doutez pas. Vous avez dit que vous m’aimiez ; vous m’avez jeté les bras au cou, et vous m’avez dit en m’embrassant, — ici, — je sens encore vos lèvres sur ma joue : « Sauve-moi, et je jure par l’Évangile, par l’honneur, par le souvenir de ma mère et de la tienne, que je t’appartiendrai. » Je sais bien que vous avez dit tout cela parce que vous aviez peur de ma force ; et ici, je sais bien que vous me fuyez parce que vous avez peur de mon droit. Mais vous n’y gagnerez rien ; je jure que vous ne vous jouerez pas long-temps de moi. — Je ne vous appartiendrai jamais, répondit-elle avec une froideur de plus en plus glaciale, si vous ne changez pas de langage, de manières et de sentimens. Tel que vous êtes, je ne vous crains pas. Je pouvais, lorsque vous me paraissiez bon et généreux, vous céder moitié par peur et moitié par sympathie ; mais du moment que je ne vous aime plus, je ne vous crains pas davantage. Corrigez-vous, instruisez-vous, et nous verrons. — Fort bien, lui dis-je ; voilà une promesse que j’entends. J’agirai en conséquence, et ne pouvant être heureux, je serai vengé. — Vengez-vous tant qu’il vous plaira, dit-elle, cela fera que je vous mépriserai.

Elle tira, en parlant ainsi, un papier de son sein, et le brûla tranquillement à la flamme de sa bougie. — Qu’est-ce que vous faites là ? lui dis-je. — Je brûle une lettre que je vous avais écrite, répondit-elle. Je voulais vous faire entendre raison ; mais c’est bien inutile ; on ne s’explique pas avec les brutes. — Vous allez me donner cette lettre ! m’écriai-je en me jetant sur elle pour lui arracher le papier enflammé. Mais elle le retira brusquement, et l’éteignant dans sa main avec intrépidité, elle jeta le flambeau à mes pieds, et s’échappa dans les ténèbres. Je la poursuivis en vain.

Elle gagna la porte de son appartement avant moi, et la poussa sur elle. J’entendis tirer les verroux et la voix de Mlle Leblanc qui demandait à sa jeune maîtresse la cause de sa frayeur. — Ce n’est rien, répondit la voix tremblante d’Edmée, c’est une espièglerie.

Je descendis au jardin, et j’arpentai les allées d’un pas effréné. À cette fureur succéda la plus profonde tristesse. Edmée fière et audacieuse me paraissait plus belle et plus désirable que jamais. Il est de la nature de tous les désirs de s’irriter et de s’alimenter de la résistance. Je sentis que je l’avais offensée, qu’elle ne m’aimait pas, qu’elle ne m’aimerait peut-être jamais, et sans renoncer à la criminelle résolution de la posséder par la force, je cédai à la douleur que me causait sa haine. J’allai m’appuyer au hasard contre un mur sombre, et cachant ma tête dans mes mains, j’exhalai des sanglots désespérés. Ma robuste poitrine se brisait, et mes larmes ne la soulageaient pas à mon gré ; j’aurais voulu rugir et je mordais mon mouchoir pour ne pas céder à cette tentation. Le bruit sinistre de mes cris étouffés éveilla l’attention d’une personne qui priait dans la chapelle de l’autre côté du mur où je m’étais adossé à tout hasard. Une fenêtre en ogive, garnie de ses meneaux de pierre surmontés d’un trèfle, était située immédiatement à la hauteur de ma tête. — Qui donc est là ? demanda une figure pâle qu’éclairait le rayon oblique de la lune à son lever. En reconnaissant Edmée, je voulus m’éloigner ; mais elle passa son beau bras entre les meneaux, et me saisit par le collet de mon habit en disant : — Pourquoi donc pleurez-vous, Bernard ?

Je cédai à cette douce violence, moitié honteux d’avoir laissé surprendre le secret de ma faiblesse, moitié ravi de voir qu’Edmée n’y était pas insensible. — Quel chagrin avez-vous donc ? reprit-elle. Qui peut vous arracher de tels sanglots ? — Vous me méprisez, vous me haïssez, et vous demandez pourquoi je souffre, pourquoi je suis en colère. — C’est donc de colère que vous pleurez ? dit-elle en retirant son bras. — C’est de colère et d’autre chose encore, répondis-je. — Mais quoi encore ? dit Edmée. — Je n’en sais rien ; peut-être de chagrin, comme vous avez dit. Le fait est que je souffre ; ma poitrine se brise. Il faut que je vous quitte, Edmée, et que j’aille vivre au milieu des bois. Je ne puis pas rester ici. — Pourquoi souffrez-vous tant ? Expliquez-vous, Bernard : voici l’occasion de nous expliquer. — Oui, avec un mur entre nous. Je conçois que vous n’ayez pas peur de moi ici. — Et pourtant je ne vous témoigne que de l’intérêt, il me semble, et je n’ai pas été aussi affectueuse il y a une heure, lorsqu’il n’y avait pas un mur entre nous ? — Je crois que vous n’êtes pas craintive, Edmée, parce que vous avez toujours la ressource d’éviter les gens ou de les attraper avec de belles paroles. Ah ! on m’avait bien dit que toutes les femmes sont menteuses et qu’il n’en faut aimer aucune. — Qu’est-ce qui vous disait cela ? Votre oncle Jean, ou votre oncle Gaucher, ou votre grand-père Tristan ? — Raillez, raillez-moi tant que vous voudrez ! Ce n’est pas ma faute si j’ai été élevé par eux. Mais ils pouvaient dire parfois quelque chose de vrai. — Bernard, voulez-vous que je vous dise pourquoi ils croyaient les femmes menteuses ? — Dites. — C’est qu’ils employaient la violence et la tyrannie avec des êtres plus faibles qu’eux. Toutes les fois qu’on se fait craindre, on risque d’être trompé. Lorsque, dans votre enfance, Jean vous frappait, n’avez-vous jamais évité ses brutales corrections en déguisant vos petites fautes ? — C’est vrai ; c’était ma seule ressource. — La ruse est donc, sinon le droit, du moins la ressource des opprimés. Ne le sentez-vous pas ? — Je sens que je vous aime, et qu’il n’y a pas là de motif pour que vous me trompiez. — Aussi, qui vous dit que je vous trompe ? — Vous m’avez trompé ; vous m’avez dit que vous m’aimiez, vous ne m’aimiez pas. — Je vous aimais, parce que je vous voyais, partagé entre de détestables principes et un cœur généreux, pencher vers la justice et l’honnêteté. Et je vous aime, parce que je vois que vous triomphez des mauvais principes, et que vos méchantes inspirations sont suivies des larmes d’un bon cœur. Voilà ce que je puis vous dire devant Dieu et la main sur la conscience, aux heures où je vous vois tel que vous êtes. Il y a d’autres momens où vous semblez si au-dessous de vous-même, que je ne vous reconnais plus, et que je crois ne pas vous aimer. Il ne tient qu’à vous, Bernard, que je ne doute jamais ni de vous ni de moi.

— Et comment faut-il faire pour cela ?

— Vous corriger de vos mauvaises habitudes, ouvrir l’oreille aux bons conseils, le cœur aux préceptes de la morale. Vous êtes un sauvage, Bernard, et soyez bien sûr que ce n’est ni votre gaucherie à faire un salut, ni votre ignorance à tourner un compliment, qui me choquent en vous. Au contraire, ce serait à mes yeux un charme très grand, s’il y avait de grandes idées et de nobles sentimens sous cette rudesse. Mais vos sentimens et vos idées sont comme vos manières, et c’est là ce que je ne puis souffrir. Je sais que ce n’est pas votre faute, et si je vous voyais décidé à vous corriger, je vous aimerais autant à cause de vos défauts qu’à cause de vos qualités. La compassion entraîne l’affection ; mais je n’aime pas le mal, je ne peux pas l’aimer, et si vous le cultivez en vous-même au lieu de l’extirper, je ne peux pas vous aimer. Comprenez-vous cela ? — Non. — Comment, non ? — Non, vous dis-je. Je ne sens pas qu’il y ait du mal en moi. Si vous n’êtes pas choquée du peu de grâce de mes jambes, et du peu de blancheur de mes mains, et du peu d’élégance de mes paroles, je ne sais plus ce que vous haïssez en moi. J’ai entendu de mauvais préceptes dès mon enfance, mais je ne les ai pas acceptés. Je n’ai jamais cru qu’il fût permis de commettre de mauvaises actions, ou du moins je ne l’ai jamais trouvé agréable. Quand j’ai fait le mal, j’y ai été contraint par la force. J’ai toujours détesté mes oncles et leur conduite. Je n’aime pas la souffrance d’autrui ; je n’aime à dépouiller personne ; je méprise l’argent, dont on faisait un dieu à la Roche-Mauprat ; je sais être sobre, et je boirais de l’eau toute ma vie, quoique j’aime le vin, s’il fallait, comme mes oncles, répandre le sang pour me procurer un bon souper. Cependant j’ai combattu avec eux ; cependant j’ai bu avec eux ; pouvais-je faire autrement ? Aujourd’hui que je peux me conduire comme je veux, à qui fais-je du tort ? à qui souhaitai-je du mal ! Votre abbé, qui parle de vertu, me prend-il pour un assassin et pour un voleur ? Ainsi, avouez-le, Edmée, vous savez bien que je suis honnête ; vous ne me croyez pas méchant, mais je vous déplais parce que je n’ai pas d’esprit, et vous aimez M. de La Marche, parce qu’il sait dire des niaiseries dont je rougirais.

— Et si, pour me plaire, dit-elle en souriant, après m’avoir écouté avec beaucoup d’attention, et sans retirer sa main que j’avais prise à travers le grillage, si, pour être préféré à M. de La Marche, il fallait acquérir de l’esprit, comme vous dites, ne le feriez-vous pas ?

— Je n’en sais rien, répondis-je après un instant d’hésitation ; peut-être serais-je assez fou pour cela, car je ne comprends rien au pouvoir que vous avez sur moi ; mais ce serait une grande lâcheté et une grande folie.

— Pourquoi, Bernard ?

— Parce qu’une femme qui n’aime pas un homme pour son bon cœur, mais pour son bel esprit, ne vaut guère la peine que je me donnerais. Voilà ce qu’il me semble.

Elle garda le silence à son tour, et me dit ensuite en me pressant la main. — Vous avez bien plus de sens et d’esprit qu’on ne croirait. Me voilà forcée d’être tout-à-fait sincère avec vous, et de vous avouer que tel que vous êtes, et quand même vous ne devriez jamais changer, j’ai pour vous une estime et une amitié qui dureront autant que ma vie. Soyez sûr de cela, Bernard, quelque chose que je puisse vous dire dans un moment de colère, car vous savez que je suis très vive ; cela est de famille. Le sang des Mauprat ne coulera jamais aussi tranquillement que celui des autres humains. Ménagez donc ma fierté, vous qui savez si bien ce que c’est que la fierté ; ne vous targuez jamais avec moi des droits acquis. L’affection ne se commande pas, elle se demande ou s’inspire ; faites que je vous aime toujours, ne me dites jamais que je suis forcée de vous aimer. — Cela est juste en effet, répondis-je, mais pourquoi me parlez-vous quelquefois comme si j’étais forcé de vous obéir ? Pourquoi, ce soir, m’avez-vous défendu de boire et ordonné d’étudier ? — Parce que si on ne peut commander à l’affection qui n’existe pas, on peut du moins commander à l’affection qui existe, et c’est parce que je suis sûre de la vôtre que je lui commande. — C’est bien, m’écriai-je avec transport, j’ai donc le droit de commander à la vôtre aussi, puisque vous m’avez dit qu’elle existait certainement… Edmée, je vous commande de m’embrasser. — Laissez, Bernard ! s’écria-t-elle, vous me cassez le bras. Voyez, vous m’avez écorchée contre le grillage. — Pourquoi vous êtes-vous retranchée contre moi ? lui dis-je en couvrant de mes lèvres la légère blessure que je lui avais faite au bras. Ah ! que je suis malheureux ! Maudit grillage ! Edmée, si vous vouliez pencher votre tête, je pourrais vous embrasser… vous embrasser comme ma sœur. Edmée, que craignez-vous ? — Mon bon Bernard, répondit-elle, dans le monde où je vis, on n’embrasse même pas sa sœur, et nulle part on ne s’embrasse en secret. Je vous embrasserai devant mon père, tous les jours si vous voulez, mais jamais ici. — Vous ne m’embrasserez jamais ? m’écriai-je, rendu à mes fureurs accoutumées. Et votre promesse ? et mes droits ?… — Si nous nous marions ensemble… dit-elle avec embarras, quand vous aurez reçu l’éducation que je vous supplie de recevoir… — Mort de ma vie ! vous moquez-vous ? Est-il question de mariage entre nous ? Nullement, je ne veux pas de votre fortune, je vous l’ai dit. — Ma fortune et la vôtre ne font plus qu’une, répondit-elle. Entre parens si proches que nous le sommes, le tien et le mien sont des mots sans valeur. Jamais la pensée ne me viendra de vous croire cupide. Je sais que vous m’aimez, que vous travaillerez à me le prouver, et qu’un jour viendra où votre amour ne me fera plus peur, parce que je pourrai l’accepter à la face du ciel et des hommes.

— Si c’est là votre idée, repris-je, tout-à-fait distrait de mes sauvages transports par la direction nouvelle qu’elle donnait à mes pensées, ma position est bien différente ; mais, à vous dire vrai, il faut que j’y réfléchisse… Je n’avais pas songé que vous l’entendriez ainsi… — Et comment voulez-vous que je puisse l’entendre différemment ? reprit-elle. Une demoiselle ne se déshonore-t-elle pas en se donnant à un autre homme qu’à son époux ? Je ne veux pas me déshonorer, vous ne le voudriez pas non plus, vous qui m’aimez. Vous ne voudriez pas me faire un tort irréparable ? Si vous aviez cette intention, vous seriez mon plus mortel ennemi… — Attendez, Edmée, attendez, repris-je, je ne puis rien vous dire de mes intentions, je n’en ai jamais eu d’arrêtées à votre égard. Je n’ai eu que des désirs, et jamais je n’ai pensé à vous sans devenir fou. Vous voulez que je vous épouse ? Eh ! pourquoi donc, mon Dieu ? — Parce qu’une fille qui se respecte ne peut appartenir à un homme sans la pensée, sans la résolution, sans la certitude de lui appartenir toujours. Ne savez-vous pas cela ? — Il y a tant de choses que je ne sais pas, ou auxquelles je n’ai jamais pensé. — L’éducation vous apprendrait, Bernard, ce que vous devez penser des choses qui vous intéressent le plus, de votre position, de vos devoirs, de vos sentimens. Vous ne voyez clair ni dans votre cœur, ni dans votre conscience. Moi, qui suis habituée à m’interroger sur toutes choses, et à me gouverner moi-même, comment voulez-vous que je prenne pour maître un homme soumis à l’instinct et guidé par le hasard ? — Pour maître ! pour mari ! Oui, je comprends que vous ne puissiez soumettre votre vie tout entière à un animal de mon espèce… Mais je ne vous demandais pas cela, moi !… Et je n’y puis penser sans frémir ! — Il faut que vous y pensiez cependant, Bernard, pensez-y beaucoup, et quand vous l’aurez fait, vous sentirez la nécessité de suivre mes conseils, et de mettre votre esprit en rapport avec la nouvelle position où vous êtes entré en quittant la Roche-Mauprat ; quand vous aurez reconnu cette nécessité, vous me le direz, et alors nous prendrons plusieurs résolutions nécessaires.

Elle retira doucement sa main d’entre les miennes, et je crois qu’elle me dit bonsoir, mais je ne l’entendis pas. Je restai absorbé dans mes pensées, et quand je relevai la tête pour lui parler, elle n’était plus là. J’allai à la chapelle, elle était rentrée dans sa chambre par une tribune supérieure, qui communiquait avec ses appartemens. Je retournai dans le jardin, je m’enfonçai dans le parc et j’y restai toute la nuit. Ma conversation avec Edmée m’avait jeté dans un monde nouveau. Jusque-là je n’avais pas cessé d’être l’homme de la Roche-Mauprat, et je n’avais pas prévu que je pusse ou que je dusse cesser de l’être ; sauf les habitudes qui avaient changé avec les circonstances, j’étais resté dans le cercle étroit de mes pensées. Au sein de toutes les choses nouvelles qui m’environnaient, je me sentais blessé de leur puissance réelle, et je raidissais ma volonté en secret, afin de ne pas me sentir humilié. Je crois qu’avec la persévérance et la force dont j’étais doué, rien n’eût pu me faire sortir de ce retranchement d’obstination, si Edmée ne s’en fut mêlée. Les biens vulgaires de la vie, les satisfactions du luxe, n’avaient pour moi d’autre charme que celui de la nouveauté. Le repos du corps me pesait, et le calme de cette maison, pleine d’ordre et de silence, m’eût écrasé, si la présence d’Edmée et l’orage de mes désirs ne l’eussent remplie de mes agitations et peuplée de mes fantômes. Je n’avais pas désiré un seul instant devenir le chef de cette maison, le maître de cette fortune, et je venais, avec plaisir, d’entendre Edmée rendre justice à mon désintéressement. Cependant je répugnais encore à l’idée d’associer deux buts si distincts, ma passion et mes intérêts. J’errai dans le parc en proie à mille incertitudes, et je gagnai la campagne sans m’en apercevoir. La nuit était magnifique. La pleine lune versait des flots de sa lumière sereine sur les guérets altérés par la chaleur du jour. Les plantes flétries se relevaient sur leur tige, chaque feuille semblait aspirer par tous ses pores l’humide fraîcheur de la nuit. Je ressentais aussi cette douce influence ; mon cœur battait avec force, mais avec régularité. J’étais inondé d’une vague espérance ; l’image d’Edmée flottait devant moi sur les sentiers des prairies, et n’excitait plus ces douloureux transports, ces fougueuses aspirations qui m’avaient dévoré.

Je traversais un lieu découvert où quelques massifs de jeunes arbres coupaient çà et là les vertes steppes des pâturages. De grands bœufs d’un blond clair, agenouillés sur l’herbe courte, immobiles, paraissaient plongés dans de paisibles contemplations. Des collines adoucies montaient vers l’horizon, et leurs croupes veloutées semblaient jouer dans les purs reflets de la lune. Pour la première fois de ma vie, je sentis les beautés voluptueuses et les émanations sublimes de la nuit. J’étais pénétré de je ne sais quel bien-être inconnu, il me semblait que pour la première fois aussi je voyais la lune, les coteaux et les prairies. Je me souvenais d’avoir entendu dire à Edmée qu’il n’y avait pas de plus beau spectacle que celui de la nature, et je m’étonnais de ne l’avoir pas su jusque-là. J’eus par instans la pensée de me mettre à genoux et de prier Dieu ; mais je craignais de ne pas savoir lui parler et de l’offenser en le priant mal. Vous avouerai-je une singulière fantaisie qui me vint comme une révélation enfantine de l’amour poétique au sein du chaos de mon ignorance ? La lune éclairait si largement les objets, que je distinguais dans le gazon les moindres fleurettes. Une petite marguerite des prés me sembla si belle, avec sa collerette blanche frangée de pourpre, et son calice d’or plein des diamans de la rosée, que je la cueillis et la couvris de baisers, en m’écriant, dans une sorte d’égarement délicieux : C’est toi, Edmée ; oui ! c’est toi, te voilà ! tu ne me fuis plus ! Mais quelle fut ma confusion lorsqu’en me relevant, je vis que j’avais un témoin de ma folie ? Patience était debout devant moi.

Je fus si mécontent d’avoir été surpris dans un tel accès d’extravagance, que, par un reste d’habitude de coupe-jarret, je cherchai mon couteau à ma ceinture. Mais je n’avais plus ni ceinture ni couteau. Mon gilet de soie à poches me fit souvenir que j’étais condamné à n’égorger plus personne. Patience sourit.

— Eh bien ! eh bien ! qu’y a-t-il ? dit le solitaire avec calme et douceur ; croyez-vous que je ne sache pas bien ce qui en est ? Je ne suis pas si simple que je ne comprenne ; je ne suis pas si vieux que je ne voie clair. Qui est-ce qui secoue les branches de mon if toutes les fois que la fille sainte est assise à ma porte ? Qui est-ce qui nous suit comme un jeune loup, à pas comptés, sous le taillis quand je reconduis la belle enfant chez son père ? Et quel mal y a-t-il à cela ? Vous êtes jeunes tous deux, vous êtes beaux tous deux, vous êtes parens, et si vous vouliez, vous seriez un digne et honnête homme, comme elle est une digne et honnête fille.

Tout mon courroux était tombé en écoutant Patience parler d’Edmée. J’avais un si grand besoin de m’entretenir d’elle que j’en aurais entendu dire du mal pour le seul plaisir d’entendre prononcer son nom. Je continuai ma promenade côte à côte avec Patience. Le vieillard marchait pieds nus dans la rosée. Il est vrai que ses pieds, ayant oublié depuis long-temps l’usage des chaussures, étaient arrivés à un degré de callosité qui les mettait à l’abri de tout. Il avait pour tout vêtement un pantalon de toile bleue qui, faute de bretelles, tombait sur ses hanches, et une chemise grossière. Il ne pouvait souffrir aucune contrainte dans ses habits, et sa peau, endurcie par le hâle, n’était sensible ni au chaud ni au froid. On l’a vu, jusqu’à plus de quatre-vingts ans, aller tête nue au soleil le plus ardent, et la veste entr’ouverte à la bise des hivers. Depuis qu’Edmée veillait à tous ses besoins, il était arrivé à une certaine propreté. Mais dans le désordre de sa toilette et sa haine pour tout ce qui dépassait les bornes du strict nécessaire, se retrouvait, sauf l’impudeur, qui lui avait toujours été odieuse, le cynique des anciens jours. Sa barbe brillait comme de l’argent. Son crâne chauve était si luisant, que la lune s’y reflétait comme dans l’eau. Il marchait lentement, les mains derrière le dos, la tête levée, comme un homme qui surveille son empire. Mais le plus souvent ses regards se perdaient vers le ciel, et il interrompait sa conversation pour dire en montrant la voûte étoilée : « Voyez cela, voyez comme c’est beau ! » C’est le seul paysan que j’aie vu admirer le ciel, ou tout au moins c’est le seul que j’aie vu se rendre compte de son admiration.

— Pourquoi, maître Patience, lui dis-je, pensez-vous que je serais un honnête homme si je voulais ? Croyez-vous donc que je ne le sois pas ? — Oh ! ne soyez pas fâché, répondit-il ; Patience a le droit de tout dire. N’est-ce pas le fou du château ? — Edmée prétend que vous en êtes le sage, au contraire. — Prétend-elle cela, la sainte fille de Dieu ? Eh bien ! si elle le croit, je veux agir en sage et vous donner un bon conseil, maître Bernard Mauprat. Voulez-vous l’entendre ? — Il paraît que tout le monde ici se mêle de conseiller. N’importe, j’écoute. — Vous êtes amoureux de votre cousine ? — Vous êtes bien hardi de faire une pareille question ! — Ce n’est pas une question, c’est un fait. Eh bien ! je vous dis, moi, faites-vous aimer de votre cousine et soyez son mari. — Et pourquoi me portez-vous cet intérêt, maître Patience ? — Parce que je sais que vous le méritez. — Qui vous l’a dit ? l’abbé ? — Non pas. — Edmée ? — Un peu. Et cependant elle n’est pas bien amoureuse de vous, au moins. Mais c’est votre faute. — Comment cela, Patience ? — Parce qu’elle veut que vous deveniez savant, et vous, vous ne le voulez pas. Ah ! si j’avais votre âge, moi, pauvre Patience, et si je pouvais, sans étouffer, me tenir enfermé dans une chambre seulement deux heures par jour ; et si tous ceux que je rencontre s’occupaient de m’instruire ! Si l’on me disait : « Patience, voilà ce qui s’est fait hier ; Patience, voilà ce qui se fera demain. » Mais baste ! il faut que je trouve tout moi-même, et c’est si long que je mourrai de vieillesse avant d’avoir trouvé le dixième de ce que je voudrais savoir. Mais, écoutez, j’ai encore une raison pour désirer que vous épousiez Edmée. — Laquelle ? bon monsieur Patience. — C’est que ce La Marche ne lui convient pas. Je le lui ai dit, oui-dà ! et à lui aussi, et à l’abbé, et à tout le monde. Ce n’est pas un homme cela. Cela sent bon comme tout un jardin ; mais j’aime mieux le moindre brin de serpolet. — Ma foi, je ne l’aime guère non plus, moi. Mais si ma cousine l’aime ? hein ! Patience ? — Votre cousine ne l’aime pas. Elle le croit bon, elle le croit véritable ; elle se trompe, et il la trompe, et il trompe tout le monde. Je le sais, moi, c’est un homme qui n’a pas de cela. (Et Patience posait la main sur son cœur.) C’est un homme qui dit toujours : « Moi, la vertu ! moi, les infortunés ! moi, les sages, les amis du genre humain ! etc., etc. » Eh bien ! moi, Patience, je sais qu’il laisse mourir de faim de pauvres gens à la porte de son château. Je sais que si on lui disait : « Donne ton château, mange du pain noir, donne tes terres, fais-toi soldat, et il n’y aura plus d’infortunés dans le monde, le genre humain (comme tu dis), sera sauvé. L’homme dirait : — Merci ! je suis seigneur de mes terres, et je ne suis pas saoul de mon château. » Oh ! je les connais bien, ces faux bons ! Quelle différence avec Edmée ! Vous ne savez pas cela, vous ! Vous l’aimez parce qu’elle est belle comme la marguerite des prés, et moi je l’aime parce qu’elle est bonne comme la lune qui éclaire pour tout le monde. C’est une fille qui donne tout ce qu’elle a, qui ne porterait pas un joyau parce qu’avec l’or d’une bague on peut faire vivre un homme pendant un an. Et si elle rencontre dans son chemin un petit pied d’enfant blessé, elle ôtera son soulier pour le lui donner et s’en ira pied nu. Et puis c’est un cœur qui va droit, voyez-vous. Si demain le village de Sainte-Sévère allait la trouver en masse, et lui dire : « Demoiselle, c’est assez vivre dans la richesse ; donnez-nous ce que vous avez, et travaillez à votre tour, — c’est juste, mes bons enfans, dirait-elle. » Et gaiement elle irait mener les troupeaux aux champs ! Sa mère était de même ; car, voyez vous, j’ai connu sa mère toute jeune, comme elle est à présent, et la vôtre aussi, dà ! Et c’était une maîtresse femme, charitable, juste. Et vous en tenez, à ce qu’on dit. — Hélas ! non, répondis-je, saisi d’attendrissement par le discours de Patience. Je ne connais ni la charité, ni la justice.

— Vous n’avez pu encore les pratiquer, mais cela est écrit dans votre cœur, je le sais, moi. On dit que je suis sorcier, et je le suis un peu. Je connais un homme tout de suite. Vous souvenez-vous de ce que vous m’avez dit un jour sur la fougère de Validé ? Vous étiez avec Sylvain, moi avec Marcasse. Vous me dîtes qu’un honnête homme vengeait ses querelles lui-même. Et, à propos, monsieur Mauprat, si vous n’êtes pas content des excuses que je vous ai faites à la tour Gazeau, il faut le dire. Voyez, il n’y a personne ici, et tout vieux que je suis, j’ai encore le poignet aussi bon que vous, nous pouvons nous allonger quelques bons coups, c’est le droit de nature, et quoique je n’approuve pas cela, je ne refuse jamais de donner réparation à qui la demande. Je sais qu’il y a des hommes qui mourraient de chagrin, s’ils n’étaient pas vengés. Et moi qui vous parle, il m’a fallu plus de cinquante ans pour oublier un affront que j’ai reçu… et quand j’y pense encore, ma haine pour les nobles se réveille, et je me fais un crime d’avoir pu pardonner dans mon cœur à quelques-uns.

— Je suis pleinement satisfait, maître Patience, et je sens au contraire de l’amitié pour vous. — Ah ! c’est que je gratte l’œil qui vous démange ! Bonne jeunesse ! Allons, Mauprat, du courage. Suivez les conseils de l’abbé, c’est un juste. Tâchez de plaire à votre cousine, c’est une étoile du firmament. Connaissez la vérité ; aimez le peuple ; détestez ceux qui le détestent ; soyez prêt à vous sacrifier pour lui… Écoutez, écoutez !… Je sais ce que je dis ; faites-vous l’ami du peuple. — Le peuple est-il donc meilleur que la noblesse, Patience ? De bonne foi, et puisque vous êtes un sage, dites la vérité. — Le peuple vaut mieux que la noblesse, parce que la noblesse l’écrase, et qu’il le souffre ! Mais il ne le souffrira peut-être pas toujours. Enfin, il faut que vous le sachiez, vous voyez bien ces étoiles ? Elles ne changeront pas, elles seront à la même place et verseront autant de feu dans dix mille ans qu’aujourd’hui. Mais avant cent ans, avant moins peut-être, il y aura bien des changemens sur la terre. Croyez-en un homme qui pense à la vérité et qui ne se laisse pas égarer par les grands airs des forts. Le pauvre a assez souffert, il se tournera contre le riche, et les châteaux tomberont, et les terres seront dépecées. Je ne verrai pas cela, mais vous le verrez ; il y aura dix chaumières à la place de ce parc, et dix familles vivront de son revenu. Il n’y aura plus ni valets, ni maîtres, ni vilains, ni seigneurs. Il y aura des nobles qui crieront haut et qui ne céderont qu’à la force, comme eussent fait vos oncles s’ils eussent vécu, comme fera M. de La Marche, malgré ses beaux discours. Il y en aura qui s’exécuteront généreusement comme Edmée, et comme vous, si vous écoutez la sagesse. Et alors, il sera bon pour Edmée qu’elle ait pour mari un homme et non pas un brin de muguet. Il sera bon que Bernard Mauprat sache pousser une charrue, ou tuer le gibier du bon Dieu, pour nourrir sa famille ; car le vieux Patience sera couché sous l’herbe du cimetière, et ne pourra rendre à Edmée les services qu’il aura reçus. Ne riez pas de ce que je dis, jeune homme ; c’est la voix de Dieu qui dit cela. Voyez le ciel. Les étoiles vivent en paix, et rien ne dérange leur ordre éternel. Les grosses ne mangent pas les petites, et nulle ne se précipite sur ses voisines. Or, un temps viendra où le même ordre régnera parmi les hommes. Les méchans seront balayés par le vent du Seigneur. Assurez vos jambes, seigneur Mauprat, afin de rester debout et de soutenir Edmée ; c’est Patience qui vous avertit, Patience qui ne vous veut que du bien ; mais il y en aura d’autres qui voudront le mal, et il faut que les bons se fassent forts.

Nous étions arrivés jusqu’à la chaumière de Patience. Il s’était arrêté à la barrière de son petit enclos, et une main appuyée sur les barreaux, gesticulant de l’autre, il parlait avec énergie ; son regard brillait comme la flamme, son front était baigné de sueur, il y avait en lui quelque chose de puissant comme la parole des vieux prophètes, et la simplicité plus que plébéienne de son accoutrement rehaussait encore la fierté de son geste et l’onction de sa voix. La révolution française a fait savoir depuis ce temps qu’il y avait dans le peuple de fougueuses éloquences et une implacable logique ; mais ce que je voyais en ce moment était si neuf pour moi, et me fit une telle impression, que mon imagination sans règle et sans frein se laissa entraîner aux terreurs superstitieuses de l’enfance. Il me tendit la main, et j’obéis à cet appel avec plus d’effroi que de sympathie. Le sorcier de la tour Gazeau, suspendant sur ma tête la chouette ensanglantée, venait de repasser devant mes yeux.

xi.

Lorsqu’accablé de lassitude, je m’éveillai le lendemain, tous les incidens de la veille m’apparurent comme un songe. Il me sembla qu’Edmée, en me parlant de devenir ma femme, avait voulu reculer mes espérances indéfiniment par un leurre perfide ; et quant à l’effet des paroles du sorcier, je ne me les rappelais pas sans une profonde humiliation. Quoi qu’il en soit, cet effet était produit. Les émotions de cette journée avaient laissé en moi une trace ineffaçable, je n’étais déjà plus l’homme de la veille, et je ne devais jamais redevenir complètement celui de la Roche-Mauprat.

Il était tard, et j’avais réparé dans la matinée seulement les heures de mon insomnie. Je n’étais pas levé, et déjà j’entendais sur le pavé de la cour résonner le sabot du cheval de M. de La Marche. Tous les jours il arrivait à cette heure ; tous les jours il voyait Edmée aussitôt que moi, et ce jour-là même, ce jour où elle avait voulu me persuader de compter sur sa main, il allait poser avant moi son fade baiser sur cette main qui m’appartenait. Cette pensée réveilla tous mes doutes. Comment Edmée souffrait-elle ses assiduités, si elle avait réellement l’intention d’en épouser un autre que lui ? Peut-être n’osait-elle pas l’éloigner ; peut-être était-ce à moi de le faire. Je ne savais pas les usages du monde où j’entrais. L’instinct me conseillait de m’abandonner à mes impétueuses inspirations, et l’instinct parlait haut.

Je m’habillai à la hâte. J’entrai au salon pâle et en désordre. Edmée était pâle aussi. La matinée était pluvieuse et fraîche. On avait fait du feu dans la vaste cheminée. Étendue dans sa bergère, elle chauffait ses petits pieds en sommeillant. C’était l’attitude nonchalante et transie qu’elle avait eue durant ses jours de maladie. M. de La Marche lisait la gazette à l’autre bout de la chambre. En voyant Edmée brisée plus que moi par les émotions de la veille, je sentis ma colère tomber, et m’approchant d’elle, je m’assis sans bruit et la regardai avec attendrissement. — C’est vous, Bernard ? me dit-elle sans faire un mouvement et sans ouvrir les yeux. — Elle avait les coudes appuyés sur les bras de son fauteuil et les mains gracieusement entrelacées sous son menton. Les femmes avaient à cette époque et presque en toute saison les bras demi-nus. J’aperçus à celui d’Edmée une petite bande de taffetas d’Angleterre qui me fit battre le cœur. C’était la légère blessure que je lui avais faite la veille contre le grillage de la croisée. Je soulevai doucement la dentelle qui retombait sur son coude, et, enhardi par son demi-sommeil, j’appuyai mes lèvres sur cette chère blessure. M. de La Marche pouvait me voir, et il me voyait en effet, et j’agissais à dessein. Je brûlais d’avoir une querelle avec lui. Edmée tressaillit et devint toute rouge. Mais, reprenant aussitôt un air d’enjouement plein d’indolence : — En vérité, Bernard, me dit-elle, vous êtes galant ce matin comme un abbé de cour. N’auriez-vous pas fait quelque madrigal la nuit dernière ?

Je fus singulièrement mortifié de cette raillerie ; mais payant d’assurance à mon tour : — Oui, j’en ai fait un hier soir à la fenêtre de la chapelle, répondis-je ; et s’il est mauvais, cousine, c’est votre faute. — Dites que c’est la faute de votre éducation, reprit-elle en s’animant, et elle n’était jamais plus belle que lorsque sa fierté et sa vivacité naturelle se réveillaient. — M’est avis que j’ai beaucoup trop d’éducation, en effet, répondis-je, et que, si j’écoutais davantage mon bon sens naturel, vous ne me railleriez pas tant. — Il me semble, en vérité, que vous faites assaut d’esprit et de métaphores avec Bernard, dit M. de La Marche en pliant son journal d’un air indifférent et en se rapprochant de nous. — Je l’en tiens quitte, répondis-je, blessé de cette impertinence ; qu’elle garde son esprit pour vos pareils.

Je me levai pour l’affronter, mais il ne parut pas s’en apercevoir ; et s’adossant à la cheminée avec une incroyable aisance, il dit en se penchant vers Edmée d’une voix douce et presque affectueuse :

— Qu’a-t-il donc ? — comme s’il se fut informé de la santé de son petit chien. — Que sait-on ? répondit Edmée du même ton ; puis elle se leva en ajoutant : — J’ai trop mal à la tête pour rester là. Donnez-moi le bras pour remonter dans ma chambre.

Elle sortit appuyée sur lui ; je restai stupéfait.

J’attendis, résolu à l’insulter dès qu’il serait revenu au salon. Mais l’abbé entra et peu après mon oncle Hubert. Ils se mirent à causer de sujets qui m’étaient tout-à-fait étrangers (et il en était ainsi de presque tous les sujets de conversation). Je ne savais que faire pour me venger, mais je n’osais me trahir en présence de mon oncle. Je sentais ce que je devais au respect et aux droits de l’hospitalité. Jamais je ne m’étais fait une telle violence à la Roche-Mauprat. L’outrage et la colère se manifestaient spontanément ; je faillis mourir dans l’attente de ma vengeance. Plusieurs fois le chevalier, remarquant l’altération de mes traits, me demanda avec bonté si j’étais malade. M. de La Marche ne parut s’apercevoir ni se douter de rien. L’abbé seul m’examinait avec attention. Je surprenais ses yeux bleus, où la pénétration naturelle se voilait toujours sous une habitude de timidité, attachés sur moi avec inquiétude. L’abbé ne m’aimait pas. Il m’était facile de voir que ses manières douces et enjouées devenaient froides comme malgré lui, dès qu’il s’adressait à moi ; je remarquais même qu’en tout temps son visage s’attristait à mon approche.

Me sentant près de m’évanouir, tant la contrainte que je subissais était hors de mes habitudes et au-dessus de mes forces, j’allai me jeter sur l’herbe du parc. C’était là mon refuge dans toutes mes agitations. Ces grands chênes, cette mousse centenaire qui pendait à toutes les branches, ces fleurs des bois pâles et odorantes, emblèmes des douleurs cachées, c’étaient là les amis de mon enfance, les seuls que j’eusse retrouvés sans altération, dans la vie sociale comme dans la vie sauvage. Je cachai mon visage dans mes mains ; je ne me rappelle pas avoir souffert davantage dans aucune des calamités de ma vie. Pourtant j’en éprouvai de bien réelles par la suite, et à tout prendre, j’eusse dû m’estimer heureux, au sortir du rude et périlleux métier de coupe-jarret, de trouver tant de biens inespérés, affection, sollicitude, richesse, liberté, enseignement, bons conseils et bons exemples. Mais il est certain que, pour passer d’un état de l’ame à un état opposé, même du mal au bien, même de la douleur à la jouissance et de la fatigue au repos, il faut que l’homme souffre, et que, dans cet enfantement d’une nouvelle destinée, tous les ressorts de son être se tendent jusqu’à se briser. Ainsi, à l’approche de l’été, le ciel se couvre de sombres nuées, et la terre frémissante semble prête à s’anéantir sous les coups de la tempête.

Je n’étais occupé en ce moment qu’à chercher un moyen d’assouvir ma haine contre M. de La Marche, sans trahir et sans laisser même soupçonner le lien mystérieux dont je me prévalais auprès d’Edmée. Quoique rien ne fût moins en vigueur à la Roche-Mauprat que la sainteté du serment, les seules lectures que j’eusse faites étant, comme je vous l’ai dit, quelques ballades de chevalerie, je m’étais pris d’un romanesque amour pour la fidélité des promesses, et c’était à peu près la seule vertu que j’eusse acquise. Le secret dû à Edmée me retenait donc invinciblement. — Mais ne trouverai-je pas, me disais-je, quelque prétexte plausible pour me jeter sur mon ennemi et pour l’étrangler ? — À dire vrai, cela n’était pas facile avec un homme qui semblait avoir un parti pris de politesse et de prévenances à mon égard.

Dans ces perplexités j’oubliai l’heure du dîner ; et quand je vis le soleil descendre derrière les tours du château, je me dis trop tard que mon absence avait dû être remarquée, et que je ne pourrais rentrer sans subir ou les brusques questions d’Edmée, ou ce clair et froid regard de l’abbé, qui semblait toujours éviter le mien, et que je surprenais tout à coup plongeant au plus profond de ma conscience.

Je résolus de ne rentrer qu’à la nuit, et je m’étendis sur l’herbe, essayant de dormir pour reposer ma tête brisée. Je m’endormis en effet. Quand je m’éveillai, la lune montait dans le ciel encore rouge des feux du soir. Le bruit qui m’avait fait tressaillir était bien léger ; mais il est des sons qui frappent le cœur avant de frapper l’oreille, et les plus subtiles émanations de l’amour pénètrent quelquefois la plus rude organisation. La voix d’Edmée venait de prononcer mon nom à peu de distance, derrière le feuillage. D’abord je crus avoir rêvé ; je restai immobile, je retins mon haleine et j’écoutai. C’était elle, qui se rendait chez le solitaire avec l’abbé. Ils s’étaient arrêtés dans le sentier couvert, à dix pas de moi, et ils causaient à demi-voix, mais de cette manière distincte qui, dans les confidences, donne à l’attention tant de solennité. — Je crains, disait Edmée, qu’il ne fasse une esclandre à M. de La Marche ; quelque chose de plus sérieux encore, que sait-on ? Vous ne connaissez pas Bernard.

— Il faut à tout prix l’éloigner d’ici, répondit l’abbé. Vous ne pouvez vivre de la sorte, continuellement exposée à la brutalité d’un brigand. — Il est certain que ce n’est pas vivre. Depuis qu’il a mis le pied ici, je n’ai pas eu un instant de liberté. Prisonnière dans ma chambre, ou forcée de recourir à la protection de mes amis, je n’ose faire un pas. C’est tout au plus si je puis descendre l’escalier, et je ne traverse pas la galerie sans envoyer Leblanc en éclaireur. La pauvre fille, qui m’a vue si brave, me croit folle. Cette contrainte est odieuse. Je ne dors plus que sous les verroux. Et voyez, l’abbé, je ne marche pas sans un poignard, ni plus ni moins qu’une héroïne de ballade espagnole. — Et si ce malheureux vous rencontre et vous effraie, vous vous en frapperez le sein, n’est-ce pas ? De pareilles chances ne peuvent s’accepter. Edmée, il faut trouver le moyen de changer une position qui n’est pas tenable. Je conçois que vous ne veuillez pas lui ôter l’amitié de votre père, en confessant à celui-ci la monstrueuse transaction que vous avez été forcée de faire avec ce bandit à la Roche-Mauprat. Mais quoi qu’il arrive… ah ! ma pauvre Edmée, je ne suis pas un homme de sang, mais je me prends vingt fois le jour à déplorer que mon caractère de prêtre m’empêche de provoquer cet homme et de vous en débarrasser à jamais.

Ce charitable regret, exprimé si naïvement à mon oreille, me donna une violente démangeaison de me montrer brusquement, ne fût-ce que pour mettre à l’épreuve l’humeur guerrière de l’abbé ; mais j’étais enchaîné par le désir de surprendre enfin les véritables sentimens et les véritables desseins d’Edmée à mon égard.

— Soyez donc tranquille, dit-elle d’un air dégagé ; s’il lasse ma patience, je n’hésiterai nullement à lui planter cette lame dans la joue. Je suis bien sûre qu’une petite saignée calmera son ardeur. Alors ils se rapprochèrent de deux ou trois pas.

— Écoutez-moi, Edmée, dit l’abbé en s’arrêtant de nouveau ; nous ne pouvons parler de cela devant Patience, ne rompons pas cet entretien sans conclure quelque chose. Vous arrivez avec Bernard à la crise imminente. Il me semble, mon enfant, que vous ne faites pas tout ce que vous devriez faire pour prévenir les malheurs qui peuvent nous frapper ; car tout ce qui vous sera funeste, nous le sera à tous et nous frappera au fond du cœur.

— Je vous écoute, mon excellent ami, répondit Edmée, grondez-moi, conseillez-moi.

En même temps, elle s’adossa contre l’arbre au pied duquel j’étais couché parmi les broussailles et les hautes herbes. Je pense qu’elle pouvait me voir, car je la voyais distinctement ; mais elle était loin de soupçonner que je contemplais sa figure céleste, sur laquelle la brise faisait passer alternativement l’ombre des feuilles agitées et les pâles diamans que la lune sème dans les bois.

— Je dis, Edmée, reprit l’abbé en croisant ses bras sur sa poitrine et en se frappant le front par instans, que vous ne jugez pas nettement votre situation. Tantôt elle vous afflige au point que vous perdez toute espérance et que vous voulez vous laisser mourir (oui, ma chère enfant, au point que votre santé en est visiblement altérée) ; et tantôt, je dois vous le dire, au risque de vous fâcher un peu, vous envisagez vos périls avec une légèreté et un enjouement qui m’étonnent.

— Ce dernier reproche est délicat, mon ami, répondit-elle ; mais laissez-moi me justifier. Votre étonnement vient de ce que vous ne connaissez pas bien la race Mauprat. C’est une race indomptable, incorrigible, et dont il ne peut sortir que des casse-têtes ou des coupe-jarrets. À ceux que l’éducation a le mieux rabotés, il reste encore bien des nœuds : une flerté souveraine, une volonté de fer, un profond mépris pour la vie. Vous voyez que, malgré sa bonté adorable, mon père est si vif parfois, qu’il casse sa tabatière en la posant sur la table, lorsque vos argumens l’emportent sur les siens en politique, ou lorsque vous le gagnez aux échecs. Pour moi, je sens que mes veines sont aussi larges que si j’étais née dans les nobles rangs du peuple, et je ne crois pas que jamais aucun Mauprat ait brillé à la cour par la grace de ses manières. Comment donc voudriez-vous que je fisse grand cas de la vie, étant née brave ? Il est pourtant des instans de faiblesse où je me décourage de reste et m’apitoie sur mon sort comme une vraie femme que je suis. Mais que l’on me fâche, que l’on me menace, et le sang de la race forte se ranime ; et alors, ne pouvant briser mon ennemi, je me croise les bras et me mets à rire de pitié de ce qu’il espère me faire peur. Tenez, l’abbé, que ceci ne vous paraisse pas une exagération ; car demain, ce soir peut-être, ce que je dis peut se réaliser : depuis que ce couteau de nacre, qui n’a pas l’air bien matamore, mais qui est bon, voyez ! a été affilé par don Marcasse (qui s’y entend), je ne l’ai quitté ni jour ni nuit, et mon parti a été pris. Je n’ai pas le poignet bien ferme, mais je saurais me donner un coup de couteau, aussi bien que je sais donner un coup de cravache à mon cheval. Eh bien ! cela posé, mon honneur est en sûreté, ma vie seule tient à un fil, à un verre de vin de plus ou de moins qu’aura bu, un de ces soirs, M. Bernard ; à une rencontre, à un regard qu’il aura cru surprendre entre de La Marche et moi ; à rien peut-être ! Qu’y faire ? Quand je me désolerais, effacerais-je le passé ? Nous ne pouvons arracher une seule page de notre vie, mais nous pouvons jeter le livre au feu. Quand je pleurerais du soir au matin, empêcherais-je que la destinée, dans un jour de méchante humeur, ne m’ait conduite à la chasse, qu’elle ne m’ait égarée dans les bois et fait rencontrer un Mauprat, qui m’a conduite dans son antre, où je n’ai échappé à l’opprobre et peut-être à la mort, qu’en liant à jamais ma vie à celle d’un enfant sauvage qui n’avait aucun de mes principes, aucune de mes idées, aucune de mes sympathies, et qui peut-être (et qui, sans doute, devrais-je dire) ne les aura jamais ? Tout cela, c’est un malheur. J’étais dans tout l’éclat d’une heureuse destinée, j’étais l’orgueil et la joie de mon vieux père, j’allais épouser un homme que j’estime et qui me plaisait ; aucune douleur, aucune appréhension n’avait approché de moi, je ne connaissais ni les jours sans sécurité, ni les nuits sans sommeil. Eh bien ! Dieu n’a pas voulu qu’une si belle vie s’accomplît. Que sa volonté soit faite ! Il est des jours où la perte de toutes mes espérances me semble tellement inévitable, que je me considère comme morte, et mon fiancé comme veuf. Sans mon pauvre père, j’en rirais vraiment ; car la contrariété et la peur sont si peu faites pour moi, que je suis déjà lasse de la vie, pour le peu de temps que je les ai connues.

— Ce courage est héroïque, mais il est affreux, s’écria l’abbé d’une voix altérée. C’est presque la détermination au suicide, Edmée ! — Oh ! je disputerai ma vie, répondit-elle avec chaleur ; mais je ne marchanderai pas avec elle un instant, si mon honneur ne sort pas sain et sauf de tous ces risques. Quant à cela, je ne suis pas assez pieuse pour accepter jamais une vie souillée, par esprit de mortification pour des fautes dont je n’eus jamais la pensée. Si Dieu est sévère à ce point avec moi, que j’aie à choisir entre la mort et la honte… — Il ne peut jamais y avoir de honte pour vous, Edmée ; une ame aussi chaste, une intention aussi pure… — Oh ! n’importe, cher abbé ! je ne suis peut-être pas aussi vertueuse que vous pensez ; je ne suis pas très orthodoxe en religion, ni vous non plus, l’abbé !… Je me soucie peu du monde, je ne l’aime pas ; je ne crains ni ne méprise l’opinion, je n’aurai jamais affaire à elle. Je ne sais pas trop quel principe de vertu serait assez puissant pour m’empêcher de succomber, si le mauvais esprit m’entreprenait. J’ai lu la Nouvelle Héloïse et j’ai beaucoup pleuré. Mais, par la raison que je suis une Mauprat et que j’ai un inflexible orgueil, je ne souffrirai jamais la tyrannie de l’homme, pas plus la violence d’un amant que le soufflet d’un mari ; il n’appartient qu’à une ame vassale et à un lâche caractère de céder à la force ce qu’elle refuse à la prière ; sainte Solange, la belle pastoure, se laissa trancher la tête plutôt que de subir le droit du seigneur. Et vous savez que, de mère en fille, les Mauprat sont vouées au baptême, sous les auspices de la patrone du Berry. — Oui, je sais que vous êtes fière et forte, dit l’abbé, et parce que je vous estime plus qu’aucune femme au monde, je veux que vous viviez, que vous soyez libre, que vous fassiez un mariage digne de vous, afin de remplir, dans la famille humaine, le rôle que savent encore ennoblir les belles ames. Vous êtes nécessaire à votre père, d’ailleurs ; votre mort le précipiterait dans la tombe, tout vert et robuste qu’est encore le Mauprat. Chassez donc ces pensées lugubres et ces résolutions extrêmes. Il est impossible que cette étrange aventure de la Roche-Mauprat soit autre chose qu’un rêve sinistre. Nous avons tous eu le cauchemar dans cette nuit d’épouvante, mais il est temps de nous éveiller ; nous ne pouvons rester accablés de stupeur comme des enfans ; vous n’avez qu’un parti à prendre, celui que je vous ai dit. — Eh bien ! l’abbé, c’est celui que je regarde comme le plus impossible de tous. J’ai juré par tout ce qu’il y a de sacré dans l’univers et dans le cœur humain. — Un serment arraché par la menace et la violence n’engage personne : les lois humaines l’ont décrété ; les lois divines, dans des circonstances de ce genre principalement, en délient sans nul doute la conscience humaine. Si vous étiez orthodoxe, j’irais à Rome, et j’irais à pied, pour vous faire relever d’un vœu si téméraire ; mais vous n’êtes pas très soumise au pape, Edmée… ni moi non plus. — Ainsi, vous voudriez que je fusse parjure ? — Votre ame ne le serait pas. — Mon ame le serait ! j’ai juré, sachant bien ce que je faisais, et pouvant me tuer sur l’heure ; car j’avais dans la main un couteau trois fois grand comme celui-ci. J’ai voulu vivre, j’ai voulu surtout revoir mon père et l’embrasser. Pour faire cesser l’angoisse où ma disparition le laissait, j’eusse engagé plus que ma vie, j’eusse engagé mon ame immortelle. Et depuis, je vous l’ai dit encore hier soir, j’ai renouvelé mon engagement, et bien librement encore ; car il y avait un mur entre mon aimable fiancé et moi. — Comment avez-vous pu faire une telle imprudence, Edmée ? voilà encore où je ne vous comprends plus.

— Oh ! pour cela, je le crois bien, car je ne me comprends pas moi-même, dit Edmée avec une expression singulière. — Ma chère enfant, il faut que vous me parliez à cœur ouvert. Je suis le seul ici qui puisse vous porter conseil, puisque je suis le seul à qui vous puissiez tout dire sous le sceau d’une amitié aussi sacrée que le secret de la confession catholique peut l’être. Répondez-moi donc. Vous ne regardez pas comme possible un mariage entre vous et Bernard Mauprat ? — Comment ce qui est inévitable serait-il impossible ? dit Edmée. Il n’est rien de plus possible que de se jeter dans la rivière ; rien de plus possible que se vouer au malheur et au désespoir ; rien de plus possible, par conséquent, que d’épouser Bernard Mauprat. — Ce ne sera toujours pas moi qui prêterai mon ministère à cette union absurde et déplorable, s’écria l’abbé. Vous la femme et l’esclave de ce coupe-jarret ! Edmée, vous disiez tout-à-l’heure que vous ne supporteriez pas plus la violence de l’amant que le soufflet du mari. — Vous pensez qu’il me battrait ? — S’il ne vous tuait pas. — Oh ! non, répondit-elle d’un air mutin en faisant sauter son couteau dans sa main, je le tuerais auparavant. À Mauprat, Mauprat et demie ! — Vous riez, Edmée, ô mon Dieu ! vous riez à la pensée d’un tel hymen ! Mais quand même cet homme aurait de l’affection et des égards pour vous, songez-vous à l’impossibilité de vous entendre, à la grossièreté de ses idées, à la bassesse de son langage ? Le cœur lève de dégoût, à l’idée d’une telle association ; et dans quelle langue lui parleriez-vous, grand Dieu ?

Je faillis encore une fois me lever, et tomber sur mon panégyriste. Mais je vainquis ma colère, Edmée parlait. Je redevins tout oreilles.

— Je sais fort bien qu’au bout de trois jours, je n’aurai certainement rien de mieux à faire que de me couper la gorge ; mais puisque, d’une manière ou de l’autre, il faut que cela arrive, pourquoi n’irais-je pas devant moi jusqu’à l’heure inévitable ? Je vous avoue que j’ai un peu de regret à la vie. Tous ceux qui ont été à la Roche-Mauprat n’en sont pas revenus. Moi j’ai été, non y subir la mort, mais me fiancer avec elle. Eh bien ! j’irai jusqu’au jour de mes noces, et si Bernard m’est trop odieux, je me tuerai après le bal.

— Edmée, vous avez la tête pleine de romans à présent, dit l’abbé fort impatienté. Votre père, Dieu merci, ne consentira pas à ce mariage ; il a donné sa parole à M. de La Marche, et vous aussi vous l’aviez donnée. C’est cette promesse-là qui seule est valide. — Mon père souscrirait avec joie à un accord qui perpétuerait directement son nom et sa lignée. Quant à M. de La Marche, il me relèvera de ma parole, sans que je prenne la peine de le lui demander ; dès qu’il saura que j’ai passé deux heures à la Roche-Mauprat, il ne sera pas besoin d’autre explication. — Il faudrait qu’il fût bien indigne de l’estime que je lui porte, s’il croyait votre nom souillé par une aventure malheureuse dont vous êtes sortie pure. — Grâce à Bernard ! dit Edmée ; car, enfin, je lui dois de la reconnaissance, et, malgré ses réserves et conditions, son action est grande et inconcevable de la part d’un coupe-jarret. — Dieu me préserve de nier les bonnes qualités que l’éducation eût pu développer dans ce jeune homme, et c’est à cause de ce bon côté qu’il est possible de lui faire entendre raison. — Pour s’instruire ! jamais il n’y consentira ; et quand il s’y prêterait, il ne le pourrait pas plus que Patience. Quand le corps est fait à la vie animale, l’esprit ne peut plus se plier aux règles de l’intelligence. — Je le crois, aussi je ne parle pas de cela. Je parle d’avoir une explication avec lui, et de lui faire comprendre que son honneur l’engage à vous rendre votre promesse, et à prendre son parti sur votre mariage avec M. de La Marche : ou ce n’est qu’une brute indigne de toute estime et de tout ménagement, ou il sentira son crime et sa folie, et s’exécutera honnêtement et sagement. Déliez-moi du secret que vous m’avez imposé, autorisez-moi à m’ouvrir à lui, et je vous réponds du succès.

— Je vous réponds du contraire, moi, dit Edmée ; et d’ailleurs je n’y saurais consentir. Quel que soit Bernard, je tiens à sortir avec honneur de mon duel avec lui, et il aurait sujet, si j’agissais comme vous voulez, de croire que je l’ai indignement joué jusqu’ici.

— Eh bien ! il est un dernier moyen, c’est de vous confier à l’honneur et à la sagesse de M. de La Marche. Qu’il juge librement votre situation, et qu’il en décide. Vous avez bien le droit de lui confier votre secret, et vous êtes bien sûre de son honneur. S’il a la lâcheté de vous abandonner dans une pareille situation, il vous reste, pour dernière ressource, de vous mettre à l’abri des violences de Bernard derrière les grilles d’un couvent. Vous y resterez pendant quelques années ; vous ferez mine de prendre le voile. Le jeune homme vous oubliera ; on vous rendra votre liberté. — C’est en effet le seul parti raisonnable, et j’y ai déjà songé ; mais il n’est pas temps encore d’y recourir. — Sans doute. Il faut tenter l’aveu à M. de La Marche. S’il est homme de cœur, comme je n’en doute pas, il vous prendra sous sa protection, et il se chargera d’éloigner Bernard, soit par la persuasion, soit par l’autorité. — Quelle autorité, l’abbé, s’il vous plaît ? — L’autorité qu’un gentilhomme peut avoir sur son égal dans nos mœurs, l’honneur et l’épée. — Ah ! l’abbé, vous aussi, vous êtes un homme de sang ! Eh bien ! voilà ce que j’ai voulu éviter jusqu’ici, ce que j’éviterai, dût-il m’en coûter la vie et l’honneur ! Je ne veux pas de conflit entre ces deux hommes. — Je le conçois ; l’un des deux vous est cher à juste titre. Mais évidemment, dans ce conflit, le danger ne serait pas pour M. de La Marche. — Il serait donc pour Bernard ! s’écria Edmée avec force. Eh bien ! j’aurais horreur de M. de La Marche, s’il provoquait en duel ce pauvre enfant, qui ne sait manier qu’un bâton ou une fronde. Comment de telles idées peuvent-elles vous venir, à vous, l’abbé ? Il faut que vous haïssiez bien ce malheureux Bernard ! Et moi, qui le ferais égorger par mon mari pour le remercier de m’avoir sauvée au péril de sa vie ! Non, non, je ne souffrirai ni qu’on le provoque, ni qu’on l’humilie, ni qu’on l’afflige. C’est mon cousin, c’est un Mauprat, c’est presque un frère. Je ne souffrirai pas qu’on le chasse de cette maison. J’en sortirai plutôt moi-même. — Voilà de très généreux sentimens, Edmée, répondit l’abbé. Mais avec quelle chaleur vous les exprimez ! J’en demeure confondu ; et si je ne craignais de vous offenser, je vous avouerais que cette sollicitude pour le jeune Mauprat me suggère une étrange pensée. — Eh bien ! dites-la donc, reprit Edmée avec une certaine brusquerie. — Je la dirai si vous l’exigez. C’est que vous semblez porter à ce jeune homme un plus vif intérêt qu’à M. de La Marche, et j’aurais aimé à rester dans la persuasion contraire.

— Lequel a le plus besoin de cet intérêt, mauvais chrétien ? dit Edmée en souriant ; n’est-ce pas le pécheur endurci dont les yeux n’ont pas vu la lumière ? — Mais enfin, Edmée, vous aimez M. de La Marche ? ne plaisantez pas, au nom du ciel ! — Si par aimer, répondit-elle d’un ton sérieux, vous entendez avoir confiance et amitié, j’aime M. de La Marche ; ou bien, si vous entendez avoir compassion et sollicitude, j’aime Bernard. Reste à savoir laquelle des deux affections est la plus vive. Cela vous regarde, l’abbé ; moi, je m’en inquiète peu ; car je sens que je n’aime qu’une personne avec passion, c’est mon père, et qu’une chose avec enthousiasme, c’est mon devoir. Je regretterai peut-être les soins et le dévouement du lieutenant-général ; je souffrirai du chagrin que je serai forcée de lui faire bientôt, en lui annonçant que je ne puis être sa femme ; mais cette nécessité ne me jettera dans aucune nuance du désespoir, parce que je sais que M. de La Marche se consolera aisément. Je ne plaisante pas, l’abbé ; M. de La Marche est un homme léger et un peu froid. — Si vous ne l’aimez pas plus que cela, tant mieux ; c’est une souffrance de moins parmi tant de souffrances ; et pourtant je perds, en apprenant cette indifférence, le dernier espoir que j’eusse conservé de vous voir échapper à Bernard Mauprat. — Allons, ami, ne vous désolez point : ou Bernard sera sensible à l’amitié et à la loyauté, et il s’amendera, ou je lui échapperai. — Mais par quelle issue ? — Par la porte du couvent, ou par celle du cimetière.

En parlant ainsi d’un air calme, Edmée secoua sa longue chevelure noire, qui s’était déroulée sur ses épaules, et dont une partie couvrait son visage pâle. — Allons, dit-elle. Dieu viendra à notre aide ; c’est folie et impiété que de douter de lui dans le danger. Sommes-nous donc des athées pour nous décourager ainsi ? Allons voir Patience, il nous dira quelque sentence qui nous rassurera ; il est le vieux oracle qui résout toutes choses sans en savoir aucune.

Ils s’éloignèrent, et je demeurai consterné.

Oh ! combien cette nuit fut différente de la précédente ! Quel nouveau pas je venais de faire dans la vie, non plus sur le sentier fleuri, mais sur le roc aride ! Maintenant je connaissais tout l’odieux réel de mon rôle, et je venais de lire jusqu’au fond du cœur d’Edmée la crainte et le dégoût que je lui inspirais. Rien ne pouvait calmer ma douleur, car rien ne pouvait plus exciter ma colère. Elle n’aimait point M. de La Marche, elle ne se jouait ni de lui ni de moi ; elle n’aimait aucun de nous, et comment avais-je pu croire que cette pitié généreuse envers moi, ce dévouement sublime à la foi jurée, fussent de l’amour ? Comment, aux heures où cette présomptueuse chimère m’abandonnait, pouvais-je croire qu’elle eût besoin, pour résister à ma passion, d’avoir de l’amour pour un autre ? Enfin, je n’avais donc plus de ressource contre mes propres fureurs ! Je ne pouvais en obtenir autre chose que la fuite ou la mort d’Edmée ! Sa mort ! À cette idée, mon sang se glaçait dans mes veines, mon cœur se serrait, et je sentais tous les aiguillons du repentir le traverser. Cette douloureuse soirée fut pour moi le plus énergique appel de la Providence. Je compris enfin ces lois de la pudeur et de la liberté sainte que mon ignorance avait outragées et blasphémées jusque-là. Elles m’étonnaient plus que jamais, mais je les voyais ; elles étaient prouvées par leur évidence. L’ame forte et sincère d’Edmée était devant moi comme la pierre du Sinaï, où le doigt de Dieu venait de tracer la vérité immuable. Sa vertu n’était pas feinte, son couteau était aiguisé et toujours prêt à laver la souillure de mon amour ! Je fus si effrayé du danger que j’avais couru de la voir expirer dans mes bras, si consterné de l’outrage que je lui avais fait en espérant vaincre sa résistance, que je cherchai tous les moyens extrêmes de réparer mes torts et de lui rendre le repos.

Le seul qui parut au-dessus de mes forces fut de m’éloigner ; car, en même temps que le sentiment de l’estime et du respect se révélait à moi, mon amour, changeant pour ainsi dire de nature, grandissait dans mon ame, et s’emparait de mon être tout entier. Edmée m’apparaissait sous un nouvel aspect. Ce n’était plus cette belle fille dont la présence jetait le désordre dans mes sens, c’était un jeune homme de mon âge, beau comme un séraphin, fier, courageux, inflexible sur le point d’honneur, généreux, capable de cette amitié sublime qui faisait les frères d’armes, mais n’ayant d’amour passionné que pour la Divinité, comme ces paladins qui, à travers mille épreuves, marchaient à la Terre-Sainte sous une armure d’or.

Je sentis, dès ce moment, mon amour descendre des orages du cerveau dans les saines régions du cœur ; et le dévouement ne me parut plus une énigme. Je résolus de faire, dès le lendemain, acte de soumission et de tendresse. Je rentrai fort tard, accablé de lassitude, mourant de faim, brisé d’émotions. J’entrai dans l’office, je pris un morceau de pain, et je le mangeai trempé de mes larmes. J’étais appuyé contre le poêle éteint, à la lueur mourante d’une lampe épuisée ; Edmée entra sans me voir, prit quelques cerises dans le bahut, et s’approcha lentement du poêle : elle était pâle et absorbée. En me voyant, elle jeta un cri, et laissa tomber ses cerises. — Edmée, lui dis-je, je vous supplie de n’avoir plus jamais peur de moi ; c’est tout ce que je puis vous dire, car je ne sais pas m’expliquer ; et pourtant j’avais résolu de vous dire bien des choses.

— Vous me direz cela une autre fois, mon bon cousin, me répondit-elle en essayant de me sourire ; mais elle ne pouvait dissimuler la peur qu’elle éprouvait en se trouvant seule avec moi. Je n’essayai pas de la retenir ; je ressentais vivement la douleur et l’humiliation de sa méfiance, et je n’avais pas le droit de m’en plaindre ; cependant jamais homme n’avait eu autant besoin d’être compris et encouragé.

Au moment où elle quittait l’appartement, mon cœur se brisa, et je fondis en larmes, comme la veille à la fenêtre de la chapelle. Edmée s’arrêta sur le seuil, hésita un instant ; puis, entraînée par la bonté de son cœur et surmontant ses craintes, elle revint vers moi, et s’arrêtant à quelques pas de ma chaise : — Bernard, vous êtes malheureux, me dit-elle ; est-ce donc ma faute ?

Je ne pus répondre, j’étais honteux de mes larmes ; mais plus je faisais d’efforts pour les retenir, plus ma poitrine se gonflait de sanglots. Chez les êtres aussi physiquement forts que je l’étais, les pleurs sont des convulsions ; les miens ressemblaient à une agonie.

— Voyons ! dis donc ce que tu as ! s’écria Edmée avec la brusquerie de l’amitié fraternelle. Et elle osa poser sa main sur mon épaule. Elle me regardait d’un air d’impatience, et une grosse larme coulait sur sa joue. Je me jetai à genoux et j’essayai de lui parler, mais cela me fut encore impossible ; je ne pus articuler que le mot demain à plusieurs reprises.

— Demain ? quoi donc, demain ? dit Edmée ; est-ce que tu ne te plais pas ici, est-ce que tu veux t’en aller ? — Je m’en irai si vous voulez, répondis-je ; dites, voulez-vous ne me revoir jamais ? — Je ne veux point de cela, reprit-elle ; vous resterez ici, n’est-ce pas ? — Commandez, répondis-je.

Elle me regarda avec beaucoup de surprise ; je restais à genoux ; elle s’appuya sur le dos de ma chaise.

— Moi, je suis sûre que tu es très bon, dit-elle comme si elle eût répondu à une objection intérieure ; un Mauprat ne peut rien être à demi, et du moment que tu as un bon quart d’heure, il est certain que tu dois avoir une noble vie. — Je l’aurai, répondis-je. — Vrai ! dit-elle avec une joie naïve et bonne. — Sur mon honneur, Edmée, et sur le tien ! oses-tu me donner une poignée de main ? — Certainement, dit-elle. Et elle me tendit sa main ; mais elle tremblait. — Vous avez donc pris de bonnes résolutions ? me dit-elle. — J’en ai pris de telles que vous n’aurez jamais un reproche à me faire, répondis-je. Et maintenant retirez-vous dans votre chambre, Edmée, et ne tirez plus les verroux ; vous n’avez plus rien à craindre de moi ; je ne voudrai jamais que ce que vous voudrez.

Elle attacha encore sur moi ses regards avec surprise, et, pressant ma main, elle s’éloigna, se retourna plusieurs fois pour me regarder encore, comme si elle n’eût pu croire à une si rapide conversion ; puis enfin, s’étant arrêtée sur la porte, elle me dit d’une voix affectueuse : — Il faut aller vous reposer aussi ; vous êtes fatigué, vous êtes très triste et très changé depuis deux jours. Si vous ne voulez pas m’affliger, vous vous soignerez, Bernard.

Elle me fit un signe de tête amical et doux. Il y avait dans ses grands yeux, creusés déjà par la souffrance, une expression indéfinissable, où la méfiance et l’espoir, l’affection et la curiosité, se peignaient alternativement et parfois tous ensemble.

— Je me soignerai, je dormirai, je ne serai pas triste, répondis-je. — Et vous travaillerez ? — Et je travaillerai… Mais vous, Edmée, vous me pardonnerez tous les chagrins que je vous ai causés, et vous m’aimerez un peu. — Et je vous aimerai beaucoup, répondit-elle, si vous êtes toujours comme ce soir.

Le lendemain, dès le point du jour, j’entrai dans la chambre de l’abbé ; il était déjà levé et lisait. — Monsieur Aubert, lui dis-je, vous m’avez proposé plusieurs fois de me donner des leçons ; je viens vous prier de mettre à exécution votre offre obligeante.

J’avais passé une partie de la nuit à préparer cette phrase de début et le maintien que je voulais garder vis-à-vis de l’abbé. Sans le haïr au fond, car je sentais bien qu’il était bon et n’en voulait qu’à mes défauts, je me sentais beaucoup d’amertume contre lui. Je reconnaissais bien intérieurement que je méritais tout le mal qu’il avait dit de moi à Edmée ; mais il me semblait qu’il eût pu insister un peu plus sur ce bon côté dont il n’avait dit qu’un mot en passant, et qui n’avait pu échapper à un homme aussi sagace que lui. J’étais donc décidé à rester très froid et très fier à son égard. Pour cela, je pensais avec assez de logique que je devais montrer beaucoup de docilité tant que durerait la leçon, et qu’aussitôt après je devais le quitter avec un remerciement très bref. En un mot, je voulais l’humilier dans son emploi de précepteur, car je n’ignorais pas qu’il tenait son existence de mon oncle, et qu’à moins de renoncer à cette existence, ou de se montrer ingrat, il ne pouvait se refuser à faire mon éducation. En ceci je raisonnais très bien, mais d’après un très mauvais sentiment ; et par la suite j’en eus tant de regret, que je lui en fis une sorte de confession amicale, avec demande d’absolution.

Mais, pour ne pas anticiper sur les évènemens, je dirai que les premiers jours de ma conversion me vengèrent pleinement des préventions trop bien fondées, à beaucoup d’égards, de cet homme, qui eût mérité le nom de juste, octroyé par Patience, si une habitude de méfiance n’eût gêné ses premiers mouvemens. Les persécutions dont il avait été si long-temps l’objet avaient développé en lui ce sentiment de crainte instinctive qu’il conserva toute sa vie, et qui rendit toujours sa confiance difficile, et d’autant plus flatteuse et plus touchante peut-être. J’ai remarqué ce caractère, par la suite, chez beaucoup de prêtres honnêtes. Ils ont généralement l’esprit de charité, mais non le sentiment de l’amitié.

Je voulais le faire souffrir, et j’y réussis. Le dépit m’inspirait ; je me conduisis en véritable gentilhomme vis-à-vis de son subalterne. J’eus une excellente tenue, beaucoup d’attention, de politesse, et une raideur glacée. Je ne lui laissai aucune occasion de me faire rougir de mon ignorance, et pour cela je pris le parti d’aller au-devant de toutes ses observations, en m’accusant moi-même de ne rien savoir, et en l’engageant à m’enseigner les choses à l’état le plus élémentaire. Quand j’eus pris ma première leçon, je vis dans ses yeux pénétrans, où j’étais arrivé à pénétrer moi-même, le désir de passer de cette froideur à une sorte d’intimité ; mais je ne m’y prêtai nullement. Il crut me désarmer en louant mon attention et mon intelligence. — Vous prenez trop de soin, monsieur l’abbé, lui répondis-je ; je n’ai pas besoin d’encouragement. Je ne crois nullement à mon intelligence, mais je suis sûr de mon attention ; et comme je ne rends service qu’à moi-même en m’appliquant de mon mieux à l’étude, il n’y a pas de raison pour que vous m’en fassiez compliment. — En parlant ainsi, je le saluai, et me retirai dans ma chambre, où je fis tout de suite le thème français qu’il m’avait donné.

Quand je descendis pour le déjeuner, je vis qu’Edmée était déjà informée de l’exécution de mes promesses de la veille. Elle me tendit sa main la première, et m’appela son bon cousin à plusieurs reprises durant le déjeuner, si bien que M. de La Marche, dont le visage n’exprimait jamais rien, exprima de la surprise, ou quelque chose d’approchant. J’espérais qu’il chercherait l’occasion de me demander l’explication de mes grossières paroles de la veille, et quoique je fusse déterminé à apporter beaucoup de modération à cet entretien, je me sentis très blessé du soin qu’il prit de l’éviter. Cette indifférence à une injure venant de moi impliquait une sorte de mépris dont je souffris beaucoup ; mais la crainte de déplaire à Edmée me donna la force de me contenir.

Il est incroyable que la pensée de le supplanter ne fut pas un instant ébranlée par cet apprentissage humiliant qu’il me fallut faire avant d’arriver seulement à saisir les premières notions de toutes choses. Un autre que moi, pénétré comme je l’étais du repentir des maux qu’il avait causés, n’eût trouvé de manière plus certaine de les réparer, qu’en s’éloignant et en rendant à Edmée sa parole, son indépendance, son repos absolu. Ce moyen fut le seul qui ne me vint pas ; ou, s’il me vint, il fut repoussé avec mépris, comme l’aveu d’une défection. L’obstination, alliée à la témérité, coulait dans mes veines avec le sang des Mauprat. À peine avais-je entrevu un moyen de conquérir celle que j’aimais, que je l’avais embrassé avec audace, et je pense qu’il n’en eût pas été autrement, lors même que ses confidences à l’abbé dans le parc m’eussent appris qu’elle avait de l’amour pour mon rival. Une pareille confiance de la part d’un homme qui prenait à dix-sept ans sa première leçon de grammaire française, et qui s’exagérait de beaucoup la longueur et la difficulté des études nécessaires pour être l’égal de M. de La Marche, accusait, vous l’avouerez, une certaine force morale.

Je ne sais si j’étais heureusement doué sous le rapport de l’intelligence. L’abbé l’assura ; mais je pense que je ne dois faire honneur de mes progrès rapides qu’à mon courage. Il était tel qu’il me fit trop présumer de mes forces physiques. L’abbé m’avait dit qu’avec une forte volonté on pouvait, à mon âge, en un mois, connaître parfaitement les règles de la langue. Au bout d’un mois, je m’exprimais avec facilité et j’écrivais purement. Edmée avait une sorte de direction occulte sur mes études. Elle voulut que l’on ne m’enseignât pas le latin, assurant qu’il était trop tard pour consacrer plusieurs années à une science de luxe, et que l’important était de former mon cœur et ma raison avec des idées, au lieu d’orner mon esprit avec des mots.

Le soir, elle prétextait le désir de relire quelque livre favori, et elle lisait haut, alternativement avec l’abbé, des passages de Condillac, de Fénelon, de Bernardin de Saint-Pierre, de Jean-Jacques, de Montaigne même et de Montesquieu. Ces passages étaient certainement choisis d’avance et appropriés à mes forces ; je les comprenais assez bien et je m’en étonnais en secret ; car, si dans la journée j’ouvrais ces mêmes livres au hasard, il m’arrivait d’être arrêté à chaque ligne. Dans la superstition naturelle aux jeunes amours, je m’imaginais volontiers qu’en passant par la bouche d’Edmée, les auteurs acquéraient une clarté magique, et que mon esprit s’ouvrait miraculeusement au son de sa voix. Du reste, Edmée ne me montrait pas ouvertement l’intérêt qu’elle prenait à m’instruire elle-même. Elle se trompait sans doute en pensant qu’elle devait me cacher sa sollicitude : j’en eusse été d’autant plus stimulé et ardent au travail. Mais en ceci elle était imbue de l’Émile, et mettait en pratique les idées systématiques de son cher philosophe.

Au reste, je ne m’épargnais guère, et mon courage ne souffrant pas la prévoyance, je fus bientôt forcé de m’arrêter. Le changement d’air, de régime et d’habitudes, les veilles, l’absence d’exercices violens, la contention de l’esprit, en un mot l’effroyable révolution que mon être était forcé d’opérer sur lui-même pour passer de l’état d’homme des bois à celui d’homme intelligent, me causa une maladie de nerfs qui me rendit presque fou pendant quelques semaines, idiot ensuite durant quelques jours, et qui enfin se dissipa, me laissant tout rompu, tout anéanti à l’égard de mon existence passée, tout pétri pour mon existence future.

Une nuit, à l’époque de mes plus violentes crises, dans un moment lucide, je vis Edmée dans ma chambre. Je crus d’abord faire un songe. La veilleuse jetait une lueur vacillante ; une forme pâle, immobile, était couchée dans une grande bergère. Je distinguais une longue tresse noire détachée et tombant sur une robe blanche. Je me soulevai, faible, pouvant à peine me mouvoir ; j’essayai de sortir de mon lit. Aussitôt Patience m’apparut et m’arrêta doucement. Saint-Jean dormait dans un autre fauteuil. Toutes les nuits, deux hommes veillaient ainsi près de moi pour me tenir de force lorsque j’étais en proie aux fureurs du délire. Souvent c’était l’abbé, parfois le brave Marcasse, qui, avant de quitter le Berry pour faire sa tournée annuelle dans les provinces voisines, était revenu faire une dernière chasse dans les greniers du château, et qui obligeamment relayait les serviteurs fatigués dans le pénible emploi de me garder.

N’ayant pas la conscience de mon mal, il était fort naturel que la présence inopinée du solitaire dans ma chambre me causât une grande surprise et jetât le désordre dans mes idées. J’avais eu de si violens accès ce soir-là, qu’il ne me restait plus de force. Je me laissai donc aller à des divagations mélancoliques, et prenant la main du bonhomme, je lui demandai si c’était bien le cadavre d’Edmée qu’il avait posé sur ce fauteuil auprès de moi. — C’est Edmée bien vivante, me répondit-il à voix basse ; mais elle dort, mon cher monsieur, ne la réveillons pas. Si vous avez désir de quelque chose, je suis ici pour vous soigner, et c’est de bon cœur, oui-dà ! — Mon bon Patience, tu me trompes, lui dis-je ; elle est morte, et moi aussi, et tu viens pour nous ensevelir. Il faut nous mettre dans le même cercueil, entends-tu ? car nous sommes fiancés. Où est son anneau ? Prends-le et mets-le à mon doigt, la nuit des noces est venue.

Il voulut en vain combattre cette hallucination ; je persistai à croire qu’Edmée était morte, et je déclarai que je ne m’endormirais pas dans mon linceul, tant que je n’aurais pas l’anneau de ma femme. Edmée, qui avait passé plusieurs nuits à me veiller, était si accablée, qu’elle ne m’entendait pas. D’ailleurs, je parlais bas, comme Patience, par un instinct d’imitation qui ne se rencontre que chez les enfans ou chez les idiots. Je m’obstinai dans ma fantaisie, et Patience, qui craignait qu’elle ne se changeât en fureur, alla doucement prendre une bague de cornaline qu’Edmée avait au doigt, et la passa au mien. Aussitôt que je l’eus, je la portai à mes lèvres ; puis je croisai mes mains sur ma poitrine dans l’attitude qu’on donne aux cadavres dans le cercueil, et je m’endormis profondément.

Le lendemain, quand on voulut me reprendre la bague, j’entrai en fureur, et on y renonça. Je m’endormis de nouveau, et l’abbé me l’ôta pendant mon sommeil. Mais quand j’ouvris les yeux, je m’aperçus du rapt, et je recommençai à divaguer. Aussitôt Edmée, qui était dans la chambre, accourut à moi, et me passa l’anneau au doigt en adressant quelques reproches à l’abbé. Je me calmai sur-le-champ, et dis en levant sur elle des yeux éteints : — N’est-ce pas que tu es ma femme après ta mort comme pendant ta vie ? — Certainement, me dit-elle ; dors en paix. — L’éternité est longue, lui dis-je, et je voudrais l’occuper du souvenir de tes caresses. Mais j’ai beau chercher, je ne retrouve pas la mémoire de ton amour.

Elle se pencha sur moi et me donna un baiser. — Vous avez tort, Edmée, dit l’abbé ; de tels remèdes se changent en poison. — Laissez-moi, l’abbé, lui répondit-elle avec impatience en s’asseyant près de mon lit ; laissez-moi, je vous en prie.

Je m’endormis, une main dans les siennes, et lui répétant par intervalles : — On est bien dans la tombe ; on est heureux d’être mort, n’est-ce pas ?

Durant ma convalescence, Edmée fut beaucoup moins expansive, mais tout aussi assidue. Je lui racontai mes rêves, et j’appris d’elle ce qu’il y avait de réel parmi mes souvenirs : sans cette confirmation, j’aurais toujours cru que j’avais tout rêvé. Je la suppliai de me laisser la bague, et elle y consentit. J’aurais dû ajouter, pour reconnaître tant de bontés, que je gardais cet anneau comme un gage d’amitié et non comme un anneau de fiançailles ; mais l’idée d’une telle abnégation était au-dessus de mes forces.

Un jour, je demandai des nouvelles de M. de La Marche. Ce fut seulement à Patience que j’osai adresser cette question. — Parti, répondit-il. — Comment parti ? repris-je ; pour long-temps ? — Pour toujours, s’il plaît à Dieu ! Je n’en sais rien, je ne fais pas de questions, mais j’étais dans le jardin par hasard quand il a fait ses adieux, et tout cela était froid comme une nuit de décembre. On s’est pourtant dit de part et d’autre à revoir. Mais quoique Edmée eût l’air bon et franc qu’elle a toujours, l’autre avait la figure d’un fermier qui voit venir la gelée en avril. Mauprat, Mauprat, on dit que vous êtes devenu grand étudiant et grand bon sujet. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit. Quand vous serez vieux, il n’y aura peut-être plus de titres ni de seigneuries. Peut-être qu’on vous appellera le père Mauprat, comme on m’appelle le père Patience, bien que je n’aie jamais été ni moine ni père de famille. — Eh bien ! où veux-tu en venir ? — Souvenez-vous de ce que je vous ai dit, répéta-t-il ; il y a bien des manières d’être sorcier, et on peut connaître l’avenir sans s’être donné au diable ; moi, je donne ma voix à votre mariage avec la cousine. Continuez à vous bien conduire. Vous voilà savant ; on dit que vous lisez couramment dans le premier livre venu. Qu’est-ce qu’il faut de plus ? il y a ici tant de livres, que la sueur me coule du front rien qu’à les voir ; il me semble que je recommence à ne pas pouvoir apprendre à lire. Vous voilà bientôt guéri. Si M. Hubert voulait m’en croire, on ferait la noce à la Saint-Martin. — Tais-toi, Patience, lui dis-je, tu me fais de la peine. Ma cousine ne m’aime pas. — Je vous dis que si, moi ; vous mentez par la gorge, comme disent les nobles ; je sais comme elle vous a soigné, et Marcasse, étant sur le toit, l’a vue à travers sa fenêtre, qui était à genoux au milieu de sa chambre, à cinq heures du matin, le jour que vous étiez si mal.

Les imprudentes assertions de Patience, les tendres soins d’Edmée, le départ de M. de La Marche, et plus que tout le reste, la faiblesse de mon cerveau, furent cause que je me persuadai ce que je désirais ; mais à mesure que je repris mes forces, Edmée rentra dans les bornes de l’amitié tranquille et prudente. Jamais personne ne recouvra la santé avec moins de plaisir que moi ; car chaque jour rendait les visites d’Edmée plus courtes, et quand je pus sortir de ma chambre, je n’eus plus que quelques heures par jour à passer près d’elle, comme avant ma maladie. Elle avait eu l’art merveilleux de me témoigner la plus tendre affection sans jamais se laisser amener à une explication nouvelle sur nos mystérieuses fiançailles. Si je n’avais pas encore la grandeur d’ame de renoncer à mes droits, du moins j’avais acquis assez d’honneur pour ne plus les rappeler, et je me retrouvai précisément dans les mêmes termes avec elle qu’au moment où j’étais tombé malade. M. de La Marche était à Paris ; mais, selon elle, il y avait été appelé par les devoirs de sa charge, et il devait revenir à la fin de l’hiver où nous entrions. Rien dans les discours du chevalier ou de l’abbé ne témoignait qu’il y eût rupture entre les fiancés. On parlait rarement du lieutenant-général, mais on en parlait naturellement et sans répugnance ; je retombai dans mes incertitudes, et n’y trouvai d’autre remède que de ressaisir l’empire de ma volonté. — Je la forcerai à me préférer, me disais-je, en levant les yeux de dessus mon livre et en regardant les grands yeux impénétrables d’Edmée attachés avec calme sur les lettres de M. de La Marche, que son père recevait de temps en temps, et qu’il lui remettait après les avoir lues. Je me replongeai dans l’étude. Je souffris longtemps d’atroces douleurs à la tête, mais je les surmontai avec stoïcisme ; Edmée reprit le cours d’études qu’elle faisait pour moi indirectement durant les soirs d’hiver. J’étonnai de nouveau l’abbé par mon aptitude et la rapidité de mes triomphes. Les soins qu’il avait eus de moi dans ma maladie m’avaient désarmé, et quoique je ne pusse encore l’aimer cordialement, sachant bien qu’il ne me servait pas auprès de ma cousine, je lui témoignai beaucoup plus de confiance et d’égards que par le passé. Ses longs entretiens me furent aussi utiles que mes lectures ; on m’associa aux promenades du parc et aux visites philosophiques à la cabane couverte de neige de Patience. Ce fut un moyen de voir Edmée plus souvent et plus long-temps. Ma conduite fut telle que toute sa méfiance se dissipa et qu’elle ne craignit plus de se trouver seule avec moi. Mais je n’eus guère l’occasion de prouver là mon héroïsme ; car l’abbé, dont rien ne pouvait endormir la prudence, était toujours sur nos talons. Je ne souffrais plus de cette surveillance ; au contraire, elle me satisfaisait, car, malgré toutes mes résolutions, l’orage bouleversait mes sens dans le mystère ; et une fois ou deux, m’étant trouvé en tête-à-tête avec Edmée, je la quittai brusquement et la laissai seule, pour lui cacher mon trouble.

Notre vie était donc tranquille et douce en apparence, et pendant quelque temps elle le fut en effet ; mais bientôt je la troublai plus que jamais par un vice que l’éducation développa en moi, et qui jusque-là était resté enfoui sous des vices plus choquans, mais moins funestes ; ce vice, qui fit le désespoir de mes nouvelles années, fut la vanité.

Malgré leurs systèmes, l’abbé et ma cousine commirent la faute de me savoir trop de gré de mes progrès. Ils s’étaient si peu attendus à ma persévérance, qu’ils en firent tout l’honneur à mes hautes facultés. Peut-être aussi y eut-il de leur part un peu de triomphe personnel à voir avec exagération le succès de leurs idées philosophiques appliquées à mon développement. Ce qu’il y a de certain, c’est que je me laissai facilement persuader que j’avais une haute intelligence et que j’étais un homme très au-dessus du commun. Bientôt mes chers instituteurs recueillirent le triste fruit de leur imprudence, et déjà il était trop tard pour arrêter l’essor de cet amour démesuré de moi-même.

Peut-être aussi cette passion funeste, comprimée par les mauvais traitemens que j’avais subis dans mon enfance, ne fit-elle que se réveiller. Il est à croire que nous portons en nous, dès nos premiers ans, le germe des vertus et des vices que l’action de la vie extérieure féconde avec le temps. Quant à moi, je n’avais pas encore trouvé d’alimens à ma vanité ; car de quoi aurais-je pu me pavaner dans les premiers jours que je passai auprès d’Edmée ? Mais dès que cet aliment fut trouvé, la vanité souffrante se leva dans son triomphe, et m’inspira autant de présomption qu’elle m’avait suggéré de mauvaise honte et de farouche retenue. J’étais en outre aussi charmé de pouvoir enfin communiquer facilement ma pensée, que le jeune faucon qui sort du nid, et essaie ses ailes nouvellement poussées. Je devins donc aussi bavard que j’avais été silencieux. On se plut trop à mon babil. Je n’eus pas le bon sens de voir qu’on l’écoutait comme celui d’un enfant gâté ; je me crus un homme, et, qui plus est, un homme remarquable. Je devins outrecuidant et souverainement ridicule.

Mon oncle le chevalier, qui ne s’était point mêlé de mon éducation, et qui avait seulement souri avec une bonté paternelle à mes premiers pas dans la carrière, fut le premier aussi qui s’aperçut de la fausse voie où je m’engageais. Il trouva déplacé que j’élevasse le ton aussi haut avec lui, et en fit la remarque à sa fille. Elle m’avertit avec douceur, et me dit, pour me faire supporter ses remontrances, que j’avais raison dans la discussion, mais que son père n’était pas d’âge à être converti aux idées nouvelles, et que je devais à sa dignité patriarcale le sacrifice de mes assertions enthousiastes. Je promis de ne plus recommencer ; mais je ne tins pas parole.

Le fait est que le chevalier était imbu de beaucoup de préjugés. Il avait reçu une très bonne éducation pour son temps, et pour un noble campagnard ; mais le siècle avait marché plus vite que lui. Edmée, ardente et romanesque ; l’abbé, sentimental et systématique, avaient marché plus vite encore que le siècle ; et si l’immense désaccord qui se trouvait entre eux et le patriarche ne se faisait guère sentir, c’était grâce au respect qu’il inspirait à juste titre, et à la tendresse qu’il avait pour sa fille. Je me jetai à plein collier, comme vous pouvez croire, dans les idées d’Edmée ; mais je n’eus pas, comme elle, la délicatesse de me taire à point. La violence de mon caractère trouvant une issue dans la politique et dans la philosophie, je goûtais un plaisir indicible à ces orageuses disputes qui préludaient alors en France, dans toutes les réunions et jusque dans le sein des familles, aux tempêtes révolutionnaires. Je pense qu’il n’était pas une maison, palais ou cabane, qui ne nourrît alors son orateur, âpre, bouillant, absolu, et prêt à descendre dans la lice parlementaire. J’étais donc l’orateur du château de Sainte-Sévère, et mon bon oncle, habitué à une apparence d’autorité qui l’empêchait de voir la révolte réelle des esprits, ne put souffrir une contradiction aussi ingénue que la mienne. Il était fier et bouillant, et de plus il avait, à s’exprimer, une difficulté qui augmentait son impatience naturelle, et qui lui donnait de l’humeur contre les autres, à force de lui en donner contre lui-même. Il frappait du pied sur les bûches enflammées de son foyer, il mettait en pièces ses verres de lunettes, il répandait son tabac à grands flots sur le parquet, et faisait retentir des éclats de sa voix sonore les hauts plafonds de son manoir. Tout cela me divertissait cruellement ; car d’un mot tout fraîchement épelé dans mes livres, je renversais le fragile échafaudage des idées de toute sa vie. C’était une grande sottise et un fort sot orgueil de ma part ; mais ce besoin de lutte, ce plaisir de déployer intellectuellement l’énergie qui manquait à ma vie physique, m’emportaient sans cesse. En vain Edmée toussait pour m’avertir de me taire, et s’efforçait, pour sauver l’amour-propre de son père, de trouver, contre sa propre conscience, quelque raison en sa faveur : la tiédeur de son assistance, et l’espèce de concession qu’elle semblait me commander, irritaient de plus en plus mon adversaire. — Laissez-le donc dire, s’écriait-il ; Edmée, ne vous mêlez pas de cela, je veux le battre sur tous les points. Si vous nous interrompez toujours, je ne pourrai jamais lui prouver son absurdité. — Et alors la bourrasque soufflait en crescendo de part et d’autre, jusqu’à ce que le chevalier, profondément blessé, sortît de l’appartement, et allât passer sa mauvaise humeur sur son piqueur ou sur ses chiens de chasse.

Ce qui contribuait à ramener ces querelles déplacées et à nourrir mon obstination ridicule, c’était la bonté extrême et le rapide retour de mon oncle. Au bout d’une heure, il ne se souvenait plus de mes torts ni de sa contrariété, il me parlait comme de coutume, et s’enquérait de tous mes désirs et de tous mes besoins avec cette inquiétude paternelle qui le tenait toujours en haleine de générosité ; cet homme incomparable n’eût pas dormi tranquille, s’il n’eut, avant de se coucher, embrassé tous les siens, et s’il n’eût réparé, par une parole ou un regard bienveillant, les vivacités dont le dernier de ses valets avait eu à souffrir dans la journée. Cette bonté eût dû me désarmer et me fermer la bouche à jamais : j’en faisais le serment chaque soir ; mais, chaque matin, je retournais, comme dit l’Écriture, à mon vomissement.

Edmée souffrait chaque jour davantage du caractère qui se développait en moi, et elle chercha le moyen de m’en corriger. S’il n’y eut jamais de fiancée plus forte et plus réservée, jamais il n’y eut de mère plus tendre qu’elle. Après beaucoup de conférences avec l’abbé, elle résolut de décider son père à rompre un peu l’habitude de notre vie, et à transporter notre établissement à Paris pendant les dernières semaines du carnaval. Le séjour de la campagne, le grand isolement où la position de Sainte-Sévère et le mauvais état des chemins nous laissaient depuis l’hiver, l’uniformité des habitudes, tout contribuait à entretenir notre fastidieux ergotage : mon caractère s’y corrompait de plus en plus ; mon oncle y prenait encore plus de plaisir que moi ; mais sa santé en souffrait, et ces puériles émotions journalières hâtaient sa caducité. L’ennui avait gagné l’abbé ; Edmée était triste, soit par suite de notre genre de vie, soit par suite de causes cachées. Elle désira partir, et nous partîmes ; car son père, inquiet de sa mélancolie, n’avait d’autre volonté que la sienne. Je tressaillais de joie à l’idée de connaître Paris. Et tandis qu’Edmée se flattait de voir le commerce du monde adoucir les aspérités de mon pédantisme, je me rêvais une attitude de conquérant dans ce monde décrit avec tant de dénigrement par nos philosophes. Nous nous mîmes en route par une belle matinée de mars : le chevalier avec sa fille et Mlle Leblanc dans une chaise de poste ; moi, dans une autre avec l’abbé, qui disimulait mal sa joie de voir la capitale pour la première fois de sa vie, et mon valet de chambre Saint-Jean, qui faisait de profonds saluts à tous les passans pour ne pas perdre ses habitudes de politesse.