Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie III/14

Gosselin (Tome IVp. 258-277).
Troisième partie


CHAPITRE XIV.

LES DEUX ÉPOUX.


Je restai deux jours sans revoir M. de Lancry.

L’arrivée et le départ de madame Sécherin ayant fait supposer à nos gens que quelque grave discussion intérieure avait eu lieu entre moi et mon mari, ils avaient cru de leur devoir d’augmenter encore de silence et de réserve dans leur service, ils ne parlaient entre eux qu’à voix basse… ont eût dit que quelqu’un se mourait dans la maison… Il est impossible de peindre l’aspect sinistre de ce grand château muet, sombre et désert dont j’habitais une aile, et Gontran une autre.

J’avais voulu être seule pour me préparer à l’entretien que je devais avoir avec mon mari.

Pendant ces deux jours, par un phénomène moral que je suis encore à m’expliquer, une révolution profonde, complète, se fit subitement en moi.

Il était de mon devoir de parler à mon mari avec la plus entière franchise.

Cet événement fut le plus important de ma vie, son retentissement durera jusqu’à mon dernier jour.

Les moindres détails de cette entrevue sont encore gravés dans ma mémoire.

C’était un dimanche ; après avoir entendu une messe basse à l’église du village, et être restée longtemps à prier, je revins chez moi.

Le temps était gris et lugubre ; au moment où je rentrais au château, la neige commençait à tomber.

Dix heures sonnèrent à la pendule de mon parloir.

C’était un petit salon très simple, où je me tenais d’habitude ; ses deux croisées s’ouvraient sur le parc : à droite et à gauche de la cheminée étaient les portraits de mon père et de ma mère ; sur ma table à écrire, un médaillon de Gontran peint en miniature.

À propos de cette miniature, je dois dire ici ce que je sus plus tard : c’est qu’elle avait été rendue à mon mari par madame de Richeville.

Donner à sa femme un portrait fait autrefois pour une maîtresse, c’est une de ces indignités naïves qu’un homme se permet sans même se douter de ce qu’il y a d’odieux et d’insultant dans un pareil procédé.

À côté de ma table de travail, une petite bibliothèque de bois de rose renfermait mes livres de prédilection ; enfin entre les deux fenêtres était mon piano.

En passant devant une glace je me regardai : j’étais horriblement pâle et maigre ; mes pommettes déjà un peu saillantes et légèrement pourprées témoignaient de la fièvre dont j’étais brûlée depuis deux jours ; mon regard était très brillant, très animé, mais j’avais les lèvres violettes et les mains glacées.

J’étais habillée de noir, mes cheveux lissés en bandeaux, car je n’avais pas songé à les faire boucler.

Je contemplais avec une sorte de joie sombre le ravage que les chagrins avaient imprimé à mes traits, et je me comparais à Ursule toujours si fraîche et si rose.

Dix heures et demie sonnèrent a l’antique horloge du château, mon mari entra chez moi.

Lui aussi, depuis deux jours, avait cruellement changé, il était d’une pâleur extrême ; les veilles, les pleurs… peut-être, avaient rougi ses yeux, il semblait accablé, sa physionomie était presque farouche.

— Je ne chercherai pas à le nier — me dit-il brusquement — les torts que j’ai envers vous sont très grands, vous devez me détester,… soit, détestez-moi.

— Je vous prie de m’entendre, Gontran ; notre position sera fixée aujourd’hui, je dois vous dire avec la plus entière franchise le résultat de mes réflexions et ma résolution inébranlable…

— Je vous écoute…

— Pendant ces deux jours que je viens de passer seule, je ne sais par quel étrange mirage de ma pensée tous les évènements qui ont eu lieu depuis que je vous connais me sont apparus pour ainsi dire en un seul moment ; j’ai pu en saisir à la fois et l’ensemble et les détails, je les ai jugés avec une sûreté, avec une hauteur de vue dont j’ai été moi-même étonnée. En contemplant ainsi les jours d’autrefois, j’ai reconnu, sans fol orgueil, que mon dévoûment envers vous n’avait jamais failli, que j’avais fait des prodiges de tendresse pour conserver mon amour intact et pur malgré vos dédains. Excepté quelques plaintes rares que m’arrachait une douleur intolérable, j’ai toujours souffert avec résignation ; à votre moindre velléité de tendresse, vite j’essuyais mes larmes, je venais à vous, le sourire aux lèvres, et je renaissais encore à des espérances de bonheur tant de fois trompées.

— Cela est vrai… mais il n’est pas généreux à vous de mettre à cette heure en présence et mes torts et vos vertus — dit Gontran avec amertume.

— Si je vous parle ainsi, Gontran, ce n’est pas pour me louer d’avoir toujours agi de la sorte, mais pour m’en blâmer.

— Comment, vous regrettez… ?

— Je regrette d’avoir fait justement ce qu’il fallait pour être malheureuse, sans vous rendre heureux ; peut-être même eussiez-vous été moins cruel pour moi… si je m’étais conduite autrement.

— Que voulez-vous dire ?

— Cela va vous sembler étrange… mais le résultat de mes réflexions a été presque de m’accuser et de vous absoudre.

— M’absoudre… moi !

— Vous absoudre, vous… Je ne m’abuse plus, Gontran, je n’ai jamais été pour vous une noble compagne, ayant la conscience de sa dignité et un caractère assez ferme pour se faire respecter ; j’ai été votre lâche esclave, et je n’ai eu que les qualités négatives de l’esclave, la soumission aveugle, la résignation stupide, la patience inerte. En me voyant ainsi, vous avez dû me traiter comme vous m’avez traitée, et n’avoir pour moi ni merci, ni pitié.

— Je ne sais dans quel but vous voulez m’innocenter ainsi ? — dit Gontran en me regardant avec défiance.

— Je pourrais vous dire que c’est pour vous rendre moins cruel l’aveu qui me reste à vous faire, mais je mentirais : si je ne désire pas vous blesser sans raison, je m’inquiète assez peu maintenant que vous souffriez ou non de ce que je dois vous dire.

Mon mari parut frappé de mon expression de froideur insouciante.

— Votre langage est nouveau pour moi, Mathilde.

— Il doit être aussi nouveau que le sentiment qui le dicte… aussi nouveau que l’aveu que je vais vous faire.

— Mais, de grâce, expliquez-vous.

— Après ce long coup-d’œil jeté sur le passé, j’ai fait encore une découverte… une découverte affreuse, je vous le jure, c’est que mes chagrins, pourtant si vrais, si douloureux, étaient à peine dignes d’intérêt… c’est que mes lamentations continuelles étaient plus fastidieuses que touchantes, c’est que mes larmes éternelles avaient dû, avec raison, vous impatienter, vous exaspérer, mais rarement vous apitoyer.

— Raillez-vous, Mathilde ? la raillerie serait cruelle.

Je pris mon mari par la main, je le menai devant la glace, et là, lui montrant mon visage flétri, je lui dis :

— Pour que je sois ainsi changée, il m’a fallu bien souffrir, n’est-ce pas, Gontran ! Eh bien ! jugez donc ce que j’ai ressenti lorsque la raison m’a forcée d’avouer que mes chagrins étaient à peine dignes de pitié ; lorsque je me suis dit… demain je les raconterais à un juge impartial, qu’il aurait le droit de me dire : « C’est votre faute… » Hé bien ? croyez-vous qu’en face d’une telle conviction j’aie le courage de railler, Gontran ?…

— Vous avez cette conviction, Mathilde ?

— Oui, je l’ai… Oui, demain le monde saurait une à une les tortures que j’ai endurées, qu’il dirait en haussant les épaules avec mépris : « La stupide… l’ennuyeuse créature ! avec ses plaintes et ses gémissements continuels ! Elle n’a que ce qu’elle mérite. On ne peut donc pas être honnête femme et malheureuse sans être insupportable ! Après tout, son caractère à la fois si faible, si lamentable et si susceptible, ferait presque excuser la dureté de son mari. Certes, Ursuie est bien perfide, bien effrontée, bien corrompue ; eh bien ! l’on comprend que M. de Lancry la préfère mille fois à Mathilde : car au moins Ursule a du charme, du piquant ; on trouve en elle de ces alternatives de bien et de mal qui tiennent, pour ainsi dire, toujours l’esprit et le cœur en éveil : Mathilde, au contraire, est une perpétuelle résignation larmoyante et monotone ; elle a toutes les vertus, soit ; personne ne songe à les lui nier… mais elle ne sait guère rendre la vertu aimable. En un mot, c’est une femme qui a le plus grand tort de tous : celui d’aimer et de ne pas savoir se faire aimer. » Voilà ce que le monde dirait, Gontran… voilà ce qu’il aurait le droit de dire, à son point de vue, à lui… Quelques âmes compatissantes me plaindraient peut-être ; en songeant que ma vie auprès de vous a pu se résumer ainsi : « Aimer noblement… souffrir et se résigner… » Oui, ceux-là me plaindraient peut-être, mais ils ne feraient que me plaindre… et entre la pitié et la sympathie il y a un abîme !

— Quel langage, Mathilde !…

— Hé bien, encore une fois, croyez-vous que je raille, Gontran, lorsque je vous dis qu’après tant de larmes versées il ne me reste pas même la consolation de me croire digne d’intérêt ?

— Et qui a pu, mon Dieu ! vous donner une si fatale conviction ? — s’écria Gontran.

— La raison… la froide et inflexible raison ; mais il faut que le cœur soit bien vide, bien désert, pour que cette voix sévère puisse y retentir !…

— Que dites-vous ?… votre cœur !…

— Mon cœur est vide et désert depuis que je ne vous aime plus, Gontran… et seulement depuis que je ne vous aime plus, j’ai pu juger ma conduite et la vôtre avec impartialité.

— Vous ne m’aimez plus ! — s’écria-t-il.

— Non… c’est ce qui fait que je vois tout avec désintéressement ; c’est ce qui fait que je ne crains pas de vous affliger en vous parlant ainsi… On m’eût dit que l’amour immense que je ressentais pour vous… que cet amour, qui avait résisté à de si rudes épreuves, diminuerait un jour, que j’aurais crié au blasphème !… et pourtant… il s’est éteint.

— Mathilde… Mathilde !…

— Il s’est complètement éteint pendant le peu d’instants que j’ai mis à lire la lettre que vous écriviez à Ursule… Je ne vous fais pas de reproches, Gontran ; je n’ai plus le droit de vous en faire… vous perdez un cœur tel que le mien… je le dis sans vanité, vous êtes assez puni… je n’ai ni à espérer ni a craindre que maintenant mes sentiments pour vous changent de nature. Je me connais assez pour voir que, malheureusement, je ne dois rien éprouver à demi ; la sagesse eut été peut-être de vous aimer moins violemment et de ne pas vous désaimer si vite, je le sais, mais je suis ainsi. On ne peut rien contre la désaffection : je ne l’explique pas, je la ressens. Sans doute mon amour pour vous était depuis longtemps et à mon insu miné par mes larmes, il a suffi d’une violente secousse pour le déraciner tout à fait : votre lettre à Ursule m’a invinciblement prouvé que tout espoir était à jamais perdu pour moi, mon amour a dû se briser, se perdre contre une impossibilité. Tout ce que je sais, c’est qu’à mesure que je lisais cette lettre un refroidissement lent mais profond, mais presque physique, paralysait mon cœur. Une comparaison vous rendra ce que j’éprouvais : ce n’était pas une tourmente impétueuse qui confondait, qui heurtait en moi les passions les plus contraires, comme l’orage courbe, ébranle tout dans son tourbillon ; non, non… au moins, l’orage passé, si tout a cruellement souffert, tout n’est pas détruit ; ce que j’éprouvais, c’était un envahissement sourd, croissant ; peu à peu il glaçait et anéantissait mon amour… comme ces muettes inondations qui montent, montent, jusqu’à ce qu’elles aient tout englouti sous leur effrayant niveau et qu’elles n’offrent plus à l’œil épouvanté qu’une immensité déserte, silencieuse, où rien… rien n’a surnagé.

D’abord stupéfait, mon mari me répondit avec un dépit concentré.

— La soudaineté même de votre désenchantement à mon égard vous prouve qu’il n’est pas sincère ; sans doute, j’ai des torts… j’ai de grands torts envers vous, mais je ne mérite pas un traitement pareil.

— Il arrive ce qui devait arriver, Gontran ; je m’y attendais, votre amour-propre se révolte à cette pensée : que je ne puis plus vous aimer… que je ne vous aime plus… Je conçois même que la soudaineté de mon désenchantement, comme vous dites, puisse entretenir votre illusion à cet égard… mais vous vous trompez, jamais je ne me suis égarée sur mes impressions.

Mon mari haussa les épaules.

— Vous croyiez aussi toujours m’aimer, vous l’avez dit vous-même, et vous voyez bien qu’en ce moment vous croyez votre amour éteint ; il en sera de même de votre ressentiment, il aura son terme… — ajouta-t-il avec une confiance imperturbable.

— Votre comparaison n’est pas juste, Gontran ; je vous aurais toujours aimé, j’en suis sûre, si vous n’aviez pas tout fait pour tuer cet amour. Je vous dirai avec la même franchise que maintenant vous feriez tout au monde pour vaincre ma profonde indifférence, que vous n’y réussiriez pas.

— Mais enfin ce ne sont que des étourderies, ce n’est qu’une infidélité, et il n’y a pas une femme qui, après son premier mouvement de vanité blessée, ne pardonne une telle faute.

— Je ne dis pas non, je ne prétends pas que toutes les femmes pensent ou doivent penser comme moi… J’ai tort sans doute, c’est un malheur de ma destinée d’être toujours accusée, ou c’est plutôt un vice de mon caractère d’être toujours exagéré.

— Mais, encore une fois, si c’est seulement la lettre que j’ai écrite à votre cousine qui cause votre éloignement pour moi, il n’est pas fondé !

— Je ne veux pas récriminer le passé, Gontran ; seulement, puisque vous parlez de cette lettre, rappelez-vous-en les termes, et vous reconnaîtrez qu’il n’y avait pas une de ses expressions qui ne dût porter un coup mortel aux espérances les plus opiniâtres. Vous m’avez incurablement blessée comme femme, comme épouse et comme mère. Ce n’est pas tout : cette passion, au nom de laquelle vous m’avez sacrifiée sans hésitation, sans pitié, a été, est et sera la seule véritable passion de votre vie… vous verrez que mes prévisions se réaliseront. Je l’avoue sans fausse humilité ou plutôt avec orgueil, je n’ai rien de ce qu’il faut pour lutter avec avantage contre Ursule, si malgré ses promesses elle veut continuer de vous séduire ; je n’ai non plus maintenant aucune compensation de cœur à vous offrir, si elle continue de vous dédaigner. Ce n’est pas tout encore, vous me pardonnerez ma franchise, il m’en coûte de vous parler ainsi : tant que je vous ai aimé, je me suis tellement aveuglée sur certaines circonstances de votre vie que, ne pouvant les excuser, j’avais fini par me persuader que j’aurais été aussi coupable que vous ; maintenant mes illusions sont dissipées, votre conduite m’apparaît dans son véritable jour, et, en admettant que j’oublie jamais vos torts, vos infidélités, comme vous dites, il me serait impossible d’aimer un homme… que je ne pourrais plus estimer.

— Mathilde, que signifie ?…

— Avant mon mariage, avant que j’eusse subi la fascination de la passion la plus folle, j’aurais su ce que j’ai su depuis… que je ne vous aurais pas épousé.

— Mais, encore une fois, Madame, que savez-vous donc qui puisse vous empêcher de m’estimer ? car je ne suppose pas qu’on soit un malhonnête homme par cela même qu’on éprouve un amour insurmontable pour une femme qui en est indigne… en admettant que ce que vous dites soit vrai.

Après une dernière hésitation, je racontai à Gontran toute la scène de la maison isolée de M. Lugarto, et de quelle manière M. de Mortagne et M. de Rochegune avaient forcé cet homme à restituer le faux que Gontran avait commis.

Mon mari fut atterré.

Pendant ce court récit, il ne me dit pas un mot.

Aux termes où j’en étais avec lui, je n’avais plus de scrupules à conserver ; il ne pouvait plus y avoir de tels secrets, de tels ménagements entre nous, je tenais à établir franchement ma position envers mon mari.

Si je voulais être généreuse plus tard, je ne voulais pas être dupe

Aux sombres regards qu’il me jeta de temps à autre en marchant avec agitation dans la chambre, je vis que, selon les prévisions de M. de Mortagne, mon mari ne me pardonnerait jamais d’être instruite de cette fatale action.

Après avoir marché quelques moments avec agitation, Gontran s’assit dans un fauteuil, et cacha sa tête dans ses mains.

Il me fit pitié.

— Je ne vous aime plus d’amour — lui dis-je — vous avez commis une action coupable, mais je n’en porte pas moins votre nom. Vous êtes le père de mon enfant, c’est assez vous dire que si vous avez à jamais perdu un cœur brûlant du plus saint amour, il vous reste aux yeux du monde une femme ; et cette femme ne manquera jamais aux devoirs que sa position lui impose envers vous. En apparence, rien ne sera donc changé dans nos relations ; sans les calomnies dont nous sommes victimes, je vous aurais demandé une séparation amiable ; mais, quoi qu’en dise mademoiselle de Maran, nous ne pourrions, je le crois, que perdre tous deux à cet éclat. Il sera donc convenable que nous vivions encore quelque temps ainsi que nous vivons ; plus tard, nous agirons selon les circonstances.

— Soit, — dit brusquement Gontran. — Je ne chercherai pas à vous faire revenir de vos préventions ; désormais nous vivrons séparés, et je vous débarrasserai au plus tôt de mon odieuse présence… Vous n’oubliez pas le mal que l’on vous fait… vous avez raison.

— Je vous assure que maintenant je l’ai complètement oublié, je pourrais me venger que je ne me vengerais pas. L’effet subsiste, les causes me sont maintenant indifférentes.

Après un moment de silence, Gontran s’écria :

— Mais non, non, c’est impossible, tant de froideur ne peut avoir succédé à tant de dévoûment, vous ne pouvez me traiter avec tant de cruauté !… surtout dans un moment…

— Où vous avez besoin de consolation peut-être ?… — dis-je à Gontran ; — aussi je vous assure que ce n’est pas la jalousie qui m’empêcherait de vous plaindre, mais le respect humain ; je vois trop que l’amour que vous ressentez vous sera fatal pour ne pas en être épouvantée : tout ce qui vous arrivera de malheureux ne me trouvera jamais insensible…

— Après tout, — s’écria Gontran en se levant brusquement, — je suis bien fou de m’affecter ! Comme vous le dites, Madame, notre position est désormais parfaitement tranchée ; vous ne m’aimez plus d’amour, soit : on vit parfaitement bien en ménage sans amour. Ma présence vous est importune, je vous l’épargnerai : vous vivrez de votre côté, moi du mien ; je ne m’oppose pas le moins du monde à vos projets.

— Gontran, seulement il est un point très délicat qui me reste à aborder ; je désire que les deux tiers de ma fortune soient placés de manière à ce que l’avenir de notre enfant soit assuré.

— Ce soin me regarde, Madame, j’y veillerai.

— Je crois devoir vous prévenir qu’ignorant complètement les affaires, et désirant que celle-là soit faite le plus régulièrement possible, je prendrai les conseils de M. de Mortagne.

— Je n’aurai jamais aucune relation avec cet homme, Madame.

— Je ne vous le demande pas non plus. — Vous aurez la bonté de me fournir la preuve que mes intentions seront exécutées. Si M. de Mortagne trouve cette pièce en règle et suffisante, je ne vous demande rien de plus.

— Tout ceci, Madame, ne peut se faire comme vous le désirez. Le sort de notre enfant m’intéresse autant que vous : c’est à moi, à moi seul d’y pourvoir ; et je ferai pour cela ce qui sera nécessaire sans que vous exerciez votre contrôle sur des affaires qui me regardent exclusivement.

— Vous ne voulez pas me donner de garantie certaine pour ce que je vous demande, Gontran ?

— Non, Madame.

— Je dois alors vous prévenir que j’emploierai tous les moyens possibles pour y parvenir.

— Faites, Madame, vous êtes libre.

Telle fut l’issue de cet entretien avec mon mari.